Lempereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j'étais parti le petit prince a dit Puisque c'est ainsi nous reviendrons vendredi Vendredi matin L'empereur sa femme et le petit prince Sont venus
Lundi matin l’empereur sa femme et le petit prince paroles Ă  imprimer Lundi matin paroles de la comptine Ă  imprimer Imprimez les paroles de la comptine Lundi matin l’empereur sa femme et le petit prince en cliquant sur l’image qui sera au format A4 en haute dĂ©finition, prĂȘte Ă  ĂȘtre imprimez, lue et chantĂ©e ! Lundi matin paroles Ă  imprimer de la comptine Lundi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons mardi Mardi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons mercredi Mercredi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons jeudi Jeudi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons vendredi Vendredi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons samedi Samedi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons dimanche Dimanche matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais pas lĂ , le p’tit prince se vexa Puisque c’est comme ça nous ne reviendrons pas 



.. Illustrations Philippe Jalbert Chant Émilie Pouyer & Xavier Santamaria Musique Xavier Santamaria Regardez, Ă©coutez et chantez la comptine ! Lundi matin une comptines avec les paroles Ă  imprimer Les comptines s’exposent ! Lundi matin l’empereur sa femme et le petit prince et les autres comptines de la rĂ©crĂ© des ptits loups vous plaisent ? Vous avez une mĂ©diathĂšque, une crĂšche, une bibliothĂšque dĂ©partementale ou un autre type de structures et vous voulez organiser une exposition interactive Ă  destination du trĂšs jeune public ? Nous venons de crĂ©er une exposition interactive pour les tout-petits sur le thĂšme des comptines dont vous trouverez le descriptif en cliquant ici. N’hĂ©sitez pas Ă  passer par la rubrique contact si vous souhaitez des prĂ©cisions sur le contenu ou la disponibilitĂ© de notre exposition comptines pour tout-petits.
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Commenttirer le meilleur parti de cette activitĂ© : Chantez en mĂȘme temps que nos locuteurs natifs. Mimez la chanson si vous le souhaitez, selon le type de chanson. Travail de groupe: Chantez ensemble ou laissez les enfants chanter les paroles suivantes en solo.
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Biblioth. pub. et univ w&mmm ^=^=ssssi. Ll!'ii 3ĂąJ'U POLIKOUCHKfl. HQLSTOMIER. MmMM g-M tep 'W- ÂŁTÛ€ü\ Ă©diteur cte lĂ©on tolstoĂŻ OEUVRES COMPLÈTES VI TROIS MORTS 1859 POLIKOU GHKA 1860 KHOLSTOMIER 1861 LES DÉGEMBRISTES Il 863 - 1878 Le traducteur et l’éditeur dĂ©clarent rĂ©server leurs droits de traduction et de reproduction pour tous pays, y compris la SuĂšde et la NorvĂšge. Cet ouvrage a Ă©tĂ© dĂ©posĂ© au MinistĂšre de l’IntĂ©rieur section de la librairie en Avril 1903. Cette Ă©dition dĂ©finitive des ƒuvres ComplĂštes du C TE LÉON TOLSTOÏ est traduite du russe par Bien stock. Cette traduction littĂ©rale et intĂ©grale est revisĂ©e et annotĂ©e par M. P. Birukov, d'aprĂšs les manuscrits originaux de l'auteur, conservĂ©s dans les archives deM. V. Tchertkov. Ce sixiĂšme volume est ornĂ© d'un portrait reproduction d'une daguerrĂ©otypie du C TE LÉON TOLSTOÏ, pris en i 860 . ? CMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY M c te LĂ©on TOLSTOÏ w A 1800 STOCK. Éditeur, PARIS. ÉDITION LITTÉRALE ET INTÉGRALE D’APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX C TE LÉON TOLSTOÏ VI TROIS MORTS, rĂ©cit 1859 POLIKOUCHKA, nouvelle 1860 KHOLSTOMIER, histoire d’un cheval 1861 LES DÉCEMBRISTES, fragments d’un roman projetĂ© 1863-1878 PARIS — 1 er ARR. STOCK, ÉDITEUR 27 , RUE DE RICHELIEU, 27 1903 r- Sf r.' i ĂŻe. i f*,/' -, * Ăź,T De cet ouvrage il a Ă©tĂ© tirĂ© Ă  part dix exemplaires sur papier de Hollande, numĂ©rotĂ©s et paraphĂ©s par VĂ©diteur. TROIS MORTS RÉCIT 1859 1 C’était l’automne. Deux Ă©quipages trottaient rapidement sur la grande route. Deux femmes Ă©taient assises dans la premiĂšre voiture. L’une, la maĂźtresse, Ă©tait maigre et pĂąle, l’autre, la femme de chambre, rouge, luisante et grosse. Des cheveux courts, secs, sortaient en dessous de son chapeau fanĂ© ; de sa main rouge, au gant dĂ©chirĂ©, elle les rĂ©parait prestement. Sa forte poitrine, couverte d’un plaid, respirait la santĂ©. Les yeux mobiles, noirs, suivaient, Ă  travers les vitres, les champs qui fuyaient, ouregardaienttimidementla maĂźtresse, ou bien jetaient un regard inquiet dans le coin de la voiture. Devant le nez de la femme de chambre, se balançait le chapeau de la maĂźtresse attachĂ© au TolstoĂŻ. — vi — Trois Morts. 1 2 TROIS MORTS filet ; sur ses genoux, elle tenait un petit caniche ; ses jambes, soulevĂ©es par les caisses qui encombraient le vĂ©hicule, les frappaient Ă  peu prĂšs en mesure, selon le balancement bruyant des ressorts et le tremblement des vitres. Les mains croisĂ©es sur les genoux, les yeux clos, la maĂźtresse se balançait faiblement sur les coussins placĂ©s derriĂšre son dos ; elle fronçait un peu les sourcils, toussait d’une toux contenue. Elle avait sur la tĂȘte un bonnet de nuit blanc, et un fichu bleu s’attachait sous son cou dĂ©licat et blanc. Une raie droite, qui se perdait sous le bonnet, divisait ses cheveux blonds trĂšs plats et pommadĂ©s, et la blancheur de cette large raie avait quelque chose de sec et de mort. La peau fanĂ©e, un peu jaunĂątre, ne serrait pas trop les traits fins et jolis de son visage et prenait un reflet rouge sur les pommettes des joues. Les lĂšvres Ă©taient sĂšches et agitĂ©es, les cils rares et droits. Le manteau de voyage, en drap, faisait des plis raides sur la poitrine creusĂ©e. Bien que les yeux fussent fermĂ©s, le visage de la malade exprimait la fatigue, l’irritation et la souffrance continue. Le valet, appuyĂ© sur son siĂšge, sommeillait. Le postillon criait et fatiguait bravement ses quatre grands chevaux en sueur et se retournait quelquefois vers le postillon qui conduisait l’autre voiture. Les traces larges et parallĂšles des roues s’allongeaient rĂ©guliĂšrement sur la boue de terre glaise CoJLc X TROIS MORTS 3 de la chaussĂ©e. Le ciel Ă©tait gris et froid. Le brouillard humide tombait sur les champs et sur la route. Dans la voiture l’air Ă©tait suffocant, imprĂ©gnĂ© d’une odeur d’eau de Cologne et de poussiĂšre. La malade tourna la tĂȘte et, lentement, ouvrit les yeux. Ses yeux Ă©taient grands, brillants et d’une belle couleur foncĂ©e. — Encore, — dit-elle en repoussant nerveusement de sa main maigre, jolie, le pan du manteau de la femme de chambre qui frĂŽlait Ă  peine sa jambe ; et sa bouche s’arqua maladivement. Ma- triocha prit Ă  deux mains le manteau, se souleva sur ses fortes jambes et s’assit plus loin. Son visage frais se couvrit d’une rougeur claire. Les beaux yeux sombres de la malade suivaient hĂątivement les mouvements de la femme de chambre. La maĂźtresse s’appuya des deux mains sur le siĂšge et voulut se soulever pour s’asseoir plus haut, mais ses forces la trahirent. Sa bouche se courba et tout son visage prit une expression d’ironie mĂ©chante et impuissante Si encore tu m’aidais... » — Ah! ce n’est pas la peine ! Je peux m’en passer, seulement ne mets pas sur moi tous ces sacs, je t’en prie !... Ne me touche pas plutĂŽt si tu ne comprends pas ! » La maĂźtresse ferma les yeux, et de nouveau, relevant rapidement les paupiĂšres, regarda la femme de chambre. Matriocha la regardait en 4 TROIS MORTS mordant sa lĂšvre rouge. Un gros soupir s’échappa de la poitrine de la malade, mais le soupir, sans se terminer, se transforma en toux. Elle se dĂ©tourna, se c rispa, et se prit la poitrine Ă  deux mains. Quand la toux cessa, elle referma les yeux et derechef se tint immobile. Le coupĂ© et la calĂšche arrivĂšrent au village. Matriocha dĂ©gagea sa grosse main de son fichu et se signa. — Qu’est-ce ? demanda la maĂźtresse. — Le relais, madame. — Pourquoi te signes-tu, je te le demande ? — L’église, madame. La malade se tourna vers la portiĂšre et lentement se signa en regardant, avec de grands yeux, la haute Ă©glise du village que contournait la voiture. Les Ă©quipages s’arrĂȘtĂšrent ensemble prĂšs du relais. De la calĂšche, sortirent le mari de la dame et le docteur. Ils s’approchĂšrent du coupĂ©. — Comment vous sentez-vous ? — demanda le docteur en lui tĂątant le pouls. — Eh bien, mon amie, comment vas-tu? Tu n’es pas fatiguĂ©e ? — demanda en français le mari. — Ne veux-tu pas sortir? Matriocha arrangeait les paquets et se serrait dans le coin pour ne pas gĂȘner la conversation. — Rien... toujours de mĂȘme, — rĂ©pondit la malade, — je ne sortirai pas. TROIS MORTS 5 Le mari resta un instant prĂšs du coupĂ© qui rentra au relais. Matriocha, bondissant de la voiture, courut dans la boue sur la pointe des pieds, jusqu’à la porte cochĂšre. — Si je me sens mal, ce n’est pas une raison pour que vous ne dĂ©jeuniez pas, dit la malade, avec un faible sourire, au docteur qui se tenait prĂšs de la portiĂšre. Aucun d’eux ne s’intĂ©resse Ă  moi,» — se dit- elle pendant que le docteur qui s’éloignait, gravissait rapidement les marches du relais. Ils vont bien, alors tout leur est Ă©gal ; oh ! mon Dieu! » — Eh bien! Édouard Ivanovitch, dit le mari en allant au-devant du docteur et se, frottant les mains avec un sourire gai. — J’ai ordonnĂ© d’apporter la cantine, qu’en pensez-vous? — Ça ira, —rĂ©pondit le docteur. — Eh bien! comment va-t-elle? — demanda le mari en soupirant, baissant la voix et soulevant les sourcils. — J’ai dit qu’elle ne pourrait supporter le voyage jusqu’en Italie, mais Dieu veuille qu’elle aille jusqu’à Moscou, surtout par un pareil temps ! — Que faut-il donc faire? Ah mon Dieu, mon Dieu! — Le mari se cacha les yeux avec la main. — Donne ! — fit-il au valet qui apportait la cantine. — Il fallait rester, — prononça le docteur en haussant les Ă©paules. 6 TROIS MORTS — Mais que pouvais-je faire ? reprit le mari. — J’ai fait tout pour la retenir. J’ai tout objectĂ© nos moyens, les enfants que nous devons laisser Ă  la maison, nos affaires, elle n’a rien voulu entendre. Elle fait des plans pour la vie Ă  l’étranger comme si elle se portait bien ; et lui rĂ©vĂ©ler sa situation, ce serait la tuer ! — Mais elle est dĂ©jĂ  perdue, vous devez le savoir, Vassili DmitriĂ©vitch. L/homme ne peut vivre sans poumons, et les poumons ne repoussent pas. C’est triste, c’est pĂ©nible, mais qu’y faire? Mon affaire et la vĂŽtre, c’est seulement d’adoucir le plus possible ses derniers jours. Un confesseur serait nĂ©cessaire. — Ah, mon Dieu ! Mais comprenez donc ma situation, si je lui rappelle les suprĂȘmes devoirs. Il en arrivera ce qui pourra, mais je ne lui en parlerai pas. Vous savez comme elle est bonne. iMr ‱ tv'A CM- — Cependant, essayez de 1'cxfrorter Ă  rester jus- qu’au temps d’hiver, autrement, un malheur peut arriver en route... — dit le docteur d’un ton impor- tant, en hochant la tete. — Axucha ! Axucha? criait d’une voix perçante la fille du maĂźtre de poste en jetant un fichu sur sa tĂȘte et en courant sur le perron malpropre de l’escalier de service. — Allons regarder la dame de Chirkino, on dit qu’on l’emmĂšne Ă  l’étranger pour guĂ©rir la poitrine. Je n’ai jamais vu de poitrinaire! TROIS MORTS 7 Axucha bondit sur le seuil, et toutes deux, se tenant par la main, coururent derriĂšre la porte cochĂšre. Elles passĂšrent devant la voiture en ralentissant le pas et regardĂšrent par la vitre baissĂ©e. La malade avait le visage tournĂ© de leur cĂŽtĂ©, mais en remarquant les curieuses, elle'fronça les sourcils et se dĂ©tourna. — Mes petites mĂšres! dit la fille du maĂźtre de relais en tournant rapidement la tĂȘte. Quelle beautĂ© c’était et qu’est-elle devenue maintenant?... C’est affreux. As-tu vu? As-tu vu, Axucha? — Oui, qu’elle est maigre ! — affirma celle-ci. — Allons encore regarder une fois, comme si nous allions vers le puits. Tu vois, elle se dĂ©tourne, mais j’ai quand mĂȘme pu la voir. Comme c’est triste, Macha ! — Quelle boue ! — fit Macha; et toutes deux franchirent en courant la porte cochĂšre. Je suis sans doute devenue effrayante, — se dit la malade. — Vite, oh ! le plus vite Ă  l’étranger ! LĂ -bas je me remettrai bientĂŽt. » — Eh bien! Comment vas-tu, mon amie? — demanda le mari en s’approchant de la voiture, tout en mĂąchant quelque chose. Toujours la mĂȘme question, pensa la malade, et il mange ! » — Bien, — dit-elle les dents serrĂ©es. — Sais-tu, mon amie, je crains que la route ne te fatigue davantage, et Édouard Ivanovitch est du 8 TROIS MORTS mĂȘme avis. —Ne faudrait-il pas mieux retourner ? Elle se tut, irritĂ©e. — Le temps se remettra, la route sera peut-ĂȘtre meilleure, tu iras mieux et nous partirons tous ensemble. — Excuse-moi. Si je ne t’avais pas Ă©coutĂ©, depuis longtemps je serais Ă  Berlin et tout Ă  fait guĂ©rie. — Mais que veux-tu, mon ange?... C’était impossible, tu le sais, et si maintenant tu attendais un mois, tu te reposerais bien, je terminerais mes affaires et nous emmĂšnerions les enfants. — Les enfants se portent bien, moi pas. — Mais mon amie, comprends donc, si par le temps qu’il fait tu te sens plus mal en route... Ă  la maison du moins. — Quoi ! quoi ! Ă  la maison !... Mourir Ă  la maison! rĂ©pondit aigrement la malade. Mais le mot mourir l’effrayait visiblement. Elle regarda son mari d’un air suppliant et interrogateur. Lui baissa les yeux et se tut. La bouche de la malade se courba tout Ă  coup comme chez les enfants et des larmes coulĂšrent de ses yeux. Le mari s’enfouit le visage dans son mouchoir et, silencieux, s’éloigna de la voiture. — Non, je partirai, — dit la malade en levant les yeux au ciel. Elle joignit les mains et se mit Ă  murmurer des paroles incomprĂ©hensibles. TROIS MORTS 9 Mon Dieu! Pourquoi? » disait-elle, et ses larmes coulaient plus abondantes. Elle pria longtemps, ardemment, mais dans sa poitrine, quelque chose de douloureux l’oppressait encore. Le ciel, les champs, la route Ă©taient Ă©galement gris et sombres ; le mĂȘme brouillard d’automne tombait toujours Ă©galement sur la boue de la route, sur les toits, sur la voiture, sur les tou- loupes 1 des postillons qui, s’interpellant gaiement Ă  haute voix, graissaient et astiquaient la voiture... 1 Pelisse courte en peau de mouton. II L’équipage Ă©tait prĂȘt, mais le postillon tardait encore. Il Ă©tait dans l’izba des postillons. L’izba Ă©tait sombre, la chaleur y Ă©tait Ă©touffante, l’air trĂšs lourd, on y sentait l’odeur d'habitation, de pain frais, de choux et de peau de mouton. Quelques postillons Ă©taient lĂ . La cuisiniĂšre Ă©tait prĂšs du poĂȘle, sur lequel Ă©tait couchĂ© un malade couvert de peaux de mouton. — Oncle FĂ©dor ! Eh ! oncle FĂ©dor ! dit un jeune garçon, le postillon en touloupe, le fouet Ă  la ceinture, en entrant dans la chambre et s’adressant au malade. — Que veux-tu de Fedka, bavard ? — fit l’un des postillons. — Tu vois, on t’attend Ă  la voiture. — Je veux lui demander ses bottes, j’ai usĂ© les miennes, — rĂ©pondit le garçon en secouant sa chevelure et en rattachant ses moufles Ă  sa cein- TROIS MORTS 11 ture. — Est-ce qu’il dort ? Eh ! l’oncle FĂ©dor ? rĂ©pĂ©ta-t-il en s’approchant du poĂȘle. — Quoi ? prononça une voix faible. Et un visage roux et maigre se souleva du poĂȘle. La main large, dĂ©charnĂ©e, dĂ©colorĂ©e, remonta Yar- miak 1 sur l’épaule pointue couverte d’une chemise sale — A boire, frĂšre! Que veux-tu? Le garçon tendit un petit gobelet avec de beau. — Mais quoi, FĂ©dia ! dit-il en hĂ©sitant, je pense que maintenant tu n’as plus besoin de bottes neuves; donne-les moi. Je crois que tu ne marcheras plus guĂšre. Le malade, penchant sa tĂȘte fatiguĂ©e vers le gobelet et mouillant dans l’eau trouble ses moustaches rares, pendantes, buvait Ă  petits coups, mais avec aviditĂ©. Sa barbe Ă©tait embroussaillĂ©e, malpropre, ses yeux enfoncĂ©s, vitreux se levaient avec difficultĂ© vers le visage du garçon. Quand il eut fini de boire, il voulut lever la main pour essuyer ses lĂšvres mouillĂ©es, mais il n’y parvint pas et s’essuya sur la manche de Yarmiak. Sans rien dire, en respirant lourdement du nez, il regardait droit dans les yeux du garçon, et rassemblait ses forces. — Tu les as peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  promises Ă  quelqu’un. Alors, tant pis, — prononça le garçon. — Le principal, pour moi, c’est que la route est mouillĂ©e et 1 Camelot de poils de chameaux. 12 TROIS MORTS qu'il me faut aller au travail, alors, j’ai pensĂ© Ă  demander les bottes de Fedka, j’ai pensĂ© qu’elles ne lui Ă©taient point nĂ©cessaires. Si tu en as besoin, dis-le... Quelque chose se mit Ă  rouler, Ă  ronfler dans la poitrine du malade ; il se pencha, Ă©touffĂ© par une toux gutturale qu’il ne pouvait vaincre. — En quoi lui sont-elles nĂ©cessaires? v’iĂ  le deuxiĂšme mois qu’il ne descend pas du poĂȘle, — s’écria spontanĂ©ment la cuisiniĂšre, d’une voix colĂ©reuse qui emplit l’izba. — Tu vois, il rĂąle. J’en’ ai mĂȘme mal lĂ -dedans, quand je l’entends. Que diable lui faut-il des bottes ! On ne l’ensevelira pas dans des bottes neuves, et il est temps enfin qu’il s’en aille, que Dieu me pardonne ! Tu vois comme il souffre ; il faut le transporter dans une autre izba ou n’importe oĂč ? On dit qu il y a en ville des hĂŽpitaux ; et puis, n’est-ce pas insupportable? Il occupe tout le coin, il n’y a plus de place, et avec ça, on exige de la propretĂ© ! — Eh ! SĂ©rioja ! Va, les maĂźtres t’attendent ! cria du dehors le chef du relais. SĂ©rioja allait partir sans attendre la rĂ©ponse, mais le malade qui toussait, lui fĂźt signe des yeux qu’il voulait rĂ©pondre. — SĂ©rioja, prends les bottes, — dit-il en suffoquant; puis se reposant un peu — seulement, Ă©coute, achĂšte une pierre, quand je mourrai, — ajouta-t-il en grommelant. TROIS MORTS 13 — Merci, l’oncle, alors je les prendrai, et la pierre, je te jure que je l’achĂšterai. — VoilĂ , les gas, vous avez entendu ! —prononça encore le malade; et, de nouveau, il se pencha et commença Ă  rĂąler. — Bon, nous avons entendu, dit l’un des postillons. — Va vite, SĂ©rioja, voilĂ  le chef qui court de nouveau. C’est la maĂźtresse de Chirkino qui attend. SĂ©rioja ĂŽtait vivement ses immenses souliers dĂ©chirĂ©s, et les jetait sous le banc. Les bottes neuves de l’oncle Fedor Ă©taient justes Ă  ses pieds, et SĂ©rioja, en le regardant, se dirigea vers la voiture. — Quelles belles bottes ! Donne, je les graisserai, dit le postillon qui tenait la graisse Ă  la main, pendant que SĂ©rioja montait sur le siĂšge et prenait les guides. — T’en a-t-il fait cadeau? — En es-tu jaloux? fit SĂ©rioja en se levant et en enveloppant ses jambes des pans de son armiak. — Laisse! Eh, vous, les amis! —cria-t-il aux chevaux. Il leva son fouet et les voitures, avec les voyageurs, les valises, les paquets, disparurent dans le brouillard gris d’automne, en roulant rapidement sur la route mouillĂ©e. Le postillon malade restait dansl’izba Ă©touffante, sur le poĂȘle, et, ne pouvant pas cracher, se retournait avec efforts de l’autre cĂŽtĂ©, puis se calmait. 14 TROIS MORTS Dans l’izba, jusqu’au soir, ce furent des allĂ©es et venues on parlait, on mangeait, on n’entendait pas le malade. Avant la nuit, la cuisiniĂšre monta sur le poĂȘle et lui tira le touloupe sur les jambes. — Ne te fĂąche pas contre moi, Nastassia, — prononça le malade, — bientĂŽt ton coin sera dĂ©barrassĂ©. — Bon, bon, ça ne fait rien — murmura Nastassia. — Mais l’oncle, dis donc ce qui te fait mal. — Tout l’intĂ©rieur est malade. Dieu sait ce qu’il y a - — La gorge aussi doit te faire mal quand tu tousses ? — J’ai mal partout, c’est la mort qui est rendue, voilĂ  ! Oh ! Oh ! Oh ! — gĂ©mit le malade. — Couvre tes pieds... tiens... comme ça, —dit Nastassia en le couvrant de l'armiak et descendant du poĂȘle. Pendant la nuit, une veilleuse Ă©clairait faiblement l’izba. Nastassia et une dizaine de postillons, qui ronflaient haut, dormaient sur le sol et sur les bancs. Le malade seul geignait faiblement, toussotait et s’agitait sur le poĂȘle. Vers le matin il se calma tout Ă  fait. — J’ai fait un drĂŽle de rĂȘve oette nuit, — dit la cuisiniĂšre, en s’étirant dans le demi-jour du matin — j’ai vu l’oncle Fedor qui descendait du poĂȘle, il allait fendre du bois. — Donne, disait-il, Nastia, je t’aiderai et moi je lui rĂ©pondais. Mais tu ne TROIS MORTS 15 pourras pas fendre le bois ; mais lui, il prend la hache et les copeaux volent, volent... — Assez, dis-je, t’es malade! — Non, dit-il, je vais bien. Et quand il se lĂšve, la peur me saisit, je crie et je m'Ă©veille. Il est peut-ĂȘtre mort... Oncle Fedor! Eh! l’oncle Fedor! Fedor ne rĂ©pondait pas. — En effet, il est peut-ĂȘtre mort. Faut regarder, dit l’un des postillons en se levant. Sa main maigre couverte de poils roux pendait du poĂȘle, elle Ă©tait froide et dĂ©colorĂ©e. — Faut aller prĂ©venir le chef. On dirait qu’il est mort, — dit un postillon. FĂ©dor n’avait pas de parents ; il Ă©tait de loin. Le lendemain on l’enterra au nouveau cimetiĂšre, derriĂšre le bois, et Nastassia, pendant plusieurs jours, racontait Ă  chacun son rĂȘve et disait s’ĂȘtre aperçue la premiĂšre de la mort de l’oncle Fedor. III C’était le printemps. En ville, sur les rues mouillĂ©es, des ruisselets rapides murmuraient entre les petits glaçons couverts de fumier. Les habits Ă©taient clairs et les voix des gens qui circulaient sonnaient gaĂźment. Dans les jardins, derriĂšre les haies, se gonflaient les premiers bourgeons, et les branches, Ă  peine visibles, se balançaient sous un vent frais. Partout coulaient et tombaient des gouttes transparentes... Les moineaux pĂ©piaient et voltigeaient sur leurs petites ailes. Du cĂŽtĂ© du soleil, sur les haies, les maisons, les arbres tout s’agitait et brillait. Dans le ciel, sur la terre et dans le cƓur de l’homme tout Ă©tait jeune et joyeux. Dans l’une des principales rues, de la paille fraĂźche Ă©tait rĂ©pandue devant une grande maison de maĂźtres. Dans la maison se trouvait cette mĂȘme malade, cette mourante, qui se hĂątait pour aller Ă  l'Ă©tranger. TROIS MORTS 17 PrĂšs de la porte fermĂ©e de la chambre se tenaient le mari et une femme ĂągĂ©e. Le prĂȘtre assis sur un divan, les yeux baissĂ©s, tenait un objet recouvert de l’étole. Dans le coin, une vieille femme, la mĂšre de la malade, Ă©tait allongĂ©e dans un voltaire et pleurait amĂšrement. PrĂšs d’elle, une femme de chambre tenait Ă  la main un mouchoir propre en attendant qu’elle le demandĂąt. Une autre frottait les tempes de la vieille et, par-dessous un bonnet, soufflait sur sa tĂšte grise — Que le Christ vous aide, mon amie ! disait le mari Ă  la femme ĂągĂ©e qui Ă©tait debout avec lui, prĂšs de la porte. Elle a en vous une telle confiance, et vous savez si bien lui parler. Exhortez-la bien, ma colombe, allez. 11 voulait dĂ©jĂ  lui ouvrir la porte, mais la cousine le retint, porta plusieurs fois son mouchoir Ă  ses yeux et secoua la tĂšte. — Maintenant on ne dirait pas que j’ai pleurĂ© ? Et ouvrant la porte, elle entra. Le mari Ă©tait trĂšs Ă©mu et semblait brisĂ©. Il se dirigea vers la vieille, mais Ă  quelques pas d’elle, il se dĂ©tourna, marcha dans la chambre et s’approcha du prĂȘtre. Le prĂȘtre le regarda, souleva les yeux au ciel et soupira. Sa petite barbiche Ă©paisse, grise, se souleva aussi puis s’abaissa. — Mon Dieu ! mon Dieu ! dit le mari. — Que faire ? dit en soupirant le prĂȘtre ; et de TolstoĂŻ. — v . — Trois Morts. 2 18 TROIS MORTS nouveau ses sourcils et sa petite barbiche se soulevĂšrent et s’abaissĂšrent. — Et la mĂšre est ici, elle ne le supportera pas ! — dit le mari presque dĂ©sespĂ©rĂ©. — L’aimer comme elle l’aimait! Oh! je ne sais pas... Peut-ĂȘtre essaierez-vous de la calmer, mon pĂšre, de la prier de ne pas rester ici. Le prĂȘtre se leva et s’approcha de la vieille dame. — C’est vrai, personne ne peut apprĂ©cier le cƓur de la mĂšre, dit-il. Cependant, Dieu est misĂ©ricordieux. Le visage de la vieille, tout Ă  coup, commençait Ă  se secouer dans des hoquets hystĂ©riques. —Dieu est misĂ©ricordieux, —continua le prĂȘtre, quand elle se calma un peu. — Je vous dirai que dans une paroisse il y avait un malade, pire que Maria Dmitrievna. Eh bien ! un simple boutiquier l’a guĂ©rie en un rien de temps avec des herbes. Et mĂȘme cet homme est maintenant Ă  Moscou. Je le disais Ă  Yassili Dmitrievitch,on pourrait au moins essayer, ce serait une consolation pour la malade. Tout est possible au bon Dieu. — Non, elle est perdue ! prononça la vieille. Au lieu de moi, c’est elle que Dieu prend. Et les hoquets hystĂ©riques devenant plus frĂ©quents, elle perdit connaissance. Le mari cacha son visage dans ses mains et sortit de la chambre. TROIS MORTS 19 La premiĂšre personne qu’il rencontra dans le couloir fut le garçon de six ans, qui, tout en courant, tĂąchait d’attraper la fille cadette. — Eh bien ! Vous n’ordonnez pas de mener les enfants prĂšs de leur maman ? demanda la vieille bonne. — Non, elle ne veut pas les voir. Ça la dĂ©range. Le garçon s’arrĂȘta un moment et fixa le visage de son pĂšre ; et aussitĂŽt, en gambadant et poussant des cris joyeux, il courut plus loin. — C’est le cheval noir, papa, — cria-t-il, en montrant sa sƓur. Cependant, dans l’autre chambre, la cousine Ă©tait assise prĂšs de la moribonde, et, par une conversation habilement conduite s’efforcait de la prĂ©parer Ă  l’idĂ©e de la mort. Le docteur, prĂšs de l’autre fenĂȘtre, prĂ©parait une potion. La malade, en camisole blanche, tout entourĂ©e de coussins, Ă©tait assise sur le lit et, silencieuse, regardait sa cousine. — Eh ! mon amie, dit-elle en l’interrompant, ne me prĂ©parez pas. Ne me considĂ©rez pas comme une enfant. Je suis chrĂ©tienne. Je sais tout. Je sais que je ne vivrai plus longtemps. Je sais que si mon mari m’avait Ă©coutĂ©e plus tĂŽt, je serais en Italie, et que peut-ĂȘtre, sĂ»rement mĂȘme je serais guĂ©rie. Tout le monde le lui disait. Mais que faire, c’est Ă©videmment la volontĂ© de Dieu. Nous sommes 20 TROIS MORTS tous des pĂ©cheurs, je sais cela, mais j’espĂšre qu’avec la grĂące de Dieu, tout sera pardonnĂ©, tout doit ĂȘtre pardonnĂ©. J’essaye de me comprendre, et moi aussi j’ai des pĂ©chĂ©s sur la conscience, mon amie ; mais aussi, combien ai-je souffert ; j’ai essayĂ© de supporter patiemment mes souffrances. — Alors faut-il appeler le prĂȘtre, mon amie ? AprĂšs la communion vous vous sentiriez mieux. La malade inclina la tĂȘte en signe de consentement. — Dieu, pardonnez- moi mes pĂ©chĂ©s, murmura- t-elle. La cousine sortit et fit signe au prĂšlre. — C’est un ange, — dit-elle au mari, les larmes aux yeux. Le mari se mit Ă  pleurer. Le prĂȘtre entra dans la chambre; la vieille Ă©tait encore sans connaissance ; la premiĂšre chambre Ă©tait toute silencieuse. Cinq minutes aprĂšs le prĂȘtre franchit la porte, ĂŽta son Ă©tole et remit en ordre ses cheveux . — GrĂące Ă  Dieu elle est maintenant plus calme et dĂ©sire vous voir, dit-il. La cousine et le mari entrĂšrent. La malade pleurait doucement en regardant l’icĂŽne. — Je te fĂ©licite, mon amie, dit le mari. — Merci ! Comme je me sens bien, maintenant. Quelle douceur incomparable j’éprouve. — Et TROIS MORTS 21 un sourire lĂ©ger jouait sur les lĂšvres de la malade. Comme Dieu est misĂ©ricordieux ! N’est-ce pas? Il est misĂ©ricordieux et tout-puissant ! Et de nouveau, avec une piĂ©tĂ© avide, les yeux pleins de larmes, elle regarda l’icĂŽne. Ensuite, tout Ă  coup, elle parut se rappeler quelque chose et d’un signe elle appela son mari. — Tu ne veux jamais faire ce que je te demande.— dit-elle d’une voix faible et mĂ©contente. Le mari allongeait le cou et l'Ă©coutait docilement. — Quoi, mon amie? — Combien de fois t’ai-je dit que ces docteurs ne savent rien ; il y a des remĂšdes simples qui guĂ©rissent... VoilĂ ... le prĂȘtre disait... un homme du peuple, envoie... — Qui chercher, mon amie? — Mon Dieu ! il ne veut rien comprendre. Et la malade se crispa et ferma les yeux. Le docteur s’approcha d’elle et lui prit la main. Le pouls Ă©tait de plus en plus faible. Il cligna des yeux vers le mari. La malade remarqua ce signe et se retourna effrayĂ©e. La cousine se dĂ©tournait et pleurait. — Ne pleure pas, tu nous tourmentes, et toi et moi, — dit la malade — et cela m’îte la suprĂȘme tranquillitĂ©. 22 TROIS MORTS . — Tu es un ange ! — dit la cousine en lui baisant la main. — Non, embrasse-moi ici. On ne baise Ă  la main que les morts. Mon Dieu ! Mon Dieu I Le mĂȘme soir, la malade n’était plus qu’un cadavre, et le cadavre Ă©tait mis en un cercueil placĂ© dans la salle de la grande maison. Dans la grande chambre aux portes fermĂ©es, un diacre, assis, nasillait monotonement les psaumes de David. La lumiĂšre claire des cierges dans de hauts chandeliers d’argent tombait sur le front pĂąle de la morte, sur ses mains inertes, cireuses et sur les plis pĂ©trifiĂ©s du linceul qui se soulevait lugubre sur les genoux et les doigts de pieds. Le diacre, sans comprendre les paroles, les rĂ©citait de sa voix monotone, et dans la chambre les sons rĂ©sonnaient Ă©trangement et s’étouffaient. De temps en temps, d’une chambre Ă©loignĂ©e, arrivaient les voix des enfants et leurs piĂ©tinements. » Caches-tu ta face elles sont troublĂ©es. Retires-tu leur souffle elles dĂ©faillent et retournent en leur poudre. » Mais si tu renvoies ton Esprit, elles sont créées, de nouveau, et tu renouvelles la face de la terre. » Que la gloire de l’Ëternel soit cĂ©lĂ©brĂ©e Ă  toujours. » Psaume 103 , versets 29-30-31. Version Oslerwald. Le visage de la morte Ă©tait sĂ©vĂšre et majestueux. TROIS MORTS 23 Ni sur le frontpur, glacĂ©, ni surles lĂšvres serrĂ©es pas un mouvement. Elle Ă©tait tout attention ! Comprenait-elle au moins, maintenant, ces grandes paroles? IV Un mois plus tard, une chapelle de pierre s’élevait sur la tombe de la dĂ©funte. Sur celle du postillon il n’y avait pas encore de pierre, et l’herbe verte poussait sur le petit tertre, seul indice d’une existence humaine disparue. — Ce sera un pĂ©chĂ©, SĂ©rioja, si tu n’achĂštes pas la pierre pour Fedor, — dit un jour la cuisiniĂšre. — Autrefois tu disais A l’hiver; l’hiver est passĂ© et maintenant, pourquoi ne tiens-tu pas ta parole? C’était devant moi. Il est dĂ©jĂ  venu une fois te la demander ; si tu ne l'achĂštes pas, il reviendra et se mettra Ă  t’étouffer. — Mais je ne refuse pas, —rĂ©pondit SĂ©rioja. J’achĂšterai la pierre, c’est sĂčr, je l’achĂšterai pour un rouble et demi. Je ne l’ai pas oubliĂ© ; mais il faut la porter. Quand il y aura une occasion d’aller en ville, je l’achĂšterai. — Au moins si tu mettais une croix, voilĂ  ce qui TROIS MORTS 25 serait bien, autrement c’est mal, — dit un vieux postillon... Enfin, tu portes ses bottes !... — Mais oĂč prendre une croix ? On ne peut pas la faire avec des bĂ»ches. — Que dis-tu ! On n’en fera pas avec desbĂ»ches, mais prends une hache et va dans le bois, de bon matin, et tu en feras une. Tu couperas un frĂȘne et ça fera une croix ; autrement il faut encore donner de l’eau-de-vie au gardien ; si l’on voulait donner de l’eau-de-vie Ă  chaque canaille, on n’en finirait pas. Tiens, rĂ©cemment, j’ai cassĂ© une volige, alors j’en ai coupĂ© une nouvelle, superbe. Personne n’a dit mot. Le matin, Ă  l’aube, SĂ©rioja prit une hache et alla au bois. Tout Ă©tait couvert d’une froide rosĂ©e qui tombait encore et n’était pas Ă©clairĂ©e par le soleil. L'orient s’éclairait peu Ă  peu et reflĂ©tait sa lumiĂšre faible sur la voĂ»te du ciel couvert de nuages lĂ©gers. Pas une petite herbe, en bas, pas une feuille de la plus haute branche des arbres ne remuait. Seuls les bruits d’ailes, qu’on entendait parfois dans l’épaisseur du bois, ou leur frottement sur le sol, rompaient le silence de la forĂȘt. Tout-Ă -coup, un son Ă©trange... et la nature Ă©clata et s’embrasaĂ  la lisiĂšre de la forĂȘt. Mais de nouveau les bruits retentirent et se rĂ©pĂ©tĂšrent en bas prĂšs des troncs immobiles. La cime d’un arbre tremblait extraordinairement , ses feuilles semblaient murmurer 26 TROIS MORTS quelque chose, et la fauvette perchĂ©e sur l’une des branches, voleta deux fois en sifflant, et, en agitant sa petite queue, s’installa sur un autre arbre. En bas, la hache craquait de plus en plus sourdement. De gros copeaux blancs tombaient sur l’herbe humide de rosĂ©e ; un craquement lĂ©ger accompagnait le coup. L’arbre vacillant tout entier se penchait vivement, se redressait en Ă©branlant profondĂ©ment ses racines. Pour un moment, tout Ă©tait calme, mais de nouveau l’arbre se courbait, sa tige craquait, et, brisant ses branches et ses feuilles, son sommet touchait le sol humide. Les sons de la hache et des pas se turent. La fauvette, en sifflant, sauta plus haut, la petite branche qu'elle accrocha avec ses ailes se balança un moment et s’arrĂȘta, comme les autres, avec toutes ses feuilles. Les arbres avec leurs branches immobiles se dressaient encore plus joyeux sur l’espace Ă©largi. Les premiers rayons du soleil, en perçant les nuages transparents, brillaient sur le ciel et se dispersaient sur la terre et le ciel. Le brouillard, par ondes, commençait Ă  glisser dans les ravins. La rosĂ©e brillait en se jouant dans la verdure ; de petits nuages blancs, transparents, blanchissaient et couraient sur la voĂ»te bleue. Les oiseaux s’ébattaient dans le fourrĂ© et comme Ă©perdus gazouillaient quelque chose d’heureux. Les feuilles lui- TROIS MORTS 27 santĂ©s, calmes murmuraient dans les cimes, et les branches des arbres vivants s agitaient lentement, majestueusement au-dessus de l’arbre tombĂ©, mort. É'IH ‱ f ’ SS -y *;;‱.' POLIKOUCHKA NOUVELLE 1860 ES' i=]r*ĂŻĂŻ?Ăź mm vK-Ɠ^M' POLIKOUCHKA NOUVELLE 18 6 0 I — Gomme madame l’ordonnera! Seulement, ils sont bien Ă  plaindre les Doutlov. Tous, ce sont de braves garçons!... Si maintenant nous n’envoyons pas Ă  l’enrĂŽlement un des dvorovoĂŻ 1, alors, c’est pour sĂ»r quelqu’un d’entre eux qui devra partir, — disait l’intendant. — MĂȘme tout le monde les dĂ©signe dĂ©jĂ . Cependant, puisque c’est votre volontĂ©... Et il remit sa main droite sur sa main gauche, les posa toutes les deux sur son ventre, puis, pen- 1 On appelait dvorovoĂŻ, tous les serfs qui n’avaient pas de terre, habitaient dans la cour du seigneur et dans les dĂ©pendances, et qui s’occupaient de divers travaux domestiques ; certains seigneurs en avaient quelques centaines et plus. 32 POLIKOUCHKA chant la tĂȘte de cĂŽtĂ©, il aspira ses lĂšvres minces en les faisant presque claquer, leva les yeux et se tut avec l’intention Ă©vidente de se taire longtemps et d’écouter, sans contredire, toutes les bĂȘtises que madame ne manquerait pas de lui dire. C’était l’intendant, choisi parmi les dvorovoĂŻ. RasĂ©, en longue redingote d’une coupe particuliĂšre, adoptĂ©e par les intendants, ce soir d’automne, il faisait son rapport devant la maĂźtresse. Selon les conceptions de madame, le rapport consistait Ă  Ă©couter les comptes rendus de ce qui s’était passĂ© Ă  l’exploitation, et Ă  donner des ordres pour les affaires Ă  venir. Selon les conceptions de l’intendant Égor MikhaĂŻlovitch, le rapport, c’était l’obligation d’ĂȘtre debout sur ses deux jambes, dans un coin, le visage tournĂ© vers le divan, d’écouter un bavardage dĂ©pourvu de tout rapport avec les affaires, et, par divers moyens, d’amener madame Ă  rĂ©pondre bientĂŽt avec impatience Bon, bon » Ă  toutes les propositions de Égor MikhaĂŻlovitch. A prĂ©sent, il s’agissait du recrutement. Du domaine PokrovskoĂŻe il fallait envoyer trois recrues. Deux Ă©taient nettement dĂ©signĂ©es par le sort mĂȘme, par la coĂŻncidence des conditions familiales, morales et Ă©conomiques. Sur ces deux recrues il ne pouvait y avoir d’hĂ©sitation ni de discussion soit de la part du mir 1, 1 AssemblĂ©e des chefs de famille des paysans du village qui gĂšre les affaires intĂ©rieures du village. POLIKOUCHKA 33 soit de la part de la maĂźtresse, soit du cĂŽtĂ© de l’opinion publique. Le choix de la troisiĂšme recrue Ă©tait discutable. L’intendant voulait protĂ©ger les trois Doutlov et envoyer un serf, Polikouchka, pĂšre de famille, qui avait une trĂšs mauvaise rĂ©putation et qu’on avait surpris, plusieurs fois, Ă  voler des sacs, des guides, du foin. La propriĂ©taire, qui caressait souvent les enfants dĂ©guenillĂ©s de Polikouchka, et, par des citations de l’évangile, essayait de le remettre dans la bonne voie, ne voulait pas le faire enrĂŽler. D’autre part, elle ne voulait pas de mal aux Doutlov, qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait jamais vus; mais on ne sait pourquoi, elle ne pouvait rien comprendre, et l’intendant ne se dĂ©cidait pas Ă  lui expliquer carrĂ©ment qu’à dĂ©faut de Polikouchka un Doutlov serait enrĂŽlĂ©. Mais, je ne veux pas le malheur des Doutlov »,— disait-elle avec Ăąme. — Alors, payez trois cents roubles pour un homme ». VoilĂ  ce qu’il fallait lui rĂ©pondre. Mais la politique ne l’admettait pas. Ainsi Égor MikhaĂŻlovitch s’installait tranquillement, mĂȘme s’appuyait au mur de façon visible, et gardant sur son visage une expression obsĂ©quieuse, commençait Ă  observer le tremblement des lĂšvres de madame, le mouvement de la ruche de son bonnet dans l’ombre projetĂ©e sur le mur et sur les tableaux. Mais il ne trouvait pas du tout — vi. — Polikouchka . 3 TolstoĂŻ 34 POLIKOUCHKA nĂ©cessaire de pĂ©nĂ©trer le sens de ses paroles. Madame parlait beaucoup et lentement. Chez lui, les contractions d’un bĂąillement nerveux se dessinaient derriĂšre les oreilles, mais, il le dissimula habilement, et, portant la main Ă  sa bouche, feignit de tousser. J’ai vu rĂ©cemment, lord Palmerston, demeurer assis, coiffĂ© de son chapeau, pendant que les membres de l’opposition Ă©crasaient le ministĂšre, et, tout Ă  coup, se lever et rĂ©pondre par un discours de trois heures Ă  toutes les objections de ses adversaires. J’ai vu cela et ne m’en Ă©tonnai pas, car j’avais vu des milliers de fois quelque chose de semblable entre Egor MikhaĂŻlovitch et sa propriĂ©taire. Avait-il peur de s’endormir, ou lui semblait-il qu’elle s’emportait dĂ©jĂ  trop, il transportait le poids de son corps du pied gauche au pied droit et commençait, comme toujours, par sa phrase sacramentelle — Comme vous voudrez, madame, seulement... seulement l’assemblĂ©e est maintenant chez moi, devant le bureau, et il faut en finir. Dans l’ordre, on dit qu’il faut amener les recrues Ă  la ville avant l’Assomption et les paysans dĂ©signent les Doutlov, il n’y en a pas d’autres. Le mir ne garde pas vos intĂ©rĂȘts ; ça leur est bien Ă©gal que nous ruinions les Doutlov, je sais donc quelle peine ils se sont donnĂ©e. Ainsi, depuis que je suis gĂ©rant, ils vivent toujours pauvrement. Le POLIKOUCHKÀ 35 vieux, Ă  grand peine, a attendu son neveu, le cadet, et maintenant, il faut de nouveau le ruiner. Et moi, veuillez considĂ©rer que je me soucie de vos propres intĂ©rĂȘts comme des miens. C’est dommage,, madame, comme il vous plaira. Ce ne sont ni mes parents ni mes frĂšres et je n’ai rien reçu d’eux... — Mais je n’en doute pas, Egor — interrompit la maĂźtresse; et aussitĂŽt elle pensa qu’il Ă©tait achetĂ© par les Doutlov. — ... Mais ils ont la meilleure cour de Pokrovs- koiĂ©; ce sont des paysans craignant Dieu, travailleurs, le vieux, pendant trente ans, a Ă©tĂ© mar- guillier; il ne boit pas de vin, ne jure jamais et va aux offices l’intendant connaissait le point sensible; et le principal, c’est qu’il n’a que deux fils, les autres sont des neveux. Le mir les dĂ©signe, et, Ă  vrai dire, ceux qui ont deux travailleurs devraient tirer au sort. Les autres, mĂȘme ceux qui ont trois fils, se sont sĂ©parĂ©s, et maintenant ils ont raison ; et ceux-ci doivent souffrir Ă  cause de leur vertu. Ici, madame ne comprit dĂ©jĂ  plus rien. Elle ne comprenait pas ce que signifiait le sort de deux travailleurs », la vertu » ; elle n’entendait que des sons et observait les boutons de nankin de la redingote de l’intendant. Le bouton supĂ©rieur, qu’il boutonnait sans doute moins souvent, Ă©tait solidement attachĂ©, ceux du milieu pendaient dĂ©jĂ  tout-Ă -fait et demandaient depuis longtemps Ă  36 POLIKOUCHKA ĂȘtre recousus. Mais, comme chacun sait, pour les conversations, surtout pour les conversations d’affaires, il n’est pas nĂ©cessaire de comprendre tout ce qu’on vous dit, il suffĂźt de se rappeler ce qu’on veut dire soi-mĂȘme. Ainsi faisait madame. — Pourquoi ne pas vouloir comprendre, Egor MikhaĂŻlovitch? — dit-elle. — Je ne dĂ©sire pas du tout qu’un Doutlov soit soldat. Tu me connais assez, il me semble, pour savoir que je fais tout ce que je peux pour aider mes paysans et que je ne veux point leur malheur. Tu sais que je suis prĂȘte Ă  tout sacrifier pour me dĂ©barrasser de cette triste nĂ©cessitĂ© et ne donner ni Doutlov, ni Khoruchkine. Je ne sais pas s’il vint en tĂȘte Ă  l’intendant que pour se dĂ©barrasser de cette triste nĂ©cessitĂ© il ne fallait pas sacrifier tout, mais seulement trois cents roubles, en tout cas, il pouvait facilement y penser. Je te dirai simplement une chose Ă  aucun prix je n’enverrai PolikeĂŻ. Lorsqu’aprĂšs cette affaire de la pendule, qu’il m’avoua lui-mĂȘme, il me jura en pleurant qu’il se corrigerait, j’ai causĂ© longtemps avec lui, et j’ai vu qu’il Ă©tait touchĂ© et se repentait sincĂšrement. Ah! elle commence sa chanson », pensa Egor MikhaĂŻlovitch ; et il se mit Ă  regarder la confiture, qui Ă©tait mise dans un verre d’eau est-elle Ă  l’orange ou au citron?... probablement amĂšre » pensa-t-il. Depuis sept mois il ne s’est pas enivrĂ© une seule fois et s’est conduit fort bien. Sa POLIKOUCHKA 37 femme m’a dit qu’il Ă©tait devenu un tout autre homme. Et comment veux-tu que je le punisse maintenant qu’il s’est amendĂ©? N’est-ce pas affreux d’enrĂŽler un homme qui a cinq enfants et qui est seul Ă  les faire vivre? Non, ne m’en parle pas, cela vaudra mieux. Et la dame but quelques gorgĂ©es. Egor MikhaĂŻlovitch suivit le passage du liquide dans la gorge, et ensuite objecta briĂšvement et froidement — Alors vous ordonnez d’envoyer Doutlov ! La dame frappa des mains. — Mais pourquoi ne peux-tu pas me comprendre ? Est-ce que je dĂ©sire le malheur des Doutlov? Ai-je quelque chose contre eux? Dieu m’est tĂ©moin que je suis prĂȘte Ă  faire tout pour eux. Elle regardait le tableau dans le coin mais se souvint que ce n’était pas l’image de Dieu. Ça ne fait rien, il ne s'agit pas de cela » pensa-t-elle. C’était Ă©trange que cette fois encore elle ne songeĂąt pas aux trois cents roubles. Mais qu’y puis-je faire? Sais-je quoi? comment? Je ne puis le savoir. Eh bien, je m’en rapporte Ă  toi, tu sais ce que je veux. Fais en sorte que tous soient satisfaits; que ce soit Ă©quitable. Que faire? Ils ne sont pas les seuls, tous ont des moments pĂ©nibles. Mais on ne peut envoyer PolikeĂŻ. Comprends donc que ce serait affreux de ma part ! Elle eĂ»t parlĂ© encore longtemps, tant elle Ă©tait 38 POLIKOUCHKA animĂ©e, mais Ă  ce moment la bonne entra dans la chambre. — Qu’as-tu, Douniacha? — Un paysan vient d’arriver, il veut demander Ă  Egor MikhaĂŻlovitch s’il ordonne que l’assemblĂ©e attende, — dit Douniacha, et elle regarda avec colĂšre Egor MikhaĂŻlovitch. Quel diable d’intendant! pensait-elle. Il a troublĂ© la maĂźtresse, et maintenant elle ne me laissera pas dormir avant deux heures du matin. — Alors, va Egor, et fais pour le mieux. — J’obĂ©is. DĂ©jĂ  il ne parlait plus de Doutlov. Et qui ordonnez-vous d’envoyer pour chercher l’argent du jardinier? — PĂ©troucha n’est-il pas de retour de la ville? — Non — Et Nicolas, ne peut-il y aller? — Mon pĂšre est couchĂ©, il a mal aux reins, — dit Douniacha. — Ne voulez-vous pas m’ordonner de partir moi-mĂȘme demain? demanda l’intendant. — Non, on a besoin de toi ici, Egor. La dame rĂ©flĂ©chit. Combien d’argent? — Quatre cent soixante-deux roubles. — Envoie PolikeĂŻ, dit la maĂźtresse, en regardant rĂ©solument le visage d’Egor MikhaĂŻlovitch. Egor MikhaĂŻlovitch, sans desserrer les dents, POLIKOUCHKA 39 Ă©largit sa bouche comme en un sourire, et son visage ne broncha pas. — J’obĂ©is. — Envoie-le chez moi. Egor MikhaĂŻlovitch partit Ă  son bureau. II PolikeĂŻ, homme infime, tarĂ©, et, qui pis est, venu d’un autre village, ne trouvait de protection ni chez la sommeliĂšre, ni chez le sommelier, ni chez l’intendant, ni chez la femme de chambre, et son coin Ă©tait le pire, bien qu’avec sa femme et ses enfants, ils fussent sept. Les coins avaient Ă©tĂ© construits, au temps du feu seigneur, de la façon suivante. Au centre d’une izba de pierre de dix archines 1 se trouvait un poĂȘle, autour duquel Ă©tait mĂ©nagĂ© le colidor comme disaient les domestiques, et chaque angle Ă©tait sĂ©parĂ© par des planches; de sorte qu’il n’y avait pas beaucoup de place, surtout dans l’angle de PolikeĂŻ, voisin de la porte. Le lit nuptial avec une mince couverture et des oreillers de calicot, un berceau d’enfant, une petite table Ă  trois pieds, sur laquelle on prĂ©- 1 L’archine vaut 0 m 711. POLIKOUCHKA 41 parait, lavait et posait tous les objets de la famille et oĂč travaillait PolikeĂŻ lui-mĂȘme il s’occupait des chevaux, les seaux, les habits, les poules, un petit veau et les sept membres de la famille remplissaient l’angle, et l’on n’aurait pu s’y mouvoir si le poĂȘle commun ne leur eĂ»t donnĂ© sa quatriĂšme partie oĂč l’on mettait choses et gens, et s’ils n’avaient eu le perron pour sortir. À vrai dire, on ne pouvait pas sortir en octobre il faisait froid, et en fait de vĂȘtement chaud il n’y avait qu’un touloupe pour sept; mais en revanche on pouvait se rĂ©chauffer, les enfants en courant, les grands ‱en travaillant; et les uns et les autres grimpaient sur le poĂȘle chauffĂ© parfois Ă  quarante degrĂ©s. Il semble terrible qu’on puisse vivre dans de telles conditions, mais pour eux ce n’était rien ; ils y Ă©taient accoutumĂ©s. Akoulina lavait, cousait, pour ses enfants et son mari ; elle travaillait au mĂ©tier et blanchissait la toile ; elle prĂ©parait les aliments, dans le poĂȘle commun, s'invectivait et potinait avec les voisines. La provision du mois Ă©tait suffisante non seulement pour les enfants mais encore pour la vache ; le bois et la nourriture du bĂ©tail venaient de chez les maĂźtres. Parfois on donnait du foin de l’écurie. Ils avaient un petit morceau de potager ; la vache avait donnĂ© un veau ; ils Ă©levaient des poules. PolikeĂŻ soignait les chevaux de l’écurie, il saignait les chevaux et le bĂ©tail, nettoyait leurs sabots, leur donnait des mixtures de 42 POLIKOÜCHKA sa propre invention et, parfois, recevait en rĂ©compense, de l’argent et des vivres. Parfois aussi, il lui restait de l’avoine des maĂźtres. Dans le village il y avait un paysan qui, rĂ©guliĂšrement, chaque mois, pour deux mesures d’avoine, lui donnait vingt livres de mouton. La vie eĂ»t Ă©tĂ© supportable s’il n’y avait eu un ennui, et il y en avait un grand qui pesait sur toute la famille. PolikeĂŻ, dans sa jeunesse, vivait dans un autre village et s’occupait dans un haras. Le palefrenier avec qui il travaillait, Ă©tait le plus grand voleur du pays ; il finit par la dĂ©portation. PolikeĂŻ avait fait son apprentissage chez ce palefrenier, et dĂšs l’enfance, il s’était tellement habituĂ© Ă  ces bĂȘtises, que, par la suite, malgrĂ© la louable intention de se mieux conduire, il en fut incapable. Il Ă©tait jeune, faible, sans pĂšre ni mĂšre, sans personne pour le corriger. PolikeĂŻ aimait Ă  boire, et ne supportait pas, en quelque endroit que ce fĂ»t, qu’un objet quelconque fĂ»t mal gardĂ© la grosse corde, la sellette, la serrure, la cheville, ou autre chose de plus de valeur trouvaient place chez PolikeĂŻ Ilitch. Partout il y avait des gens qui recĂ©laient ces objets et les payaient, par consentement mutuel, avec du vin ou de l’argent. Ces gains sont les plus faciles, dit le peuple ils n’exigent ni Ă©tudes, ni travail, rien, et quand on en a essayĂ© une fois, on ne veut pas d’autre mĂ©tier. Il n’y a qu’un seul inconvĂ©nient Ă  cette sorte de gain on trouve tout Ă  bon marchĂ© POLIKOUCHli A -43 et facilement, la vie est agrĂ©able, mais, tout Ă  coup, Ă  cause de mĂ©chantes gens, l’industrie ne marche plus, il faut payer pour tout Ă  la fois, et l’on ne sera plus heureux de toute sa vie. C’est ce qui Ă©tait arrivĂ© Ă  PolikeĂŻ. PolikeĂŻ se maria; Dieu lui envoyait le bonheur sa femme, la fille du bouvier, Ă©tait forte, intelligente, travailleuse, et lui donna des enfants tous plus beaux les uns que les autres. PolikeĂŻ continuait son commerce et tout allait bien. Mais, tout Ă  coup, la dĂ©veine s’abattit sur lui ; il fut pincĂ©. Il fut pincĂ© pour une bagatelle il avait dĂ©robĂ© des guides Ă  un paysan. On le prit ; il fut battu, dĂ©noncĂ© Ă  la propriĂ©taire, et on se mit Ă  le surveiller. Il fut repris une deuxiĂšme fois, une troisiĂšme fois. Les gens commençaient Ă  l’injurier ; l’intendant le menaçait du service militaire, la maĂźtresse lui faisait des rĂ©primandes. Sa femme se mit Ă  pleurer, devint triste ; tout allait mal. C’était un homme bon, pas mĂ©chant, mais faible, buveur, et il ne pouvait rĂ©frĂ©ner son mauvais penchant. Parfois sa femme l’injuriait, le battait mĂȘme quand il rentrait ivre ; et lui, il pleurait. — Malheureux que je suis, — disait-il, — que puis-je faire ? Que mes yeux se crĂšvent ! Je cesserai, je ne le ferai plus. » Bast ! un mois aprĂšs, il quitte la maison, s’enivre et disparaĂźt pendant deux jours. Mais il prend de l’argent quelque part, pour faire la noce », ra- 44 POLIKOUCHKA tiocinaient les gens. Sa derniĂšre affaire Ă©tait celle de la pendule du bureau, une vieille pendule qui ne marchait plus depuis longtemps. Une fois, par hasard, il entra seul dans le bureau ouvert. Cette pendule le tenta, il la prit et la vendit en ville. Par un fait exprĂšs, le marchand qui acheta la pendule Ă©tait parent d’une domestique, et, pendant les fĂȘtes, il vint au village et parla de la pendule. On commença Ă  chercher, comme si c’était nĂ©cessaire Ă  quelqu’un. L’intendant, surtout, n’aimait pas PolikeĂŻ, et l’on trouva. Madame fut informĂ©e de l’affaire ; elle appela PolikeĂŻ. Il tomba Ă  genoux aussitĂŽt, et avoua tout d’une façon touchante, comme sa femme lui avait appris Ă  le faire. Ce fut trĂšs bien. Madame se mit Ă  le sermonner puis parla, parla, admonesta, invoqua Dieu, la vertu, la vie future, la femme, les enfants, et l’amena jusqu’aux larmes. Madame lui dit — Je te pardonne, mais promets-moi que tu ne le feras plus jamais. — Je ne le ferai jamais! Que je disparaisse! Qu’on m’arrache les entrailles ! dit PolikeĂŻ. Et il pleurait pitoyablement. PolikeĂŻ, revenu Ă  la maison, brailla toute la journĂ©e comme un petit veau, et resta sur le poĂȘle. Depuis, on n’eut rien Ă  lui reprocher. Mais sa vie n’était plus gaie. Les gens le regardaient comme un voleur, et, quand vint l’époque de l’enrĂŽlement, tout le monde le dĂ©signa. POLIKOUCHKA 45 PolikeĂŻ, comme on l’a dĂ©jĂ  dit, s’occupait des chevaux. Gomment Ă©tait-il devenu tout Ă  coup vĂ©tĂ©rinaire, personne ne le savait, et encore moins lui-mĂȘme. Quand il travaillait au haras, chez le palefrenier dĂ©portĂ©, il n’avait pas d’autre fonction que de nettoyer le fumier des Ă©curies, parfois, de panser les chevaux, et d’apporter de l’eau. Ce n’était donc pas lĂ  qu’il avait pu apprendre. Ensuite il avait Ă©tĂ© tisserand, puis jardinier, il ratissait les allĂ©es; aprĂšs, par punition, il avait dĂ» faire des briques, ensuite, Ă  la corvĂ©e, il remplissait les fonctions de portier chez un marchand. LĂ  non plus, il n’avait donc pas eu de pratique. Mais dans les derniers temps, le bruit de son habiletĂ© merveilleuse en mĂ©decine vĂ©tĂ©rinaire commençait Ă  se rĂ©pandre. Il fit une saignĂ©e, puis une autre, ensuite il fit Ă©tendre Ă  terre un cheval et lui gratta quelque chose dans la cuisse; aprĂšs quoi, il exigea qu’on mĂźt le cheval dans un travail et lui coupa le jarret jusqu’au sang, malgrĂ© que l’animal se dĂ©battĂźt et poussĂąt mĂȘme des cris ; il expliqua que cela signifiait verser le sang de dessous le sabot. » Ensuite, il expliqua Ă  un moujik qu’il Ă©tait nĂ©cessaire de saigner deux veines pour la plus grande facilitĂ©. » et il se mit Ă  frapper Ă  coups de maillet sur la lancette Ă©moussĂ©e, aprĂšs quoi il passa sous le ventre du cheval une bande faite du fichu de sa femme. Enfin, il continua Ă  soigner toutes les maladies avec du sel de vitriol mouillĂ© du con- 46 POLIKOUCHKA tenu d’une fiole, et Ă  donner pour l’usage interne ce qui lui venait en tĂȘte. Et plus il faisait souffrir les chevaux, plus il en tuait, plus on croyait en lui, plus on venait le chercher. Je sens qu’il n’est pas tout Ă  fait convenable pour nous, les seigneurs, de nous moquer de PolikeĂŻ. Le procĂ©dĂ© qu’il employait pour inspirer la confiance Ă©tait le mĂȘme que celui qui influençait nos pĂšres, le mĂȘme que celui qui agit sur nous et agira sur nos enfants. Le paysan qui appuie son ventre sur la tĂȘte de sa jument, son unique richesse, presque un membre de la famille, et qui, avec un sentiment mĂȘlĂ© de foi et de terreur, regarde le visage de PolikeĂŻ gravement froncĂ© et ses mains fines, aux manches retroussĂ©es, avec lesquelles il presse prĂ©cisĂ©ment exprĂšs le point douloureux-et coupe hardiment la chair vivante, alors qu’il se dit Ă  part lui Bah ! ça passera peut- ĂȘtre », et feint de savoir oĂč est le sang, oĂč est la matiĂšre, oĂč la veine sĂšche, oĂč la veine pleine, et tient entre les dents le torchon guĂ©risseur ou la fiole au vitriol, — ce paysan, dis-je, ne peut pas croire que PolikeĂŻ lĂšve la main pour couper au hasard. Lui-mĂȘme ne pourrait le faire. Une fois l’entaille pratiquĂ©e, il ne se reprochera pas d’avoir fait couper en vain. Je ne sais si vous avez Ă©prouvĂ© ce sentiment, mais moi je l’ai ressenti devant le docteur qui, sur ma demande, a tourmentĂ© des gens chers Ă  mon cƓur. La lancette et la mystĂ©- P0LIK0UC1IKA 47 rieuse fiole blanche avec le sublimĂ©, et les paroles foulure, hĂ©morrhoĂŻdes, saignĂ©e , matiĂšre , etc., ne sont-ce pas les mĂȘmes que nerfs % rhumatismes , organismes, etc.? Le vers Wage du zu irren und zu traĂŒmenl se rapporte moins aux poĂštes qu’aux mĂ©decins et aux vĂ©tĂ©rinaires. 1 Aie le courage de te tromper et de rĂȘver. » III Le mĂȘme soir, alors que l’assemblĂ©e qui choisissait la recrue criait prĂšs du bureau, dans le brouillard froid d’une nuit d’octobre, PolikeĂŻ Ă©tait assis au bord du lit, prĂšs de la table, et Ă©crasait avec une bouteille un ingrĂ©dient inconnu de lui- mĂȘme, destinĂ© Ă  un cheval. Il y avait du sublimĂ©, du soufre, du sel de Glauber, et de l’herbe que PolikeĂŻ cueillait. Une fois il s’était imaginĂ© que cette herbe Ă©tait bonne pour la pousse, et il ne trouvait pas inutile de la donner aussi dans d’autres cas. Les enfants Ă©taient dĂ©jĂ  couchĂ©s deux sur le poĂȘle, deux dans le lit, un dans le berceau, prĂšs duquel Ă©tait assise Akoulina devant son mĂ©tier. Un bout de bougie, du bougeoir de maĂźtre, mal gardĂ©, Ă©tait sur le bord de la fenĂȘtre dans un chandelier de bois ; et, pour que son mari ne se dĂ©tachĂąt pas de ses occupations graves, Akoulika se levait pour moucher la mĂšche avec ses doigts. POLIkOL'CHlvA 49 Quelques esprits forts considĂ©raient PolikeĂŻ comme un vĂ©tĂ©rinaire ignorant et une cervelle vide. D’autres, la majoritĂ©, le regardaient comme un mauvais sujet, mais un grand maĂźtre en son art, et Akoulina, bien qu’elle injuriĂąt souvent son mari et au besoin le battit, le considĂ©rait indubitablement comme le meilleur vĂ©tĂ©rinaire et l’homme le plus capable » au monde. PolikeĂŻ versa dans le creux de sa main un ingrĂ©dient quelconque il n’employait pas de balances et parlait ironiquement des pharmaciens allemands qui s’en servaient, — Ça, disait-il, ce n’est pas une pharmacie. » PolikeĂŻ secoua son ingrĂ©dient, il n’en trouva pas assez et en versa dix fois plus. Je mettrai tout, ça le relĂšvera mieux », se dit-il. Akoulina se retourna rapidement Ă  la voix de son maĂźtre, en attendant des ordres. Mais, en s’apercevant qu’il ne s’adressait pas Ă  elle, elle haussa les Ă©paules. Tout de mĂȘme, quel esprit!... Et oĂč prend-il ça! » pensa-t-elle ; et elle se remit au mĂ©tier. Le papier qui avait enveloppĂ© l’ingrĂ©dient tomba sous la table. Akoulina ne l’y laissa pas. — Anutka ! ton pĂšre a laissĂ© tomber quelque chose, ramasse. Anutka sortit ses petites jambes maigres, nues, du manteau qui la couvrait ; elle passa sous la table comme un petit chat, et prit le papier. — Voici, petit pĂšre — Et ses petites jambes gelĂ©es disparurent de nouveau dans le lit. TolstoĂŻ. — vi. — Polikouchka 4 50 POLIKOUCHKA — Pourquoi tu pousses? glapit la sƓur cadette d’une voix zĂ©zĂ©yante et endormie. — Je vous... ! — fĂźt Akoulina, et les deux tĂȘtes disparurent sous le manteau. — S’il donne trois roubles, dit PolikeĂŻ en bouchant la bouteille, je guĂ©rirai le cheval. C’est en core bon marchĂ©, ajouta-t-il. Va, casse-toi la tĂȘte ! Akoulina, va demander un peu de tabac chez Nikita. Je le rendrai demain. Et PolikeĂŻ tira de la poche de son pantalon une pipe en tilleul, jadis peinte, avec de la cire en guise de tuyau, et se mit Ă  la prĂ©parer. Akoulina quitta son mĂ©tier et sortit, sans s’accrocher nulle part, ce qui Ă©tait trĂšs difficile. PolikeĂŻ ouvrit une petite armoire, y mit le flacon, et prit un litre vide qu’il porta Ă  sa bouche, il n’y avait plus d’eau-de-vie. Il fronça les sourcils, mais lorsqu’avec le tabac que sa femme lui apporta, il eĂ»t bourrĂ© sa pipe, et qu’il la fuma assis au bord du lit, son visage brillait de la fiertĂ© joyeuse d’un homme qui a terminĂ© son travail quotidien. Peut-ĂȘtre songeait- il comment il s’y prendrait'le lendemain pour saisir la langue du cheval et lui verser dans la bouche la mixture Ă©tonnante, ou se disait-il qu’on trouve un homme toujours bien, quand on a besoin de lui, et que somme toute Nikita avait quand mĂȘme donnĂ© du tabac ». Il se sentait bien. Mais soudain, la porte, qui Ă©tait suspendue sur un seul gond, s’ouvrit et dans le coin apparut une jeune fille d’en haut, POLIKOUCHKA 51 pas la deuxiĂšme, mais la troisiĂšme, la petite qu’on gardait pour les courses; en haut , chacun le sait, signifiait la maison des maĂźtres, mĂȘme quand elle Ă©tait en bas. Axutka, c’était le nom de la fillette, courait toujours avec la rapiditĂ© d’une flĂšche, elle ne pliait pas les bras mais les remuait comme un balancier, non pas le long des cĂŽtes, mais devant le corps, dans une cadence qui suivait la rapiditĂ© de ses mouvements. Ses joues Ă©taient toujours plus roses que sa robe rose ; sa langue remuait toujours avec la mĂȘme vĂ©locitĂ© que les jambes. Elle bondit dans la chambre, et s’accrochant au poĂȘle, elle se mit Ă  se balancer, puis comme si elle avait le dĂ©sir de ne pas dire plus de trois paroles Ă  la fois, elle prononça d’une voix suffocante, en s’adressant Ă  Akoulina — Madame ordonne Ă  PolikeĂŻ Ilitch de venir tout de suite en haut, ordonne... elle s'arrĂȘta et respira profondĂ©ment. Egor MikhaĂŻlovitch Ă©tait chez madame, on a parlĂ© des recrues, on a nommĂ© PolikeĂŻ Ilitch... Avdotia MikhaĂŻlovna a ordonnĂ© qu’il vienne tout de suite. Madame a ordonnĂ©... elle respira de nouveau’» qu’il vienne tout de suite. Pendant une demi-minute, Axutka regarda PolikeĂŻ, Akoulina et les enfants qui se montraient sous la couverture, prit une coquille de noisette qui Ă©tait sur le poĂȘle, la jeta Ă  Anutka, prononça encore une fois Venir tout de suite », puis, comme le vent, bondit hors de la chambre, et les balanciers. POLIKOUCIIKA 52 avec leur rapiditĂ© habituelle, s’agitĂšrent en travers de la ligne de sa course. Akoulina se leva et donna les bottes Ă  son mari. Lesbottes, des bottes de soldat, Ă©taient mauvaises, dĂ©chirĂ©es. Elle prit le cafetan qui Ă©tait sur le poĂȘle et le lui tendit sans le regarder. — Ilitch, tu ne changes pas de chemise? — Non, — dit PolikeĂŻ. Akoulina ne regarda pas une seule fois son visage pendant, qu’en silence, il se' chaussait et s’habillait. Et elle fĂźt bien. Le visage de PolikeĂŻ Ă©tait pĂąle, sa mĂąchoire infĂ©rieure tremblait, et ses yeux avaient cette expression geignarde, timide, profondĂ©ment malheureuse qui ne se rencontre que chez les hommes bons, faibles et coupables. Il se peigna puis voulut partir. Sa femme l’arrĂȘta, lui arrangea le pan de la chemise qui Ă©tait sur Varmiak et lui mit son bonnet. — Quoi ! PolikeĂŻ Ilitch ! est-ce que madame vous demande ? fĂźt entendre Ă  travers la cloison, la voix de la femme du menuisier. La femme du menuisier, le matin mĂȘme, avait eu une grosse dispute avec Akoulina, Ă  cause d’un pot de lessive que les enfants de PolikeĂŻ avaient renversĂ© chez elle, et, au premier moment, il lui Ă©tait agrĂ©able de comprendre que PolikeĂŻ Ă©tait appelĂ© chez madame probablement ce n’était pas pour Son bien. En outre c’était une fine mouche, mĂ©^ POLIKOUCHKA 53 chante, personne mieux qu’elle savait vous mortifier d’un mot, c’est du moins ce qu’elle pensait d’elle mĂȘme. — On veut sans doute l’envoyer Ă  la ville pour les achats, — continua-t-elle. — Je pense qu’on veut un homme sĂ»r, alors on vous envoie. Dans ce cas, achetez-moi un quart de thĂ©, PolikeĂŻ Ilitch. Akoulina retenait ses larmes et ses lĂšvres se crispaient mĂ©chamment. Elle aurait voulu crĂȘper le chignon de cette mĂ©gĂšre. Mais quand elle regarda ses enfants, Ă  l’idĂ©e qu’ils allaient rester orphelins et elle, femme de soldat, elle oublia les railleries de la femme du menuisier, cacha son visage dans ses mains, s’assit sur le lit et sa tĂȘte tomba sur l’oreiller. — Petite maman, tu m’aplatis, — balbutia la fillette zĂ©zĂ©yante, en tirant son manteau, qui Ă©tait pris sous le coude de sa mĂšre. — Au moins fussiez-vous tous morts ! C’est pour le malheur que je vous ai mis au monde ! — cria Akoulina. Et ses sanglots emplirent la chambre, Ă  la grande joie de la femme du menuisier qui n’avait pas encore oubliĂ© la lessive du matin. Une demi-heure se passa. L’enfant criait. Akou- linaselevaet lui donna le sein. Elle ne pleurait dĂ©jĂ  plus, mais, de la main soutenant son visage maigre et encore joli, elle regardait fixement la chandelle qui touchait Ă  sa fin. Elle pensait pourquoi me suis-je mariĂ©e ; pourquoi faut-il tant de soldats? et comment puis-je me venger de la femme du menuisier? » Elle entendit les pas de son mari. Elle essuya ses larmes et se leva pour le laisser passer. PolikeĂŻ entra bravement. Il jeta son bonnet sur son lit, respira, et se mit Ă  enlever sa ceinture, — Eh bien quoi? Pourquoi t’a-t-elle fait appeler ? — Hum ! C’est connu ! Polikouchka c’est le dernier des hommes, et quand il y a quelque affaire c’est lui qu’on appelle ! C’est Polikouchka. — Quelle affaire ? POLIKOUCHKA 55 Polikouchka ne se hĂątait pas de rĂ©pondre. Il alluma sa pipe et cracha. — Elle m’a ordonnĂ© d’aller chez un marchand pour toucher de l’argent. — Apporter de l’argent? demanda Akoulina. Polikouchka sourit et hocha la tĂȘte. — Ah ! comme elle parle bien ! Toi, dit-elle, tu Ă©tais notĂ© comme un homme peu sĂ»r, seulement j’ai plus confiance en toi qu’en aucun autre. PolikeĂŻ parlait haut pour ĂȘtre entendu des voisins. Tu m’as promis de te corriger, alors, voici la premiĂšre des Ă©preuves nĂ©cessaires pour que je te croie. Va chez le marchand, — dit-elle, — prends l’argent, et rapporte-le moi. — Moi, dis-je, madame, tous vos serfs doivent vous servir comme Dieu. C’est pourquoi je sens que je peux faire tout pour votre santĂ© et ne refuse aucun travail; je remplirai tout ce que vous ordonnerez, parce que je suis votre esclave de nouveau il sourit, de ce sourire particulier d’un homme faible, bon et coupable. — Alors, dit- elle, ce sera sĂčr? Comprends donc que ton sort en dĂ©pend.— Comment, dis-je, pourrais-je ne pas comprendre que je puis faire tout? Si on vous a dit du mal de moi, on peut en dire autant de chacun, et moi, je crois n’avoir jamais pensĂ© rien contre votre bonheur. En un mot je l’ai enchantĂ©e si bien que madame est devenue tout Ă  fait souple. — Toi, dit-elle, tu seras mon homme de confiance. 56 POLIKOUCHKA Il se tut et de nouveau le mĂȘme sourire s’arrĂȘta sur son visage. Je sais bien comment il faut causer avec eux, quand j’étais Ă  la corvĂ©e... LemaĂźtre arrive, bondit, mais je n’avais qu’à lui parler, il se calmait tant, qu’il devenait comme du velours. — C’est beaucoup d’argent? — demanda Akou- lina. — Trois fois un demi-millier de roubles, — rĂ©pondit nĂ©gligemment PolikeĂŻ. Elle hocha la tĂȘte, — Quand faut-il partir ? — Elle a dit demain; Prends, dit-elle, le cheval que tu veux, va au bureau, et que Dieu t’accompagne. » — Dieu soit louĂ© ! — prononça Akoulina en se levant et se signant. — Que Dieu t’aide, Ilitch, — murmura-t-elle pour ne pas ĂȘtre entendue derriĂšre le cloison. Et le retenant par la manche de sa chemise — Ilitch, Ă©coute-moi ; je te supplie, au nom du Christ, quand tu partiras, baise la croix en jurant que tu ne boiras une seule goutte. — Tu crois que je boirai avec tant d’argent ! LĂ - bas, comme il y a quelqu’un qui joue du piano. C’est chic! ajouta-t-il aprĂšs un court silence et en souriant. — C’est sans doute la demoiselle. J’étais debout devant elle, devant madame, sur le seuil, et la demoiselle de l’autre cĂŽtĂ© de la porte. Elle se mit Ă  jouer, elle se mit Ă  jouer; c’est si beau! Je POLIKOUCHKA 57 jouerais, ma foi, j’arriverais, j’arriverais juste, je serais habile pour cela. Donne-moi pour demain une chemise propre. Et ils allĂšrent se coucher heureux. Pendant ce temps l’assemblĂ©e s’échauffait devant le bureau. L’affaire devenait sĂ©rieuse. Presque tous les paysans Ă©taient rĂ©unis et pendant qu’Egor MikhaĂŻlovitch Ă©tait chez la dame, les tĂȘtes Ă©taient couvertes, un plus grand nombre de voix prenaient part Ă  la discussion et ces voix devenaient plus bruyantes. Le bruit des voix Ă©paisses, interrompu de temps en temps par des paroles entrecoupĂ©es, rauques,'emplissait l’air, et ce vacarme parvenait, comme celui d’une mer houleuse, jusqu’aux fenĂȘtres de la maĂźtresse, qui en Ă©prouvait de l’inquiĂ©tude nerveuse, semblable Ă  celle qu’excite un fort orage. Elle Ă©tait tantĂŽt effrayĂ©e, tantĂŽt agacĂ©e. Il lui semblait toujours que les voix allaient devenir plus hautes et plus frĂ©quentes, que quelque chose allait arriver. Comme si l’on ne pouvait s’arranger doucement, avec calme, sans cris, selon la loi chrĂ©tienne, fraternelle et douce, » pensait-elle. POLIKOUCHKA 59 Beaucoup de voix parlaient ensemble, la plus haute Ă©tait celle de Fedor RiĂ©zoune, le charpentier. Il y avait dans sa famille deux travailleurs, et il tombait sur les Doutlov. Le vieux Doutlov se dĂ©fendait. Il vint devant la foule, derriĂšre laquelle il se tenait auparavant, et, tout suffocant, les bras largement Ă©cartĂ©s, ou tirant sa petite barbiche, il s’engouait si souvent qu’il lui Ă©tait difficile de comprendre lui-mĂȘme ce qu’il disait. Ses enfants et ses neveux, tous de beaux garçons, se serraient prĂšs de lui et le vieux Doutlov rappelait la poule dans le jeu du milan et des poussins. Le milan c’était RiĂ©zoune, et non RiĂ©zoune seul mais tous ceux qui ne comptaient que deux travailleurs ou un seul par famille presque toute l’assemblĂ©e tombait sur Doutlov. Il s’agissait de ceci le frĂšre de Doutlov, trente ans avant, avait Ă©tĂ© enrĂŽlĂ©, c’est pourquoi, Doutlov ne voulait pas ĂȘtre compris parmi les familles de trois travailleurs ; il voulait qu’on tĂźnt compte du service de son frĂšre et qu’on le rangeĂąt dans le sort commun parmi les familles de deux travailleurs, et qu’on choisĂźt parmi celles-ci la troisiĂšme recrue. Outre Doutlov, il y avait encore quatre familles de trois travailleurs ; mais l’un deux Ă©tait Ă©tait starosla 1. et la maĂźtresse l’avait dispensĂ© ; une autre famille, lors du dernier enrĂŽlement, avaitfourni une recrue, 1 L’ancien du village. f>0 POLIKOUCHKA chacune des deux autres avait donnĂ© un homme, si bien que l’un d’eux n’était mĂȘme pas venu Ă  l’as - semblĂ©e, seule sa femme attristĂ©e Ă©tait derriĂšre tout le monde, espĂ©rant vaguement que la roue tournerait peut-ĂȘtre pour son bonheur ; l’autre le roux Romane, en armiak dĂ©chirĂ©, bien qu’il ne fĂ»t pas pauvre, Ă©tait appuyĂ© au perron, et, la tĂȘte inclinĂ©, se taisait tout le temps ; parfois il regardait celui qui Ă©levait la voix, et de nouveau il baissait la tĂȘte. Toute sa personne respirait le malheur. Le vieux Semion Doutlov Ă©tait un homme tel, que'quiconque le connaissait un peu, lui eĂ»t donnĂ© Ă  garder des centaines et des milliers de roubles. C’était un homme modĂ©rĂ©, craignant Dieu, aisĂ©, en outre, il Ă©tait marguillier, aussi son acharnement Ă©tait-il d’autant plus Ă©tonnant. RiĂ©zoune, le charpentier, Ă©tait au contraire un gaillard de haute taille, brun, tapageur, ivrogne, hardi et particuliĂšrement habile dans les discussions et les querelles, dans les assemblĂ©es, aux marchĂ©s, avec les ouvriers, les marchands, les paysans ou les maĂźtres. Maintenant il Ă©tait calme, mordant, et de toute la hauteur de sa taille, de toute la force de sa voix sonore et de son talent oratoire, il Ă©crasait le marguillier qui suffoquait etperdait pied. A la discussion prenaient part aussi Garasska, Kopilov, encore jeune, le visage rond, la tĂȘte POLIKOUCIIKA 61 carrĂ©e, la barbe frisĂ©e, l’un des parleurs de la gĂ©nĂ©ration postĂ©rieure Ă  RiĂ©zoune, qui se distinguait par sa parole raide, et avait dĂ©jĂ  une certaine autoritĂ© dans l’assemblĂ©e. Ensuite, Feodor MelnitchnĂŻ, un paysan jaune, maigre, long, voĂ»tĂ©, jeune encore, la barbe rare, les yeux toujours rageurs et sombres. Il prenait tout en mauvaise part, et troublait souvent l’assemblĂ©e par ses questions et ses observations inattendues et saccadĂ©es. Ces deux parleurs Ă©taient du cĂŽtĂ© de RiĂ©zoune. En outre, deux bavards se mĂȘlaient de temps en temps Ă  la discussion l’un, au visage plein de bonhomie, la barbe longue, large, Krapkov, qui ajoutait Ă  chaque mot mon cher ami » ; l’autre, un petit, au bec d’oiseau, Gidkov, qui lui aussi disait sans cesse VoilĂąmes frĂšres, rĂ©sulte donc... », et qui s’adressait Ă  tout le monde et parlait bien, mais mal Ă  propos. Ils Ă©taient tantĂŽt d’un cĂŽtĂ©, tantĂŽt de l’autre, mais personne ne les Ă©coutait. Il y en avait encore d’autres du mĂȘme genre, mais ces deux-lĂ  se glissaient dans la foule, criaient davantage, et effrayaient la maĂźtresse ; ils Ă©taient les moins Ă©coutĂ©s, et, Ă©tourdis par tous les cris, ils se livraient au plaisir de faire marcher leur langue. Il y avait encore beaucoup de diverses catĂ©gories de gens des taciturnes, des convenables, des indiffĂ©rents, des opprimĂ©s, et aussi des femmes qui, avec leurs bĂątons, se tenaient derriĂšre les paysans. Mais de tous ces gens, si Dieu me le per- 62 POLIKOUCHKA met, je parlerai une autre fois. En gĂ©nĂ©ral, la foule Ă©tait composĂ©e de paysans qui se tenaient dans l’assemblĂ©e comme Ă  l’église, et causaient en chuchotant, de leurs affaires de famille, du moment d’aller dans la forĂȘt couper du bois, ou attendaient en silence qu’on eĂ»t fini de hurler. Il y en avait aussi de riches auxquels l’assemblĂ©e ne pouvait rien ajouter ni diminuer de leur bien-ĂȘtre. Tel Ă©tait Ermil avec son visage large, luisant, que les paysans appelaient le gros ventre, parce qu’il Ă©tait riche. Tel Ă©tait encore Staros- tine, dont la face suait l’assurance Vous aurez beau dire, personne ne me touchera. J’ai quatre fils, mais chez moi on ne prendra personne. » Les fortes tĂštes comme Kopilov et RiĂ©- zoune l’attaquaient rarement et il leur rĂ©pondait avec calme et fermetĂ©, avec la conscience de son inviolabilitĂ©. Si Doutlov ressemblait Ă  la poule dans le jeu du milan, ses garçons ne ressemblaient guĂšre aux poussins. Ils ne s’agitaient pas, ne criaient pas, mais se tenaient calmes derriĂšre lui. L’aĂźnĂ©, Ignate, avait dĂ©jĂ  trente ans ; le second, Vassili, Ă©tait aussi mariĂ©, mais pas bon pour l’enrĂŽlement ; le troisiĂšme, Iluchka, le neveu, qui venait de se marier, Ă©tait blanc, rose, portait un Ă©lĂ©gant louloujje il Ă©tait postillon. Il regardait la foule en se grattant parfois la nuque, sous le bonnet, comme s’il n’était pas en jeu ; et c’est lui, prĂ©cisĂ©ment, que les malins voulaient dĂ©signer; POLIKOUCHKA 63 — C’est comme ça ! mon grand-pĂšre aussi Ă©tait soldat, — disait l’un ; — alors Ă  cause de cela, je refuse de me soumettre au sort ! — Il n’existe pas de pareille loi, mon cher. Au dernier enrĂŽlement on a pris le fils de MikheĂŻtch et pourtant son oncle n’est pas encore revenu Ă  la maison. — Chez toi, ni ton pĂšre, ni ton oncle n’ont servi le tzar, — disait en mĂȘme temps Doutlov ; — et toi non plus tu ne sers ni le maĂźtre, ni le mir. Tu n’as fait que boire, et tes enfants t’ont quittĂ© parce qu’on ne peut vivre avec toi. Alors tu veux nuire aux autres, tandis que moi, pendant dix ans, j’ai Ă©tĂ© starosta. Deux fois j’ai eu l’incendie et personne ne m’a aidĂ©, et parce que chez nous, dans la maison, tout est calme, honnĂȘte, alors, on veut me ruiner. Rendez-moi donc mon frĂšre. N’est-il pas mort lĂ -bas au service? Jugez la vĂ©ritĂ© selon la volontĂ© de Dieu, mir orthodoxe, et n’obĂ©issez pas Ă  un ivrogne menteur! En mĂȘme temps, GuĂ©rassime disait Ă  Doutlov. — Tu nous cites l’exemple de ton frĂšre, mais c’est pas le mir qui l’a enrĂŽlĂ©, c’est Ă  cause de sa dĂ©bauche que les maĂźtres l’ont fait soldat; ce n’est donc pas une raison en ta faveur. GuĂ©rassime n’avait pas encore achevĂ©, que le long et jaune Feodor MelnitchnĂŻ s’avançait, sombre, et disait — C’est ça, les seigneurs envoient qui ils veulent 64 POLIKOUCHKA et c’est ensuite le mir qui doit se dĂ©brouiller. Le mir a dĂ©cidĂ© que ton fils doit partir, et si tu ne le veux pas, demande Ă  madame, elle ordonnera peut-ĂȘtre qu’on m’enrĂŽle, moi, fils unique, voilĂ  la loi ! — fit-il avec rage. Et de nouveau, avec un geste de la main, il regagna sa place. Romane le roux, dont le fils Ă©tait dĂ©signĂ©, leva la tĂȘte et prononça — VoilĂ , c’est ça, c’est ça! » et mĂȘme, de dĂ©pit, s’assit sur une marche. Mais ce n’était pas tout ; outre les voix qui parlaient toutes Ă  la fois et ceux qui, par derriĂšre, causaient de leurs affaires, les bavards non plus n’oubliaient pas leur rĂŽle. — Oui, en effet, mir orthodoxe, dit le petit Gidkov, en rĂ©pĂ©tant les paroles de Doutlov, — il faut juger en chrĂ©tien, c’est-Ă -dire, mes frĂšres, il est nĂ©cessaire de juger en chrĂ©tien. — Il faut juger en conscience, mon cher ami, dit le bon Khrapkov, en rĂ©pĂ©tant les paroles de Kopilov et tirant Doutlov par son louloupe. C’était la volontĂ© des seigneurs et non la dĂ©cision du mir. — C’est juste ! VoilĂ  ! disaient les autres. — Quel est cet ivrogne, ce menteur? clamait RiĂ©zoune. — Est-ce toi qui m’as donnĂ© Ă  boire, hein? hein? Ou bien est-ce ton fils, lui qu’on ramasse dans la rue, qui me reproche de boire ? Quoi ! mes frĂšres, il faut prendre une rĂ©solution. Si vous voulez Ă©pargner Doutlov, alors choisissez non seulement parmi les familles de deux tra- POLIKOUCHKA 65 vailleurs, mais parmi les fils uniques, et lui, il se moquera de nous ! — C’est Ă  Doutlov de partir ! 11 n’y a pas Ă  dire. — C’est connu!... Ceux qui ont trois garçons doivent d’abord tirer au sort, — dirent des voix. — Ça dĂ©pend de ce que Madame ordonnera. Egor MikhaĂŻlovitch a dit qu’on allait donner un des dvorovoĂŻ , dit une voix. Cette objection arrĂȘta un peu la discussion, mais bientĂŽt elle s’enflamma de nouveau et devint personnelle. Ignate, de qui RiĂ©zoune avait dit qu’on le ramassait dans la rue, se mit Ă  prouver Ă  RiĂ©zoune, qu’il avait volĂ© la scie du charpentier de passage, et qu’étant ivre, il avait manquĂ© de tuer sa femme sous les coups. RiĂ©zoune rĂ©pondit qu’il battait sa femme quand il Ă©tait ivre ou Ă  jeun et que ce n’était pas encore assez ; et il fit rire tout le monde. Mais pour la scie, il Ă©tait offensĂ©, il se rapprocha d’Ignate et se mit Ă  l’interpeller. — Qui l’a volĂ©e ? — Toi, —rĂ©pondit hardiment le vigoureux Ignate, en se mettant encore plus prĂšs de lui. — Qui l'a volĂ©e ? C’est peut-ĂȘtre toi! — Non ! c’est toi ! — cria Ignate. AprĂšs la scie, ce fut le tour d’un cheval volĂ©, puis d’un sac d’avoine, d’un carrĂ© de potager, d’un TolstoĂŻ. — vi. — Polikouchka. Ăź; 66 POLIKOUCHKA cadavre quelconque. Et les deux paysans se dirent des choses si horribles, que si la centiĂšme partie eĂ»t Ă©tĂ© vraie, selon les lois, tous deux eussent Ă©tĂ©, pour le moins, dĂ©portĂ©s en SibĂ©rie. Pendant ce temps, le vieux Doutlov avait choisi un autre moyen de dĂ©fense. Les cris de son fils lui dĂ©plaisaient. Il l’arrĂȘta et lui dit C’est un pĂ©chĂ©, laisse I » Et lui-mĂȘme prouvait que les familles de trois travailleurs n’étaient pas seulement celles qui avaient trois fils ensemble, mais aussi celles dont les fils vivaient sĂ©parĂ©s, et il dĂ©signa encore Sta- rostine. Starostine sourit un peu, toussota, et, en caressant sa barbe, Ă  la maniĂšre d’un riche paysan, il rĂ©pondit que c’était la volontĂ© du maĂźtre, et que si son fils Ă©tait libĂ©rĂ©, c’est sans doute qu’il l’avait mĂ©ritĂ©. Quant aux familles partagĂ©es, GruĂ©rassime anĂ©antit, aussi le raisonnement de Doutlov, en faisant observer qu’il fallait leur dĂ©fendre de se sĂ©parer, comme du temps des vieux seigneurs aprĂšs l’étĂ©, on ne va pas chercher la framboise, et en tout cas, on ne peut maintenant enrĂŽler les fils uniques. — Est-ce par plaisir qu’on se sĂ©pare? Pourquoi donc nous ruiner tout Ă  fait maintenant ! — disaient les voix des travailleurs sĂ©parĂ©s !... Et les bavards se joignaient Ă  eux. — Eh ! rachĂšte un homme si ça ne te plaĂźt pas ! Tes moyens te le permettent! — dit RiĂ©zoune Ă  Doutlov. POLIKOĂŒCHKA 67 Doutlov croisa dĂ©sespĂ©rĂ©ment son cafetan et se plaça derriĂšre les autres paysans. — Tu as sans doute comptĂ© mon argent ! fit-il avec colĂšre. VoilĂ , nous verrons encore ce que dira Egor MikhaĂŻlovitch de la part de Madame. VI En effet, Egor MikhaĂŻlovitch sortait Ă  ce moment de la maison. Les bonnets, l’un aprĂšs l’autre, se soulevaient, et Ă  mesure que l’intendant s’approchait, l’une aprĂšs l’autre, apparaissaient des tĂštes chauves au milieu, devant, des tĂštes blanches, grises, rousses, brunes, blondes ; peu Ă  peu les voix se calmaient, et enfin, le silence s’établit tout Ă  fait. Egor MikhaĂŻlovitch Ă©tait debout sur le perron ; il fit signe qu’il voulait parler. Egor MikhaĂŻlovitch, dans sa longue redingote, ses mains enfoncĂ©es dans les poches de devant, sa casquette rabattue, se tenait les jambes Ă©cartĂ©es, sur la hauteur, oĂč se levaient les tĂštes tournĂ©es vers lui les unes vieilles, les autres, jolies, et barbues. Il avait un tout autre air qu’en prĂ©sence de la dame. Il Ă©tait majestueux. _ Les enfants ! voici la dĂ©cision de Madame elle ne veut envoyer aucun des dvorovoĂŻ, et celui POLIKOUCHKA 69 que vous choisirez vous-mĂȘmes parmi vous, celui- lĂ  partira. Maintenant il nous en faut trois. A vrai dire deux et demi, l’autre moitiĂ© comptera comme avance. C’est la mĂȘme chose, si ce n’est maintenant, ce sera une autre fois. — C’est connu ! C’est vrai ! disaient les voix. — Selon moi, continua Egor MikhaĂŻlovitch, tant qu’à Khorochkine et Vaska Mitukhine, c’est Dieu lui-mĂȘme qui les a choisis pour ĂȘtre soldats. — Oui ! C’est sĂ»r! dirent des voix. — Le troisiĂšme doit ĂȘtre un Doutlov ou quelqu’un parmi les familles de deux travailleurs. Qu’en dites-vous ? — A Doutlov ! — criĂšrent les voix. — Les Doutlov sont trois. Et de nouveau, peu Ă  peu, les cris recommencĂšrent, et, l’on en revint au carrĂ© de potager, au rouet volĂ© dans la cour des maĂźtres. Egor MikhaĂŻlovitch, qui gĂ©raitle domaine'depuis vingt ans, Ă©tait un homme intelligent et expert. 11 resta debout, Ă©coutant pendant un quart d’heure, et tout Ă  coup, il ordonna Ă  tout le monde de se taire et aux Doutlov de tirer au sort lequel des trois partirait. On coupa des papiers; Khrapkov, les mit dans un bonnet, les secoua et tira le billet d’Iluchka. Tous se taisaient. — C’est Ă  moi, hein ? Montre ça — dit Ilia d’une voix entrecoupĂ©e. 70 POLIKOUCHKA Tous se taisaient. Egor MikhaĂŻlovitch ordonna d’apporter le lendemain l’argent destinĂ© aux recrues sept kopeks par cour ; puis il dĂ©clara l’affaire finie, et il dispersa l’assemblĂ©e. Les bonnets s’enfoncaient sur les nuques ; la foule se mouvait dans un brouhaha de conversations et de pas. L’intendant, restĂ© sur le perron, regardait s’éloigner la foule. Quand les jeunes Doutlov eurent tournĂ© le coin, il appela le vieux qui s’arrĂȘtait de lui-mĂȘme, et entra avec lui au bureau. — Je te plains, vieillard, — dit Egor MikhaĂŻlovitch, en s’asseyant devant la table. — C’est ton tour. Ne rachĂšteras-tu pas ton neveu ? Le vieux, sans rĂ©pondre, regarda avec importance Egor MikhaĂŻlovitch. — Il n’y a rien Ă  faire ! — rĂ©pondit Ă  son regard Egor MikhaĂŻlovitch. — Nous serions heureux de le racheter, mais nous n’avons pas de quoi, Egor MikhaĂŻlovitch. Nous avons perdu deux chevaux cet Ă©tĂ©. J’ai mariĂ© mon neveu. Evidemment notre sort est tel parce que nous vivons honnĂȘtement. A lui, c’est bon Ă  dire Il pensait Ă  RiĂ©zoune. Egor MikhaĂŻlovitch se frotta le visage avec la main et bĂąilla. Évidemment ça l’ennuyait dĂ©jĂ  et il Ă©tait temps de prendre le thĂ© ! — Éh ! vieux, ne pĂšche pas, dit-il. Cherche bien Ă  lacave, peut-ĂȘtre trouveras-tu quatre cents roubles ; POLIKOUCHKA 71 je t’achĂšterais un amateur, une merveille. RĂ©cemment, un homme m’a demandĂ©. — En province? demanda Doutlov. 11 comprenait la ville. — Eh bien, tu rachĂšteras ? — Je serais heureux devant Dieu, mais... Egor MikhaĂŻlovitch l’interrompit sĂ©vĂšrement. — Eh bien, Ă©coute donc, vieux qu'Iluchka ne tente rien contre lui ; quand j’enverrai, aujourd’hui ou demain, qu'il soit prĂȘt sur-le-champ. Tu le conduiras et tu en seras responsable et si, Dieu l’en garde, il lui arrivait quelque chose, j’enverrais ton aĂźnĂ©, tu comprends? — Mais on ne peut envoyer un homme pris parmi deux travailleurs, Egor MikhaĂŻlovitch. C’est pas de chance, — dit-il aprĂšs un silence ; — mon frĂšre est mort soldat et l’on prend encore le fils. Pourquoi m’arrive-t-il un tel malheur? — fit-il, pleurant presque et prĂȘt Ă  tomber Ă  genoux. — Eh bien! va; on n’y peut rien; c’est l’ordre. Surveille bien Iluchka; tu en es responsable, — dit Egor MikhaĂŻlovitch. Doutlov se rendit chez lui en frappant, songeur, les cailloux de la route. Le lendemain malin, de bonne heure, une charrette de voyage, celle dont le gĂ©rant se servait pour ses courses, stationnait devant le pavillon » des domestiques. Elle Ă©tait attelĂ©e d’un grand hongre bai appelĂ©, on ne sait pourquoi, Tambour. Annutka, la fille aĂźnĂ©e de PolikeĂŻ, malgrĂ© la pluie aux larges gouttes et le vent froid, Ă©tait pieds nus Ă  la tĂȘte du hongre. Se tenant Ă  distance avec une peur Ă©vidente, d’une main elle tenait la bride et, de l’autre, soutenait sur sa tĂȘte une camisole d’un jaune verdĂątre qui, dans la famille, servait de couverture, de pelisse, de bonnet, de tapis, de pardessus pour PolikeĂŻ et encore Ă  beaucoup d’autres usages. Dans Le coin , il y avait grand branle-bas. Il faisait encore sombre ; la lumiĂšre matinale traversait Ă  peine la fenĂȘtre collĂ©e, par ci par lĂ , de papier. Akoulina nĂ©gligeait, pour'le moment, provisions, cuisine, enfants. Lespetits, pas encore levĂ©s, grelot - POLIKOUCHKA 73 taient, puisque leur couverture, redevenue habit, Ă©tait remplacĂ©e par le fichu de la mĂšre. Akoulina Ă©tait occupĂ©e Ă  prĂ©parer le dĂ©part de son mari. La chemise Ă©tait propre, les bottes, qui comme on dit demandaient Ă  manger, Ă©taient de ce fait l’objet d’un soin particulier. D’abord elle ĂŽta de ses pieds ses gros chaussons de laine, les seuls qu’il y eĂ»t Ă  la maison, et les donnaĂ  son mari; ensuite, avec une couverture de cheval, mal gardĂ©e Ă  l’écurie et qu’I- litch avait apportĂ©e l’avant-veille dans l'izba, elle rĂ©ussit Ă  faire des petites piĂšces pour boucher les trous des chaussures et garantir de l’humiditĂ© les pieds d’Ilitch. Ilitch lui-mĂȘme, assis et les pieds sur le lit, arrangeait sa ceinture de façon qu’elle n’eĂ»t plus l’air d’une corde sale. Et la gamine maligne, bĂ©gayante, dans une pelisse qui mĂȘme mise sur sa tĂȘte s’empĂȘtrait dans ses jambes, Ă©tait envoyĂ©e chez Nikita pour lui emprunter son bonnet. Les gens de la cour augmentaient le tohu-bohu en venant demander Ă  Ilitch d’acheter Ă  la ville, pour l’un des aiguilles, pour l’autre, un peu de thĂ©, pour le troisiĂšme, de l’huile de ricin, un autre un peu de tabac, la femme du menuisier du sucre ; celle-ci avait dĂ©jĂ  rĂ©ussi Ă  allumer le samovar et, pour enjĂŽler Ilitch, elle lui apporta, dans un bol, la boisson qu’elle appelait du thĂ© ! Nikita ayant refusĂ© de donner son bonnet, il fallait rĂ©parer le sien, c’est-Ă -dire fourrer dedans les petits morceaux 74 POLIKOUCHKA d’ouate qui sortaient et pendaient et coudre les trous avec une aiguille de vĂ©tĂ©rinaire; les bottes, avec une piĂšce au mollet ne couvraient pas toute la jambe. Anutka, gelĂ©e, laissa Ă©chapper Tambour, et Machka, couverte de la pelisse, alla Ă  sa place, puis dut laisser la pelisse, et Akoulina sortit elle- mĂȘme pour tenir Tambour. MalgrĂ© tout cela, Ilitch mit enfin sur son dos tous les vĂȘtements de la famille, ne laissant que la camisole et les savates , puis il s’installa dans la charrette, se serra, arrangea le foin , s’enveloppa une fois de plus, ramena les guides, se serra encore davantage, comme le font les gens sĂ©rieux, et partit. Son gamin, Michka, qui Ă©tait sur le perron exigeait qu’on le mĂźt en voiture ; la bĂ©gayante Machka demanda aussi qu’on la voitule et qu’elle a chaud sans pelisse ». PolikeĂŻ, retenant Tambour, sourit d’un sourire paisible, Akoulina fit monter les enfants, et, en s’inclinant vers lui, tout bas, elle lui rappela son serment de ne rien boire en route. PolikeĂŻ emmena les enfants jusque chez le forgeron, lĂ , il les fĂźt descendre, se serra de nouveau, renfonça son bonnet et partit seul, d’un petit trot rĂ©gulier. Les cahots faisaient trembler ses joues et heurter ses pieds contre le garde-crotte. Machka et Michka coururent pieds nus Ă  la maison sur la montĂ©e glissante, avec une telle rapiditĂ© et des cris si aigus qu’un chien, venu de la campagne dans la cour, les regarda, et tout Ă  coup, POLIKOUCHKA 75 la queue rabattue, se mit Ă  courir vers la maison en aboyant, et les hĂ©ritiers de PolikeĂŻ en criĂšrent dix fois plus fort. Le temps Ă©tait mauvais, le vent coupait le visage, et tantĂŽt la neige, tantĂŽt la pluie, tantĂŽt le givre commençaient Ă  fouetter la face d’Ilitch, ses mains nues, froides, qu’il cachait avec les guides sous les manches de son armiak , les courroies de l’arc et la vieille tĂȘte de Tambour qui rabattait les oreilles et fermait les yeux. Puis, tout Ă  coup, le ciel s’éclaircit momentanĂ©ment, on voyait nettementles nuages blanchĂątres de neige, et le soleil semblait percer, mais en hĂ©sitant et sans joie, comme le sourire de PolikeĂŻ lui- mĂȘme. MalgrĂ© cela Ilitch Ă©tait plongĂ© en d'agrĂ©ables pensĂ©es. Lui qu’on avait voulu dĂ©porter, lui qu’on avait menacĂ© du service militaire, lui que-le paresseux seul n’injuriait ni ne battait, lui Ă  qui l’on donnait toujours les pires corvĂ©es, il Ă©tait envoyĂ© pour toucher une somme d’argent, beaucoup d’argent, et Madame avait confiance en lui; il Ă©tait dans la charrette du gĂ©rant, attelĂ©e de Tambour, que prenait Madame elle-mĂȘme ; il allait comme un postier avec deux guides de cuir... Et PolikeĂŻ se redressait, rentrait l’ouate qui sortait de son bonnet et se serrait encore davantage. Cependant si Ilitch pensait avoir l’air d’un riche postier, il se trompait. Chacun sait, il est vrai, que mĂȘme les marchands 76 POLIKOUCHKA qui ont dix mille roubles, vont dans des charrettes avec des guides de cuir ; mais quand mĂȘme ce n'est pas la mĂȘme chose. On voit un homme, avec une barbe, en caftan bleu ou noir, seul assis dans sa charrette que conduit un cheval bien nourri; seulement dĂšs qu’on regarde si le cheval est bien soignĂ©, si le conducteur lui-mĂȘme est nourri, Ă  sa faconde s’asseoir, d’atteler le cheval, aux ferrures delacbarrette, Ă  sa ceinture, on voit tout de suite si le marchand fait le commerce pour des milliers ou pour des centaines de roubles. Tout homme expĂ©rimentĂ©, au premier regard jetĂ© sur PolikeĂŻ, sur ses mains, sur son visage, sa barbe qu’il laissait pousser depuis peu, sa ceinture, le foin jetĂ© par ci par lĂ  dans le caisson, Tambour maigre, les bandes de fer usĂ©es, reconnaĂźtrait aussitĂŽt que c’était un vil serf et non pas un marchand, non un marchand de bestiaux, ni un fermier, ni un homme nanti de milliers, de centaines ou de dizaines de roubles. Mais Ilitch ne pensait pas Ă  cela et se leurrait agrĂ©ablement. C’était trois demi-milliers de roubles, qu’il rapporterait dans son gousset. S’il voulait, au lieu de ramener Tambour Ă  la maison, il le tournerait vers Odessa, et irait oĂč Dieu le permettrait. Mais il ne fera pas cela. Il rapportera l’argent intact, et dira Ă  Madame qu’il en a dĂ©jĂ  portĂ© beaucoup plus. En passant devant le cabaret,Tambour, tendit ses guides Ă  gauche, s’arrĂȘta et se tourna. Mais bien qu’il eĂ»t l’argent qu’on lui avait remis pour lesachats, PolikeĂŻ POLIKOĂŒCHlvA 77 fouetta Tambour et continua son chemin. Il fit de mĂȘme Ă  l’autre cabaret et vers midi il descendit de charrette, ouvrit la porte cochĂšre de la maison du marchand oĂč s’arrĂȘtaient tous les serfs de la maĂźtresse, fit entrer son vĂ©hicule, dĂ©tela le cheval et le mit au rĂątelier, puis il dĂźna avec les ouvriers du marchand, sans oublier de raconter le but de son voyage, et, avec la lettre dans le fond de son bonnet, il partit chez le jardinier. Le jardinier, qui connaissait PolikeĂŻ, aprĂšs avoir lu la missive, l’interrogea, non sans un certain air de doute, afin d’ĂȘtre bien sĂ»r qu’il avait l’ordre de rapporter l’argent. Ilitch voulait se fĂącher, mais il ne le pouvait pas et sourit seulement. Le jardinier relut encore une fois la lettre et lui remit la somme. DĂšs que PolikeĂŻ eut reçu l’argent, il le mit dans son gousset et revint au logis du marchand. Ni les dĂ©bits, ni les cabarets, rien ne le sĂ©duisait. Il Ă©prouvait dans tout son ĂȘtre une nervositĂ© agrĂ©able, il s’arrĂȘtait plusieurs fois devant les boutiques de marchandises tentantes bottes, armiak, bonnets, indienne et victuailles; puis aprĂšs une station, il s’éloignait avec un sentiment agrĂ©able Je pourrais tout acheter, mais voilĂ , je ne le ferai pas ». Il entra au bazar pour faire les emplettes dont on l’avait chargĂ©. Il acheta tout et marchanda une pelisse de peau d’agneau pour laquelle on demandait vingt-cinq roubles. Le marchand, on ne sait pourquoi, sur la mine ne jugeaitpas PolikeĂŻ Ă  mĂȘme d’acheter la pelisse, 78 POLIKOUCHKA mais PolikeĂŻ lui montra son gousset et lui dit qu’il pourrait acheter toute sa boutique s’il le voulait, et il exigea qu’on lui essayĂąt la pelisse. Il la secoua la frotta, souffla sur la fourrure, mĂȘme s’en imprĂ©gna et enfin, avec un soupir, il l’îta. Le prix ne me va pas. Si tu veux pour quinze roubles? » dit-il. Le marchand, furieux, jeta la pelisse sur le comptoir et PolikeĂŻ sortit. Tout joyeux il alla Ă  son logis. AprĂšs avoir soupe, puis donnĂ© l’avoine Ă  Tambour, il grimpa sur le poĂȘle, tira l’enveloppe, l’examina longuement et demanda Ă  un postillon lettrĂ© de lire ce qu’elle portait Ci inclus mille six cent dix-sept roubles en billets de banque. » L’enveloppe Ă©tait faite de papier ordinaire, les cachets Ă©taient en cire grise ; l’effigie reprĂ©sentait des ancres une grande au milieu et quatre petites, une Ă  chaque coin. Sur le cĂŽtĂ©, il y avait une goutte de cire. Ilitch examina tout, apprit la suscription et mĂȘme toucha le bout des billets de banque. Il Ă©prouvait un plaisir enfantin Ă  l’idĂ©e qu’une si grosse somme Ă©tait entre ses mains. Il fourra l’enveloppe dans la doublure de son bonnet, l’enfonça sur sa tĂȘte et se coucha. Mais mĂȘme pendant la nuit il se rĂ©veilla plusieurs fois et tĂąta l’enveloppe, et chaque fois en la sentant Ă  sa place il lui Ă©tait infiniment agrĂ©able de se dire que lui, PolikeĂŻ, l’humiliĂ©, l’offensĂ©, dĂ©tenait tant d’argent et qu’il le remettrait exactement, aussi exactement que pourrait le faire le gĂ©rant lui-mĂȘme. Vers minuit, les ouvriers du marchand et PolikeĂŻ Ă©taient Ă©veillĂ©s par un coup dans la porte cochĂšre et par des voixde paysans. C’étaient les recrues qu’on envoyait de PokrovskoĂŻĂ©. Ils Ă©taient dix Kho- ruschkine, Mituchkine et Ilia neveu de Doutlov ; deux remplaçants, le starosla , le vieux Doutlov et les paysans qui conduisaient lĂ©s charrettes. La veilleuse Ă©tait allumĂ©e dans l’izba ; la cuisiniĂšre dormait sur le banc, sous les icĂŽnes. Elle bondit et alluma la chandelle. PolikeĂŻ s’éveilla aussi et, se penchant hors du poĂȘle, se mit Ă  regarder les paysans qui entraient. Tous se signĂšrent et s’assirent sur les bancs. Tous Ă©taient tout Ă  fait calmes, si bien qu’on ne pouvait reconnaĂźtre les recrues. Ils saluĂšrent, causĂšrent et demandĂšrent Ă  manger. Quelques-uns, il est vrai, Ă©taient silencieux et tristes, mais les autres Ă©taient d’une gaĂźtĂ© exubĂ©- 80 POLIKOUC11KA rante ; Ă©videmment ils Ă©taient ivres. Parmi ceux-ci Ilia, qui jusqu’alors n’avait jamais bu. — Quoi,les enfants! Voulez-vous souper ou dormir ? demanda le starosia. — Souper, rĂ©pondit Ilia en secouant sa pelisse et s’asseyant sur le banc. — Envoie chercher de l’eau-de-vie. — Non, pas d’eau-de-vie, fit nĂ©gligemment le starosta ; et de nouveau, s’adressant aux autres — Alors, mes enfants, mangeons du pain, que diable Ă©veiller les gens! — Donne de l’eau-de-vie, rĂ©pĂ©ta Ilia sans regarder personne et d’un ton qui montrait qu’il n’était pas prĂšs de se calmer. Les paysans, suivant le conseil du starosta, prirent du pain dans le chariot, mangĂšrent, demandĂšrent du kvass et se couchĂšrent les uns sur le sol, les autres sur le poĂȘle. Ilia rĂ©pĂ©tait de temps en temps — Donne de l’eau-de-vie, te dis-je, donne. » Tout Ă  coup il aperçut PolikeĂŻ. — Ilitch ! Eh Ilitch ! Te voilĂ , cher ami ! Moi je pars comme soldat, j’ai dit adieu Ă  ma mĂšre et Ă  ma femme.... Comme elle a hurlĂ© ! On m’a pris comme recrue ! Paie donc l’eau-de-vie. — Je n’ai pas d’argent, ditPolikeĂŻ. Dieu t’aidera, tu peux encore ĂȘtre exemptĂ©, — ajouta-t-il pour le consoler. — Non, mon cher solide comme un bouleau ; POLIKOUCHKA 81 jamais une maladie ; comment serais-je exemptĂ© ? Est-ce qu’il faut au tzar les meilleurs soldats ! Polikei se mit Ă  raconter qu’un paysan avait donnĂ© au docteur un billet bleu et, par ce moyen, s T Ă©tait fait exempter. Ilia se rapprocha du poĂȘle et devint bavard. — Non, Ilitch, maintenant tout est fini, et moi- mĂȘme je ne veux pas rester. C’est l’oncle qui en est cause. N’aurait-il pas pu acheter un remplaçant? Non il n’aime que son fils et son argent. Et voilĂ , on m’envoie... Maintenant, moi-mĂȘme je ne veuxpas. Ilparlait doucement, confidentiellement, sous l’influence d’une tristesse douce. La seule personne que je regrette, c’est ma mĂšre. Comme elle avait du chagrin, la malheureuse ! Et ma femme aussi. Comme ça, pour rien, on a perdu une femme, maintenant elle sera perdue ; une femme de soldat, en un mot. Valait mieux ne pas me marier. Pourquoi m’ont-ils mariĂ©? Demain elles viendront... — Mais pourquoi vous a-t-on amenĂ©s si tĂŽt ? — demanda PolikeĂŻ. — Ce tantĂŽt on n’entendait parler de rien et tout d’un coup... — On a peur que je me fasse du mal, rĂ©pondit Ilia en souriant. Pas de danger, je ne me ferai rien, je ne serai pas perdu d’ĂȘtre soldat, seulement je plains ma mĂšre. Pourquoi m’ont-ils mariĂ©? — disait-il doucement et tristement. Laporte s’ouvrit brusquement et laissa passer le TolstoĂŻ-. — vi — Polikouchka. 6 82 POLTKOUCHKA vieux Doutlov, en laptĂŻ 1 toujours immenses ; ses pieds avaient l’air de bateaux, il secouait son bonnet. — AfanassĂŻ ! — dit-il au postillon, tout en se signant, — n’avez-vous pas une lanterne, je veux donner de l’avoine aux chevaux. Doutlov ne regardait pas Ilia, et tranquillement allumait un bout de chandelle. Ses moufles et son fouet Ă©taient attachĂ©s derriĂšre sa ceinture, son cirmiak Ă©tait ceint trĂšs^soigneusement, comme s’il venait avec des marchandises; il Ă©tait tranquille comme d’habitude, calme un visage de travailleur tout prĂ©occupĂ© de ce qu’il faisait. Ilia, en apercevant son oncle, se tut, baissa sombrement les yeux quelque part, vers le banc, et se mit Ă  parler en s’adressant au starosta. — Donne de l’eau-de-vie, Ermil! Je veux boire du vin. Sa voix Ă©tait mauvaise et sombre. — Quel vin, maintenant, rĂ©pondit le starosta en buvant dans la tasse. — Tu vois, les hommes ont mangĂ© et sont couchĂ©s. Et toi, pourquoi fais-tu du tapage ? Les mots fais-tu du tapage, » l’incitĂšrent visiblement Ă  en faire. — Starosta, je ferai un malheur si tu ne me donnes pas d’eau-de-vie. _ Fais-lui entendre raison, dit le starosta au vieux Doutlov qui avait dĂ©jĂ  allumĂ© sa lanterne, 1 LaptĂŻ, chaussures faites d’écorce tressĂ©e. POLIKOUCHKA 83 mais s’arrĂȘtaitpourĂ©couter ce qui allait se passer; et il regardait son neveu avec compassion, semblant Ă©tonnĂ© de son enfantillage. Ilia, en baissant la tĂȘte, prononça de nouveau — Donne du vin, autrement je ferai un malheur. — Assez, Ilia, fit doucement le starosta; cesse, ça vaudra mieux. Mais il n’achevait pas ces paroles qu’Ilia bondissait, donnait un coup de poing dans la fenĂȘtre et criait Ăą pleine voix — Vous ne voulez pas m’écouter ?. VoilĂ  pour vous! Et il se jeta vers l’autre fenĂȘtre pour la briser. Ilitch, en un clin d’Ɠil, fĂźt deux tours sur lui- mĂȘme et s’enfonça dans le coin du poĂȘle, en effrayant les cafards. Le starosta laissa sa cuiller et accourut vers Ilia. Doutlov posa lentement la lanterne, ĂŽta sa ceinture, fĂźt claquer sa langue, hocha la tĂȘte et s’approcha d’ilia, luttant avec le starosta et le portier qui l’empĂȘchaient de s’approcher de la fenĂȘtre. Ils le saisirent par les mainsetle maintinrent fortement. Mais aussitĂŽt qu’Ilia aperçut son oncle avec sa ceinture, ses forces dĂ©cuplĂšrent, il se dĂ©gagea, et les yeux levĂ©s, les poings serrĂ©s, il s’avança vers Doutlov. — Je te tuerai; n’approche pas, barbare! C’est toi qui m’as perdu avec tes brigands de fils! Pour- 84 polikouchka quoi m’avez-vous mariĂ©? N'approche pas, je te tuerais ! lluchka Ă©tait terrible. Son visage Ă©tait cramoisi, ses yeux hagards, tout son jeune corps Ă©tait secouĂ© d’un tremblement de fiĂšvre. Il semblait vouloir et pouvoir tuer les trois paysans qui l’entouraient. — Tu bois le sang de ton frĂšre, vampire! Quelque chose brilla sur le visage toujours calme de Doutlov. Il fit un pas en avant. — Tu n'as pas voulu de bon grĂ©, — prononça-t-il tout Ă  coup. On ne sait oĂč il prenait des forces; d’un mouvement rapide il empoigna son neveu, tomba Ă  terre avec lui, et, aidĂ© du starosta, se mit Ă  lui ligotter les mains. Ils luttĂšrent pendant cinq minutes. Enfin Doutlov, se releva avec l’aide des autres paysans, dĂ©tacha les mains d’ilia de sa pelisse Ă  laquelle il s’accrochait. Ensuite il releva Ilia,.les mains liĂ©es derriĂšre le dos, et le mit sur un banc dans un coin. — J’ai dit que ce serait pire ! fit-il essoufflĂ© de la lutte et reprenant la ceinture de sa blouse. — Pourquoi pĂ©cher? Nous mourrons tous. Mets-lui l 'armiak sous la tĂšte, — ajouta-t-il en s’adressant auportier, — autrementilattrapera unecongestion. Et lui-mĂȘme, une corde en guise de ceinture, prit la lanterne et sortit pour visiter les chevaux. Ilia, les cheveux Ă©bouriffĂ©s, le visage pĂąle, la chemise en dĂ©sordre, regardait la chambre comme s’il cherchait Ă  se rappeler oĂč il Ă©tait. Le portier POLIKOUCHKA 85 ramassait les dĂ©bris des vitres et bouchait la fenĂȘtre avec une pelisse pour empĂȘcher le vent .d’entrer. Le starosta s’assit de nouveau devant sa tasse. — Eh ! lluchka, Iluchka! je te plains vraiment. Que veux-tu y faire? Khoruchkine aussi est mariĂ©... C’est le sort Ă©videmment. — C’est la faute de mon* oncle, de ce malfaiteur — rĂ©pĂ©ta Ilia avec colĂšre. — Il regrette son argent... Ma mĂšre a dit que le gĂ©rant avait ordonnĂ© d'acheter un remplaçant. Il ne veut pas. Il dit qu’il n’a pas d’argent. Est-ce que moi et mon frĂšre n’avons rien apportĂ© Ă  la maison ? C’est un malfaiteur! Doutlov revint dans l’izba, puis se dĂ©shabilla et s’assit prĂšs du starosta. La servante lui donna de nouveau du kvass et une cuiller. Ilia se tut, ferma les yeux et s’allongea sur Varmiak. Le starosta le lui montra en silence et hocha la tĂȘte. Doutlov fĂźt un geste de la main. — Est-ce que je ne le plains pas ? Le fils de mon propre frĂšre. Non seulement je le plains, mais encore on m’a noirci Ă  ses yeux. Sa femme lui a mis en tĂšte, je ne sais comment, — elle est rusĂ©e, malgrĂ© sa jeunesse, — que nous avons tant d’argent que nous pouvons acheter un remplaçant. Et voilĂ  qu’il me fait des reproches. Et comme c’est dommage... un tel garçon ! — Oui, c’est un brave garçon, dit le starosta. — Mais, je n’ai pas de forces avec lui. Demain j’enverrai Ignate, et sa femme aussi veut venir. 86 POLIKOUCHKA — Bon, envoie-les, dit le starosta qui se leva et grimpa sur le poĂȘle — Qu’est-ce que c’est que l’argent? L’argent c’est de la poussiĂšre ! — Si on en avait, est-ce qu’on le regretterait? — prononça l’un des ouvriers du marchand en levant la tĂȘte. — Eh l’argent! l’argent! Il est cause de bien des pĂ©chĂ©s, —fit Doutlov.— Il n’y arien au monde qui cause tant de pĂ©chĂ©s que l’argent. C’est mĂȘme dit dans l’Écriture. — Tout est dit — rĂ©pĂ©ta le portier. — ĂŒn homme m’a racontĂ© qu’il y avait un marchand qui avait ramassĂ© beaucoup beaucoup d’argent et ne voulait rien laisser. Il aimait tant l’argent qu’il l’aemportĂ© dans son cercueil. Avant la mort, il demanda qu’on lui mĂźt dans le cercueil un petit coussin. On n’a pas compris. On le lui a mis. Ensuite les fils se hĂątĂšrent de chercher l’argent on ne le trouva nulle part. L’un des fils pensa qu’il Ă©tait sans doute dans le petit oreiller. L’affaire est venue jusqu’à l’empereur, qui permit d’ouvrir le cercueil. Et que penses- tu?... On ouvre, il n’y a rien dans l’oreiller, mais le cercueil est plein de vermine, et on l’a enfoui de nouveau voilĂ  ce que fait l’argent. — C’est, connu, beaucoup de pĂ©chĂ©s! Doutlov se leva et se mit Ă  prier. AprĂšs avoir priĂ© il regarda son neveu. 11 dormait. Doutlov s’approcha, desserra un peu ses liens et se coucha. L’autre paysan partit se coucher dans l’écurie. Quand tout redevint calme, PolikeĂŻ, comme un coupable, descendit doucement du poĂȘle et s’habilla. Il ne savait pourquoi il avait peur de passer la nuit avec les recrues. DĂ©jĂ  les coqs se rĂ©pondaient plus souvent. Tambour avait mangĂ© toute l’avoine et cherchait Ă  boire. Ilitch l’attela et l’amena devant le chariot des paysans. Le bonnet et son contenu Ă©taient intacts et les roues de la petite charrette rĂ©sonnaient de nouveau sur la route gelĂ©e de PokrovskoiĂ©. PolikeĂŻ se sentit plus Ă l’aise quand il eut franchi la ville. Avant il lui semblait toujours qu’on essayait de le poursuivre, qu’on l’arrĂȘtait et qu’au lieu d’ilia les mains ligottĂ©es'derriĂšre le dos, c’était lui qu’on emmenait au bureau de recrutement. TantĂŽt de froid, tantĂŽt de peur, un frisson parcourait son dos, et il stimulait Tambour. La premiĂšre personne qu’il rencontra Ă©tait un prĂȘtre dans un haut bonnet d’hiver, avec un ouvrier 88 POLIKOUCHKA louche. PolikeĂŻ se sentit encore plus mal Ă  l’aise. Mais aprĂšs la ville sa peur se dissipa peu Ă  peu. Tambour marchait au pas ; la route devenait plus distincte. Il ĂŽta son bonnet et tĂąta l’argent. Le mettre dans mon gousset? » pensa-t-il Mais il faut enlever ma ceinture; voilĂ , je descendrai lĂ -bas et je m’arrangerai. La doublure du bonnet est bien cousue en haut et en bas, il ne glissera pas. MĂȘme jusqu’à la maison, je ne l’îterai pas du bonnet. » Dans la descente, Tambour, de son propre grĂ©, galopait, et PolikeĂŻ, qui voulait autant que Tambour arriver au plus vite Ă  la maison, ne le retenait pas. Tout Ă©tait en ordre, du moins il se l’imaginait, et il se lança dans des rĂȘves la reconnaissance de sa maĂźtresse qui lui donnera cinq roubles, et la joie de sa famille. Il ĂŽta son bonnet, tĂąta encore une fois la lettre, enfonça le bonnet encore plus profondĂ©ment sur sa tĂȘte, et sourit. La peluche de son bonnet Ă©tait moisie, et prĂ©cisĂ©ment parce que, la veille, Akoulina l’avait cousu avec soin Ă l’endroit dĂ©chirĂ©, il se dĂ©chira d’un autre cĂŽtĂ©, et au mouvement par lequel PolikeĂŻ en ĂŽtant son bonnet, dans l’obscuritĂ©, pensait enfoncer plus profondĂ©ment l’argent dans l’ouate, le bonnet se dĂ©chira, et un bout de l’enveloppe sortit Ă  l’extĂ©rieur. Le jour venu, PolikeĂŻ qui n’avait pas fermĂ© l’Ɠil de la nuit, s’endormit. Il enfonça son bonnet, POLIKOUCHKA 89 l’enveloppe sortit encore davantage. Pendant son sommeil, PolikeĂŻ se frappait la tĂȘte sur le bord de la charrette. Il s’éveilla prĂšs de la maison, son premier mouvement fut d’attraper son bonnet. Il Ă©tait solidement enfoncĂ© sur sa tĂšte et il ne l’îta pas, convaincu que l’argent s’y trouvait. Il stimula Tambour, arrangea le foin, reprit son air important, et, en regardant avec gravitĂ©, il se dirigea vers la maison. VoilĂ  la cuisine, le pavillon, » la femme du menuisier, qui porte de la toile ; voici le bureau, la maison des maĂźtres oĂč PolikeĂŻ prouvera tout Ă  l’heure qu’il est un homme sĂčr et honnĂȘte que chacun peut bien calomnier, » et Madame dira Eh bien, merci. PolikeĂŻ, prends pour toi... trois...peut-ĂȘtre cinq... peut-ĂȘtre mĂȘme dix roubles. Elle ordonnera peut-ĂȘtre de lui donner du thĂ©, peut-ĂȘtre de l’eau-de-vie. Par le froid, ça ne ferait pas de mal. Pour dix roubles nous nous amuserions Ă  la fĂȘte, j’achĂšterais des bottes et rendrais quatre roubles et demi Ă  Aikita qui me cramponne beaucoup... » A cent pas de la maison. PolikeĂŻ fouetta encore une fois le cheval, arrangea sa ceinture, le collier, ĂŽta son bonnet, lissa ses cheveux et, sans hĂąte, passa la main sous la doublure. La main s’agita dans le bonnet de plus en plus vite, l’autre s’enfonça dedans, son visage pĂąlit, pĂąlit... une main traversa le bonnet... PolikeĂŻ se jeta Ă  genoux, arrĂȘta le cheval et se mit Ă  exami- 90 POLIKOUCHKA ner la charrette, le foin, les achats, Ă  tĂąter son gousset, son pantalon. L’argent n’était nulle part. — Mes aĂŻeux! qu’est-ce que c’est que ça? que va-t-il arriver? hurla-t-il en s’empoignant par les cheveux. Mais se rappelant soudain qu’on pouvait l’apercevoir, il obligea Tambour Ă  retourner sur ses pas, enfonça son bonnet, etpoussasur la route le cheval Ă©tonnĂ© et mĂ©content. Je dĂ©teste aller avec PolikeĂŻ, devait penser Tambour, pour une fois dans sa vie il m’a pansĂ© Ă  temps et c’est seulement pour mejouer un mauvais tour. J’ai couru le plus vite possible Ă  la maison. Je suis las, et Ă  peine ai-je senti l’odeur de notre foin, qu’il m’éloigne du retour. » — Eh toi, rosse du diable ! criait, Ă  travers ses larmes, PolikeĂŻ, debout dans la charrette, en tirant sur le mors de Tambour et le frappant Ă  coups de fouet. X Tout ce jour, personne Ă  PokrovskoiĂ© ne vit PolikeĂŻ. Madame s’informa de lui plusieurs fois aprĂšs le dĂźner, et Axutka courait chez Àkoulina. Mais Akoulina disait qu’il n’était pas de retour, qu’évidemment le marchand l’avait retenu ou qu’il Ă©tait arrivĂ© quelque chose au cheval. Il s’est peut-ĂȘtre mis Ă  boiter, disait-elle; la derniĂšre fois c’était comme ça. Maxime a mis toute une journĂ©e et il a fait toute la route Ă  pied » Et Axutka dirigeait de nouveau ses balanciers dans la direction de la maison, et Akoulina se forgeait des causes au retard de son mari, essayait, mais en vain, de se rassurer. Son cƓur Ă©tait triste, et aucun prĂ©paratif pour la fĂȘte du lendemain ne lui souriait. Elle se tourmentait d’autant plus que la femme du menuisier affirmait avoir vu de ses yeux un homme tout Ă  fait comme Ilitch, qui s’approchait de l’avenue et ensuite tournait bride. » 92 POLIKOUCHKA Les enfants Ă©taient aussi impatients du retour de leur pĂšre, mais pour une autre cause, Anutka et Machka n’avaient plus la pelisse et Varmiak qui leur donnaient la possibilitĂ© de sortir dans la rue, au moins Ă  tour de rĂŽle, et ainsi Ă©taient forcĂ©es de rester Ă  la maison, en chemise, Ă  tourner avec une rapiditĂ© doublĂ©e, de sorte quelles dĂ©rangeaient passablement les habitants du pavillon qui entraient et sortaient. Une fois Machka tomba sur les jambes de la femme du menuisier qui portait de l’eau, et bien qu’elle se mĂźt Ă  hurler d’avance, en tombant Ă  genoux, elle reçut cependant une volĂ©e et pleura encore plus fort. Quand elle ne se heurtait contre personne, alors, Ă  l’aide du baquet, elle grimpait sur le poĂȘle. Seules, Madame et Akoulina s’inquiĂ©taient sĂ©rieusement pour PolikeĂŻ lui-mĂȘme, et les enfants ne songeaient qu’à ce qu’il portait sur lui. Pendant le rapport d’Egor MikhaĂŻlovitch, quand Madame lui demanda si PolikeĂŻ n’était pas de retour et oĂč il pouvait ĂȘtre, il sourit et rĂ©pondit Je ne puis le savoir»;mais on voyait qu’il Ă©tait content de voir se justifier ses suppositions. Il viendra probablement pour dĂźner », dit-il avec importance. De toute la journĂ©e, personne Ă  PokrovskoĂŻe ne savait rien de PolikeĂŻ. AprĂšs seulement on apprit que des paysans voisins l’avaient vu qui trottait sur la route, sans bonnet, et demandait Ă  tous les passants s’ils n’avaient pas trouvĂ© la lettre? » Un autre l’avait vu endormi au bord de la route, POLlIvOUCHK A 93 prĂšs du cheval attachĂ© avec la charrette J’ai cru qu’il Ă©tait ivre, et que le cheval n’avait ni bu ni mangĂ© de deux jours, telles cĂŽtes il avait! dit cet homme. Akoulina ne dormit pas de toute la nuit ; elle Ă©coutait sans cesse. Mais de la nuit PolikeĂŻ ne revint point. Si elle avait Ă©tĂ© seule, si elle avait eu cuisiniĂšre et femme de chambre, elle eĂ»t Ă©tĂ© encore plus malheureuse, mais dĂšs le troisiĂšme chant du coq, quand la femme du menuisier se leva, Akoulina dut se lever et se mettre devant le poĂȘle. C’était fĂȘte, et il fallait sortir le pain avant le jour, prĂ©parer le levain, la galette, traire la vache, re- .passer les robes et les chemises, lever les enfants, apporter de l’eau et ne pas permettre Ă  la voisine d’occuper tout le poĂȘle. Akoulina, sans cesser d’écouter se mit Ă  sa besogne. Le jour Ă©tait dĂ©jĂ  venu ; les cloches des Ă©glises sonnaient. Les enfants Ă©taient dĂ©jĂ  levĂ©s, et PolikeĂŻ n’arrivait toujours pas. La veille il avait gelĂ©, la neige couvrait inĂ©galement les champs, la route, les toits et ce jour-lĂ , comme exprĂšs pour la fĂȘte, la journĂ©e Ă©tait belle, ensoleillĂ©e et froide, de sorte qu’on pouvait voir et entendre de loin. Mais Akoulina, prĂšs du poĂȘle, la tĂšte entrĂ©e dans le four, Ă©tait si occupĂ©e Ă  prĂ©parer la galette qu elle n’entendit pas venir PolikeĂŻ, et ce fut seulement aux cris des enfants, qu'elle reconnut que son mari Ă©tait revenu. Anutka, l’ainĂ©e, se graissait la tĂšte et s’habil- 94 POLIKOUCHKA lait seule. Elle avait une nouvelle robe de coton rose un peu usĂ©e, cadeau de Madame, qui Ă©tait sur elle comme une chĂąsse, et excitait l’envie des voisines. Ses cheveux Ă©tait lissĂ©s, elle avait usĂ© la moitiĂ© du bout de chandelle, les souliers n’étaient pas neufs, mais fins. Machka Ă©tait encore en camisole, et sale, et Anutka ne la laissait pas s’approcher trop prĂšs pour ne pas se salir. Machka Ă©tait dans la cour quand le pĂšre s’approcha avec un paquet. Petit pĂšle est alivĂ© », cria-t-elle ; et elle se jeta dans la porte, devant Anutka qu’elle salit. Anutka, qui n’avait dĂ©jĂ  plus peur de se salir, se mit Ă . battre Machka. Mais Akoulina ne pouvait quitter son travail. Elle criait seulement aux enfants Assez ! Je vous fouetterai tous ! » et elle regardait la porte. Ilitch, un paquet Ă  la main, entra dans le vestibule et aussitĂŽt passa dans son coin. Il sembla Ă  Akoulina qu’il Ă©tait pĂąle et que son visage Ă©tait comme s’il avait pleurĂ© ou comme s’il souriait ; mais elle n’avait pas le temps d’y faire attention. — Quoi, Ilitch, tout va bien ? demanda-t-elle, toujours prĂšs du poĂȘle. Ilitch murmura quelque chose qu’elle ne comprit pas. — Hein? cria-t-elle. As-tu Ă©tĂ© chez madame? Ilitch s’était assis sur le lit ; il regardait autour de lui et souriait de son sourire coupable, profon- POLIKOUCHKA 95 dĂ©ment malheureux. Pendant un moment il ne rĂ©pondit rien. — Eh bien, Ilitch, pourquoi as-tu Ă©tĂ© si longtemps? interrogea de nouvau Akoulina. — Moi, Akoulina, j’ai donnĂ© l’argent Ă  madame, comme elle m’a remerciĂ© ! dit-il tout Ă  coup. Et, encore plus inquiet, il regardait autour de lui et souriait. Deux objets attiraient particuliĂšrement ses yeux inquiets, agrandis de fiĂšvre les cordes attachĂ©es au berceau et l’enfant. Il s’approcha du berceau et de ses doigts maigres, en se hĂątant, il se mit Ă  dĂ©nouer la corde. Ensuite ses yeux s’arrĂȘtĂšrent sur l’enfant. Mais Ă  ce moment, Akoulina, la galette sur une planche, entrait dans le coin. Ilitch cacha rapidement la corde dans son gousset et se rassit sur le lit. — Quoi, Ilitch, tu n’as pas l’air bien? dit Akoulina. — Je n’ai pas dormi, — rĂ©pondit-il. Tout Ă  coup quelque chose passa devant la fenĂȘtre et un moment aprĂšs, accourut comme une flĂšche, la fillette d’en haut, Axutka. — Madame ordonne Ă  PolikeĂŻ Ilitch de venir immĂ©diatement, — dit-elle — Avdotia Nikolaievna a ordonnĂ© immĂ©diatement... PolikeĂŻ regarda Akoulina et ensuite la fillette. — Tout de suite.» Qu’y a-t-il encore? — prononça-t-il si simplement qu’Akoulina fut rassurĂ©e. 96 POLIKOUCHKA — Peut-ĂȘtre veut-elle le rĂ©compenser. » — Dis que j’y vais tout de suite. Il se leva et sortit. Akoulina prit un baquet posĂ© sur un banc, versa l’eau du seau, ajouta une marmite d’eau chauffĂ©e sur le poĂȘle, retroussa ses manches et essaya l’eau. — Viens, Machka, je vais te laver. La mĂ©chante et zĂ©zeyante fillette se mit Ă  crier. — Viens, braillarde, je te mettrai une chemise propre. Allons, pas tant d’histoires I Viens, il faut encore que je lave ta sƓur. Pendant ce temps, PolikeĂŻ ne suivait pas la fillette d’en haut pour aller prĂšs de Madame, mais il se dirigeait vers un tout autre endroit. Dans le vestibule, il y avait prĂšs du mur une Ă©chelle droite qui conduisait au grenier. PolikeĂŻ, une fois dans le vestibule, regarda tout autour de lui, et, ne voyant personne, courbĂ©, presqu’en courant, avec agilitĂ©, il grimpa l’échelle. — Que signifie? PolikeĂŻ ne vient pas... — se disait avec inquiĂ©tude la maĂźtresse en s’adressant Ă  Douniacha qui la coiffait. — OĂč est PolikeĂŻ ? Pourquoi ne vient-il pas? Axutka courut de nouveau au logis des domestiques et de nouveau, entra comme une bombe dans le vestibule et demanda Ilitch chez Madame. — Mais il y a longtemps qu’il est parti,—rĂ©pondit Akoulina qui, aprĂšs avoir lavĂ© Machka, venait de plonger dans le baquet son nourrisson et malgrĂ© POLIKOUCHKA 97 ses cris lui lavait ses rares petits cheveux. L'enfant criait, faisait des grimaces, tĂąchait d’attraper quelque chose avec ses petites mains faibles. D’une main Akoulina soulevait ses petits reins grassouillets, pleins de fossettes, et de l’autre le lavait. — Ya, regarde s’il ne s'est pas endormi quelque part, dit-elle en regardant autour d’elle avec inquiĂ©tude. A ce moment, la femme du menuisier pas encore peignĂ©e, le corsage ouvert, en retroussant ses jupes, montait au grenier pour y prendre sa robe qui sĂ©chait. Tout Ă  coup, un cri d’horreur Ă©clatait au grenier, et la femme du menuisier, comme une folle, les yeux fermĂ©s, Ă  reculons, plutĂŽt roulant, que courant, tombait de l’escalier. — Ilitch! s’écria-t-elle. Akoulina lĂącha l’enfant. — Il s’est pendu ! cria la femme du menuisier. Akoulina, sans remarquer que le bĂ©bĂ© roulait comme un peloton et tombait dans l’eau la tĂȘte en bas, courut dans le vestibule. — Pendu Ă  la poutre ! — prononça la femme du menuisier en apercevant Akoulina. Akoulina s’élança sur l’échelle et avant qu’on n'eĂ»t pu la retenir, avec un cri horrible, comme un cadavre, elle roulait dans l’escalier et se serait tuĂ©e si des gens accourus de tous cĂŽtĂ©s, n’avaient rĂ©ussi Ă  la rattraper. TolstoĂŻ. — vi. — Polikouchka. 7 XI Pendant quelques minutes, il fut impossible de rien distinguer dans le tohu-bohu gĂ©nĂ©ral. Les gens Ă©taient lĂ  en foule. Tous parlaient et criaient Ă  la fois, les enfants et les vieilles pleuraient. Akoulina Ă©tait sans connaissance. Enfin des hommes, le menuisier et l'intendant qui Ă©taient accourus, montĂšrent au grenier. La femme du menuisier racontait pour la vingtiĂšme fois comment, sans penser Ă  rien », elle Ă©tait allĂ©e chercher sa pĂšlerine, avait regardĂ© comme ça et vu un homme. Je regarde, le bonnet de cĂŽtĂ©, renversĂ©. Je regarde les pieds, ils se balancent. Le froid me saisit. Est-ce possible ?... un homme s’est pendu et je dois voir cela ! Quand je suis tombĂ©e en bas, je ne me rappelais plus moi-mĂȘme. Et c’est un miracle que Dieu m’ait sauvĂ©e ! Vraiment Dieu m’a protĂ©gĂ©e. On peut le dire Quelle pente et quelle hauteur! J’aurais pu me tuer net! » Les hommes POLIKOUCHKA 99 qui montaient racontaient la mĂȘme chose. Ilitch, en chemise et en caleçon, Ă©tait pendu Ă  une poutre, avec la corde qu’il avait retirĂ©e du berceau. Son bonnet Ă©tait tombĂ© de cĂŽtĂ©. Il avait ĂŽtĂ© la pelisse et l'armiack, les avait pliĂ©s et mis Ă  cĂŽtĂ©; ses jambes frĂŽlaient le sol et il ne donnait plus signe de vie. Akoulina, revenue Ă  elle, voulait gravir de nouveau l’escalier, mais on la retint. — Petite mĂšre, Siomka s’est noyĂ© ! cria tout Ă  coup du coin, la fillette zĂ©zeyante. Akoulina s’élança dans le coin. Le bĂ©bĂ©, immobile, Ă©tait couchĂ© sur le dos, au fond du baquet, les jambes inertes. Akoulina l’enleva vivement; mais l’enfant ne respirait plus, ne remuait pas. Akoulina le jeta sur le lit, et s’appuyant sur les mains, elle Ă©clata d’un rire si fort et si effrayant que Machka, qui s’était d’abord mise Ă  rire, se boucha les oreilles et s’enfuit en pleurant dans le vestibule. Des gens, criant, pleurant, entraient dans le coin. On sortit l’enfant dehors, on se mit Ă  le frotter; mais tout Ă©tait inutile. Akoulina, Ă©tendue sur le lit, poussait de tels Ă©clats de rire que tous ceux qui 1 entendaient en Ă©taient effrayĂ©s. Maintenant seulement, en voyant cette foule mĂ©langĂ©e d’hommes, de femmes, de vieillards, d enfants, qui se tenait dans le vestibule, on pouvait se rendre compte quelle masse de gens et de quelle sorte vivaient dans le pavillon de la cour. Tous se remuaient, parlaient beaucoup, pieu- 100 POLIKOÜCHKA raient, et personne ne faisait rien. La femme du menuisier trouvait toujours quelqu’un qui n’avait pas entendu son histoire et racontait de nouveau comment sa sensibilitĂ© avait Ă©tĂ© frappĂ©e de ce spectacle inattendu et comment Dieu l’avait sauvĂ©e d’une chute dans l’escalier. Le vieux sommelier, en camisole de femme, racontait que du temps du feu maĂźtre, une femme s’était noyĂ©e dans l’étang. Le gĂ©rant envoya chercher le policier, le prĂȘtre, et dĂ©signa une garde. La fillette d’en haut, Axutka, les yeux grands ouverts, regardait tout le temps le trou du grenier, et bien qu’elle n’y vit rien, elle ne pouvait en dĂ©tacher ses regards et partir chez la maĂźtresse. Agafia MikhaĂŻlovna, l’ancienne femme de chambre de la vieille dame, demandait du thĂ© pour calmer ses nerfs et sanglotait. La vieille Anna, de ses mains expertes, grasses, imprĂ©gnĂ©es d’huile d’olive, arrangeait le bĂ©bĂ© sur la petite table. Des femmes se tenaient autour d’Akoulina et la regardaient en silence. Les enfants, serrĂ©s dans le coin, regardaient leur mĂšre ; d’abord ils criĂšrent puis se turent et se rencoignĂšrent encore plus. Des gamins et des paysans se heurtaient prĂšs du perron et, le visage effrayĂ©, regardaient par la porte et la fenĂȘtre, ne voyant et ne comprenant rien, et se demandant ce qu’il y avait. L’un disait que le menuisier avait, d’un coup de hache, coupĂ© la jambe de sa femme ; l’autre, que la blanchisseuse venait POLIKOUCHKA 101 d’accoucher de trois enfants ; un troisiĂšme disait que la chatte du cuisinier, devenue enragĂ©e, avait mordu des gens. Mais enfin, la vĂ©ritĂ© se rĂ©pandit peu Ă  peu et arriva jusqu’aux oreilles de la maĂźtresse. 11 semble mĂȘme qu’on ne l’avait pas prĂ©parĂ©e. Le grossier Egor, lui raconta nettement toute l’histoire, et Madame en eut les nerfs si troublĂ©s que de longtemps elle ne put se remettre. La foule commençait Ă  se calmer. La femme du menuisier avait allumĂ© le samovar et donnait le thĂ©, mais les Ă©trangers, Ă  qui il n’en Ă©tait pas offert, trouvĂšrent inconvenant de rester plus longtemps. Les gamins commençaient Ă  se battre prĂšs du perron. Tous savaient dĂ©jĂ  ce qui Ă©tait arrivĂ© et, en se signant, se dispersaient, quand, tout Ă  coup, on entendit Madame! Madame!» et tous, en se taisant, se rangĂšrent de nouveau, pour lui livrer passage. Mais tous aussi voulaient voir ce qu’elle allait faire. Madame, pĂąle, en larmes, pĂ©nĂ©tra dans le vestibule, puis sur le seuil du logis d’Akoulina. Des dizaines de tĂȘtes se serraient et regardaient dans la porte. Une femme enceinte Ă©tait tellement serrĂ©e qu’elle cria, mais aussitĂŽt, profitant de cette circonstance, elle se faufila devant. Et comment ne pas regarder Madame dans le coin d’Akoulina? Pour les serfs c’était la mĂȘme chose que le feu d’artifice Ă  la fin de la reprĂ©sentation. C’était bien quand on allumait le feu d’artifice alors c’était bien que Madame* en soie et en dentelles, entrĂąt 102 POLIKOUCHKA dans le coin d’Akoulina. Madame s’approcha d’Akoulina et lui prit la main. Akoulina la retira brusquement. Les vieux domestiques hochaientla tĂȘte d’un air peu approbateur. — Akoulina, tu as des enfants, aie pitiĂ© d’eux, — dit madame. Akoulina Ă©clata de rire et se leva. — Mes enfants sont tout d’argent, tout d’argent... Je ne tiens pas de papiers, — murmurait-elle trĂšs vite. — Je disais Ă  Ilitch, ne prends pas de papiers, et voilĂ  on l’a graissĂ©, on l’a graissĂ© de goudron. Du goudron et du savon, madame, et tous les poux, tant qu’il y en aura, s’en iront tout de suite. — Et de nouveau, elle Ă©clatait de rire. Madame se tourna, et demanda qu’on allĂąt chercher l’infirmier et de la moutarde, a Donnez de l’eau froide » ; et elle mĂȘme se mit Ă  chercher de l’eau. Mais en apercevant le cadavre de l’enfant devant qui Ă©tait la vieille Anna, Madame se dĂ©tourna, et tous la virent se couvrir de son fichu et pleurer. Et la vieille Anna c’est dommage que la maĂźtresse ne l’ait pas vue, elle l’eĂčt apprĂ©ciĂ©e, et du reste c’était fait dans cette intention couvrit l’enfant d’un morceau de toile ; de sa main grossiĂšre, habile, elle rangea les petites mains, et hocha la tĂȘte, pinça les lĂšvres, cligna les yeux et soupira d’une telle façon que chacun pouvait voir son bon cƓur. Mais POLIKOUCHKA 103 Madame ne le vit pas et ne pouvait rien voir. Elle sanglotait, prise d’une crise nerveuse ; on la fit sortir sous le bras et on l’emmena de la maison. Elle ne pouvait faire plus », pensĂšrent plusieurs, et ils se dispersĂšrent chez eux. Akoulina riait toujours davantage et divaguait. On la conduisit dans une autre chambre ; on lui fit une saignĂ©e, on lui mit des sinapismes et de la glace sur la tĂȘte ; mais elle ne comprenait toujours rien ; elle ne pleurait pas ; elle riait, disait et faisait de telles choses que les braves gens qui la soignaient ne pouvaient s’empĂȘcher de rire. XII La fĂȘte n’était pas trĂšs gaie dans la cour de PokrosvkoĂŻe. Bien que la journĂ©e fĂ»t trĂšs belle, les gens ne sortaient pas s’amuser ; les jeunes filles ne se rĂ©unissaient pas pour chanter leurs chansons ; les garçons, les ouvriers de fabrique venus de la ville, ne jouaient ni de l’accordĂ©on, ni de la balalaĂŻka et ne s’amusaient pas avec les jeunes filles. Tous Ă©taient assis dans leurs coins, et s’ils causaient, c’était bas, comme si quelque esprit malveillant, ici prĂ©sent, pouvait les entendre. Dans la journĂ©e ce n’était encore rien, mais le soir, quand la nuit fut venue, les chiens se mirent Ă  hurler, et, comme exprĂšs, le vent s’éleva et hurla dans les cheminĂ©es. Tous les habitants de la cour Ă©taient pris d’une telle frayeur, que tous ceux qui possĂ©daient des cierges les allumĂšrent devant les icĂŽnes. Celui qui Ă©tait seul dans son coin allait demander asile pour la nuit chez un voisin oĂč il y avait plus de monde ; POLIKOUCHKA 105 celui qui avait besoin d’aller dans l’étable n’y allait pas, prĂ©fĂ©rant laisser les bĂȘtes sans nourriture pour cette nuit; et l’eau bĂ©nite, conservĂ©e chez chacun, dans une fiole, Ă©tait usĂ©e durant cette nuit. Plusieurs mĂȘme, pendant la nuit, entendirent marcher dans le grenier, Ă  pas lourds, et le forge,- ron vit un serpent voler droit sur le grenier. Dans le coin dePolikeĂŻ il n’y ayait personne. Les enfants et la folle avaient Ă©tĂ© emmenĂ©s ailleurs ; il n’y restait que l’enfant mort et deux vieilles femmes, ainsi qu’une pĂšlerine qui, par zĂšle, lisait les psaumes, non sur la mort du bĂ©bĂ©, mais pour lacause de tous ces malheurs. C’était le dĂ©sir de Madame. Cette pĂšlerine et les vieilles femmes entendirent elles-mĂȘmes, aprĂšs la lecture de l’une des vingtpar- ties des psaumes, qu’en haut, la poutre tremblait, et une voix gĂ©missait; et ayant lu Dieu ressuscitera », le calme s’était rĂ©tabli. La femme du menuisier fit venir chez elle une parente, et cette nuit-lĂ , sans s’en douter, elle but avec elle tout le thĂ© qu’elle avait achetĂ© pour une semaine. Elle aussi avait entendu, en haut, la poutre craquer et trembler, comme si des sacs tombaient. Les paysans de garde remontaient le courage des dvorovoĂŻ , autrement, tous seraient morts de peur cette nuit-lĂ . Les paysans Ă©taient dans le vestibule, sur le foin, ensuite ils affirmĂšrent qu’ils avaient aussi entendu des prodiges dans le grenier; en rĂ©alitĂ© pendant la 106 POLIKOUCHKÀ nuit, tous calmes, ils avaient causĂ© entre eux de l’enrĂŽlement, mangĂ© du pain, s’étaient grattĂ©s, et, principalement avaient empli tout le vestibule de leur odeur; si bien que la femme du menuisier, en passant devant eux, cracha et les appela espĂšce de moujiks ». Quoi qu’il en soit, le pendu Ă©tait toujours au grenier, et l’esprit mĂ©chant semblait, pour cette nuit, entourer le pavillon de son aile gigantesque et montrer son pouvoir, en se plaçant plus prĂšs que jamais de ces hommes. Du moins tous sentirent cela. Je ne sais si c’était juste; je pense mĂȘme que non. Je pense que si quelqu’un de h ardi, cette nuit-lĂ , eĂ»t pris une chandelle ou une lanterne et, se signant, ou mĂȘme sans cela, fĂ»t allĂ© au grenier, et lentement, eĂ»t Ă©cartĂ©, par Ja lumiĂšre de la chandelle, l’horreur de la nuit, s’il eĂ»t Ă©clairĂ© la poutre, le sol, le mur couvert de toiles d’araignĂ©es, la pĂšlerine oubliĂ©e par la femme du menuisier, s’il se fĂ»t avancĂ© jusqu’à Ilitch, si, ne s’abandonnant pas Ă  la peur, il eĂ»t soulevĂ© la lanterne Ă  la hauteur du visage, il aurait aperçu le corps connu, maigre, les pieds touchant le sol la corde s’était lĂąchĂ©e, penchĂ© de cĂŽtĂ©, sans signe de vie, avec le col de la chemise dĂ©boutonnĂ©, sous laquelle on ne voyait plus de croix, la tĂȘte baissĂ©e sur la poitrine, et le bon visage avec des yeux ouverts sans voir, le sourire, doux, coupable, le calme sĂ©vĂšre, et le silence absolu. Vraiment la femme du menuisier qui s’enfoncait sous sa cou- Éifriaatt P0L1K0UCHKA 107 verture, les cheveux dĂ©faits, les yeux effrayĂ©s, qui racontait qu’elle avait entendu tomber les sacs, Ă©tait beaucoup plus terrible et effrayante qu’Ilitch, bien que sa croix enlevĂ©e eĂ»t Ă©tĂ© mise sur la poutre. En haut , c’est-Ă -dire chez la maĂźtresse, rĂ©gnait la mĂȘme terreur qu’au pavillon. La chambre de Madame Ă©tait remplie de l’odeur d’eau de Cologne et d’onguents. Douniacba faisait fondre de la cire et prĂ©parait un Pourquoi fallait-il du cĂ©rat, je l’ignore, mais je sais qu’on en prĂ©parait toujours quand Madame Ă©tait malade. Et maintenant, elle Ă©tait troublĂ©e au point d’ĂȘtre malade. La tante de Douniacha Ă©tait venue passer la nuit avec elle pour lui donner courage. Toutes les quatre Ă©taient assises dans la chambre des bonnes avec la fillette et causaient Ă  voix basse. — Qui ira chercher l’huile? demanda Douniacha. — Je n’irai pour rien, pour rien, Àvdotia. Mikolawna, — rĂ©pondit rĂ©solument la deuxiĂšme bonne. — Que dis-tu, va avec Axutka. — J’irai seule, je n’ai peur de rien, — dit Axutka ; mais elle commençait Ă  avoir peur. — Eh bien ! va, la plus sage ; demande Ă  la vieille Anna un verre d’huile, mais en l’apportant fais attention de ne pas en verser, dit Douniacha. Axutka releva sa jupe d’une main, et ne pou- 108 POLIliOUCniiA vant ainsi remuer les deux, elle agita l’autre deux fois plus fort, Ă  travers son corps, et courut rapidement. Elle avait peur, et sentait que si elle apercevait ou entendait n’importe quoi, mĂȘme samĂšre vivante, elle mourrait de peur. Les yeux fermĂ©s, elle courait par le chemin qu’elle connaissait. XIII — Madame dort-elle ou non? demanda tout Ă  coup, prĂšsd’Àxutka, la voix basse d’un paysan... Elle ouvrit les yeux et aperçut un homme qui lui sembla plus grand que le pavillon. Elle poussa un cri et revint sur ses pas, si vite, que son jupon volait derriĂšre elle. En un bond, elle Ă©tait sur le perron. Elle courut dans la chambre des bonnes, et, avec un cri sauvage, se jeta sur le lit. Douniacha, sa tante et l’autre femme, mouraient de peur. Elles n’avaient pas eu le temps de se remettre que des pas lents et lourds s’entendaient dans le vestibule, et enfin prĂšs de la porte. Douniacha courut vers Madame en laissant tomber le cĂ©rat. La deuxiĂšme femme de chambre se cacha dans les jupes accrochĂ©es au mur. La tante, plus courageuse, voulait tenir la porte, mais la porte s’ouvrit et le paysan entra dans la chambre. C’était Doutlov dans ses bateaux. Sans faire attention Ă  110 POLIKOUCHKA la peur des jeunes filles, il chercha des yeux les icĂŽnes, et, ne trouvant pas la petite image suspendue au coin gauche, il se signa dans la direction d’un buffet oĂč Ă©taient des tasses, mit son chapeau sur le rebord de la fenĂȘtre, puis enfonçant sa main dans sa demi-pelisse, comme s’il voulait se gratter l’aisselle, il en tira la lettre aux cinq cachets gris portant des ancres. La tante de Douniacha se tenait la poitrine... A peine put-elle prononcer — Ah ! c’est toi, tu m’as fait peur, Naoumitch ! Je ne puis prononcer un mot. Je croyais que c’était la fin. — Peut-on faire ainsi, — prononça la deuxiĂšme femme de chambre qui sortit d’entre les jupes. — Vous avez mĂȘme troublĂ© Madame, — dit Douniacha en se montrant Ă  la porte. — Pourquoi viens-tu dans les chambres des bonnes sans te faire annoncer? Un vrai moujik ! Doutlov, sans s’excuser, rĂ©pĂ©ta qu’il lui Ă©tait nĂ©cessaire de voir Madame. — Elle est souffrante, —dit Douniacha. ~ A ce moment, Axutka Ă©clata d’un rire si sonore et si inconvenant qu’elledut, de nouveau, s’enfouir la tĂȘte dans les jupes, d’oĂč, malgrĂ© toutes les menaces de Douniacha et de la tante, elle ne pouvait sortir sans pouffer, comme si quelque chose se dĂ©chirait dans sa poitrine rose et ses joues rouges. Il lui semblait si drĂŽle qu’ils se fussent tous POLIKOUCHKA 111 effrayĂ©s que, de nouveau, elle se cacha la tĂȘte, et comme prise de convulsions, frappait des pieds et sursautait de tout son corps. Doutlov s’arrĂȘta, la regarda attentivement, comme s’il dĂ©sirait se rendre compte de ce qu’elle avait, mais, ne comprenant pas de quoi il s’agissait, il se dĂ©tourna et continua son discours. — C’est-Ă -dire, il s’agit d’une affaire trĂšs importante. Annoncez seulement que le paysan a trouvĂ© la lettre avec l'argent. — Quel argent ? Douniacha, avant d’annoncer, lut l’adresse et demanda Ă  Doutlov oĂč et comment il avait trouvĂ© cet argent qu’Ilitch devait rapporter de la ville. Ayant appris tous les dĂ©tails, Douniacha, en chassant dans le vestibule la fillette qui ne cessait de rire, alla chez Madame. Mais, Ă  l’étonnement de Doutlov, Madame ne le reçut pas et n’en donna aucune explication Ă  Douniacha. — Je ne sais et ne veux rien savoir, — disait Ja dame. — Quel paysan, quel argent, je ne puis ni ne veux voir personne. Qu’ils me laissent en paix. — Que ferai-je donc, — dit Doutlov, en tournant et retournant l'enveloppe, — ce n’est pas rien. — Qu'y a t-il d’écrit dessus? — demanda-t-il Ă  Douniacha, qui de nouveau lut l’adresse. Doutlov n’y pouvait croire. Il espĂ©rait que cet argent n’était pas celui de Madame, qu’on avait mal 112 POLIKOUCUKA lu l’adresse. Mais, Douniacha la lui rĂ©pĂ©ta encore une fois. Il soupira, mit l’enveloppe dans son gousset, et se prĂ©para Ă  sortir — Il faut Ă©videmment le porter Ă  la police, — dit-il. — Attends, j’essaierai encore une fois ; donne ici la lettre, — fit en l’arrĂȘtant Douniacha, qui suivait attentivement la disparition de l’enveloppe dans le gousset du paysan. Doutlov la sortit de nouveau, cependant il ne la mettait pas tout de suite dans la main tendue de Douniacha. — Dites que c’est Doutlov qui l’a trouvĂ©e sur la route. — Oui, donne. — Je pensais que c’était une lettre ordinaire, mais un soldat m’a dit que c’était de l’argent. — Mais, donne, donne. — Je n’oserais pas aller Ă  la maison pour... — prononça de nouveau Doutlov, sans se sĂ©parer de la prĂ©cieuse enveloppe... — Annoncez ainsi. Douniacha prit l’enveloppe et, de nouveau, alla chez madame. — Ah! mon Dieu, Douniacha! —dit madame d’un ton de reproche, — ne me parle pas de cet argent ! Quand je me rappelle cet enfant... — Madame, le paysan ne sait pas Ă  qui vous ordonnez de le remettre, — dit encore Douniacha. POLIKOUCUKA 113 Madame dĂ©cacheta l’enveloppe, tressaillit en apercevant l’argent, et devint pensive. — Maudit argent! que de malheurs il cause! — C’est Doutlov, Madame. Ordonnez-vous qu’on l’amĂšne ici, ou daignez-vous sortir vers lui? Je ne sais pas si cet argent est intact, — fit Douniacha. — Je ne veux pas de cet argent. C’est un argent maudit qu’a-t-il fait? Dis-lui qu’il le garde s’il veut, — dit tout Ă  coup Madame, en cherchant la main de Douniacha. — Oui, oui, oui, — rĂ©pĂ©ta Madame Ă  Douniacha Ă©tonnĂ©e, — qu’il garde tout et qu’il en fasse ce qu’il voudra — Quinze cents roubles, — objecta Douniacha, en souriant doucement comme Ă  un enfant. — Qu’il prenne tout, — rĂ©pĂ©ta Madame impatiemment. — Quoi ! Ne me comprends-tu pas ! C’est de l’argent maudit ; ne m’en parle jamais. Que le paysan garde ce qu’il a trouvĂ©. Va, va donc ! Douniacha revint dans la chambre des bonnes. — C’est tout l’argent? — demanda Doutlov. — Compte toi-mĂȘme. Elle a ordonnĂ© de te le donner, — dit Douniacha en lui tendant l’enveloppe. Doutlov mit son bonnet sous son bras, et en se penchant se mit Ă  compter. — Il n’y a pas de boulier? Doutlov avait compris que Madame, trop sotte pour compter, lui ordonnait de le faire. — Tu compteras chez toi! C’est Ă  toi ! C’est ton TolstoĂŻ. — vt. — Volikouchka. 8 114 POLIKOUCHKA argent i — dit Douniacha, irritĂ©e. — Je ne veux pas le voir, » — a-t-elle dit — donne-le Ă  celui qui l’a apportĂ©. Doutlov, sans se dresser, fixait ses yeux sur Douniacha. La tante de Douniacha frappa des mains. — Mes aĂŻeux! En voilĂ  une chance! Mes aĂŻeux! La deuxiĂšme femme de chambre ne pouvait y croire. — Que dites-vous, Advotia MikhaĂŻlovna, vous plaisantez ! — Quelle plaisanterie? Elle a ordonnĂ© de le donner au paysan... Eh bien, prends l’argent et va, — dit Douniacha, sans cacher son dĂ©pit. — Le malheur des uns fait le bonheur des autres ! — C’est facile Ă  dire. Quinze cents roubles ! — fit la tante. — Et plus, — dit Douniacha. — Eh bien! Tu mettras un cierge de dix kopeks Ă  saint Nicolas, — ajouta-t-elle d’un ton moqueur. — Quoi ! tu n’en reviens pas? Si encore ça tombait Ă  un pauvre, mais lui, il a dĂ©jĂ  assez d’argent. Doutlov comprit enfin que ce n’était pas une plaisanterie ; il rassembla l’argent Ă©talĂ© sur la table pour le compter, puis le mit dans sa poche. Mais ses mains tremblaient pendant qu’il regardait les filles pour se convaincre que c’était sĂ©rieux. — VoilĂ , il n’en revient pas; il est heureux, — dit Douniacha, tout en montrant son mĂ©pris pour POLIKOUCHKA 145 le paysan et l’argent. — Laisse, je te le mettrai. Elle voulut ramasser l'argent. Doutlov ne la laissa point faire. Il empoigna l’argent, l’enferma encore plus profondĂ©ment, et prit son bonnet. — Es-tu content? — Je ne sais que dire! VoilĂ  comme... Il n’acheva pas; il ricana, faillit pleurer et sortit. La clochette sonna dans la chambre de Madame. — Eh bien, tu le lui as donnĂ©? o — Oui. Ăź! " — Est-il content ? — Il en est comme fou. — Ah ! appelle-le ici. Je lui demanderai comment il l’a trouvĂ©. Appelle-le, je ne puis pas sortir. Douniacha courut et rejoignit le paysan dans le vestibule. Il avait tirĂ© sa bourse et la tĂȘte nue, en s’inclinant, il dĂ©liait la bourse et tenait l’argent entre ses dents. Il lui semblait peut-ĂȘtre, que tant que l’argent n’était pas dans sa bourse, il n’était pas Ă  lui. Quand Douniacha l’appela, il eut peur. — Quoi, Avdotia... Avdotia MikhaĂŻlovna, veut- elle reprendre l’argent ? Au moins, vous intercĂ©derez, et je jure que je vous apporterai du miel. — Le voyez-vous, il apportera ! La porte s’ouvrait de nouveau et le paysan Ă©tait introduit prĂšs de Madame. Il n’était pas gai. . Elle reprendra l’argent, » pensait-il; et, Dieu sait pourquoi, quand il entra dans la chambre, il souleva toute la jambe, comme s’il marchait dans une i 16 P0L1K0UCHKA herbe haute, et tĂącha de ne pas faire de bruit avec ses lapti. Il ne comprenait rien et ne voyait rien de ce qui Ă©tait autour de lui. En passant devant un miroir il voyait des fleurs, un paysan en lapti qui soulevait les jambes, le portrait d’un seigneur, une caisse verte, quelque chose de blanc... Tout Ă  coup cette chose blanche se mit Ă  parler ; c’était Madame... Il ne comprenait rien ; il ouvrait seulement de grands yeux. Il ne savait oĂč il Ă©tait, et tout lui paraissait plongĂ© dans un brouillard. — C’est toi, Doutlov? — Moi, madame. C’est tel que c’était, je n’y ai pas touchĂ©, — dit-il. — Je ne suis point heureux de cette affaire. Je le jure devant Dieu ! Comme je fouettais mon cheval... — Eh bien, c’est ta chance ! dit Madame avec un sourire mĂ©prisant et bon. Garde pour toi. Il ouvrit de grands yeux. — Je suis contente que cela te soit tombĂ© ! Dieu. fasse que cet argent te porte bonheur ! Es-tu content ? — Comment ne pas ĂȘtre content ! Si content, petite mĂšre ! Je prierai toujours Dieu pour vous. Je suis si heureux que Madame vive, grĂące Ă  Dieu. — Comment l’as-tu trouvĂ© ? — C’est-Ă -dire, pour madame, nous tĂąchions, comme toujours, sur l’honneur et non... — Il est dĂ©jĂ  tout Ă  fait embrouillĂ©, Madame, — dit Douniacha. POLIKOUCHKA 117 — J’avais amenĂ© Ă  la ville une recrue, mon neveu. Je revenais, et sur la route, j’ai trouvĂ©... Probablement que PolikeĂŻ, par hasard, l’aura laissĂ© tomber. — Eh bien, va, va, mon cher, je suis contente. — Si heureux! petite mĂšre! — prononçait le moujik. Ensuite il se rappela qu’il n'avait pas remerciĂ© et n’avait pas dit ce qu’il fallait. Madame et Dou- miacha souriaient, et lui, de nouveau, comme s’il enjambait de l’herbe, se retenait Ă  peine pour ne pas courir. Il lui semblait que sans cela on l’arrĂȘterait pour lui reprendre l’argent. XIV Une fois dehors, Doutlov s’éloigna de la route, vers les tilleuls, puis il enleva sa ceinture pour prendre plus aisĂ©ment sa bourse, et, il y mit son argent. Ses lĂšvres se remuaient, s’allongeaient et s’élargissaient, bien qu’il ne prononçùt pas un son. AprĂšs avoir rangĂ© l’argent et remis sa ceinture, il se signa, et s’en alla, comme un homme ivre, en faisant des zigzags sur la route, tellement il Ă©tait occupĂ© par les idĂ©es qui emplissaient sa tĂšte. Tout Ă  coup, il aperçut devant lui un paysan qui venait Ă  sa rencontre. Il appela c’était Efime qui; un bĂąton Ă  la main, gardait le pavillon. — Eh! l’oncle SĂ©mion ! — prononça joyeusement Efime en s’approchant de lui. Efime avait peur d’ĂȘtre seul. — Eh bien ! Avez-vous conduit les recrues, l’oncle ! — Oui. Que fais-tu? POLIKOUCHKA 119 — Mais on m’a mis ici, pour garder Ilitch, le pendu. — OĂč est-il? — VoilĂ , dans le grenier. On dit qu’il est pendu, — rĂ©pondit Efime, en montrant avec son bĂąton, le toit sombre du pavillon. Doutlov regarda dans la direction delĂ  main, et bien qu’il n’y vit rien, il fronça les sourcils, cligna des yeux et hocha la tĂȘte. — L’inspecteur de police est arrivĂ©, — dit Efime, — le cocher me l’a dit. On le retirera tout Ă  l’heure. C’est terrible la nuit, l’oncle. A aucun prix* je n’irais lĂ -haut, la nuit, si l’on m’ordonnait d’y monter. Egor MikhaĂŻlovitch me battrait Ă  mort, que je n’y monterais pas. — Quel pĂ©chĂ©! Quel pĂ©chĂ© ! — prononça Dout- tlov, Ă©videmment, par convenance ; mais il ne pensait pas du tout Ă  ce qu’il disait et voulait continuer son chemin. Mais la voix d’Egor MikhaĂŻlovitch l’arrĂȘta — Eh! gardien, viens ici ! — criait du perron, Egor MikhaĂŻlovitch. » Efime rĂ©pondit. — Eh ! quel paysan cause lĂ -bas avec toi ? — Doutlov. — Viens, toi aussi SĂ©mion, viens. En s’approchant, Doutlov aperçut, dansla lumiĂšre de la lanterne que portait le cocher, Egor MikhaĂŻlovitch et un fonctionnaire de petite taille, avec un 120 POLIKOUCHKA chapeau Ă  cocarde et un manteau. C’était l’inspecteur de police. — VoilĂ , le vieux ira aussi avec nous, —dit Egor MikhaĂŻlovitch en l’apercevant. Le vieux avait peur, mais il n’y avait pas Ă  reculer. — Eh toi, Efimka, toi un jeune garçon, cours au grenier oĂč il s’est pendu, arrange l’escalier pour que sa seigneurie puisse passer. Efimka, qui ne voulait Ă  aucun prix s’approcher du pavillon, y courut en faisant autant de bruit avec ses lapti que s’il eĂ»t traĂźnĂ© des poutres. Le policier frappa le briquet et alluma sa pipe. Il habitait Ă  deux verstes, et venait d’ĂȘtre sĂ©vĂšrement rĂ©primandĂ© par son chef pour ivrognerie, c’est pourquoi, il se trouvait dans un accĂšs de zĂšle. ArrivĂ© Ă  dix heures du soir, il voulait examiner aussitĂŽt le pendu. Egor MikhaĂŻlovitch demanda Ă  Doutlov pourquoi il se trouvait ici. En montant, Doutlov raconta au gĂ©rant l’histoire de l’argent trouvĂ© et la dĂ©cision de Madame. Doutlov ajouta qu’il Ă©tait venu demander la permission d’Egor MikhaĂŻlovitch. Le gĂ©rant, Ă  l’horreur de Doutlov, demanda l’enveloppe et l’examina. Le policier prit aussi l’enveloppe et, sĂšchement, briĂšvement, demanda des dĂ©tails. — L’argent est perdu, » pensait dĂ©jĂ  Doutlov. Mais le policier le lui remit. — Il en a de la veine, ce gaillard! — dit-il. POLIKOUCHKA 121 — Ça lui tombe Ă  pic — dit Egor MikhaĂŻlovitch. Il devait enrĂŽler son neveu, maintenant il le rachĂštera. — Ah ! fit l’inspecteur de police en s’avançant. — Tu rachĂšteras Ilia? demanda Egor MikhaĂŻlovitch. — Comment le racheter? Y aura-t-il assez d’argent? Et puis, il est peut-ĂȘtre trop tard? — Comme tu voudras, — dit le gĂ©rant. Et tous deux suivirent le policier. Ils s’approchĂšrent du pavillon. Dans le vestibule les gardes puanteux attendaient avec une lanterne. Doutlov les suivit. Les gardes avaient un air confus qui devait se rapporter Ă  l’odeur qu’ils venaient de produire car ils n’avaient rien fait de mal. Tousse turent. — OĂč? demanda le policier. — Ici, — chuchota Egor MikhaĂŻlovitch ; — Efimka, tu vas passer devant avec la lanterne. Efimka, en haut, arrangeait dĂ©jĂ  les planches et semblait avoir perdu toute peur. Et enjambant deux ou trois marches Ă  la fois, le visage gai, il grimpa devant, se retournant seulement pour Ă©clairer le policier qui suivait Egor MikhaĂŻlovitch. Quand ils disparurent, Doutlov, qui avait dĂ©jĂ  le pied sur la marche, soupira et s’arrĂȘta. Deux minutes aprĂšs, les pas s’arrĂȘtaient dans le grenier; Ă©videmment ils s’approchaient du cadavre. — Oncle ! Ils t’appellent, — cria Efime par le 122 POLIKOUCHKÀ trou. Doutlov monta. A la lumiĂšre de la lanterne on ne voyait du policier et d'Egor MikaĂŻlovitch que le haut du corps. DerriĂšre eux se trouvait encore quelqu’un qui tournait le dos, c’était PolikeĂŻ. Doutlov enjamba la poutre, et, en se signant, s’arrĂȘta. — Tournez-le, — dit le policier. Personne ne bougea. — Efimka, tu es jeune, — dit Egor MikhaĂŻlo- vitch. Le jeune garçon enjamba la poutre ; il tourna Ilitch, se mit Ă  cĂŽtĂ© de lui, regardant de l’air le plus gai, tantĂŽt Ilitch, tantĂŽt le chef de police, de mĂȘme que celui qui montre un albinos ou Julie PastranĂ©, regarde tantĂŽt le public, tantĂŽt le sujet exposĂ©, prĂȘt Ă  remplir tous les dĂ©sirs des spectateurs. — Retourne encore. Ilitch fut retournĂ© encore ; son bras se balançait faiblement ; les pieds traĂźnaient sur le sol. — DĂ©tachez-le. — Voulez-vous ordonner de couper la corde, Vassili Borissovitch? dit Egor MikgaĂŻlovitch. Mes enfants, donnez une hache. Il fallut rĂ©pĂ©ter deux fois cet ordre Ă  Doutlov et aux gardiens, et le jeune garçon se comporta avec Ilitch comme avec le corps d’un mouton. Enfin on coupa la corde; on ĂŽta le cadavre, on le couvrit. Le policier dĂ©clara que le mĂ©decin viendrait demain et laissa partir les hommes. Doutlov, en remuant les lĂšvres, se dirigea vers son logis. D'abord il avait peur, mais, Ă  mesure qu’il approchait du village, ce sentiment se dissipait et la joie emplissait de plus en plus son Ăąme. Dans le village on entendait des chansons et des voix avinĂ©es. Doutlov ne buvait jamais et maintenant se dirigeait tout droit vers la maison. Il Ă©tait dĂ©jĂ  tard quand il entra dans l'izba. Sa femme dormait. Le fils aĂźnĂ© et les petits-fils dormaient sur le poĂȘle, et le second fils, dans un cabinet noir. Seule la femme d’Iluchkane dormait pas ; en chemise sale, — la chemise de travail, — les cheveux embroussaillĂ©s, elle Ă©tait assise sur un banc et braillait. Elle n’alla pas ouvrir Ă  l’oncle, mais dĂšs qu’il entra dans l’izba, elle se mit Ă  hurler de plus belle et Ă  marmonner. D’aprĂšs l’opinion de la vieille elle marmonnait supĂ©rieurement, bien qu’à cause de sa jeunesse, elle n’en eĂ»t beaucoup de pratique. 124 POLIKOL'CBKA La vieille se leva et prĂ©para la soupe pour son mari. Doutlov chassa la femme d’Iluchka de la table. Assez, assez! » dit-il. Axinia se leva et se coucha sur le banc sans cesser de hurler. La vieille, en silence, disposa la table et se mit ensuite Ă  ranger. Le vieux non plus ne disait pas un mot. AprĂšs avoir fait sa priĂšre, il rota, se lava les mains, et, dĂ©crochant le boulier, il alla vers le cabinet noir. LĂ , d’abord il chuchota quelque chose Ă  sa femme, ensuite la vieille sortit et lui, il se mit Ă  faire claquer le boulier, enfin, soulevant une trappe, il descendit dans la cave. Il y remua longtemps. Quand il remonta, l’izba Ă©tait toute sombre, le copeau ne brillait plus. La vieille, pendant la journĂ©e, ordinairement calme et silencieuse, Ă©tait sur les planches et un ronflement emplissait l’izba. La femme remuante d’Iluchka dormait aussi, et respirait sans bruit. Elle dormait tout habillĂ©e sur le banc, et sans rien sous la tĂȘte. Doutlov fit une priĂšre, puis regarda la femme d’Iluchka, hocha la tĂȘte, Ă©teignit le copeau, rota encore une fois, grimpa sur le poĂȘle et s’allongea Ă  cĂŽtĂ© de son petit-fils. Dans l’obscuritĂ©, il jeta ses lapti et, allongĂ© sur le dos il regarda les planches au-dessus du poĂȘle, qu’il apercevait Ă  peine, il Ă©couta le bruit des cafards qui se remuaient dans les murs, les soupirs, les ronflements et les bruits du bĂ©tail dans la cour. De polikoucĂŒka 125 longtemps il ne put s’endormir. La lune montait; dans l’izba il faisait plus clair. Il apercevait dans le coin Accinia et quelque chose qu’il ne pouvait bien distinguer ; Ă©tait-ce l'armiak oubliĂ© par son fils, un baquet placĂ© lĂ  par sa femme ; Ă©tait-ce quelqu’un debout? Endormi ou non, il continuait Ă  examiner... Evidemment l’esprit sombre qui menait Ilitch Ă  cette tĂ©nĂ©breuse affaire et dont on avait senti l’approche cette nuit, devait Ă©tendre son aile jusqu’au village, jusqu’à l’izba des Dout- lov oĂč Ă©tait cet argent qu’iZ avait employĂ© pour perdre Ilitch. Du moins Doutlov le sentait ici, et il n’était pas Ă  son aise. EveillĂ© ou endormi, il apercevait quelque chose qu’il ne pouvait dĂ©finir. Il se rappelait Iluchka les mains ligottĂ©es, le visage d’Accinia et ses murmures, Ilitch avec ses bras ballants. Tout Ă  coup le vieux crut voir passer quelqu’un devant la fenĂȘtre. Qui est-ce? Peut-ĂȘtre le slarosta! Gomment a-t-il ouvert? » se dit le vieux en entendant des pas dans le vestibule. La vieille a peut-ĂȘtre oubliĂ© de fermer la porte quand elle est allĂ©e dans le vestibule? » Le chien hurlait et lui marchait dans le vestibule, — raconta depuis le vieillard — comme s’il cherchait la porte; il passa devant, se mit Ă  tĂąter le mur, se heurta contre le baquet qui fit grand bruit ; et de nouveau, il se mit Ă  tĂąter comme s’il cherchait le loquet. Il le prit, — un frisson passait par le corps du vieux, — tira le 126 POLIKOUCHKA loquet et rentra ici , sous la forme d’un homme. — Doutlov savait que c’était lui Il avait voulu se signer, mais il ne le pouvait pas. — //s’approcha de la table, tira le tapis, le jeta Ă  terre et grimpa sur le poĂȘle. — Le vieux reconnut les traits d’Ilitch. — Il grinça des dents, ses bras s’agitĂšrent, il sauta sur le poĂȘle et se jeta sur le vieux pour l’étouffer. — Mon argent, — prononçait Ilitch. — Laisse, je ne le ferai plus, — voulait dire SĂ©mion, mais il ne le pouvait articuler. Ilitch l’étouffait de tout le poids d’une montagne de pierre appuyĂ©e sur sa poitrine. Doutlov savait que s’il prononçait une priĂšre il serait dĂ©livrĂ©, et il savait quelle priĂšre dire, mais il ne pouvait la prononcer. Son petit-fils dormait Ă  cĂŽtĂ©. L’enfant poussa un cri perçant et pleura le grand-pĂšre le serrait contre le mur. Le cri de l’enfant desserra les lĂšvres du grand-pĂšre Que Christ ressuscite, » prononça Doutlov. Il pressa moins fort. » Et que ses ennemis se dispersent... » Il descendit du poĂȘle. Doutlov entendit ses deux pieds frapper sur le sol. Doutlov rĂ©citait l’une aprĂšs l’autre toutes les priĂšres qu’il connaissait. Il alla vers la porte, poussa la table et frappa si fort la porte que l’izba en trembla. Tous dormaient cependant, sauf le grand-pĂšre et le petit-fils. Le grand-pĂšre rĂ©citait des priĂšres et tremblait de tout son corps. Le petit- fils pleurait en s’endormant et se serrait contre le grand-pĂšre. De nouveau tout se calmait. Le grand- POLIKOUCHKA 127 pĂšre Ă©tait couchĂ© sans remuer. Le coq chanta derriĂšre le mur, Ă  l’oreille de Doutlov. 11 entendit les Ă©bats des poules ; le jeune coq essayait de chanter aprĂšs le vieux, et ne le pouvait pas ; quelque chose remuait sur les jambes du vieux. — C’était le chat. Il sauta du poĂȘle, ses pattes molles frappĂšrent le sol, et il alla miauler prĂšs de la porte. Le grand-pĂšre se leva, ouvrit la fenĂȘtre. La rue Ă©tait sombre et sale. Pieds nus, en se signant, il sortit dans la cour des chevaux ; lĂ  on sentit que le maĂźtre passait la jument qui Ă©tait sous l’auvent embarrassait ses pattes dans les brides, renversait sa pitance, et, les pattes levĂ©es, tournait attentivement la tĂȘte vers son maĂźtre. Le poulain Ă©tait couchĂ© sur le fumier. Le grand-pĂšre le souleva, arrangea la jument, lui donna Ă  manger et revint Ă  l’izba. La vieille s’était levĂ©e et allumait les copeaux. Eveille les enfants, j’irai en ville ». Ils allumĂšrent le cierge de l’icĂŽne et tous deux descendirent dans la cave. DĂ©jĂ , non seulement chez les Doutlov, mais chez tous les voisins, les feux s’allumaient quand il sortit. Les garçons dĂ©jĂ  levĂ©s se prĂ©paraient. Les femmes entraient et sortaient avec des pots de lait. Ignate attela la charrette. Le deuxiĂšme fils graissait l’autre. La jeune femme ne hurlait plus, mais s’arrangeait ; un fichu sur la tĂšte, elle Ă©tait assise sur un banc, attendant l’heure d’aller en 138 POLIKOUCHKA ville faire ses adieux Ă  son mari ! Le vieux paraissait particuliĂšrement sĂ©vĂšre. Il mit son caftan neuf, sa ceinture, et, avec tout l’argent d’Ilitch dans son gousset, il partit chez Egor MikhaĂŻlovitch. — Plus vite que ça ! cria-t-il Ă  Ignate qui plaçait les roues sur l’axe soulevĂ© et graissĂ©. — Je reviens tout de suite. Que tout soit prĂȘt! Le gĂ©rant, qui venait de se lever, buvait du thĂ© et se prĂ©parait Ă  aller en ville pour enregistrer lui- mĂȘme les recrues. — Que veux-tu? demanda-t-il. — Egor MikhaĂŻlovitch, je veux racheter le garçon. Faites-moi la grĂące. . DerniĂšrement, vous avez dit que vous connaissiez en ville un remplaçant. Conseillez-moi. Moi je ne connais rien. — Quoi ! As-tu rĂ©flĂ©chi ? — J’ai rĂ©flĂ©chi, Egor MikhaĂŻlovitch. Il est Ă  plaindre c’est le fils dĂ©mon frĂšre. Quel qu’il soit, c’est toujours triste. Cet argent est cause de bien des pĂ©chĂ©s! Fais-moi la grĂące, donne-moi un conseil, dit-il en saluant trĂšs bas. Comme toujours en pareil cas, Egor MikhaĂŻlovith, silencieux, se mordit longtemps les lĂšvres, et, aprĂšs avoir rĂ©flĂ©chi, Ă©crivit deux billets et expliqua ce qu’il fallait faire en ville. Doutlov rentra chez lui. La jeune femme Ă©tait dĂ©jĂ  partie avec Ignate, et la jument grise, grosse, Ă©tait attelĂ©e et attendait Ă  la porte cochĂšre. Il arracha une branche de la haie, s’enveloppa dans son POLIKOUCHKA 129 manteau, s’assit dans la charrette et fouetta sa bĂȘte. Doutlov pressait tant la jument que d’un coup elle perdit son ventre 1, et il ne la regardait plus, pour ne pas se laisser attendrir. Il Ă©tait inquiet Ă  la pensĂ©e d’arriver trop tard pour l’enrĂŽlement; il craignait qu’Ilitch ne fĂ»t dĂ©jĂ  enrĂŽlĂ© et que l’argent du diable ne lui restĂąt entre les mains. Je ne dĂ©crirai pas en dĂ©tails toutes les aventures de Doutlov, je dirai seulement qu’il eut une chance particuliĂšre. Chez le propriĂ©taire pour lequel Egor MikhaĂŻlovitch lui avait donnĂ© un billet, il y avait un remplaçant tout prĂȘt, dĂ©biteur de vingt-trois roubles, dĂ©jĂ  acceptĂ© au bureau de l’enrĂŽlement. Le propriĂ©taire voulait pour cet homme quatre cents roubles, et l’acheteur, un petit bourgeois, qui courait dĂ©jĂ  depuis trois semaines, proposait trois cents roubles. Doutlov conclut le marchĂ© en deux mots — a Tu prendras trois cent vingt-cinq roubles? » dit-il en tendant la main, mais avec une telle expression qu’on le voyait prĂȘt Ă  ajouter encore. Le propriĂ©taire ne donnait pas sa main et continuait Ă  demander quatre cents. Avec vingt-cinq de plus, tu prendras?» rĂ©pĂ©ta Doutlov en prenant de sa main gauche la main droite du propriĂ©taire, et menaçant de taper. Tu ne prends pas?» — Non !» — Eh 1; Effet produit sur la bĂȘte par le surmenage d’une course forcĂ©e. Les organes se contractent, et les flancs diminuent, se creusent. Sote de l'Ă©diteur. TolstoĂŻ. — vu — Polikouchka. 9 130 POLIKOUCHKA bien, Dieu soit avec toi I » prononça-t-il tout Ă  coup en frappant la main du propriĂ©taire et se haussant vers lui de tout son corps — Soit! prends avec cinquante. PrĂ©pare le reçu, amĂšne le garçon et maintenant les arrhes? Deux billets rouges, c’est assez ? » Et Doutlov ĂŽta sa ceinture et tira l’argent. Le propriĂ©taire, bien qu'il n’îtĂ t pas sa main, ne paraissait pas tout Ă  fait consentir, et sans prendre les arrhes, il marchandait le pourboire et le rĂ©gal pour le remplaçant. — Ne fais pas de pĂ©chĂ©, — dit Doutlov, en lui fourrant l’argent. — Nous mourrons tous ! — fĂźt-il ,d’un ton si doux et si convaincu que le propriĂ©taire dit — Allons-y ! Il frappa encore une fois dans la main, et se mit Ă  prier Que Dieu soit avec nous ! » prononça-t-il. On Ă©veilla le remplaçant qui dormait depuis la beuverie de la veille, et ne savait pas pourquoi on l’avait examinĂ©. Tous allĂšrent au bureau. Le remplaçant Ă©tait gai ; il demandait du rhum pour se remettre. Doutlov lui donna de l’argent. Il ne ressentit un peu de peur que dans le vestibule de la chancellerie. Ils y restĂšrent longtemps ; le vieux propriĂ©taire, en caftan bleu, et le remplaçant en demi-pelisse courte, les sourcils levĂ©s, les yeux grands ouverts, chuchotĂšrent longtemps, cherchant quelqu’un. Ils ĂŽtaient leur chapeau devant POLIKOUCHKA 131 chaque scribe, saluaient et, d’un air profond, Ă©coutaient la dĂ©cision apportĂ©e par le scribe que le propriĂ©taire connaissait. Tout espoir de terminer l’affaire le jour mĂȘme Ă©tait perdu et le remplaçant commençait Ă  devenir plus gai et plus libre, quand Doutlov aperçut Egor MikhaĂŻlovitch. Aussi tĂ»t il le salua et se cramponna Ă  lui. Egor MikhaĂŻlovich s’arrangeait si bien qu’en- viron trois heures aprĂšs, le remplaçant, Ă  son grand Ă©tonnement et Ă  son grand ennui, Ă©tait introduit dans la chancellerie, et Ă  la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale, Ă  commencer par le gardien jusqu’au prĂ©sident, il Ă©tait dĂ©shabillĂ©, rasĂ©, habillĂ©, et on le laissa sortir derriĂšre la porte ; cinq minutes aprĂšs, Doutlov donnait l’argent et en recevait la quittance puis, disant adieu au propriĂ©taire et au remplaçant* il se rendit au logis du marchand oĂč Ă©taient les recrues de PokrovskoiĂ«. Ilia et sa jeune femme Ă©taient assis dans un coin de la cuisine du marchand. AussitĂŽt que le vieux entra, ils cessĂšrent de parler et le fixĂšrent avec une expression docile et malveillante. Comme toujours, le vieux pria Dieu, ĂŽta sa ceinture, puis tira un papier et appela dans l’izba son fds aĂźnĂ© Ignate et la mĂšre d’Uuchka qui Ă©taient dans la cour. — Ne fais pas de pĂ©chĂ©s, Iluchka, — dit-il en s’approchant de son neveu. — Hier soir, tum’asdit de telles paroles!... Est-ce que je ne te plains pas? Je me rappelle comment mon frĂšre t’a confiĂ© Ă  132 POLIKOUCHKA moi. Si j avais ia force, est-ce que je t’enrĂŽlerais? Dieu m’a envoyĂ© un bonheur et je n’ai pas hĂ©sitĂ©. Voici le papier, — dit-il en mettant la quittance sur la table, et 1 Ă©talant soigneusement avec ses doigts courbĂ©s qui ne se redressaient plus. Tous les paysans de PokrovskoiĂ©, les ouvriers du marchand et mĂȘme des Ă©trangers Ă©taient entrĂ©s de la cour dans l’izba. Tous devinĂšrent de quoi il s’agissait, mais personne n’interrompait le discours solennel du vieillard. — Voici le papier. J’ai donnĂ© quatre cents roubles. Ne reproche rien Ă  ton oncle. Iluchka s’était levĂ© mais ne savait que dire. Ses lĂšvres tremblaient d’émotion. La vieille mĂšre s’approchait de lui en sanglotant et voulait se jeter Ă  son cou, mais le vieux, lentement, impĂ©rieusement, l’écarta de la main et continua Ă  parler. — Tu m’as dit hier un mot, ce mot, c’est comme si tu m’avais plongĂ© un couteau dans le cƓur. En mourant, ton pĂšre a ordonnĂ© que tu fusses un fils pour moi, et si je t’ai offensĂ©, nous vivons tous dans le pĂ©chĂ©, n’est-ce pas, frĂšres orthodoxes? — dit-il, s’adressant aux paysans qui Ă©taient autour d’eux ; — voici ta propre mĂšre et ta jeune femme, et voici la quittance. Àu diable soit l’argent! Et pardonnez-moi, au nom du Christ ! Et en levant le pan de son armiak, il se laissa tomber Ă  genoux et salua bas Iluchka et sa femme- Les jeunes gens s’efforcaient en vain de le retenir. POLIKOUCHKA 133 Il ne se leva pas avant d’avoir posĂ© son front sur le sol. Il se secoua et s’assit sur le banc. La mĂšre et la femme d’Iluchka hurlaient de joie. Un murmure d’approbation courait dans la foule. — C’est, selon Dieu, comme ça», —disait l’un. — L’argent qu’est-ce que c’est; pour de l’argent on n’achĂšte pas un garçon», — disait l’antre. — — Quelle joie ! un homme juste en un mot ! » exclamait un troisiĂšme. Seuls les paysans enrĂŽlĂ©s ne disaient rien ; sans faire de bruit ils sortirent dans la cour. Deux heures aprĂšs les deux charrettes des Dout- lov quittaient le faubourg de la ville. Dans la premiĂšre, attelĂ©e d’une jument gris mĂȘlĂ©, au ventre enfoncĂ© et tout en sueur, le vieux et Ignate Ă©taient ‱ assis. Au fond de la charrette, il y avait des paquets de craquelins et des miches. Dans la charrette, sans conducteur, la jeune femme heureuse et tranquille Ă©tait assise avec sa belle-mĂšre enveloppĂ©e d’un chĂąle. La jeune femme tenait dans son tablier une petite bouteille d’eau-de-vie. Iluchka tournait le dos au cheval. Son visage Ă©tait rouge ; il se balançait sur le siĂšge en mangeant du pain et causant sans cesse. Les voix, le bruit des charrettes sur les pavĂ©s, l’ébrouement des chevaux, tout se confondait en un son joyeux. Les chevaux agitaient leurs queues, accĂ©lĂ©raient leur trot en sentant le chemin de la maison. Les piĂ©tons et les gens en voiture re- 134 POLIKOUCHKA marquaient involontairement cette heureuse famille. A la sortie mĂȘme de la ville, les Doutlov dĂ©passĂšrent les recrues. Les recrues se tenaient en cercleautour d’un cabaret. Une recrue, avec cette expression anti-naturelle que donne Ă  un homme le front rasĂ©, enfonçait sur sa nuque son bonnet gris et jouait habilement de la balalaĂŻka. Un autre, sans bonnet, une bouteille d’eau-de-vie Ă  la main, dansait au milieu du cercle. Ignate arrĂȘta le cheval et descendit pour ficeler la guide. Tous les Doutlov se mirent Ă  regarder curieusement l’homme qui dansait et ils l’applaudissaient avec joie. La recrue semblait ne voir personne, mais sentait grossir le public qui ‱l’admirait, et cela augmentait sa force et son adresse. La recrue dansait trĂšs bien. Ses sourcils Ă©taient froncĂ©s, son visage rouge, immobile, sa bouche figĂ©e dans un sourire qui avait perdu depuis longtemps son expression. Il semblait concentrer toutes les forces de son ĂȘtre Ă  poser le plus rapidement possible un pied aprĂšs l’autre, tantĂŽt sur le talon, tantĂŽt sur la pointe. Parfois il s’arrĂȘtait soudain, clignait des yeux au joueur de balalaĂŻka, et celui-ci se mettait Ă  faire trembler encore plus rapidement toutes les cordes de l’instrument, et mĂȘme Ă  frapper des phalanges sur la caisse. La recrue s’arrĂȘtait, mais ne paraissait pas immobile, elle semblait danser. Tout Ă  coup, il commençait Ă  se mouvoir lente-» POLIKOUCHKA 135 ment en secouant les Ă©paules, puis, brusquement, il se soulevait et s’abaissait sur les pointes et se mettait Ă  danser en prissiatka. Les gamins riaient ; les femmes secouaient la tĂȘte ; les hommes souriaient et approuvaient. Un vieux sous-officier se tenait immobile prĂšs du danseur. Il semblait dire Ça vous Ă©tonne, mais moi, il y a longtemps que je connais cela. » Le joueur de balalaĂŻka Ă©tait visiblement fatiguĂ©. 11 regardait nonchalamment autour de lui en prenant un accord faux. D’un coup il frappa la caisse et la danse cessa. — Eh ! Aliocha ! dit le joueur de balalaĂŻkaau danseur, en lui dĂ©signant Doutlov. — VoilĂ  le parrain? — Oui? Eh! mon cher ami! —'cria Aliocha, cette mĂȘme recrue achetĂ©e par Doutlov, et qui, les jambes fatiguĂ©es, s’était assis et, la tĂšte soulevĂ©e, buvait Ă  mĂȘme une bouteille d’eau-de-vie. Il s’avança vers la charrette — Michka, un verre ! Patron, mon cher ami! en voilĂ  une joie ! — s’écria-t-il en jetant sa tĂšte ivre sur le chariot, et il se mit Ă  rĂ©galer d’eau-de-vie et les hommes et les femmes. Les paysans burent, les femmes refusĂšrent. — Mes amis ! quel cadeau je vais vous faire ! — dit Aliocha en embrassant les vieilles. Une marchande Ă©tait dans la foule, Aliocha s’approcha de son Ă©ventaire et jeta tout dans la charrette. 13G POLIKOUCHKA — M’aie pas peur, je paierai, diable ! cria t il d’une voix pleurnicheuse ; et tirant sa bourse de sa poche, il la jeta Ă  Michka. Il Ă©tait debout, appuyĂ© sur la charrette, ses yeux humides regardaient ceux qui Ă©taient assis lĂ . — Laquelle est la mĂšre? — demanda-t-il. — C’est toi, hein? Je donne aussi pour elle. — Il rĂ©flĂ©chit un moment, mit la main dans sa poche, en tira un mouchoir neuf, pliĂ©, prit la serviette qu’il avait en guise de ceinture sous son habit, ĂŽta vivement de son cou son fichu rouge tout chiffonnĂ©, et jeta le tout sur les genoux de la vieille. — Prends, je te le donne, dit-il d'une voix de plus en plus basse. — Pourquoi? Merci mon cher! En voilĂ  un bon garçon sans rancune, — dit la Vieille au vieux Doutlov qui s’approchait de leur charrette. Àliocha se tut, puis, comme s’il s’endormait, sa tĂšte se pencha plus bas. — C’est pour vous que je pars, c’est pour vous que je pĂ©ris ! — prononça-t-il. — C’est pourquoi je vous fais des cadeaux. — Je pense qu’il a aussi une mĂšre, — dit quelqu’un dans la foule. — Quel bon garçon !.. Malheur ! Aliocha leva la tĂȘte. — J’ai une mĂšre, un pĂšre aussi. Tous m’ont abandonnĂ©. Écoute, toi, la vieille, — ajouta-t-il en prenant la main de la mĂšre d’Iluchka.— Je t’ai fait un cadeau. Écoute-moi au nom du Christ. Va POLIKOUCÏÏKA 137 au village VodnoiĂ©, demande lĂ  bas, la vieille Niko- nova, c’est ma mĂšre, tu entends. Dis Ă  cette vieille Nikonova, la troisiĂšme izba du bout, prĂšs du puits neuf... dis-lui que, Aliocha... c’est-Ă -dire son fils... musicien !.. joue ! cria-t-il. — Et il se remit Ă  danser en marmonnant, et jeta Ă  terre la bouteille qui contenait un reste d’eau-de-vie. Ignate monta dans la charrette et voulut s’éloigner. — Adieu ! que Dieu t’aide ! — prononça la vieille en s’enveloppant de sa pelisse. Aliocha s’arrĂȘta tout Ă  coup. — Allez au diable! et ta mĂšre aussi ! cria-t-il, les menaçant des poings fermĂ©s. — Oh mon Dieu! prononça la mĂšre d’Iluchkaen se signant. Ignate fouetta la jument et les charrettes s’éloignĂšrent. Aliocha la recrue, se tenaitau milieu de la route, et, en serrant les poings, avec une expression de rage sur son visage, il injuriait de toutes ses forces les paysans. — Pourquoi vous arrĂȘtez-vous ! Allez au diable, les sauvages. Vous n’échapperez pas Ă  ma main, diables ! criait-il. A ces mots sa voix s’entrecoupa et il tomba lourdement Ă  terre. BientĂŽt les Doutlov Ă©taient en plein champ et n’apercevaient plus la foule des recrues. 4 38 P0LIK0UCI1KA Quand ils eurent fait cinq versles au pas, Ignate descendit de, la charrette oĂč son pĂšre s’était endormi et alla prĂšs d’Iluchka. Tous deux burent la bouteille apportĂ©e de la ville. Peu de temps aprĂšs,' Ilia entonna une chanson que les femmes reprenaient. Ignate accompagnait gaĂźment, en mesure, la chanson. Un chariot de poste courait rapidement Ă  leur rencontre. Le postillon cria aprĂšs ses chevaux, quand il croisa les deux charrettes joyeuses. Le postillon regarda, en clignant des yeux, les visages rouges des paysans et des femmes cahotĂ©s qui chantaient si gaĂźment. KHOLSTOMIER HISTOIRE D’UN CHEVAL 186 1 ĂŻ^PBR" " , -? r '-rr^Tçrv?-» W*ly*hg l&lgĂżt MÜ^ Ăź-sVJi fJ-xÆM, HszS&M rÊ y ffiÂŁĂż KHOLSTOMIER HISTOIRE D’UN CHEVAL 186 1 DÉDIÉ A LA MÉMOIRE DE M. A; STAKnOVITCH t 1 I Le ciel s’élevait de plus en plus ; la rougeur du soleil s’élargissait ; l’argent mat de la rosĂ©e devenait plus blanc; le croissant palissait ; la forĂȘt devenait plus sonore... Les gens commençaient Ă  se lever, et, dans la cour des chevaux des maĂźtres, les Ă©brouements, les piĂ©tinements sur la paille, mĂȘme les hennissements mĂ©chants et aigus des chevaux qui se heurtaient et se querellaient, devenaient plus frĂ©quents. 1 Ce sujet, trouvĂ© par M. A. Stakhovitch, l’auteur de Pendant la Suit et Les Cavaliers, a Ă©tĂ© transmis par lui Ă  TolstoĂŻ. L42 KflOLSTOMIER — Hou ! Tu auras le temps; as-tu dĂ©jĂ  faim? — dit le vieux palefrenier en ouvrant rapidement la large porte grinçante. — OĂč vas-tu? ajouta-t-il en faisant un geste contre une jument qui voulait franchir la porte. Le palefrenier Nester Ă©tait vĂȘtu d’une casaque ceinte avec une courroie Ă  plaques de cuivre ; son fouet pendait derriĂšre son Ă©paule ; du pain, enveloppĂ© dans une serviette Ă©tait attachĂ© derriĂšre sacein- ture. Il tenait dans les mains une selle et un bridon. Les chevaux n’étaient ni effrayĂ©s ni offensĂ©s du ton moqueur du palefrenier ; ils feignirent l’indiffĂ©rence, et, sans se hĂąter, s’éloignĂšrent de lĂ  porte cochĂšre. Seule la vieille j umentbai-foncĂ©, Ă  la longue criniĂšre, aplatit l’oreille et se dĂ©tourna rapidement. À cette occasion, une petite et jeune jument, qui Ă©tait derriĂšre et n’avait rien Ă  faire ici, poussa un cri et lança une ruade au premier cheval qui se trouva sur son chemin. — Hou ' cria le palefrenier d’une voix encore plus haute et plus menaçante; et il se dirigea vers un coin de la cour. De tous leschevaux qui se trouvaient dans la cour d’élevage il y en avait prĂšs de cent, le moins impatient Ă©tait un hongre pie. 11 restait seul dans un coin, sous l’auvent, et les yeux demi-fermĂ©s, il lĂ©chait le chĂȘne du hangar. On ne sait quel goĂ»t y trouvait le hongre pie, mais, en faisant cela, il avait l’air sĂ©rieux et rĂ©flĂ©chi. KHOLSTOMIER 143 — Va! — prononça, du mĂȘme ton, le palefrenier en s’approchant de lui; et il posa sur le fumier, prĂšs de lui, la selle et une couverture crasseuse, Le hongre pie cessa de lĂ©cher, et sans remuer regarda longuement tester. Il n’a pas ri, il ne s'est pas fĂąchĂ©, il n’a pas froncĂ© son front, mais il remua seulement tout son ventre, respira lourdement et se dĂ©tourna. Le palefrenier enlaça son cou et lui mit le bridon. — Qu’as-tu Ă  soupirer? dit-il. Le hongre agita la queue comme s’il voulait dire Comme ça, pour rien, Nester. » Nester mit sur le hongre la couverture et la selle ; celui-ci baissa les oreilles, sans doute pour exprimer son mĂ©contentement, ce qui lui valut d’ùtre appelĂ© vaurien », et Nester attacha la sous-ven- triĂšre. Le hongre se renfrogna, mais on lui mit le doigt dans la bouche et il reçut un coup de genou dans le ventre, si bien qu’il en soupira. MalgrĂ© cela lorsqu’avec les dents on lira la sangle de chabra- que, de nouveau il baissa les oreilles et mĂȘme se retourna. Il savaitbien queça nechangerait rien, mais cependant il croyait nĂ©cessaire d’exprimer que ça lui Ă©tait dĂ©sagrĂ©able, et il le montrait chaque fois. Quand la selle fut mise, il Ă©carta la jambe droite et se mit Ă  mĂącher le mors, et cela aussi par des considĂ©rations Ă  lui personnelles, car il devait savoir qu’un mors ne peut avoir aucun goĂ»t, 144 KHOLSTOMIER Nester, s’aidant d’un court Ă©trier, monta sur le hongre ; il dĂ©roula son fouet, tira sa casaque de dessous sa jambe, et s’installa sur la selle avec cette allure particuliĂšre des cochers, des chasseurs, des palefreniers, et tira la guide. Le hongre re- dressala tĂšte en exprimant la bonne volontĂ© d’aller oĂč on le lui ordonnerait, mais il ne bougea pas. Il savait qu’avant de partir, assis sur son Ă©chine, on crierait encore beaucoup, que l’on donnerait des ordres Ă  l’autre palefrenier Vaska, et aux chevaux. En effet, Nester se mit Ă  crier Vaska ! Eh ! Vaska! tu as laissĂ© Ă©chapper les juments, hein? hein ? OĂč vas tu, diable ? Hou ! Est-ce que tu dors? Ouvre! Que les juments passent devant, etc... » La porte cochĂšre grinça. Vaska, mĂ©content et endormi, tenant un cheval par la bride, Ă©tait prĂšs du jambage de la porte et laissait passer les chevaux. Les chevaux, l’un aprĂšs l’autre, marchant avec prudence sur la paille, en la flairant, passĂšrent devant. Des jeunes juments, des Ă©talons, des poulains, des juments pleines portant lentement leur ventre franchissaient Ă  la file la porte cochĂšre. Les jeunes juments se heurtaient parfois par deux ou trois, la tĂȘte sur le dos des unes des autres, et jouaient des pattes dans la porte cochĂšre, ce qui leur valait chaque fois les injures des palefreniers. Les poulains se jetaient dans les pattes des juments, parfois Ă©trangĂšres, et hennissaient bruyamment en rĂ©pondant aux cris brefs des ju- KHOLSTOMIER 14o ments. Une jeune jument, dĂ©vergondĂ©e, dĂšs qu’elle eut franchi la porte cochĂšre, baissa la tĂȘte de cĂŽtĂ©, souleva son derriĂšre et poussa un cri, mais cependant elle n’osa pas devancer la vieille grise Jouldiba qui, d’un pas calme, lourd, enbalaçant son ventre d’un cĂŽtĂ© sur l’autre, marchait lentement comme toujours devant tous les chevaux. La cour quelques minutes avant si animĂ©e, se vidait tristement. Les poteaux restaient, mornes, sous l’auvent vide et l’on ne voyait que de la paille piĂ©tinĂ©e, couverte de fumier. Ce tableau d’abandon avait beau ĂȘtre coutumier au hongre pie, il lui produisait sans doute une triste impression. Lentement, il inclinait la tĂȘte et la relevait comme en un salut, soupirait autant que le lui permettait la sangle serrĂ©e, et, en traĂźnant ses pattes cagneuses, lourdes, suivait Ă  pas lents le troupeau, en portant sur son dos osseux le vieux Nester. Maintenant je le sais aussitĂŽt que nous serons sur la route, il allumera sa pipe de bois renfermĂ©e dans son Ă©tui de cuir Ă  chaĂźnette. J’en suis mĂȘme content, parce que, le matin de bonne heure, avec la rosĂ©e, cette odeur m’est agrĂ©able et me rappelle de doux souvenirs. L’ennuyeux c’est que, quand il a sa pipe entre les dents, le vieux est toujours gai, il se croit trĂšs fort, et s’assied de cĂŽtĂ©, tout Ă  fait de cĂŽtĂ©, juste du cĂŽtĂ© qui me fait mal. Cependant que Dieu le bĂ©nisse ; ce n’est pas une nouveautĂ© pour moi de souffrir pour le plaisir des TolstoĂŻ. — vi. — Khohtomicr. 10 146 KHOLSTOMIER autres, je commence mĂȘme Ă  y trouver un certain charme. Qu’il monte sur ses ergots, le pauvre homme, il n’y monte que lorsque personne ne le voit; qu’il reste assis de cĂŽtĂ©... » raisonnait le hongre en posant prudemment ses pattes Ă©corchĂ©es, comme s’il marchait au milieu de la route. II tester, ayant conduit le troupeau prĂšs de la riviĂšre, Ă  l’endroit oĂč devaient paĂźtre les chevaux, descendit et dessella. DĂ©jĂ  le troupeau commençait Ă  se disperser peu Ă  peu, dans le prĂ© pas encore piĂ©tinĂ©, couvert de rosĂ©e et d’une buĂ©e qui se soulevait Ă©galement du prĂ© et de la riviĂšre qui le bordait. Nester ĂŽta les guides du hongre pie et le gratta sous le cou, Ă  quoi le hongre, en signe de recon- * naissance et de plaisir, ferma les yeux. — Il aime ça, le vieux chien ! prononça Nester. Le hongre n’aimait nullement ce grattage, mais par dĂ©licatesse seule, il feignait d’en avoir du plaisir. Il remua sa tĂȘte en signe de contentement ; mais, tout Ă  coup, et sans aucune cause, Nester, supposant peut-ĂȘtre qu’une familiaritĂ© trop grande pourrait donner au hongre des idĂ©es fausses sur sa situation, repoussa brusquement la tĂȘte du 148 KUOLSTOMIER cheval, et, soulevant la guide, en frappa un coup vigoureux sur la patte maigre, puis, sans mot dire, alla vers le petit tertre, prĂšs du tronc oĂč il avait l’habitude de se reposer. Bien que cet acte attristĂąt le hongre pie, il n’en laissa rien voir et, en agitant la queue qui perdait son crin et en flairant quelque chose, il se dirigea vers la riviĂšre, sans prĂȘter aucune attention Ă  ce que faisaient autour de lui les jeunes juments, les Ă©talons et les poulains, si gais le matin. Sachant que le plus sain, surtout Ă  son Ăąge, c’était de bien boire et de manger ensuite, il choisit un endroit du bord oĂč la pente Ă©tait plus douce et plus large, et, en mouillant ses sabots et le fanon, il plongea son mufle dans l’eau, se mit Ă  aspirer l’eau Ă  travers ses lĂšvres dĂ©chirĂ©es, en remuant ses cĂŽtes qui se gonflaient, et, de plaisir, agitait sa queue maigre, dĂ©garnie au bout. » La jument grise, la dĂ©vergondĂ©e qui agaçait toujours le vieux et lui faisait toutes sortes de misĂšres, s’approcha de l’eau, prĂšs de lui, comme si elle en avait besoin, mais en rĂ©alitĂ© pour lui salir l’eau devant le nez. Mais le hongre avait dĂ©jĂ  bu ; Comme s’il ne s’apercevait pas des intentions de la jument grise, il tira tranquillement une patte aprĂšs l’autre, secoua la tĂȘte, et, en s’éloignant de la jeunesse, il se mit Ă  manger. Les jambes Ă©cartĂ©es de diverses maniĂšres, sans piĂ©tiner l’herbe inutilement, presque sans se redresser, il mangea 9 KllOLSTOMIE R 1-49 pendant trois heures. AprĂšs avoir tant avalĂ© que son ventre pendait comme un sac sous ses cĂŽtes maigres, il s’installa tout droit sur ses pattes malades, de façon Ă  souffrir le moins possible, surtout de la patte droite de devant, la plus faible, et il s’endormit. * Il y a une vieillesse majestueuse, une vieillesse rĂ©pugnante, une vieillesse misĂ©rable. 11 y a une vieillesse Ă  la fois majestueuse et misĂ©rable. La vieillesse du hongre pie Ă©tait prĂ©cisĂ©ment de cette sorte. Le hongre Ă©tait* d’une grande taille, pas moins de deux archines 1 et trois verschok 2. Il Ă©tait autrefois pie-noir, mais maintenant les taches noires de son pelage Ă©taient d’une couleur gris sale. Son pie formait trois taches l’une sur la tĂȘte avec une calvitie du cĂŽtĂ© du nez jusqu’à la moitiĂ© du cou. Sa criniĂšre longue et pleine de mauvaises herbes Ă©tait blanche par endroits , grise Ă  d’autres. L’autre tache embrassait le cĂŽtĂ© droit jusqu’à la moitiĂ© du ventre ; et la troisiĂšme, sur la croupe, attrapait la partie supĂ©rieure de la queue jusqu’à la moitiĂ© des cuisses. Le reste de la queue Ă©tait blanc, bigarrĂ©. Une large tĂšte osseuse, avec de profondes cavitĂ©s au-dessous des yeux et une lĂšvre noire pendante, autrefois dĂ©chirĂ©e, Ă©tait il J'archine vaut 0 m ,711. 2 Le verschok vaut 0 m ,04i4,o. 150 KHOLSTOM1ER attachĂ©e trĂšs bas sur le cou, voĂ»tĂ© Ă  force de maigreur, et qui semblait ĂȘtre de bois. A travers la lĂšvre pendante, on apercevait la langue noire, mordue de cĂŽtĂ©, et les restes jaunes des dents infĂ©rieures, rongĂ©es. Les oreilles, dont une Ă©tait coupĂ©e, tombaient bas de cĂŽtĂ© et ne s’agitaient que rarement, paresseusement, pour chasser les mouches qui s’accrochaient. - Une mĂšche assez longue du toupet pendait derriĂšre l’oreille. Le front large Ă©tait enfoncĂ© et ridĂ© ; la peau pendait en poches sur les larges creux et, sur le cou et la tĂȘte, s’entrecroisaient des veines qui tremblaient et frissonnaient au moindre contact des mouches. L’expression de la face Ă©tait sĂ©vĂšre et patiente, profonde et souffrante. Les pattes de devant Ă©taient arquĂ©es aux genoux; les deux sabots couverts d’excroissances, et l’une des pattes, pie jusqu’à moitiĂ©, portait prĂšs du genou une tumeur de la grosseur du poing. Les pattes de derriĂšre Ă©taient plus solides , mais visiblement limĂ©es sur les cuisses depuis longtemps, et, Ă  ces endroits, les poils ne poussaient plus. La maigreur du corps faisait paraĂźtre les pattes dĂ©mesurĂ©ment longues. Les cĂŽtes, bien que trĂšs raides, Ă©taient si dĂ©couvertes et si tendues que la peau semblait ĂȘtre collĂ©e entre elles. Le garrot et le dos portaient des traces de coups anciens, et derriĂšre il y avait encore une*tumeur fraĂźche, gonflĂ©e, qui suppurait. Le KHOLSTOMIER 151 tronçon noir de la queue, dont on voyait les vertĂšbres, Ă©tait long et presque nu ; sur la croupe grise, prĂšs de la queue, il y avait une blessure, comme une morsure, de la largeur de la main, couverte de poils blancs ; on voyait une autre blessure cicatrisĂ©e sur le paleron droit. Les genoux de derriĂšre et la queue Ă©taient salis par un dĂ©rangement d’intestins continuel. Les poils, par tout le corps, Ă©taient -courts et raides mais, malgrĂ© sa vieillesse repoussante, chacun, en regardant ce cheval, s’arrĂȘtait malgrĂ© soi et un connaisseur disait tout de suite qu’il avait dĂ» ĂȘtre, dans son temps, une bĂȘte admirable. Les connaisseurs disaient mĂȘme qu’il n’y avait en Russie qu’une race de chevaux capable de donner une ossature si large, de si grandes pattes, de tels sabots, une pareille finesse des os des jambes, une telle attache du cou, et surtout une si belle ossature de la tĂȘte et des yeux grands, noirs, brillants, une telle saillie des veines autour de la tĂȘte et du cou, une peau si fine et de semblables poils. / En effet, il y avait quelque chose de majestueux dans la figure de ce cheval, dans l’union terrible en lui des signes repoussants de la dĂ©crĂ©pitude, aggravĂ©s de la bigarrure du pelage, Ă  l'allure, l’expression d’assurance et de calme, la conscience de la beautĂ© et de la Comme une ruine vivante, il Ă©tait isolĂ© au milieu du prĂ© cou- 152 KHOLSTOMIER vert de rosĂ©e et, non loin de lui, on entendait les piaffements, les Ă©brouements, les hennissements des jeunes, et les cris aigus du troupeau qui se dispersait. III Le soleil, dĂ©jĂ  au-dessus de la forĂȘt, brillait gaĂźment sur l’herbe et sur les mĂ©andres de la riviĂšre. La rosĂ©e diminuait et se condensait en gouttes ; la lĂ©gĂšre vapeur du matin se dispersait comme une fumĂ©e. Les nuages se pommelaient, mais il ne faisait pas encore de vent. DerriĂšre la riviĂšre, s’étendaient les seigles verts, enroulĂ©s, et l’on sentait l’odeur de la verdure fraĂźche et des fleurs ; le coucou chantait dans la forĂȘt, et Nester, allongĂ© sur le dos, calculait combien il avait encore d’annĂ©es Ă  vivre. Les alouettes voletaient sur le seigle et dans la prairie. Le liĂšvre retardataire Ă©garĂ© au milieu du troupeau bondissait dans l’espace, s’arrĂȘtait prĂšs du buisson et Ă©coutait. Yaska dormait, la tĂȘte enfouie dans l’herbe. Les jeunes juments s’écartant de lui encore davantage se perdaient en bas. Les vieilles, en hennissant, faisaient dans la rosĂ©e des taches fraĂźches et choi- 154 KflOLSTOMIER sissaient des places oĂč personne ne les gĂȘnait. Mais dĂ©jĂ  elles ne mangeaient plus et goĂ»taient seulement les petites herbes fines. Tout le troupeau, insensiblement, s’avançait dans la mĂȘme direction. Et de nouveau, la vieille Jouldiba marchait lentement devant les autres, leur montrant la possibilitĂ© d’aller plus loin. La jeune et noire Mouchka, qui avait son premier poulain, hennissait sans cesse et, en levant la queue, s’ébrouait sur son poulain gris. La jeune Atlassnaia, au poil lisse et brillant, la tĂšte tellement baissĂ©e que son toupet, noir comme de la soie, lui couvrait le front et les yeux, jouait avec l’herbe et frappait avec sa patte velue mouillĂ©e de rosĂ©e. Un des poulains plus ĂągĂ©s, imitant sans doute quelqu’un, soulevait pour la vingt-sixiĂšme fois sa petite queue courte, galopait autour de sa mĂšre qui, habituĂ©e dĂ©jĂ  au caractĂšre de son fils, mangeait tranquillement l’herbe et seulement, de temps en temps, lui jetait un regard oblique de son grand Ɠil noir. Un des plus petits poulains, noir, avec une grosse tĂšte, le toupet en avant, entre les vieilles, la petite queue tournĂ©e encore du mĂȘme cĂŽtĂ© que dans le ventre de sa mĂšre, l’oreille dressĂ©e, fixait ses yeux inexpressifs, sans changer de place, sur le poulain qui galopait, et se reculait sans qu’on sĂ»t s'il enviait ou blĂąmait que l’autre fit ainsi. Quelques-uns tĂ©taient en avançant le nez ; d’autres, on ne sait pourquoi, malgrĂ© les appels de leurs lvHOLSTOMIER 155 mĂšres, couraient d’un petit trot gauche, d’un cĂŽtĂ© tout opposĂ©, comme s’ils cherchaient quelque chose, et ensuite, on ne sait encore pourquoi, s’arrĂȘtaient et s’ébrouaient d’une voix dĂ©sespĂ©rĂ©e et perçante. D’autres, par-çi, par-lĂ , Ă©taient allongĂ©s sur le flanc ; d’autres apprenaient Ă  mĂącher l’herbe et quelques-uns se grattaient l’oreille avec la patte de derriĂšre. Deux juments, encore pleines, marchaient Ă  part ; elles dĂ©plaçaient lentement leurs pattes et mangeaient encore. On voyait que leur Ă©tat Ă©tait respectĂ© des autres, et personne, parmi la jeunesse, n’osait venir prĂšs d’elles et les dĂ©ranger. Si une dĂ©vergondĂ©e voulait les approcher, alors un mouvement de l’oreille et de la queue suffisait pour lui montrer toute l’inconvenance de sa conduite. Les Ă©talons, les juments d’un an, jouant dĂ©jĂ  aux personnages sĂ©rieux, sautaient rarement et se rĂ©unissaient en joyeuse compagnie. Ils mangeaient l’herbe lentement, en courbant leur long cou de cygne, et comme s’ils avaient eu des queues, en agitaient le tronçon. Gomme les grands, quelques- uns se couchaient, se roulaient, ou se grattaient l’un l’autre. Lacompagnie la plus gaie Ă©tait formĂ©e de juments de deux et trois ans, des cĂ©libataires. Elles marchaient presque toutes ensemble et formaient une foule joyeuse de vierges. On entendait parmi elleslespiaffements, les cris aigus, les Ă©broue- ments, les hennissements. Elles se rĂ©unissaient, s. 156 KH0LST0M1ER les tĂȘtes des unes sur le dos des autres, se flairaient, sautaient, parfois soulevaientla queue toute droite et, ni trot, ni galop, avĂ«c feinte et coquetterie, couraient devant les camarades. La plus belle de toute cetlejeunesse, Ă©tait une polissonne de jument baie. Tout ce qu’elle faisait, les autres le faisaient aussi. OĂč elle allait, la foule des autres allait aussi. La polissonne Ă©tait, ce matin, d’humeur particuliĂšrement gaie. L’humeur gaie l’avait empoignĂ©e comme elle empoigne les hommes. Encore en buvant, en plaisantant sur le vieux, elle avait couru le long de la riviĂšre ; feignant de s’effrayer de quelque chose, elle reniflait, puis galopait Ă  toutes jambesparlaprairie, si bien que Yaska devaitcourir aprĂšs elle et les autres qui la suivaient. Ensuite, quand elle eut un peu mangĂ© elle se mit Ă  se rouler, Ă  agacer les vieilles en les devançant, puis ayant sĂ©parĂ© un poulain de sa mĂšre, elle se mit Ă  courir aprĂšs lui, comme pour le mordre. La mĂšre, effrayĂ©e, cessa de manger, le poulain cria d’une voix plaintive, mais la polissonne ne le touchait pas, elle l’effrayait seulement et donnait le spectacle Ă  ses compagne^ qui regardaient avec sympathie ces taquineries. Ensuite, elle se mit Ă  tourner la tĂȘte au cheval gris d’un paysan qui, de l’autre cĂŽtĂ© de la riviĂšre, traĂźnait la charrue dans un champ de blĂ©. Elle s’arrĂȘta fiĂšrement, un peu de cĂŽtĂ©, dressa la tĂȘte, se secoua, hennit longuement d’une voix douce et tendre. Dans ce hennissement de la KLIOLSTOMIER 157 polissonne s’exprimaient un sentiment et une certaine tristesse on y sentait le dĂ©sir et la promesse de l’amour, et la tristesse de l’attente. Un rĂąle de genĂȘt, en courant d’un endroit Ă  l’autre dans la rosĂ©e Ă©paisse, appelait sa compagne d’une voix passionnĂ©e; le coucou et la caille cherchaient l’amour, et les fleurs s’envoyaient l’une Ă  l’autre, sur l’aile du vent,leur poussiĂšre parfumĂ©e. Et moi aussi, je suis jeune, belle et forte, disait lehennissement de la polissonne, et jusqu’ici je n’ai pas Ă©prouvĂ© la douceur de ce sentiment; non seulement je ne l’ai pas Ă©prouvĂ©e, mais pas un seul amoureux ne m’a encore vue ». Et le hennissement expressif, triste, jeune, se propageait en bas dans le champ et, de loin, arrivait jusqu’au petit cheval gris. Il dressait les oreilles et s’arrĂȘtait. Le paysan le frappait de son lapot, mais le petit cheval, charmĂ© du son argentin du hennissement lointain, hennissait aussi. Le paysan se fĂącha, le tira par la guide et le frappa d’un tel coup de lapot dans le ventre qu’il n'acheva pas son hennissement et avança. Mais le petit cheval gris ressentait de la douceur et de la tristesse et, des blĂ©s lointains, pendant longtemps encore, arrivait jusqu’au troupeau, avec le son d’un hennissement passionnĂ©, la voix irritĂ©e du paysan. Si le petit cheval avaitpu, au son de cette voix, oublier tout, jusqu’à son service, alors qu’aurait-il 158 KHOLSTOMIER fait s’il avait vu la belle polissonne, quand elle l’appelait, les oreilles dressĂ©es, les naseaux dilatĂ©s, humant l’air, prĂȘte Ă  s’élancer, et tremblant de tout son corps jeune et beau? * Mais la polissonne ne s’attardait pas longtemps Ă  ses impressions. Quand la voix du cheval gris se tut, elle s’ébroua encore et, baissant la tĂȘte, se mit Ă  creuser le sol avec son sabot, ensuite elle partit, pour Ă©veiller et agacer le hongre pie. Le hongre Ă©tait le martyr et le bouffon de cette jeunesse heureuse. Il souffrait plus par elle que par les hommes. Il ne faisait de mal ni aux uns ni aux autres. C’était nĂ©cessaire aux hommes, mais pourquoi les jeunes chevaux le tourmentaient-ils? Il Ă©tait vieux, elles Ă©taient jeunes ; il Ă©tait maigre, elles Ă©taient grasses ; il Ă©tait triste, elles Ă©taient gaies. Alors c’était un ĂȘtre tout Ă  fait Ă©tranger, tout diffĂ©rent, et l’on ne pouvait pas avoir pitiĂ© de lui. Les chevaux n’ont pitiĂ© que d'eux-mĂȘmes, et il n’y en a guĂšre dans ta peau desquels ils puissent entrer. Il n’était pourtant pas coupable, le hongre pie, d’ĂȘtre vieux, maigre et laid!... Il semble bien qu’il n’en Ă©tait pas coupable > mais selon le raisonnement des chevaux, il l’était, et ceux qui Ă©taient forts, jeunes, heureux, ceux pour qui tout Ă©tait l’avenir, ceux de qui l’attente inutile faisait trembler chaque muscle et se soulever la queue comme une barre, ceux-lĂ  avaient raison. Le hongre pie le comprenait peut-ĂȘtre lui- mĂȘme et, Ă  tĂȘte reposĂ©e, pensait comme eux qu’il Ă©tait coupable d’avoir terminĂ© dĂ©jĂ  sa vie, qu’il lui 160 KHOLSTOM1ER fallait payer pour cette vie, mais malgrĂ© tout, c’était un cheval, et souvent il ne pouvait se retenir d’un sentiment d’offense, de tristesse et d’indignation en regardant toute cette jeunesse qui le punissait pour une fatalitĂ© qu’elle subirait aussi plus cause de la cruautĂ© des chevaux venait aussi d’un sentiment aristocratique. Chacun d’eux, par le pĂšre ou la mĂšre, descendait du cĂ©lĂšbre Smetanka, et le hongre Ă©tait d’origine inconnue. C’était un intrus achetĂ© Ă  la foire, trois ans avant, pour quatre-vingts roubles. La jument brune, comme en se promenant, s'approcha jusque sous le nez du hongre et le poussa. Il y Ă©tait habituĂ©, et, sans ouvrir les yeux, les oreilles aplaties, il montra les dents. La jument se tourna de l’arriĂšre et feignit de vouloir le frapper. Il ouvrit les yeux et s’éloigna. Il ne voulait dĂ©jĂ  plus dormir et se mit Ă  manger. De nouveau la polissonne, suivie de ses camarades, s’approcha du hongre. Une jeune jument de deux ans, trĂšs sotte, qui imitait toujours la brune, vint avec elle, et comme tous les imitateurs, se mit Ă  exagĂ©rer ce que faisait l’autre. La jument brune, ordinairement, s’approchait comme si elle allait Ă  son affaire, passait sous le nez du hongre sans le regarder, de sorte qu’il ne savait mĂȘme pas s’il devait se fĂącher ou non. Et en effet c’était drĂŽle. Maintenant elle faisait la mĂȘme chose, mais l’autre qui marchait derriĂšre elle et qui Ă©tait dĂ©jĂ  KHOLSTOMIER 161 particuliĂšrement gaie, frappa le hongre en plein poitrail. De nouveau il montra les dents, poussa un cri, et, avec une vivacitĂ© qu’on ne pouvait attendre de lui, se jeta derriĂšre elle et la mordit Ă  la cuisse. La jument chauve frappa de tout son arriĂšre-train les cĂŽtes maigres et nues du vieux cheval. Celui-ci renifla mĂȘme, voulut se jeter de nouveau sur elle, mais il rĂ©flĂ©chit, et, en soupirant lourdement, s’éloigna. Naturellement toute la jeunesse du troupeau prit comme une offense personnelle l’audace du hongre pie envers la jument chauve, et, tout le reste de la journĂ©e, on l’empĂȘcha absolument de manger, on ne le laissa pas tranquille un moment, si bien que le palefrenier dĂ»t les calmer plusieurs fois, sans pouvoir comprendre ce qui se passait parmi eux. Le hongre Ă©tait si offensĂ© qu’il s’approcha de lui-mĂȘme de Nester, quand le vieux se prĂ©para Ă  ramener le troupeau Ă  la maison, et il se sentit plus heureux et plus tranquille, lorsqu’aprĂšs l’avoir sellĂ© on monta sur lui. Dieu sait Ă  quoi pensait le vieux hongre en portant sur son dos le vieux Nester. Pensait-il avec amertume Ă  la jeunesse ennuyeuse et cruelle ; ou, avec cette fiertĂ©, ce mĂ©pris et ce stoĂŻcisme propres aux vieillards, pardonnait-il ces offenses? Jusqu’à la maison il ne le montrait par aucune rĂ©flexion. Ce soir-lĂ , des amis Ă©taient venus chez Nester, et, en chassant le troupeau devant les izbas des TolstoĂŻ. — vi. — Kholstomier. Il 162 KHOLSTOMIER dvorovoĂŻ , il remarqua un chariot dont le cheval Ă©tait attachĂ© au perron. AprĂšs avoir fait entrer le troupeau, il se hĂąta tant, qu’il ne dessella pas le hongre et cria Ă  Yaska de le faire ; il ferma la porte cochĂšre et alla rejoindre ses amis. Etait-ce Ă  cause de l’injure faite Ă  la jumentchauve, arriĂšre-petite-fille de Smetanka, par le vaurien galeux» achetĂ© Ă  la foire et qui ne connaissait ni pĂšre ni mĂšre — et par suite Ă  cause du sentiment aristocratique froissĂ© chez tout le troupeau, ou parce que le hongre, avec sa haute selle sans cavalier, Ă©tait d’un aspect fantastique pour les chevaux, mais dans la cour quelque chose d’extraordinaire se passa cette nuit-lĂ . Tous les chevaux, jeunes et vieux, en montrant les dents, pourchassaient le hongre dans la cour, et le choc des sabots sur ses cĂŽtes maigres retentissait avec de lourds soupirs. Le hongre n’y pouvait plus tenir ; il ne pouvait plus Ă©viter les coups. Il s’arrĂȘta au milieu de la cour. Son visage exprimait la colĂšre, le dĂ©goĂ»t, la faiblesse sĂ©nile, puis le dĂ©sespoir. Il aplatit ses oreilles, et tout Ă  coup, il se fit quelque chose qui calma soudain tous les chevaux. La plus vieille jument, Viazopourikha, s'approcha, flaira le hongre et soupira. Le hongre soupira aussi... V Au milieu de la cour Ă©clairĂ©e parla lune se dressait la haute et maigre figure du hongre, avec sa grande selle Ă  pommeau. Les chevaux, immobiles et dans un silence profond, l’entouraient, comme s’ils apprenaient de lui quelque chose d’extraordinaire. Et en effet, ils entendaient quelque chose de nouveau et d’inattendu. Voici ce qu’ils apprenaient du hongre... LA PREMIERE NUIT — Je suis le fils de LubeznĂŻ 1 er et de Baba. Mon nom, d’aprĂšs la gĂ©nĂ©alogie, est Moujik I* r . Je suis Moujik I er , d’aprĂšs la gĂ©nĂ©alogie, et mon nom Kholstomier me fut donnĂ© par les gens Ă  cause de mon allure longue et large, inconnue 164 KHOLSTOMIER en Russie. Par l’origine, il n’y a pas au monde de cheval supĂ©rieur Ă  moi. Je ne vous l’ai jamais dit, Ă  quoi bon, vous ne m’auriez jamais reconnu, pas plus que Viazopourikha qui Ă©tait avec moi au haras de Khrienovo et qui .vient seulement de me reconnaĂźtre. Vous ne me croiriez pas n’était le tĂ©moignage de Viazopourikha. Je ne vous l’aurais jamais dit, je n’ai pas besoin de la pitiĂ© d’un cheval. Mais vous l’avez voulu. Oui, je suis ce Kholstomier que les amateurs cherchaient et ne trouvaient pas. Ce Kholstomier que le comte lui-mĂȘme connaissait et qu’il a expĂ©diĂ© du haras parce que je dĂ©passais son favori Cygne. Quand je naquis je ne savais pas ce que signifiait ĂȘtre pie. Je pensais ĂȘtre un cheval. Je me rappelle que la premiĂšre remarque sur mon pelage me frappa profondĂ©ment ainsi que ma mĂšre. Je naquis probablement la nuit. Vers le matin, lĂ©chĂ© dĂ©jĂ  par ma mĂšre, je me tenais sur les pattes. Je me souviens que tout le temps je voulais quelque chose et que tout me semblait Ă  la fois extraordinairement Ă©tonnant et trĂšs simple. Les Ă©curies Ă©taient chez nous dans de longs corridors chauffĂ©s, avec des portes grillĂ©es Ă  travers lesquelles on voyait tout. Ma mĂšre me tendit la mamelle, et moi j’étais encore si innocent que je passais mon nez tantĂŽt sous les pattes de devant, tantĂŽt dans l’auge. Tout K110LST0MIER 165 Ă  coup ma mĂšre se retourna vers la porte grillĂ©e et, soulevant sa patte au-dessus de moi, se recula. Le palefrenier du service de jour regardait dans notre Ă©curie Ă  travers la grille. — En voilĂ ... Babaamisbas, dit-il, et il poussa le verrou. Il passa sur la paille fraĂźche et m’enlaça de ses mains. —Regarde Tarass ! il est pie comme une pie! —cria-t-il. Je me dĂ©gageai et tombai sur les genoux. — En voilĂ  un petit diable ! — prononça-t-il. Ma mĂšre s’inquiĂ©ta, mais n’essaya pas de me dĂ©fendre et seulement, en soupirant lourdement, lourdement, se recula un peu de cĂŽtĂ©. Les palefreniers arrivĂšrent et se mirent Ă  me regarder. L’un d’eux courut annoncer le fait au palefrenier chef. Tous riaient en regardant mes taches pies et me donnaient divers noms Ă©tranges. Non seulement je ne comprenais pas ce que signifiaient ces mots, mais ma mĂšre non plus. Jusqu'ici, parmi tous nos parents il n’y avait pas eu un seul pie ; mais nous ne pensions pas qu’il y eĂ»t Ă  cela quelque chose de mauvais. Et tout le monde louait ma corpulence et ma force. — Ah! comme il est vif, — dit le palefrenier, — on ne peut pas le retenir. BientĂŽt aprĂšs le chef palefrenier Ă©tait lĂ  et examinait mon pelage ; il semblait mĂȘme attristĂ©. — Qu’est-ce qui nous a donnĂ© un tel monstre ! dit-il. Le gĂ©nĂ©ral ne le laissera pas dans le 166 KHOLSTOMIER haras. — Eh ! Baba, tu m’as bien arrangĂ© ! fit-il Ă  ma mĂšre. Valait mieux un chauve qu’une pie. Ma mĂšre ne rĂ©pondit rien et comme toujours en pareil cas, soupira de nouveau. — Et de quel diable est-il nĂ© ? C’est comme un moujik, — continua- t-il. — On ne peut pas le laisser dans le haras, c’est une honte! Et il est beau, trĂšs beau ! — disait-il et disaient tous en me regardant J Quelques jours plus tard le gĂ©nĂ©ral vint en personne. Il m’examina, etde nouveau, tous semblaient terrifiĂ©s de quelque chose et nous insultaient, moi et ma mĂšre, pour la couleur de mon pelage. — Et il est beau, trĂšs beau, — disaient tous ceux qui me voyaient. Jusqu’au printemps nous vĂ©cĂ»mes dans le haras, tous sĂ©parĂ©s, chacun prĂšs de sa mĂšre, seulement, parfois, quand la neige des toits commença Ă  fondre au soleil, on nous laissait sortir avec nos mĂšres dans la large cour couverte de paille fraĂźche. LĂ ,' pour la premiĂšre fois, je connus tous mes parents proches et Ă©loignĂ©s. LĂ  je voyais diverses portes les juments cĂ©lĂšbres de ce temps avec leurs poulains. LĂ  se trouvaient la vieille Hollandaise, Mouchka la fille de Smetanka, Krasnoukha, Dobro- khotikha, le cheval de selle; toutes les cĂ©lĂ©britĂ©s d’alors se rĂ©unissaient ici avec leurs poulains, se promenaient au soleil, se couchaient sur la paille fraĂźche, se flairaient comme de simples chevaux. Je ne puis oublier, jusqu’à prĂ©sent la vue de ce KHOLSTOMIER 167 haras plein des belles de ce temps. Ça vous semble Ă©trange de penser et de croire que j’étais jeune et vif, mais c’était ainsi... LĂ  se trouvait cette mĂȘme Viazopourikha, qui Ă©tait alors une poulaine d’un an, une petite poulaine charmante, gaie, vive, et, soit dit sans l’offenser, bien qu’elle ne soit pas maintenant considĂ©rĂ©e comme une raretĂ©, par le sang, elle Ă©tait alors parmi les pires. Elle meme vous le dira. Mon bariolage, qui dĂ©plaisait tant aux hommes, plaisait beaucoup Ă  tous les chevaux. Tousm’entouraient, m’admiraient etjouaientavec moi. Je commençais Ă  oublier la parole des hommes sur mon tatouage et me sentais heureux. Mais bientĂŽt j’éprouvais une premiĂšre douleur et ma mĂšre en Ă©tait la cause. Quand dĂ©jĂ , la neige commençait Ă  fondre, que les moineaux pĂ©piaient sur les auvents, que dans l’air le printemps commençait Ă  se faire sentir fortement, les relations entre ma mĂšre et moi changĂšrent. Son caractĂšre Ă©tait mĂ©connaissable. TantĂŽt, sans aucune cause, elle se mettait Ă  jouer en courant dans la cour, ce qui n’allait point du tout Ă  son Ăąge respectable ; tantĂŽt elle demeurait pensive, et se mettait Ă  s’ébrouer; tantĂŽt elle battait, mordait ses sƓurs; tantĂŽt elle me flairait en hennissant, mĂ©contente ; tantĂŽt elle allait au soleil, posait sa tĂȘte sur l’épaule de sa cousine germaine Kouptchikha, et longtemps, pensivement, lui grattait le dos et 168 KHOLSTOMIER me repoussait de ses mamelles. Un jour le palefrenier chef vint et ordonna de lui mettre le mors et de l’emmener dans l’enclos. Elle hennit ; je lui rĂ©pondis et me jetai derriĂšre elle, mais elle ne se tourna pas vers moi. Le cocher Tarass me saisit pendant qu’on refermait la porte sur ma mĂšre qui partait. Je m’élançai, je renversai le palefrenier dans la paille, mais la porte Ă©tait fermĂ©e et je n’entendais que le hennissement de plus en plus lointain de ma mĂšre, et dans ce hennissement je ne sentais plus l’appel, mais une autre expression. A sa voix, rĂ©pondit, de loin, la voix puissante que je reconnus aprĂšs, celle de DobrĂŻ premier, que deux palefreniers amenaient au rendez-vous avec ma mĂšre. Je ne me rappelle pas comment Tarass sortit de l’enclos. J’étais trĂšs triste et je sentais que j’avais perdu pour toujours l’amour de ma mĂšre. Et tout cela parce que je suis pie», pensai-je en me rappelant les paroles des gens Ă  propos de mon pelage ; et je fus pris d’une telle colĂšre que je commençai Ă  me frapper la tĂȘte et les genoux contre les murs de l’écurie, et je fis cela jusqu’à ce que, tout en sueur, je succombasse Ă  la fatigue. Quelque temps aprĂšs, ma mĂšre revint prĂšs de moi je l’entendis arriver Ă  l’écurie parle couloir, au trot, et d’une allure pas habituelle. On lui ouvrit la porte ; je ne la reconnus pas tant elle Ă©tait rajeunie et embellie. Elle me flaira, s’ébroua KHOLSTOMIER 169 et se mil Ă  crier. A tout son aspect je compris qu’elle ne m’aimait plus. Elle me parla de la beautĂ© de DobrĂŻ et de son amour pour lui. Leurs rendez-vous continuĂšrent, et mes relations avec ma mĂšre devinrent de plus en plus froides. BientĂŽt on nous lĂącha sur l’herbe. A ce moment je connus de nouvelles joies qui me consolĂšrent de la perte de l’amour de ma mĂšre. J’avais des amis et des camarades. Nous savions maintenant manger de l’herbe, hennir comme les grands et, soulevant la queue, sauter en cercle autour de nos mĂšres. C’était l’heureux temps. On me passait tout ; tous m’aimaient, m’admiraient et regardaient avec indulgence tout ce que je faisais. Ça ne dura pas longtemps. C’est alors qu’il m'arrivera quelque chose d'horrible... » Le hongre soupira lourdement et s’éloigna des chevaux. L'aube montait depuis dĂ©jĂ  longtemps. Les portes grincĂšrent. Xester entra. Les chevaux se sĂ©parĂšrent. Le palefrenier arrangea la selle sur le hongre et emmena le troupeau. VI LA DEUXIEME NUIT DĂšs que les chevaux furent enfermĂ©s, de nouveau ils s’arrĂȘtĂšrent autour du cheval pie. — Au mois d’aoĂ»t, on me sĂ©para de ma mĂšre, — continua le cheval pie — mais je n’en eus point de chagrin particulier, j’avais remarquĂ© que ma mĂšre portait dĂ©jĂ  mon frĂšre cadet, le cĂ©lĂšbre Oussane, et je n’étais plus pour elle ce que j’étais autrefois. Je n’étais pas jaloux, je me sentais devenir plus froid envers elle. En outre, je savais qu’en quittant ma mĂšre, je rentrerais dans la section commune des poulains oĂč nous Ă©tions par deux ou trois, et chaque jour, toute la bande sortait dehors. J'Ă©tais dans le mĂȘme box que MilĂŻ. MilĂŻ Ă©tait un cheval de selle, plus tard l’empereur lui-mĂȘme le monta, et on l’a reprĂ©sentĂ© dans des tableaux et des statues. C’était alors un simple poulain aux poils KHOLSTOMIER 171 brillants, doux, au cou de cygne, aux jambes unies et fines comme des cordes. Il Ă©tait toujours gai, aimable ; il Ă©tait toujours prĂȘt Ă  jouer, Ă  lĂ©cher ou Ă  plaisanter sur les chevaux et les hommes. ForcĂ©ment, en vivant ensemble, nous devĂźnmes amis, et cette amitiĂ© dura toute notre jeunesse. Il Ă©tait gai et frivole. Il commençait dĂ©jĂ  d’aimer Ă  jouer avec les jeunes juments et se moquait de mon innocence. Et pour mon malheur, par amour-propre, je commençai Ă  l imiter, et bientĂŽt je me laissai aller Ă  l’amour. Ce penchant prĂ©coce fut la cause du plus grand Ă©vĂ©nement de ma vie. Il m’arriva de me laisser entraĂźner... Viazopourikha avait un an de plus que moi, nous Ă©tions particuliĂšrement amis, mais Ă  la fin d e l'automne, je remarquai qu’elle commençait Ă  me fuir... Mais je ne raconterai pas toute cette malheureuse histoire de-mon premier amour. Elle se rappelle elle-mĂȘme ma passion folle qui s’est terminĂ©e par le plus grand changement de ma vie. Les palefreniers se mirent Ă  la chasser et Ă  me battre. Le soir on me mit dans un box Ă  part. Je hennis toute la nuit, comme si je pressentais l’évĂ©nement du lendemain. Le matin, dans le couloir de mon box, arrivĂšrent le gĂ©nĂ©ral, le palefrenier chef, le cocher, et ce fut un vacarme effrayant. Le gĂ©nĂ©ral criait f72 KHOLSTOMIER aprĂšs le palefrenier chef, celui-ci se justifiait en disant qu’il n’avait pas ordonnĂ© de me laisser et que les autres palefreniers avaient fait cela de leur plein grĂ©j Le gĂ©nĂ©ral promit de faire fouetter tout le monde, et dit qu’on ne pouvait pas me laisser entier. Le palefrenier jura de faire tout; ils se turent et s’en allĂšrent. Je ne comprenais rien, mais je remarquais qu’il s’agissait de me faire quelque chose... f Le lendemain je cessais de hennir pour toujours. J’étais devenu ce que je suis. Le monde entier se changeait Ăąmes yeux. Rien ne m’était cher. Je me concentrai et me mis Ă  rĂ©flĂ©chir. D’abord j’avais un dĂ©goĂ»t de tout, je cessais de boire, de manger, de marcher, je ne pensais plus Ă  jouer. Parfois il me venait en tĂšte de sauter, de hennir, mais aussitĂŽt se prĂ©sentait la question terrible Pourquoi ? Pourquoi? Et mes derniĂšres forces se perdaient. Une fois on me promena le soir pendant qu’on ramenait le troupeau du champ. Encore de loin, j’aperçus un nuage de poussiĂšre avec les silhouettes vagues, connues, de toutes nos femelles. J’entendais les hennissements joyeux, les piaffements. Je m’arrĂȘtai, bien que la bride par laquelle me tirait le palfrenier me coupĂąt la nuque, et je me mis Ă  observer la troupe qui s’avançait. Je voulais voir ce bonheur perdu pour toujours. Elle s’avançait et je KHOLSTOMIER 173 distinguais l’une aprĂšs l’autre les figures connues, belles, majestueuses, saines, grasses ; quelques-unes mĂȘme se tournĂšrent vers moi. Je m’oubliai, et, malgrĂ© moi, par vieille habitude, je me mis Ă  hennir et Ă  trotter, mais mon hennissement Ă©tait triste, ridicule, insensĂ©. Dans le troupeau, on n’a pas ri, mais je remarquai que plusieurs, par convenance, se dĂ©tournaient de moi. Evidemment ils Ă©prouvaient de la peine, de la honte, et surtout je leur paraissais drĂŽle. Mon cou mince, mon expression, ma grande > tĂšte j’avais maigri pendant ce temps, mes longues jambes gauches et ma sotte allure au trot que, par vieille habitude, j’avais fait autour du palefrenier, tout cela leur paraissait risible. Aucun ne rĂ©pondit Ă  mon hennissement, tous se dĂ©tournĂšrent de moi. Je compris d’un coup Ă  quel point j'Ă©tais devenu pour toujours Ă©tranger Ă  tous, et je ne me rappelle plus comment je revins au logis avec le palefrenier^ Auparavant dĂ©jĂ  j’avais du penchant pour les choses sĂ©rieuses, la rĂ©flexion ; maintenant une transformation se faisait en moi ma couleur pie, qui excitait tant de mĂ©pris de la part des hommes, mon malheur terrible, inattendu, et ma situation particuliĂšre au haras, que je sentais, mais que je ne pouvais encore nullement m’expliquer, me forçaient Ă  rĂ©flĂ©chir. Je rĂ©flĂ©chis Ă  l’injustice des ‱ hommes envers moi parce que j’étais pie ; je rĂ©flĂ©chis Ă  la mobilitĂ© de l'amour maternel et, en 174 KHOLSTOMIER gĂ©nĂ©ral, de l’amour des femmes, Ă  sa dĂ©pendance des conditions physiques et, principalement, je rĂ©flĂ©chis aux qualitĂ©s de cette Ă©trange espĂšce d’animaux auxquels nous sommes si Ă©troitement liĂ©s et que nous appelons des hommes. Les particularitĂ©s qui me faisaient une situation spĂ©ciale au haras, je les sentais mais ne pouvais les comprendre^. La signification de cette particularitĂ© et des qualitĂ©s des hommes sur quoi elle se basait, me * fut donnĂ©e par la circonstance suivante C’était l’hiver, pendant les fĂȘtes; de la journĂ©e on ne m’avait donnĂ© ni Ă  manger ni Ă  boire ; j’ai su depuis que mon palefrenier s’était enivrĂ©. Le mĂȘme jour le palefrenier en chef entra chez moi, vit que je n’avais pas de nourriture, et se mit Ă  injurier le palefrenier qui n’était pas prĂ©sent, puis s’en alla. Le lendemain, le palefrenier vint dans notre box, avec un camarade, pour nous donner du foin. Je remarquai qu’il Ă©tait particuliĂšrement pĂąle et triste, il y avait surtout dans l’expression de son long dos quelque chose d’important qui excitait la compassion. Il jeta, avec colĂšre, le foin dans le rĂątelier ; je poussai ma tĂȘte Ă  travers son Ă©paule, mais il me donna un si fort coup de poing sur le museau que je m’écartai. Il me lança aussi un coup de botte sous le ventre. — Sans ce vilain, dit-il, rien n’arriverait. — Quoi? demanda l’autre palefrenier. KHOLSTOMTER 175 — Il ne s’inquiĂšte pas des chevaux du comte, et le sien, il le voit deux fois par jour. — Lui a-t-il donnĂ© le cheval pie? — demanda l’autre. — Le chien le sait, s’il l’a vendu ou donnĂ©. On peut laisser mourir de faim tous les chevaux du comte, mais voilĂ , comment a-t-on osĂ© ne pas donner Ă  manger Ă  son poulain! Couche-toi, dit- il, et il commence Ă  me battre ! C’est pas un chrĂ©tien ! Il a plus de pitiĂ© pour la bĂȘte que pour l’homme. Il ne porte pas la croix Ă©videmment ! Barbare! Il a comptĂ© lui-mĂȘme! Le gĂ©nĂ©ral n’a pas tant fouettĂ©. Il m’a dessinĂ© tout le dos. Non, il n’apasl’ñme chrĂ©tienne. i J’ai bien compris ce qu’ils ont dit sur la fustigation et le christianisme, mais le sens de ces paroles son poulain, le poulain Ă  lui me restait obscur. De ces paroles je conclus que les hommes supposaient quelque lien entre moi et le palefrenier chef. En quoi consistait ce lien, je ne pouvais absolument le comprendre Seulement beaucoup plus tard, quand on m’a sĂ©parĂ© des autres chevaux, je compris ce que cela voulait dire. Alors je ne pouvais nullement comprendre ce que signifiait qu’on m’appelĂąt la propriĂ©tĂ© d’un homme. Les mots ?non cheval» se rapportaient Ă  moi, un ĂȘtre vivant; cela me semblait aussi Ă©trange que les paroles ma terre », mon air », mon eau. » 176 KHOLSTOMIER Mais ces paroles eurent sur moi une grande influence. J’y pensai sans cesse et, longtemps aprĂšs, par les rapports les plus divers avec les hommes, je compris enfin la signification qu’ils attribuaient Ă  ces expressions Ă©tranges. Voici leur signification les hommes ne se guident pas dans la vie par des actes, mais par des paroles. Ils aiment moins la possibilitĂ© de faire ou de ne pas faire quelque chose, que celle de parler de divers objets avec des paroles convenues entre eux. Les paroles qu’ils regardent comme trĂšs importantes sont mon, mien. Ils les disent de divers objets, de divers ĂȘtres, de diverses choses, mĂȘme de la terre, des hommes, des chevaux. Ils conviennent que pour une certaine chose un seul homme dira ma. Et celui qui, selon ce jeu convenu entre eux, dit mon, sur le plus grand nombre de choses, celui-ci est considĂ©rĂ© comme le plus heureux. Pourquoi cela, je ne sais, mais c’est ainsi. Depuis longtemps j’essayais de me l’expliquerpar des avantages directs mais c’était inexact. Par exemple, beaucoup de ces gens qui m’ont appelĂ© leur cheval n’ont pas montĂ© sur moi, mais d’autres me montaient. Ce n’étaient pas eux non plus qui me nourrissaient, mais d’autres ; ce n’étaient pas ceux qui m’appelaient leur cheval » qui me faisaient du bien, mais le palefrenier, le vĂ©tĂ©rinaire et, en gĂ©nĂ©ral, des Ă©trangers. KHOLSTOMIER 177 Dans la suite, eu Ă©largissant le cercle de mes observations, je me suis convaincu que ce n’est pas seulement envers nous, chevaux, que la conception mon n’a d’autre base que l’instinct bas et grossier appellĂ© par les hommes le sentiment ou le droit de propriĂ©tĂ©. L’homme dit ma maison » et il ne l’habite jamais et se soucie seulement de sa construction et de son entretien. Le marchand dit ma boutique, ma boutique de drap » etil n’a pas l’habit du meilleur drap qui se trouve dans sa boutique. 11 y a des hommes qui appellent la terre la leur, et qui n’ont jamais vu cette terre, qui n’y ont pas marchĂ©. 11 y a des hommes qui appellent miens d’autres hommes et qui n'ont jamais vu ces hommes, et tout leur rapport envers ces hommes, consiste Ă  leur faire du mal. Il y a des hommes qui appellent des femmes, leur femme » ou leur Ă©pouse », et ces femmes vivent avec d’autres hommes. Et les hommes aspirent Ă  la vie non pour faire jugent bon, mais pour appeler sien le plus grand nombre de choses. Je suis convaincu maintenant que c’est lĂ  la diffĂ©rence essentielle entre nous et les hommes. C’est pourquoi, sans parler dĂ©jĂ de nos autres supĂ©rioritĂ©s sur les hommes, par cela seul nous pouvons dire hardiment que dans l’échelle des ĂȘtres vivants nous sommes supĂ©rieurs aux hommes. L’activitĂ© des hommes, au moins de ceux avec qui je fus en TolstoĂŻ — vi. — KholstomĂŻer . 12 178 KHOLSTOMIER rapport, est guidĂ©e par les paroles, et la nĂŽtre par les actes. Et voilĂ  ce droit de dire de moi mon cheval », le palefrenier l’avait reçu du gĂ©nĂ©ral; c’est pourquoi il avait fouettĂ© l’autre palefrenier. Cette dĂ©couverte me frappa profondĂ©ment et, jointe aux idĂ©es et raisonnements que suggĂ©rait aux hommes mon pelage pie, aux rĂ©flexions provoquĂ©es en moi par la trahison de ma mĂšre, elle fit de moi le hongre sĂ©rieux et profond que je suis. J’étais triplement malheureux j’étais pie, j’étais hongre et les hommes s’imaginaient que j’appartenais non Ă  Dieu et Ă  moi-mĂȘme, comme tout ĂȘtre vivant, mais au palefrenier chef. Les consĂ©quences de ce qu’ils avaient imaginĂ© sur moi Ă©taient multiples.. La premiĂšre c’est qu’on me tenait Ă  part, j'Ă©tais mieux nourri, menĂ© plus souvent par la bride et attelĂ© plus tĂŽt. J’avais deux ans quand on m’attela pour la premiĂšre fois. Je me rappelle que la premiĂšre fois, le palefrenier chef, qui s’imaginait que je lui appartenais, avec une foule d’autres palefreniers, se mit Ă  m’atteler. Attendant de ma part rĂ©volte ou rĂ©sistance, ils m’avaient entravĂ© avec une corde pour me pousser dans les brancards. Ils me mirent sur le dos une large croix de cuir et l’attachĂšrent au brancard pour que je ne pusse frapper du derriĂšre. Et moi, je n’attendais que l’occasion pour montrer mon dĂ©sir et mon amour du travail. KIIOLSTOMIER 179 Ils s’étonnaient que je me laissasse atteler comme un vieux cheval. On se mit Ă  me promener et, je m’exerçai Ă  trotter. Mes progrĂšs augmentaient de jour en jour, de sorte que, trois mois aprĂšs, le gĂ©nĂ©ral lui-mĂȘme et beaucoup d’autres louaient mon allure. Mais, chose Ă©trange, prĂ©cisĂ©ment parce qu’ils s’imaginaient que je n Ă©tais pas Ă  moi, mais au palefrenier chef, mon allure prenait pour eux une tout autre importance. Mes frĂšres, les trotteurs, Ă©taient promenĂ©s dans des champs de course. On mesurait combien ils pouvaient porter ; on allait les regarder dans des cabriolets dorĂ©s ; on les couvrait de mantes de prix. Moi j’étais attelĂ© au simple drojki du palefrenier chef, et j’allais, pour ses affaires, Ă  Tchesmenka et autres hameaux. Tout cela parce que j’étais pie, et surtout, parce que, d’aprĂšs leur opinion, je n’étais pas au comte mais au palefrenier chef Demain, si nous sommes de ce monde, je vous raconterai la consĂ©quence principale qu’eut pour moi ce droit de propriĂ©tĂ© que s’attribuait le chef palefrenier. » Tout ce jour les chevaux se montraient respectueux envers Kholstomier, mais la conduite de Nester restait aussi grossiĂšre. Le poulain gris du moujik, en se rapprochant du troupeau, hennissait et la jument grise coquetait de nouveau. YII LA TROISIÈME NUIT La nouvelle lune venait de naĂźtre et son mince croissant Ă©clairait la figure de Kholstomier qui se tenait au milieu de la cour. Les chevaux se pressaient autour de lui. — La principale consĂ©quence, Ă©tonnante pour moi, de ce fait que je n’étais ni au comte, ni Ă  Dieu, mais au palefrenier, — continua le cheval pie, — c’est que mon plus grand mĂ©rite mon allure vive, devint la cause de mon exil. On promenait Cygne sur la piste et le palefrenier en chef, qui venait avec moi de Tchesmenka, s’arrĂȘta avec moi prĂšs de la piste. Cygne passait devant nous. Il trottait bien mais quand mĂȘme il s’en croyait. Il n’avait pas enlui cette vivacitĂ© que j’avais moi dĂšs qu’une patte se posait, l’autre se sou- KHOLSTOMIER 181 levait instantanĂ©ment ; pas trace du moindre effort; chaque effort faisait avancer. Cygne passa devant nous, je m’avançai sur la piste. Le palefrenier ne me retenait pas. — Quoi ! ne faut-il pas mesurer mon cheval pie ? cria-t-il. Et quand Cygne se trouva pour la seconde fois sur la mĂȘme ligne que moi, il me laissa. Cygne avait dĂ©jĂ  de l’entraĂźnement, c’est pourquoi je fus en retard au premier tour. Mais au second, j’avais regagnĂ© de la distance; je m’approchai du drojki , puis le rejoignis et le dĂ©passai. On fĂźt une seconde expĂ©rience la mĂȘme chose. J’étais plus vif. Cette circonstance horrifia tout le monde. Le gĂ©nĂ©ral exigea qu’on me vendĂźt au plus vite et le plus loin possible pour qu’on n’entendĂźt pas parler de moi. Autrement le comte le saura et ce sera un malheur ! » disait-il. Et l’on me vendit Ă  la foire, Ă  un maquignon. Je restai peu de temps chez le maquignon. Un hussard envoyĂ© pour la remonte m’acheta. Tout cela Ă©tait si injuste, si cruel, que j’étais heureux quand on m’emmena du haras de Khrienovo et qu’on me sĂ©para pour toujours de ceux qui m’étaient chers et proches. Je souffrais trop parmi eux. Amour, honneur, libertĂ©, ils avaient tout, et moi travail, humiliation, travail jusqu’à la fin de mes jours. Pourquoi? Parce que j’étais pie et qu’à cause de cela je devais ĂȘtre le cheval de n’importe qui... » Kholstomier ne put en raconter plus long ce 182 KÜOLSTOMIER soir-la. Un Ă©vĂ©nement qui troubla tous les chevaux se produisait dans l’enclos. Kouptchikha, la jument pleine, trĂšs en retard, qui d’abord Ă©coutait le rĂ©cit, se tourna tout Ă  coup, partit lentement vers le hangar et se mit Ă  gĂ©mir si haut que tous les chevaux y firent attention. Ensuite, elle se coucha, se releva et se coucha de nouveau. Les vieilles juments comprenaient ce qu'elle avait, mais les jeunes Ă©taient Ă©mues, s’éloignaient du hangar et entouraient la malade. Le matin un nouveau poulain, chancelant sur ses petites pattes, Ă©tait nĂ©. Nester appela le palefrenier ; la jument et son poulain furent emmenĂ©s Ă  l’écurie, et les chevaux partirent Ă  la prairie, sans eux. VIII LA QUATRIÈME NUIT Le soir quand les portes furent fermĂ©es, que tout devint calme, le cheval pie continua ainsi — En passant ainsi de mains en mains, j’ai rĂ©ussi Ă  beaucoup observer les hommes et les chevaux. OĂč je restai le plus longtemps, ce fut chez deux maĂźtres un prince, officier des hussards, ensuite une vieille femme qui habitait prĂšs de l’église de Saint-Nicolas. Chez l’officier de hussards je passai le meilleur temps de ma vie. Bien qu’il fut la cause de ma perte, bien qu'il n’aimĂąt jamais rien ni personne, je l’aimais, et je l’aimais prĂ©cisĂ©ment pour cela. Ce qui me plaisait en lui c’est qu’il Ă©tait beau, heureux, riche, et n’aimait personne. Vous comprenez, c'est notre sentiment Ă©levĂ© de cheval ! Sa froideur, ma dĂ©pendance de lui, donnaient une forceparticu- liĂšreĂ  mon amour pour lui Tue-moi, — pensais- 184 KHOLSTOMIER je dans nos beaux jours — j’en serai heureux! » Il m’acheta chez le maquignon Ă  qui le palefrenier m’avait vendu huit cents roubles. Il m’acheta parce qu’il n’avait pas de pie Ce fut mon meilleur temps. Il avait une maĂźtresse. Je le savais parce que chaque jour je le menais chez elle et que, parfois, je les promenais ensemble. Sa maĂźtresse Ă©tait une beautĂ© ; lui aussi Ă©tait beau, et son cocher aussi, et Ă  cause de cela je les aimais tous, j’étais enchantĂ© de la vie. Ma vie se passait ainsi le matin, l’aide-palefrenier venait me nettoyer, pas le palefrenier lui-mĂȘme, mais son aide, c’était un jeune garçon pris parmi les paysans. Il ouvrait la porte, faisait sortir la vapeur, ĂŽtaitle fumier, la couverture, et commençait Ă  me gratter le corps avec une brosse, et avec une Ă©trille, il marquait des taches blanches sur les poutres du parquet creusĂ©es par des crampons. En plaisantant, je mordais ses manches et frappais du pied. Ensuite on nous amenait l’un aprĂšs l’autre vers un baquet 'd’eau froide, et le garçon admirait les taches pies, lissĂ©es, rĂ©sultat de son travail, la jambe droite comme une flĂšche avec un large sabot, et la croupe luisante et le dos large au point de s’y coucher. DerriĂšre le haut rĂątelier, on mettait du foin, et dans l’auge de chĂȘne, l’avoine. ThĂ©ophane arrivait, puis le palefrenier en chef. Le maĂźtre et le cocher se ressemblaient. Tous les deux n’avaient peur de rien et n’aimaient personne, KIIOLSTOMIER 185 sauf eux-mĂȘmes, et pour cela tous les aimaient_ ThĂ©ophane Ă©tait vĂȘtu d’une blouse rouge, d’un pantalon de coton et d’une poddiovka 1. Je l’aimais quand, aux jours de fĂȘtes, pommadĂ©, en poddiovka, il entrait dans l’écurie et criait — Eh bien, animal, as-tu oubliĂ© ! » Et il me poussait la jambe avec le manche de la fourche. Il ne poussait jamais fort, mais pour plaisanter. Moi, je comprenais aussitĂŽt la plaisanterie et, en couchant l’oreille, je claquais des dents. Chez nous, il y avait un trotteur noir ; la nuit on m’attelait avec lui. Ce Polkane ne comprenait pas la plaisanterie ; il Ă©tait tout simplement mĂ©chant comme un diable Je me trouvais Ă  cĂŽtĂ© de lui, dans l’écurie, et il lui arrivait de me mordre pour tout de bon. ThĂ©ophane n’avait pas peur de lui II lui arrivait de s’approcher et de pousser un cri ; on aurait dit qu’il voulait le tuer. Non, rien, et ThĂ©ophane lui mettait le licou. Une fois, Ă©tant attelĂ© avec lui, nous nous sommes emballĂ©s au Pont-des-MarĂ©chaux. Ni le maĂźtre, ni le cocher n’étaient effrayĂ©s. Ils riaient, criaient aprĂšs les gens, se retournaient en se retenant, et comme ça, personne n’était Ă©crasĂ©. A leur service j’ai perdu mes meilleures qualitĂ©s et la moitiĂ© de ma vie. C’est lĂ  qu’on m’a gavĂ© de breuvage et abĂźmĂ© les jambes... 1 VĂȘtement long sans manches qu’on met en dessous du caftan. 186 KHOLSTOMIER Mais, malgrĂ© tout, c’était le meilleur temps de ma vie ! A midi on venait, on attelait, graissait les sabots, mouillait le toupet et la criniĂšre et Ton me poussait entre les brancards. Les traĂźneaux Ă©taient en roseaux tressĂ©s recouverts de velours ; les harnais avaient de petits anneaux d’argent; les guides Ă©taient en soie, et, pendant un temps, j’avais un fdet. L’attelage Ă©tait tel que, quand toutes les courroies Ă©taient bouclĂ©es et arrangĂ©es, on ne pouvait distinguer oĂč se terminait l’attelage et oĂč commençait le cheval. On attelait toujours dans le hangar. Il arrivait queTbĂ©o- phane, le derriĂšre plus large que les Ă©paules, une ceinture rouge sous les aisselles, inspectait l’attelage, s’asseyait, rĂ©parait son cafetan, mettait ses pieds sur l’étrier, plaisantait, mettait en travers, comme toujours, le fouet avec lequel il ne me touchait presque jamais et qu’il portait seulement comme ça, par convenance, et disait Va! » Et en jouant Ă  chaque pas je sortais de la porte cochĂšre. Une cuisiniĂšre qui Ă©tait entrĂ©e pour jeter les ordures, s’arrĂȘtait au seuil; un paysan qui apportait dubois s’arrĂȘtait aussi et regardait, les yeux grands ouverts. Il sortait, faisait quelques pas et s’arrĂȘtait ; les valets sortaient, les cochers arrivaient ; les conversations commençaient. On attend, toujours. Parfois nous restions trois heures prĂšs du perron. Nous tournions de temps en temps, puis nous nous arrĂȘtions de nouveau. KHOLSTOMIER 187 Enlin, on entendait du bruit dans le vestibule. En habit, paraissait le gris Tikhone, avec son gros ventre. Approche ! » On n’avait pas encore cette sotte habitude de dire En avant ! » comme si je ne savais pas qu’on ne va pas en arriĂšre mais en avant !... ThĂ©ophane claquait des lĂšvres, s’approchait et le prince sortait rapidement, nĂ©gligemment comme s’il n’y avait rien que de trĂšs naturel Ă  ses traĂźneaux, Ă  son cheval, mĂȘme Ă  ThĂ©ophane qui voĂ»tait son dos et tendait les bras d’une telle façon, qu’il semblait qu’on ne pĂ»t les tenir longtemps ainsi. Le prince sortait en manteau Ă  col de loutre argentĂ©e qui cachait son visage beau etrouge, aux sourcils noirs, qu’il n’eĂ»t jamais fallu cacher. Il sortait en faisant du bruit avec son sabre, ses Ă©perons, avec les quartiers de cuivre de ses galoches. En passant sur le tapis, comme s’il se hĂątait, il ne faisait aucune attention ni Ă  moi, ni Ă  ThĂ©ophane, mais Ă  ce fait que tout le monde, sauf lui-mĂȘme, le regardait et l’admirait. ThĂ©ophane claquait des lĂšvres, moi je m’habituais aux guides, et, honnĂȘtement, nous allions au pas'et nous arrĂȘtions. Je regarde le prince de cĂŽtĂ©, hoche ma belle tĂšte et mon fin toupet... Le prince est de bonne humeur, parfois il plaisante avec ThĂ©ophane. ThĂ©ophane, sa belle tĂȘte tournĂ©e Ă  peine, rĂ©pond et, sans bouger les mains, fait un mouvement des guides Ă  peine visible, mais que je 188 KHOLSTOMIER comprends. Une, deux, trois... mon allure est de plus en plus large ; en tressaillant de chaque muscle, je jette la neige avec la boue sur le devant du traĂźneau. Dans ce temps, on n’avait pas aussi la sotte habitude d’aujourd’hui de crier Oh! » comme si le cocher se trouvait mal, mais le comprĂ©hensible Va ! prends garde ! va ! » — \ a, prends garde ! crie ThĂ©ophane, et les gens s’écartent et s’arrĂȘtent et tournent la tĂȘte pour admirer le beau hongre, le beau cocher et le beau maĂźtre... J’aimais surtout Ă  dĂ©passer un trotteur. Quand de loin, avec ThĂ©ophane, nous apercevions un attelage digne de nos efforts, en courant comme lĂšvent, nous l’approchions de plus en plus. Lançant dĂ©jĂ  la boue derriĂšre le traĂźneau je rejoignais le voyageur. Je m’ébrouais au dessus de sa tĂȘte. J’étais au mĂȘme rang que l’autre, qui disparaissait Ă  ma vue et, derriĂšre, je n’entendais plus que des sons de plus en plus lointains. Et le prince. ThĂ©ophane et moi, nous nous taisions et avions l’air d’aller tout simplement Ă  notre affaire sans remarquer les chevaux lambins que nous rencontrions en chemin. J’aimais dĂ©passer un beau trotteur, mais j’aimais aussi me rencontrer avec lui. Une minute, un son, un regard, nous sommes dĂ©jĂ  sĂ©parĂ©s, et, de nouveau, isolĂ©s chacun de notre cĂŽtĂ©... Les portes grincĂšrent ; les voix de Nester et de Vaska se firent entendre. IX LA CINQUIÈME NUIT Le temps commençait Ă  changer. Il Ă©tait sombre. Le matin il n’v avait pas de rosĂ©e, mais il faisait lourd et les moucherons s’accrochaient. AussitĂŽt que le troupeau fut arrivĂ©, les chevaux se rĂ©unirent autour du cheval pie qui termina ainsi son histoire — Cette vie heureuse cessa bientĂŽt. Je vĂ©cus ainsi ' seulement deux annĂ©es. A la fin du deuxiĂšme hiver, il m’arriva l’évĂ©nement le plus heureux pour moi et, aprĂšs cela, mon plus grand malheur. C’était pendant le carĂȘme, j’avais amenĂ© le prince aux courses. AtlasnĂŻ et Bitchok couraient. Je ne sais pas ce qu ils faisaient lĂ -bas dans le pavillon, mais je sais qu’il sortit et ordonna Ă  ThĂ©ophane de me mettre sur la piste. Je me rappelle qu’on me mit sur la piste, on me plaça et on plaça AtlasnĂŻ. AtlasnĂŻ Ă©tait attelĂ© au petit traĂźneau de course et moi au traĂźneau de ville. Au premier tour je le 190 KHOLSTOMIER dĂ©passai cris et acclamations d’enthousiasme me saluĂšrenUQuand on me promena, la foule me suivit. Cinq personnes proposĂšrent au prince des milliers... Il se contenta de rire ses dents blanches. — Non, dit-il, ce n’est pas un cheval, c’est un ami. Je ne le donnerais pas pour un monceau d’or- Au revoir, messieurs ! Il ouvrit le tablier et s’assit. — A Ostojenka ! C’était la demeure de sa maĂźtresse, et nous volons... C’était notre dernier jour de bonheur. Nous arrivĂąmes chez elle. 111 appelait la sienne, et elle en aimait un autre, elle Ă©tait partie avec lui. Il apprit cela chez elle, dans son appartement. Il Ă©tait cinq heures. Sans me dĂ©teler il partit la chercher. Ce qui n’était jamais arrivĂ©, on me fouetta et l’on me lança au galop. Pour la premiĂšre fois je butai, et, honteux voulus me rattraper. Mais tout Ă  coup j’entends le prince qui crie d’une voix changĂ©e Frappe ! Et le fouet siffle et me cingle... Je galopais et ^_frappais des pattes sur le devant du traĂźneau. Nous l’avons rejointe Ă  vingt-cinq verstes. Je l’amenai, mais tremblai toute la nuit, et ne pus rien manger. Le matin on me donna de l’eau. Je bus, et pour toujours j’avais cessĂ© d’ĂȘtre le cheval que j’étais, j’étais malade. On m’a tourmentĂ©, estropiĂ©, soignĂ©, comme disent les hommes. Mes KH0LST0M1ER 191 sabots ont tombĂ©, j’ai eu des tumeurs, mes jambes se sont courbĂ©es, mon poitrail s’est enfoncĂ©, et tout mon corps est devenu mou et faible. On me vendit Ă  un maquignon. Il me fit manger des carottes et encore quelque autre chose, il me fit mĂ©connaissable afin de pouvoir tromper sur mon compte quelqu’un peu connaisseur. Je n’avais ni force, ni allure. En outre, le maquignon me tourmentait ainsi aussitĂŽt que venaient des acheteurs, il entrait dans ‱ mon Ă©curie et commençait Ă  me frapper avec un grand fouet et Ă  m’effrayer, si bien qu’il m’amenait jusqu’à la fureur. Ensuite, il effaçait les traces du fouet et me faisait sortir. Une vieille femme m’acheta chez le maquignon. Elle allait toujours Ă  l’église Saint-Nicolas et faisait fouetter son cocher. Le cocher pleurait dans ma stalle, et je reconnus que les larmes ont un goĂ»t agrĂ©able, salĂ©. Puis la vieille mourut. Son gĂ©rant me prit Ă  la campagne et me vendit Ă  un marchand du village. Une fois, ayant mangĂ© trop de froment, je tombai malade et devins pire. On me vendit Ă  un paysan. LĂ , je labourais et mangeais Ă  peine ; on me blessa la patte avec une faux. De nouveau, je tombai malade. Un bohĂ©mien m’échangea. Il me fit souffrir horriblement et enfin me vendit au gĂ©rant d’ici. Et maintenant je suis lĂ ... » Tous se turent, la pluie commençait Ă  tomber. X En rentrant Ă  la maison, le lendemain soir, le troupeau rencontra le maĂźtre avec un hĂŽte. Joul- diba, en approchant de la maison, aperçut de cĂŽtĂ©, deux hommes l’un Ă©tait le jeune maĂźtre, en chapeau de paille; l’autre, grand, gros, essoufflĂ©, Ă©tait un militaire. La vieille regarda les hommes de cĂŽtĂ©, et, en s’écartant un peu, passa prĂšs d’eux. Les autres, la jeunesse, s’agitĂšrent surtout quand le maĂźtre et son hĂŽte entrĂšrent exprĂšs au milieu des chevaux en se dĂ©signant quelque chose et causant. - VoilĂ , celle-ci, je l'ai achetĂ©e chez Voiéïkov, la pommelĂ©e, — dit le maĂźtre. — Et celle-ci, laJeune noire, auxpattesblanches, chez qui ? Elle est belle, — dit l'hĂŽte. Ils parlaient de beaucoup de chevaux, s’arrĂȘtant devant certains. Ils remarquĂšrent aussi la jument brune. KIIOLSTOMIER 193 — Elle m’est restĂ©e des chevaux de selle du haras de Khrienovo, — dit le maĂźtre. Ils ne pouvaient regarder tous les chevaux en mouvement. Le maĂźtre appelaNester, et le vieillard, en piquant des talons les cĂŽtes du cheval pie, accourut au trot. Le hongre boitait d’une patte, mais courait de telle façon qu’on voyait, qu’en aucun cas, il ne se rĂ©volterait, mĂȘme si on lui ordonnait de courir de toutes ses forces au bout du monde. Il Ă©tait mĂȘme prĂȘta courir au galop et essayait de le faire de la jambe droite. — VoilĂ , je puis affirmer, qu’il n’y a pas en Russie, une meilleure jument, — dit le maĂźtre en dĂ©signant l’une des juments. L’hĂŽte fit des compliments au maĂźtre qui s’agitait, marchait, courait, montrait, racontait la gĂ©nĂ©alogie de chaque cheval. L’hĂŽte en avait Ă©videmment assez d’écouter le maĂźtre et il inventait des questions pour faire croire qu’il y prenait de l’intĂ©rĂȘt. — Oui, oui ! — disait-il distraitement. — Regardez donc, — disait le maĂźtre, sans rĂ©pondre, — regardez les jambes... ça m’a coĂ»tĂ© cher; et le troisiĂšme Ă©talon qu’elle a produit court dĂ©jĂ  chez moi. — Et il court bien ? — demanda l’hĂŽte. Ils discutaient ainsi sur chaque cheval et il n’y avait plus rien Ă  montrer. Ils se turent. — Eh bien, quoi, allons? TolstoĂŻ — vi. — Iiholstomier. 13 194 KHOLSTOMIER — Allons. Ils se dirigĂšrent vers la porte cochĂšre. L’hĂŽte, content que cette dĂ©monstration fĂ»t terminĂ©e et d’aller Ă  la maison oĂč il pourrait manger, boire, fumer, devenait plus gai. En passant devant Nester qui, montĂ© sur le cheval pie, attendait encore des ordres, l’hĂŽte frappa de sa large main Ă©paisse la croupe du cheval. — En voilĂ  un bigarrĂ©! dit-il. J’ai eu un pareil cheval pie ; tu te rappelles. Je t’en ai parlĂ©. Le maĂźtre, du moment qu’on ne parlait pas de ses chevaux, n’écoutait plus ; il se retournait et continuait Ă  regarder le troupeau. Tout Ă  coup un bruit faible, sĂ©nile Ă©clata Ă  son oreille, C’était le hongre pie qui s’ébrouait. Mais il n’acheva pas et, comme honteux, s’interrompit. Ni le maĂźtre, ni l’hĂŽte ne firent attention Ă  cet Ă©brouement, et ils partirent Ă  la maison. Dans le vieillard dĂ©crĂ©pit, Kholstomier avait reconnu son ancien maĂźtre aimĂ© le brillant, beau etriche Ser- poukhovskoĂŻ. XI La pluie continuait Ă  tomber. Il faisait sombre dans l’enclos, mais dans la maison du maĂźtre, c’était tout autre chose. Chez le maĂźtre, un thĂ© luxueux Ă©tait prĂ©parĂ© dans un luxueux salon. La maĂźtresse Ă©tait assise devant le thĂ© avec le maĂźtre du logis et l’hĂŽte. La maĂźtresse, enceinte, ce qui Ă©tait trĂšs visible Ă  son ventre soulevĂ©, Ă  sa pose maintenue droite par la grossesse et surtout, aux yeux qui regardaient en soi avec douceur et importance, Ă©tait assise devant le samovar. Le maĂźtre tenait Ă  la main une boĂźte de cigares, vieux de dix ans qui, selon son dire, Ă©taient uniques, et il se prĂ©parait Ă  se vanter devant son hĂŽte. LemaĂźtre Ă©tait un bel homme de vingt-cinq ans, frais, dorlotĂ©, bien peignĂ©. Il portait Ă  la maison un habit neuf, ample, Ă©pais, fait Ă  Londres. A sa 196 KHOLSTOMIER chaĂźne de montre pendaient des breloques grandes et chĂšres. Les boutons de manchettes Ă©taient grands aussi, en or, ornĂ©s de turquoises. Il portait la barbe Ă  la NapolĂ©on III, et la pointe de ses moustaches Ă©tait pommadĂ©e et dressĂ©e comme on pouvait le faire seulement Ă  Paris. La maĂźtresse avait une robe de soie Ă  grosses fleurs bariolĂ©es. De grosses Ă©pingles d’or retenaient d’épais cheveux blonds, pas tous Ă  elle ; ses mains Ă©taient chargĂ©es de bracelets et de bagues trĂšs chers. Le samovar Ă©tait en argent; le service trĂšs fin. Le valet, Ă©blouissant, en habit, gilet blanc, cravate neuve, se tenait prĂšs de la porte, comme une statue, en attendant des ordres. Le meuble Ă©tait courbĂ© et clair, le papier foncĂ© Ă  grosses fleurs. Autour de la table, unelevrette excessivement fine, qu’on appelait d’un nom anglais prĂ©tentieux, trĂšs mal prononcĂ© par les maĂźtres qui ne savaient pas l’anglais, faisait du bruit prĂšs de la table, avec son collier en argent. Dans un coin, garni de plantes, Ă©tait placĂ© un piano incrustĂ©. On voyait en tout le luxe neuf et rare. Tout Ă©tait trĂšs bien, mais il y avait sur tout un cachet de superflu, de richesse, et d’absence d’intĂ©rĂȘt intellectuel. Le maĂźtre du logis, un amateur de chevaux de courses, Ă©tait fort et sanguin, un de ces hommes dont l’espĂšce existe toujours, qui portent des pelisses de zibeline ; jettent aux actrices des fleurs KHOLSTOMIER 197 trĂšs chĂšres, boivent le vin le plus renommĂ©, non le meilleur, descendent Ă  l’hĂŽtel le plus cher, font des cadeaux avec leur nom gravĂ© et entretiennent la femme le plus en vue... L’hĂŽte, Nikita SerpoukhovskoĂŻ, Ă©tait un homme de plus de quarante ans, grand, gros, chauve, aux longues moustaches et aux longs favoris. Il avait dĂ» ĂȘtre trĂšs beau, maintenant, ilĂ©taitvisiblement dĂ©crĂ©pit physiquement, moralement et pĂ©cuniairement. Il avait tant de dettes qu’il avait dĂ» servir pour ne pas ĂȘtre enfermĂ©. Il Ă©tait maintenant chef des haras d’Etat dans un chef-lieu de province. Des parents influents lui avaient procurĂ© cette place. Il Ă©tait vĂȘtu d’un veston militaire d’étĂ© et d’un pantalon bleu. Veston et pantalon Ă©taient tels que personne, sauf un richard, ne pouvait se les permettre ; de mĂȘme pour le linge. Il avait aussi une montre anglaise ; ses bottes avaient des semelles extraordinaires, de l’épaisseur d'un doigt. Nikita SerpoukhovskoĂŻ avait dĂ©pensĂ© une fortune de deux millions et devait encore cent vingt- mille roubles. Il reste toujours, de tels morceaux, un certain train de vie qui donne le crĂ©dit et la possibilitĂ© de vivre presque luxueusement encore une dizaine d’annĂ©es. Et ces dix ans touchaient Ă  leur terme, et Nikita commençait Ă  devenir triste. Il commençait Ă  boire, c’est-Ă -dire Ă  s’enivrer de vin, ce qui, auparavant, ne lui arrivait pas, car Ă  proprement parler 198 KHOLSTOMIÈR jamais il ne commença ni ne cessa de boire. On remarquait surtout sa dĂ©chĂ©ance dans l’inquiĂ©tjide du regard, dans la mollesse des intonations et des mouvements. Cette inquiĂ©tude frappait parce qu’elle Ă©tait Ă©videmment rĂ©cente, parce qu’il Ă©tait Ă©vident que, pendant toute sa vie, il n’avait craint rien et personne, et que maintenant, par de pĂ©nibles souffrances, il Ă©tait arrivĂ© Ă  cette peur si incompatible avec sa nature. Les maĂźtres du logis remarquaient cela et se regardaient l’un l’autre en se comprenant; ils ajournaient seulement jusqu’au lit la discussion des dĂ©tails Ă  ce sujet, et supportaient le pauvre Nikita, mĂȘme le flattaient. La vue du bonheur du jeune maĂźtre humiliait Nikita, lui rappelait son passĂ©, perdu Ă  jamais, et le lui faisait envier maladivement. — Quoi I Marie, le cigare ne vous gĂȘne pas ? dit-il en s’adressant Ă  la dame, de ce ton particulier, avec une politesse amicale mais pas trop respectueuse, qu’ont les gens du monde en parlant aux femmes entretenues, et qu’ils n’emploient pas avec les dames ; non qu’il voulĂ»t la blesser, au contraire, maintenant il voulait plutĂŽt la flatter, elle et son amant, bien qu’il ne se le fĂ»t avouĂ© pour rien au monde, mais il Ă©tait habituĂ© Ă  parler ainsi avec ces femmes. Il savait qu’elle-mĂȘme serait surprise et offensĂ©e s’il la traitait en dame. En outre il fallait KHOLSTOMIER 199 garder une distance respectueuse pour la femme lĂ©gitime de son Ă©gal. Il Ă©tait toujours trĂšs respectueux envers ces dames, non qu’il partageĂąt ces convictions propagĂ©es dans les revues il ne lisait jamais ces bĂȘtises, sur le respect envers chacun, sur la nullitĂ© du mariage, etc., mais parce que tous les hommes distinguĂ©s agissent ainsi, et il Ă©tait un homme distinguĂ©, bien que tombĂ©. Il prit un cigare. Mais maladroitement le maĂźtre prit un paquet de cigares et dit — Non, tu verras comme ceux-ci sont bons, prends. Nikita Ă©carta de la main les cigares et dans ses yeux l’offense et la honte brillĂšrent imperceptiblement. — Merci. — Il prit un porte-cigares. —Essaye les miens. La maĂźtresse Ă©tait trĂšs dĂ©licate. Elle remarqua cela et se mit Ă  causer hĂątivement. —* J’aime beaucoup les cigares. Je fumerais moi- mĂȘme si tous ne fumaient autour de moi. Et elle sourit de son sourire joli et bon. Il sourit en rĂ©ponse, mais peu, car deux dents lui manquaient. *=- Non, prends ceux-ci, continua le maĂźtre qui avait peu de flair, les autres sont plus faibles. Fritz, BRINGEN SIE NOCH EESE KASTEN, DORT ZWEI 1, dit-il. 1 /Apportez encore deux boĂźtes de lĂ -bas. 200 KHOLSTOMIER Le valet allemand apporta une autre boĂźte de cigares. — Lesquels aimes-tu? les longs, les forts? Ceux- ci sont trĂšs beaux, prends tout, continua-t-il. On voyait qu’il Ă©tait content de se vanter de ses choses rares, et il ne remarquait rien. Serpou- khovskoĂŻ alluma et se hĂąta de continuer la conversation commencĂ©e. — Alors, combien t’a coĂ»tĂ© AtlasnĂŻ? dit-il. — Cher, pas moins de cinq mille roubles ; mais au moins je suis garanti. Quelle progĂ©niture ! — Courent-ils bien? — TrĂšs bien, son fils vient de remporter trois prix Ă  Toula, Ă  Moscou et Ă  PĂ©tersbourg. Il a couru avec Corbeau deVoĂŻeikov. Cette canaille de jockey a gagnĂ© quatre tours, autrement nous restions derriĂšre. — Il est un peu mou. Sais-tu ce que je te dirai il a beaucoup de hollandais. — Eh bien, et Ă  quoi servent les juments, je te montrerai demain. Pour DobrinĂŻa j’ai payĂ© trois mille roubles, pour Lascovaia deux mille. Et de nouveau le maĂźtre se mit Ă  inventorier ses richesses. La maĂźtresse du logis remarquait combien c’était pĂ©nible pour SerpoukhovskoĂŻ et qu’il feignait d’écouter. — Prendrez-vous encore du thĂ©? — demanda-t- elle. KHOLSTOMIER 201 — Je n’en prendrai plus, — dit le maĂźtre ; et il continua son rĂ©cit. Elle se leva. Le maĂźtre la retint et l’embrassa. SerpoukhovkoĂŻ, en les regardant, se mit Ă  sourire d’une façon peu naturelle. Mais quand le maĂźtre se leva et, en l’enlaçant, l’accompagna jusqu’à la porte, le visage de Nikita changea tout Ă  coup il respira lourdement et sur son visage fanĂ©, le dĂ©sespoir s’exprima soudain. Il y avait mĂȘme de la colĂšre. Le maĂźtre du logis se retourna, et, en souriant, s’assit en face de Nikita. Ils se turent. XII — Oui, tu disais que tu l’as achetĂ© chez Voieikov, — commença SerpoukhovskoĂŻ feignant la nĂ©gligence. — Oui, je lui ai achetĂ© AtlasnĂŻ. Je voulais acheter des juments chez DoubovitzkĂŻ, mais il ne restait que des — Il est fichu — dit SerpoukhovskoĂŻ, et, s’arrĂȘtant soudain, il regarda autour de lui. Il se rappelait qu’il devait vingt mille roubles Ă  ce mĂȘme fichu», et que si l’on pouvait qualifier ainsi quelqu’un c’était Ă©videmment lui ; et il rit. De nouveau tous deux se turent assezlongtemps ; le maĂźtre cherchait par quoi se vanter devant son hĂŽte. SerpoukhovskoĂŻ cherchait par quoi dĂ©montrer qu’il ne se jugeait pas fichu. Mais chez tous deux les pensĂ©es marchaient mal, bien qu’ils s’efforçassent de les stimuler par des cigares. — Quand faut-il bo'ire? » — pensait Serpou- KIIOLSTOMIER 203 khovskoĂŻ* — Il faut absolument boire, aĂŒtre- mentil y a de quoi mourir d’ennui », pensait le maĂźtre. — Eh bien ! Tu es ici pour longtemps ? — demanda SerpoukhovskoĂŻ. — Oui, encoreunmois. Quoi, allons-nous souper? Hein ? Fritz, est-ce prĂȘt ? Ils passĂšrent dans la salle Ă  manger. Dans la salle Ă  manger les choses les plus extraordinaires Ă©taient dressĂ©es sur la table Ă©clairĂ©e. Il y avait des siphons, des petites poupĂ©es Surmontant les bouchons, des vins rares dans les carafes, des hors-d’Ɠuvre extraordinaires, de l’eau-de-vie. Ils burent. Ils mangĂšrent. Ils burent et mangĂšrent encore et la conversation commença. SerpoukhovskoĂŻ devenait rouge et commençait Ă  parler sans timiditĂ©. Ils causĂšrent des femmes. Qui avait telle et telle une tzigane, une danseuse, une Française? — Alors tu as quittĂ© la Matthieu ? demanda le maĂźtre. C’était la femme qui avait ruinĂ© SerpoukhovskoĂŻ. — Ce n’est pas moi, c’est elle qui m’a quittĂ©. Ah, mon cher ! quand on se rappelle ce qu’on a dĂ©pensĂ© dans sa vie 1 Maintenant je suis heureux quand par hasard j’ai mille roubles. Vraiment je serai heureux quand je vous quitterai tous. A Moscou je ne puis pas... Bah 1 que dire ! LemaĂźtre Ă©tait ennuyĂ© d’écouter SerpoukhovskoĂŻ. 204 KHOLSTOMIER Il voulaitparler de soi, se vanter, et SerpoukhovskoĂŻ voulait aussi parler de soi, de son passĂ© brillant. Le maĂźtre lui versa du vin en attendant qu’il eĂ»t fini pour raconter ses propres affaires pour parler de son haras, installĂ© comme on n’avait jamais vu, pour dire que sa maĂźtresse l’aimait non pour l’argent, mais par le cƓur. — J’ai voulu te dire qu’à mon haras, — commença-t-il... mais SerpoukhovskoĂŻ l’interrompit. — Je puis dire qu’il y avait un temps oĂč j’aimais et savais vivre. Tu parles de courses. Eh bien, dis lequel de tes chevaux est le plus vif? Le maĂźtre, content de l’occasion de parler de son haras, commença. Mais SerpoukhovskoĂŻ l’interrompit de nouveau. — Oui, oui, chez vous, propriĂ©taires de haras, il n’y a que l’ambition, ce n’est pas pour le plaisir, pour la vie... Chez moi ce n’était pas cela... Ainsi je t’ai dit aujourd’hui que j’avais un cheval pie, tachĂ© comme celui que montait ton palefrenier. C’étaiCun cheval! Tu ne peux le savoir, c’était en 1842. Je venais d’arriver Ă  Moscou, je me rendis chez le maquignon et vis ce hongre pie. lime plut. Combien? Mille roubles. Il me plaisait, je le pris et je me mis Ă  sortir avec lui. Ni toi ni moi n’avons eu et n’aurons un pareil cheval; je n’ai pas connu de cheval meilleur ni par l’allure, ni par la force, ni par la beautĂ©. Tu Ă©tais alors un gamin, tu n’as pu le connaĂźtre, mais je pense que tu en KHOLSTOMIER 205 as entendu parler. Tout Moscou le connaissait. — Oui, j’en ai entendu parler, dit nonchalamment le maĂźtre ; mais je voulais te parler des miens... — Alors tu en as entendu parler. Je l’avais achetĂ©, au hasard sans connaĂźtre l’origine, sans certificat. C’est seulement aprĂšs que je l’ai apprise moi et Voieikov avons trouvĂ© c’était le fils de LubiesnĂ© 1 er , Kholstomier — mesure de toile. — Au haras de Khrienovo on l’avait donnĂ© au palefrenier parce qu’il Ă©tait pie et l’autre l’a chĂątrĂ© et vendu au maquignon. Il n’y a plus de pareils chevaux mon ami. Et il cita une chanson tzigane Ah, c'Ă©tait le bon temps ! Ah, la jeunesse ! » — Il commençait Ă  ĂȘtre ivre. C’était le beau temps! J’avais vingt-cinq ans, quatre-vingt mille roubles de rente, pas un seul cheveu gris, des dents comme des perles... Quoiqu’on entreprenne tout rĂ©ussit»' et tout est fini ! — 11 n’y avait pas alors cette vivacitĂ©, dit le maĂźtre en profitant de l’arrĂȘt. Je te dirai que mes chevaux sont les premiers qui aient marchĂ© sans... — Tes chevaux ! Mais alors on Ă©tait plus vif... — Comment plus vif? — Plus vif. Je me rappelle comme si c’était aujourd’hui, qu’une fois je suis parti aux courses, Ă  Moscou, avec lui. Je n’avais pas de chevaux lĂ - bas. Je n’aimais pas les chevaux de courses; j’avais des chevaux de race GĂ©nĂ©ral Cholet, Mahomet, le 206 KHOLSTOMIER cheval pie Ă©tait pour l’attelage. Mon cocher Ă©tait un bravegarçon; je l’aimais. Il estdevenu ivrogne fieffĂ©. J’arrive — Serpoukovsko, dit-on, quand donc auras-tu des chevaux de courses ? Mais que le diable emporte vos rosses. J’ai un cheval pie pour l’attelage, qui dĂ©passera tous les vĂŽtres. - Il ne les dĂ©passera pas. — Je parie mille roubles. — Ça va. — Les chevaux courent. Il a dĂ©passĂ© de o" ; j’ai gagnĂ© les mille roubles. Mais la belle affaire ! Moi avec mes chevaux attelĂ©s Ă  la troĂŻka, je fis cent verstes en trois heures. Tout Moscou lĂ©sait. Et SerpoukhovskoĂŻ se mit Ă  mentir si bien et sans cesse que le maĂźtre ne pouvait placer un seul mot, et, l’air navrĂ©, il restait assis en face de lui. Seulement pour se distraire, il emplissait de vin son verre et celui de son hĂŽte. L'aube pointait dĂ©jĂ  et ils Ă©taient toujours assis. Le maĂźtre Ă©tait horriblement ennuyĂ©. Il se leva. — Dormir, c’est bien. Allons, dit SerpoukhovskoĂŻ. Use leva en chancelant et, tout essoufflĂ©, se rendit dans la chambre mise Ă  sa disposition. Lejeune homme Ă©tait couchĂ©avec sa maĂźtresse. — Non, il est assommant. Il s’enivre et il ment sans cesse. — Et il me fait la cour. — J’ai peur qu’il ne me demande de l’argent. SerpoukhovskoĂŻ Ă©tait allongĂ© sur son lit tout habillĂ© , il Ă©tait essoufflĂ©. KUOLSTOMIER 207 Il me semble que j’ai beaucoup menti. Bah ! qu’importe ! Son vin est bon, mais lui est un grand cochon. Il y a quelque chose d’un marchand en lui. Et moi aussi je suis un grand cochon », se dit-il, et il Ă©clata de rire. TantĂŽt j’ai entretenu autrui, tantĂŽt autrui m’entretient. Oui, madame, Yineler m’entretient, je lui emprunte de l’argent. C’est ça. Cependant il faut se dĂ©shabiller. C’est difficile d’îter ses bottes. » — Eh ! Eh ! cria-t-il. » Mais le valet mis Ă  son service, depuis longtemps, Ă©tait allĂ© dormir. Il s’assit, ĂŽta Ă  grandpeine son veston, son gilet et son pantalon ; mais de longtemps il ne put retirer ses bottes, son gros ventre l’en empĂȘchait. Avec beaucoup d’efforts il en tira une ; avec l’autre il lutta, lutta, essoufflĂ© de fatigue. Enfin, un pied encore chaussĂ©, il se mit au lit. Toute la chambre Ă©tait remplie de son ronflement, de l’odeur de tabac, de vin et de vieillesse malpropre. Si Kholstomier se rappelait encore quelque chose cette nuit, Vaska l’en avait distrait. Il jeta une couverture sur lui et galopa. Jusqu’au matin il le tint prĂšs de la porte d’un bouchon, Ă  cotĂ© d’un cheval de paysan. Ils se lĂ©chĂšrent ; le matin, il revint au troupeau et se frottait sans cesse. Quelque chose gratte, et me fait mal, * pensa- t-il. Cinq jours se passĂšrent. On appela le vĂ©tĂ©rinaire. Celui-ci prononça d’un air joyeux — C’est la gale, permettez-moi de le vendre aux tziganes. — Pourquoi ? Il n’y a qu’à le tuer, il faut en finir aujourd’hui mĂȘme. La matinĂ©e Ă©tait calme et, claire. Le troupeau partit au champ. Kholstomier resta. Un Ă©trange KHOLSTOMIER 209 homme noir, maigre, sale, en tablier noir maculĂ©, se prĂ©senta. C’était l’équarrisseur. Il prit sans le regarder la bride de Kholsto- mier et l’emmena. Kholstomier suivait docilement sans le regarder, comme toujours en traĂźnant les pattes et accrochant de la paille derriĂšre soi. En sortant de la cour, il se traĂźna vers le puits, mais l’équarrisseur tira et dit C’est pas la peine». L’équarrisseur et Vaska qui suivait derriĂšre, arrivĂšrent dans un creux, derriĂšre un hangar de briques, et comme s’il y avait quelque chose de particulier Ă  cet endroit trĂšs ordinaire, ils s’arrĂȘtĂšrent. L'Ă©quarrisseur passa les guides Ă  Yaska, * —t— ota son cafetan, retroussa ses manches, de la tige de sa botte tira un couteau, et se mit Ă  Faiguiser. Le hongre se traĂźna pour attraper la bride ; par ennui, il voulait la mĂącher, mais elle Ă©tait trop loin. Il soupira et ferma les yeux. Sa lĂšvre pendante dĂ©couvrait des dents jaunes, rongĂ©es; il commençait Ă  s’endormir au bruit de l’aiguisage du couteau. Seule sa jambe enflĂ©e, Ă©cartĂ©e, tremblait. Tout Ă  coup, il sentit qu’on lui levait la tĂšte. Il ouvrit les yeux. Deux chiens Ă©taient devant lui l’un flairait dans la direction de l’équarrisseur, l’autre Ă©tait assis et regardait le hongre comme s’il attendait quelque chose de lui. Le hongre le regarda et commença Ă  se frotter Ă  la main qui le tenait. TolstoĂŻ. — m. — Les Kholstomier. 14 210 IvHOLSTOMIER — On veut sans doute me soigner, — pensa-t- il. — Soit. » Et en effet, il sentit qu’on lui faisait quelque chose Ă  la gorge. Il sentit une douleur, il tressaillit, fĂźt un mouvement de la patte, mais se retint et attendit ce qui allait se passer... BientĂŽt, quelque chose lui coulait Ă  grand jet sous le sur le poitrail. Il soupira et se sentit mieux, beaucoup mieux. C’était l’allĂ©gement du fardeau de la vie! Il ferma les yeux, baissa la tĂȘte ; personne ne le tenait ; ensuite ses jambes et tout son corps chancelĂšrent. Il Ă©tait moins effrayĂ© qu’étonnĂ©... Tout Ă©tait si nouveau... Il s’étonna, s’élança en avant, se dressa, mais au lieu de cela, ses pattes flĂ©chissaient, il commençait Ă  pencher d’un cĂŽtĂ©, et, voulant faire un pas, il tomba sur le flanc gauche. L’équarrisseur attendit jusqu’à la fin des convulsions; il chassa les chiens qui s’approchaient plus prĂšs, ensuite il prit les pattes, tourna le hongre sur le dos, et, ordonnant Ă  Vaska de tenir la jambe, se mit Ă  le dĂ©pecer. — C’était un cheval ! dit Vaska. — S’il avait Ă©tĂ© plus gras, ça ferait une belle peau, — dit l’équarrisseur. Le soir, le troupeau descendit la colline et ceux qui passaient Ă  gauche voyaient en bas quelque chose de rouge autour de quoi tournaient des KHOLSTOMIER 211 chiens et voletaient des corbeaux et des milans. Un chien, les pattes appuyĂ©es sur les chairs, secouait la tĂȘte en arrachant, avec des craquements, ce qu’il attrapait. La jument brune s’arrĂȘta, tendit la tĂȘte et le cou et soupira longuement. On eut peine Ă  la chasser. A l’aube, dans le ravin delĂ  vieille forĂȘt, dans le bois touffu, de jeunes loups hurlaient joyeusement. Il y en avait cinq. Quatre presque de la mĂȘme grandeur et un petit avec la tĂȘte plus grande que le corps. Une louve maigre, pelĂ©e, traĂźnant son ventre plein et ses mamelles, la tĂȘte pendante, sortit du buisson et s’assit en face des petits loups. Ils s’installĂšrent en demi-cercle en face d’elle. Elle s’approcha du plus petit, et, s’appuyant contre un tronc, la gueule baissĂ©e, par quelques mouvements convulsifs, en ouvrant sa gueule garnie de dents, elle fĂźt des efforts et cracha un gros morceau de viande de cheval; le plus grand s’avança vers elle, mais elle fit un mouvement de menace et laissa tout au plus petit. Le petit gronda avec colĂšre, attrapa la viande et se mit Ă  la dĂ©vorer. La louve vomit de la mĂȘme façon la part du deuxiĂšme, du troisiĂšme, de tous les cinq, puis elle se coucha en face d’eux et se reposa. Une semaine plus tard, prĂšs du [hangar de briques, il ne restait plus qu’un grand crĂąne et des cĂŽtes. Le reste avait Ă©tĂ© emportĂ©... En Ă©tĂ© un 212 KHOLSTOMIER paysan ramassa les cĂŽtes et le crĂąne, les emporta et les utilisa. Le cadavre de SerpoukhovskoĂŻ qui vĂ©cut dans le monde, qui mangea et but, fut mis en terre, beaucoup plus tard. Ni sa peau, ni ses os, ni sa chair n’étaient bons Ă  rien. Et puisque, pendant vingt ans, ce corps Ă©tait un ' grand fardeau pour tout le monde, alors l’enfouissement de ce corps dans la terre Ă©tait une besogne superflue pour les hommes. Il n'Ă©tait nĂ©cessaire Ă  personne et depuis longtemps Ă©tait une charge pour tous. Mais quand mĂȘme, les morts vivants qui ensevelissent les vrais morts avaient trouvĂ© nĂ©cessaire de vĂȘtir d’un bel uniforme et de mettre des bottes Ă  ce corps gonflĂ©, pourri, de le placer dans un beau cercueil avec des glands neufs aux quatre coins, puis de l’enfermer dans un autre cercueil de plomb, de l’emmener Ă  Moscou; lĂ , de dĂ©couvrir d’anciens os humains, etprĂ©cisĂ©ment lĂ , de cacher sous la terre ce corps pourri, plein de vers, en uniforme neuf et bottes cirĂ©es. LES DËCEMBRISTES FRAGMENTS D’UN ROMAN PROJETÉ 1 863 - 1878 - aat - LES DÉCEMBRISTES PREMIER FRAGMENT I C’était rĂ©cemment, sous le rĂšgne d’Alexandre II, Ă  notre Ă©poque de civilisation, de progrĂšs, de questions , de la renaissance de la Russie, etc., etc. Alors que l’armĂ©e russe glorieuse revenait de SĂ©bastopol rendu Ă  l’ennemi, que toute la Russie triomphait pour la destruction de la flotte de la Mer Noire, et que Moscou aux pierres blanches recevait et fĂ©licitait pour cet heureux Ă©vĂ©nement le reste de l’équipage de cette flotte, lui donnait une grande coupe russe d’eau-de-vie et, selon la bonne coutume russe, le pain et le sel, et le saluait bas ; au temps oĂč la Russie, dans la personne des politiciens novices et perspicaces, pieu- 216 LES DÉCEMBRISTES rait l’anĂ©antissement du rĂȘve de chanter le Te Deum dans la cathĂ©drale de Sainte-Sophie et la perte trĂšs sensible pour la patrie de deux grands hommes morts Ă  la guerre l’un, entraĂźnĂ© par le dĂ©sir de servir le plus vite possible la messe dans la cathĂ©drale sus-nommĂ©e, Ă©tait tombĂ© dans le champ de Yalachie, et en outre y avait laissĂ© deux escadrons de hussards ; l’autre, un homme inap- prĂ©ciĂ©, distribuait aux blessĂ©s du thĂ©, l’argent des autres et du drap, et ne volait ni l’un ni l’autre; au temps oĂč, de tous cĂŽtĂ©s, dans toutes les branches de l’activitĂ© humaine, en Russie, paraissaient comme des champignons des grands hommes, des capitaines, des administrateurs, des Ă©conomistes, des Ă©crivains, des orateurs et des grands hommes de toutes conditions sans aucun but ni vocation ; alors qu’au jubilĂ© d’un acteur de Moscou se manifestait l’opinion publique, excitĂ©e par des toasts, qui commençait Ă  chĂątier tous les criminels ; que les terribles commissions partaient de PĂ©tersbourg au sud, pour arrĂȘter, dĂ©noncer et chĂątier des malfaiteurs, des intendants; alors que, dans toutes les villes, on donnait aux hĂ©ros de SĂ©bastopol des dĂźners avec des discours, et des instruments de musique Ă  ces mĂȘmes hommes aux jambes et bras arrachĂ©s, dĂšs qu’on les rencontrait sur le pont etsur les routes ; alors que les talents oratoires se dĂ©veloppaient si rapidement dans le peuple qu’un cabaretier, partout et Ă  chaque occasion, LES DÉCEMBRISTES 217 Ă©crivait, insĂ©rait et rĂ©citait par cƓur, aux dĂźners, des discours si forts que les gardiens de l’ordre devaient, en gĂ©nĂ©ral, prendre des mesures rĂ©pressives contre l’éloquence du cabaretier; dans le temps oĂč, mĂȘme au club anglais, on avait rĂ©servĂ© une chambre spĂ©ciale pour discuter des affaires publiques; oĂč paraissaient des revues sous les drapeaux les plus divers des revues qui propageaient les principes europĂ©ens sur le terrain europĂ©en, mais avec la conception russe du monde, et des revues qui dĂ©veloppaient les principes russes sur le terrain russe mais avec la conception europĂ©enne du monde; oĂč paraissaient tout Ă  coup tant de revues que tous les titres semblaient Ă©puisĂ©s Messager », La Parole », Causeries », L’Observateur », L’Étoile », L’Aigle », etc., et que, malgrĂ© cela, de nouveaux noms paraissaient encore et encore ; oĂč surgissaient des plĂ©iades de penseurs qui prouvaient que la science peut ĂȘtre populaire et ne pas l’ĂȘtre, et d’autres, qu’il y a une science non populaire, etc., et une plĂ©iade de littĂ©rateurs qui dĂ©peignaient des bosquets et des levers de soleil, l’orage et l’amour d’une fille russe, la paresse d’un fonctionnaire et la mauvaise conduite de plusieurs autres ; oĂč de tous cĂŽtĂ©s surgissaient des questions ainsi appelait-on en 1856 tous ces chocs de circonstances dont personne ne pouvait comprendre le sens, les questions du Corps des Cadets, des Uni- 218 LES DÉCEMBRISTES versitĂ©s, de la censure, des tribunaux, des finances, des banques, des polices, de l’émancipation, et plusieurs autres tous essayaient de trouver des questions nouvelles, tous essayaient de les rĂ©soudre. On Ă©crivait, on lisait, on causait, on faisait des projets, on voulait tout corriger, tout dĂ©truire, tout remplacer et tous les Russes, comme un seul homme, Ă©taient dans l’enchantement, Ă©tat qui se trouva rĂ©pĂ©tĂ© deux fois en Russie au dix- neuviĂšme siĂšcle la premiĂšre fois en 1812 quand nous eĂ»mes battu NapolĂ©on I er , et la seconde fois en 1856, quand nous fĂ»mes battus par NapolĂ©on III. Le grand, l’inoubliable la renaissance du peuple russe! Comme ce Français qui disait que celui qui n’a pas vu la grande rĂ©volution, n’a pas vĂ©cu, moi aussi j’ose dire que celui qui n’a pas vĂ©cu, en Russie, en 56, ne sait pas ce que c’est que la vie. Celui qui Ă©crit ces lignes non seulement vĂ©cut alors, mais il fut l’un des acteurs de cette Ă©poque ; non seulement il est restĂ© plusieurs semaines dans l’un des blindages de SĂ©bastopol, mais il Ă©crivit un rĂ©cit de la guerre de CrimĂ©e, qui lui a valu une grande gloire, un rĂ©cit oĂč il dĂ©crivit clairement, en dĂ©tails, comment des soldats tiraient des bastions, comment l’on bandait les blessures Ă  l’ambulance, comment on ensevelissait aux cimetiĂšres. AprĂšs avoir accompli ces exploits, celui qui Ă©crit ces lignes est allĂ© au centre de l’État, dans une fabrique de cartouches, oĂč il a semĂ© les lau- LES DÉCEMBRISTES 219 riers de ses actes. U a vu l’enthousiasme des deux capitales et de tout le peuple et il a constatĂ©, par expĂ©rience, comment la Russie sait rĂ©compenser le vrai mĂ©rite. Tous les grands de ce monde cherchaient Ă  le connaĂźtre, Ă  lui serrer les mains, lui offraient des dĂźners, l’invitaient constamment Ă  venir chez eux, et, pour avoir de lui des dĂ©tails sur la guerre, ils lui racontaient leurs impressions. C’est pourquoi celui qui Ă©crit ces lignes peut apprĂ©cier ce temps mĂ©morable. Mais il ne s’agit pas de cela. A cette mĂȘme Ă©poque, un jour, deux voitures et un traĂźneau stationnaient prĂšs du perron du meilleur hĂŽtel de Moscou. Un jeune homme entrait pour se renseigner au sujet des chambres. Un vieillard Ă©tait assis dans la voiture avec deux dames et racontait ce qu’était le Pont des MarĂ©chaux du temps des Français. C’était la suite d’une conversation commencĂ©e en entrant Ă  Moscou. Et maintenant le vieux Ă  barbe blanche, sa pelisse ouverte, continuait tranquillement sa narration dans la voiture comme s’il avait l’intention d’y passer la nuit. Sa femme et sa fille Ă©coutaient, mais de temps en temps regardaient vers la porte non sans impatience. Le jeune homme sortit avec le portier et un garçon d’hĂŽtel. — Eh bien, quoi, Serge? demanda la mĂšre, en 220 LES DÉCEMBRISTES montrant Ă  la lumiĂšre des lanternes son visage fatiguĂ©. Soit par habitude, soit pour que le portier ne le prĂźt pas, Ă  cause de sa pelisse courte, pour un valet, Serge rĂ©pondit en français qu’il y avait des chambres, et ouvrit la portiĂšre. Le vieux regarda son fils et dit, de nouveau, du fond de la voiture, comme si le reste ne le touchait pas — Il n’y avait pas encore de théùtre !... — Pierre ! — prononça sa femme en soulevant son manteau; mais il continua — Madame Chalmet habitait rue TverskaĂŻa. Un rire sonore , jeune , Ă©clata au fond de la voiture. — Papa, descends, tu te laisses entraĂźner par la conversation. Alors seulement, le vieux parut comprendre qu’ils Ă©taient arrivĂ©s, et il regarda autour de lui. — Alors, descends. Il enfonça son chapeau et, docilement, descendit de voiture. Le portier le prit sous le bras, mais s’étant convaincu que le vieux marchait encore trĂšs bien, il offrit aussitĂŽt ses services Ă  la dame. Natalie Nikolaievna lui parut une personne trĂšs importante, Ă  son manteau de zibeline et au temps qu’elle mit Ă  sortir, Ă  sa façon de s’appuyer lourdement sur son bras, Ă  la fiertĂ© avec laquelle, sans se retourner, en s’appuyant sur le bras de son fils, elle allait vers le perron. La demoiselle, il ne LES DÉCEMBRISTES 221 la remarqua pas mĂȘme parmi les bonnes qui descendaient de l’autre voiture. Comme les bonnes, elle portait des paquets, une jupe, et passait derriĂšre. Il la reconnut seulement par le rire et parce qu’elle appela le vieux pĂšre. » — Par ici, papa, Ă  droite, — dit-elle en l’arrĂȘtant par la manche de son i ou loupe. Sur l’escalier, Ă  travers le bruit des pas, des portes et delĂ  respiration oppressĂ©e de la dame, Ă©clata ce mĂȘme rire, qu’on entendait dans la voiture, un rire tel qu’aprĂšs l’avoir Ă©coutĂ©, on devait se dire comme elle rit bien ; ça fait envie. Le fils Serge s’occupait de tous les dĂ©tails matĂ©riels de la route, et il s’en occupait, bien que sans grand savoir, mais avec l’énergie et l’activitĂ© satisfaite, propres Ă  ses vingt-cinq ans. Vingt fois au moins et, comme il semblait, sans cause grave, en simple pardessus, il courait en bas vers le traĂźneau, puis en haut, en tremblant de froid et enjambant deux ou trois marches Ă  la fois avec ses jambes longues et jeunes. Natalie Nikolaievna le suppliait de ne pas se refroidir, mais il affirmait que ce n’était rien, et sans cesse, donnait des ordres, claquait les portes, marchait, et, quand il semblait n’y avoir affaire que pour les valets et les hommes de peine, il parcourait plusieurs fois toutes les chambres, sortait du salon par une porte, entrait par une autre en cherchant toujours ce qu’il y avait encore Ă  faire. 222 LES DÉCEMBRISTES — Eh bien, papa, iras-tu au bain ? Dois-je me renseigner? — demanda-t-il. Le pĂšre Ă©tait pensif et paraissait ne pas se rendre compte du lieu oĂč il se trouvait. 11 ne rĂ©pondit pas trĂšs vite. Il entendait les paroles mais ne les comprenait pas. Tout Ă  coup, il comprit. — Oui, oui, renseigne-toi, s’il te plaĂźt. C’est prĂšs du Pont de pierre. Le chef- de la famille, Ă  pas pressĂ©s, Ă©mu, parcourut toutes les chambres et s’assit dans une chaise. — Eh bien ! maintenant, il faut dĂ©cider ce qu’on fera, comment on s’arrangera, — dit-il. — Aidez, les enfants, vite, soyez courageux, traĂźnez, arrangez, et demain, nous enverrons Serge avec un billet chez ma sƓur Maria Ivanovna, chez les Nikitine, ou bien nous irons nous-mĂȘmes ; n’est-ce pasNatacha? Et maintenant, installons-nous. — Demain, c’est dimanche; j’espĂšre qu’avant tout, tu iras Ă  la messe, Pierre, — dit sa femme, agenouillĂ©e devant un coffre qu’elle ouvrait. — C’est vrai, dimanche ! Absolument, nous irons tous Ă  la cathĂ©drale de l’Assomption. Notre retour commencera par cela. Mon Dieu ! quand je me rappelle le jour oĂč pour la derniĂšre fois, j’étais dans la cathĂ©drale de l’Assomption. Tu te rappelles, Natalie? Mais il ne s’agit pas de cela. Et le chef de la famille se leva rapidement de la chaise oĂč il venait de s’asseoir. LES DÉCEMBRISTES 223 — Maintenant, il faut mettre en ordre ; et sans rien faire, il marchait d’une chambre Ă  l’autre. — Eh bien, nous prendrons du thĂ© ? Ou peut- ĂȘtre es-tu fatiguĂ©e et veux-tu te reposer ? — Oui, oui, rĂ©pondit la femme en tirant quelque chose du coffre. Mais tu voulais aller au bain. — Oui... De mon temps, les bains Ă©taient prĂšs du Pont de pierre. Serge, va donc te renseigner s’il y a encore les bains prĂšs du Pont de pierre. VoilĂ , j’occuperai cette chambre avec Serge. Serge, tu te trouveras bien ici ? Mais Serge partit se renseigner sur les bains. — Non, ce n’est pas bien, — continua-t-il, — tu n’auras pas l’entrĂ©e directe sur le salon. Qu’en penses-tu, Natacha? — Calme-toi, Pierre, tout s’arrangera, — rĂ©pondit-elle de l’autre chambre oĂč elle faisait dĂ©poser les bagages. Mais Pierre se trouvait dans l'Ă©tat de surexcitation produite par l’arrivĂ©e Ă  destination. — Prends bien garde. Ne mets pas les affaires de SĂ©rioja avec les autres. Ou avait jetĂ© ses skiss au salon ; il les ramassa lui-mĂȘme, et, avec un soin particulier, comme si tout l’ordre futur en dĂ©pendait, il les posa prĂšs de la porte et les y ajusta. Mais ils ne tenaient pas ; dĂšs que Pierre s’éloigna ils tombĂšrent avec bruit. Natalie Niko- laievna fronça les sourcils et tressaillit ; mais apercevant la cause de ce bruit elle dit 224 LES DÉCEMBRISTES — Sonia, relĂšve, mon amie. — RelĂšve, mon amie, — rĂ©pĂ©ta le mari, — et moi, j’irai chez le maĂźtre du logis, autrement, nous ne nous arrangerons pas. Il faut causer de tout avec lui. — Mieux vaut l’envoyer chercher, Pierre. Pourquoi te dĂ©ranger ? Pierre y consentit. — Sonia, appelle-le. Comment? Cavalier, je crois. Dis que nous voulons lui parler. — Chevalier, papa ; — et Sonia se prĂ©para Ă  sortir. Natalie Nikolaievna qui donnait des ordres Ă  voix basse et marchait Ă  pas doux de chambre en chambre, tantĂŽt avec une boite, tantĂŽt avec une pipe ou un oreiller, et qui, sans faire de bruit, mettait tout Ă  sa place, rĂ©ussit Ă  chuchoter Ă  Sonia en passant prĂšs d’elle — N’y va pas toi-mĂȘme, envoie le garçon ! Pendant que le garçon allait chercher le maĂźtre, Pierre employait son loisir, sous prĂ©texte d’aider son Ă©pouse, Ă  frotter un habit, et il se heurta contre une caisse vide. Le retint avec la main contre le mur et se retourna en souriant. Sa femme Ă©tait si occupĂ©e qu’elle ne le remarqua pas. Mais Sonia le regardait avec des yeux si rieurs qu’elle semblait attendre la permission de rire. Ilia lui donna volontiers en Ă©clatant lui-mĂȘme LES DÉCEMBRISTES 225 d’un rire si jovial que toutes les personnes qui Ă©taient dans les chambres, depuis sa femme jusqu’à la servante et un homme de peine Ă©clatĂšrent de rire Ă©galement. Ce rire excita encore plus le vieux. Il trouva que le divan, dans la chambre de sa femme et de sa fille, n’était pas bien installé» bien que toutes deux affirmassent le contraire en le priant de se calmer. Pendant qu’avec l’homme de peine il essayait de dĂ©loger le meuble, le propriĂ©taire de l’hĂŽtel, un Français, entra dans la chambre. — Vous m’avez demandĂ©? — dit-il sĂ©vĂšrement; et, comme preuve de son dĂ©dain ou de son indiffĂ©rence, il tira lentement un mouchoir, lentement le dĂ©plia, et lentement se moucha. — Oui, mon cher ami, — dit Piotr Ivanovitch en allant vers lui. — VoilĂ , voyez-vous, nous ne savons pas combien de temps nous passerons ici, moi et ma femme... — Et Piotr Ivanovitch, qui avait la faiblesse de voir en chaque homme son prochain, se mit Ă  lui raconter les circonstances de sa vie et ses projets. M. Chevalier ne partageait pas cette opinion sur les gens et s’intĂ©ressait peu aux renseignements que lui fournissait Piotr Ivanovitch. Mais la belle langue française que parlait Piotr Ivanovitch comme on le sait, en Russie, la langue française estpresqu’un grade et ses maniĂšres aristocratiques haussaient un peu son opinion sur les nouveaux venus. TolstoĂŻ. - vi — Les DĂ©cembristes. 15 226 LES DÉCEMBRISTES m — Que puis-je pour votre service ? — demanda- t-il. Cette question n’embarrassa pas Piotr Ivano- vitch. Il exprima le dĂ©sir d’avoir des chambres, du thĂ©, un samovar, le souper, le dĂźner, la nourriture pour ses domestiques, en un mot, toutes les choses pour lesquelles il existe prĂ©cisĂ©ment Et quand M. Chevalier, Ă©tonnĂ© de la candeur du vieux, qui se croyait sans doute dans le steppe de Troukhmensk ou qui supposait que tout cela lui serait donnĂ© gratuitement, dĂ©clara que c’était bien facile Ă  avoir, Piotr Ivanovitch exulta d’enthousiasme. — Ah ! ^a, c’est bien ! TrĂšs bien ! Nous nous arrangerons ainsi. Eh bien, s'il vous plaĂźt... Mais il eut honte de toujours parler de lui et se mit Ă  interroger M. Chevalier sur sa famille et ses affaires. Quand SergueĂŻ Petrovitch rentra dans la chambre, il ne parut pas approuver la conduite de son pĂšre ; il remarqua le mĂ©contentement de l’hĂŽtelier et parla du bain. Mais Piotr Ivanovitch s’intĂ©ressait Ă  ce que pouvait donner en 1856 un hĂŽtel Ă  Moscou et aux passe-temps de madame Chevalier. Enfin le patron salua et demanda si l’on n’avait pas d’ordres Ă  lui donner. — Nous prendrons du thĂ©, Aatacha? Oui? Alors du thĂ©, s’il vous plaĂźt. Et nous causerons encore ensemble, mon cher monsieur. Quel brave homme ! — Et le bain, papa? LES DÉCEMBRISTES m — Ah, oui, alors il ne faut pas de thĂ©. Ainsi disparaissait le seul rĂ©sultat que la conversation avec le nouvel hĂŽte avait eu pour le maĂźtre. Mais, en revanche, Piotr Ivanovitch Ă©tait maintenant fier et heureux de son installation. Les cochers, venus pour le pourboire, le dĂ©rangĂšrent parce que Serge n’avait pas de petite monnaie, et Piotr Ivanovitch voulait de nouveau faire appeler le patron. Mais l’idĂ©e qu’il ne devait pas ĂȘtre le seul heureux ce soir, le tira d’embarras. 11 prit deux billets de trois roubles, et, en en glissant un dans la main d’un des postillons VoilĂ  pour vous », dit-il. Piotr Ivanovitch avait l’habitude de dire vous Ă  tous sans exception, sauf aux membres de sa famille. Et voilĂ  pour vous », dit-il en glissant furtivement l’autre billet dans la main de l'autre cocher, comme on fait en payant un docteur pour sa visite. Quand toutes ses affaires furent arrangĂ©es, on l’emmena au bain. Sonia Ă©tait assise sur un divan, la tĂȘte appuyĂ©e sur sa main. Elle se mit Ă  rire — Ah ! on est bien, maman ! Ah 1 comme on est bien l Puis elle allongea ses jambes sur le divan, s’installa bien et s’endormit du sommeil doux et profond d’une robuste fille de dix-huit ans, aprĂšs un mois et demi de voyage. Natalie Nikholaievna, qui rangeait encore sa chambre Ă  coucher, remarqua, de son oreille de 228 LES DÉCEMBRISTES mĂšre, que Sonia ne remuait pas, et elle vint la regarder. Elle prit un oreiller, de sa longue main blanche, souleva la tĂȘte rouge et Ă©bouriffĂ©e de la jeune fille et l’y appuya, Sonia respira profondĂ©ment, fit un mouvement des Ă©paules et posa sa tĂȘte sur l’oreiller sans dire merci, comme si cela s’était fait tout seul. — Pas de ce cĂŽtĂ©, pas de ce cĂŽtĂ©, Gavrilovna! Katiaf — fĂźt Natalia Nikolaievna aux bonnes qui prĂ©paraient le lit ; et, comme en passant, elle rĂ©para les cheveux Ă©bouriffĂ©s de sa fille. Sans s’arrĂȘter et sans se hĂąter, Natalia Nikolaievna rangeait les objets, et, au retour de son mari et de son fils, tout Ă©tait prĂȘt. Il n’y avait plus de coffres dans les chambres ; dans la chambre Ă  coucher de Pierre tout Ă©tait comme pendant des dizaines d’annĂ©es Ă  Irkoutsk robe de chambre, pipes, tabatiĂšre, l’eau sucrĂ©e, l’Évangile qu’il lisait le soir. MĂȘme, la petite icĂŽne Ă©tait accrochĂ©e prĂšs du lit, sur la tapisserie luxueuse des chambres de Chevalier qui n’employait pas cet ornement. Mais ce soir-lĂ , il apparut dans toutes les chambres du troisiĂšme appartement de l’hĂŽtel. Natalia Nikolaievna songea alors Ă  elle-mĂȘme elle rectifia son col et ses manchettes, propres malgrĂ© le voyage, se peigna, puis s’assit devant la table. Ses beaux yeux noirs Ă©taient fixĂ©s quelque part, loin; elle regardait et se reposait. Elle semblait se reposer non seulement de l’installation, LES DÉCEMBRISTES 229 non seulement du voyage, non seulement des dures et longues annĂ©es, mais de toute la vie, et ce lointain qu’elle'regardait et oĂč se prĂ©sentaient Ă  elle des visages vivants, aimĂ©s, Ă©tait ce repos qu’elle dĂ©sirait. Était-ce l’acte d’amour accompli pour son mari, son amourpour les enfants quand ils Ă©taient petits, Ă©tait-ce dĂ» Ă  une perte grave ou Ă  la particularitĂ© de son caractĂšre, mais chacun en voyant cette femme devait comprendre qu’il n’y avait plus rien Ă  attendre d’elle, que depuis longtemps elle avait tout donnĂ© Ă  la vie et qu’il ne lui restait plus rien. Il restait en elle quelque chose de beau, triste, digne de respect, comme un souvenir, comme un clair de lune. On ne pouvait se la reprĂ©senter autrement qu’entourĂ©e du respect et de tout le confort de la vie. Il ne pouvait lui arriver d’avoir faim et de manger gloutonnement, d’avoir du linge sale, de tomber, d’oublier de se moucher. Avec elle, c’était matĂ©riellement impossible. Pourquoi? Je ne sais, mais chacun de ses mouvements Ă©tait, pour qui les pouvait voir, plein de majestĂ©, de grĂące, de charme... Sie pflegen and weben Himmlische Rosen ins irdische Leben 1 . Elle connaissait ces vers et les aimait; mais ils 1 Elles soignent et tissent, pour la vie terrestre, des roses belles comme celles des cieux. Schiller. 230 LES DÉCEKBRÎSTES ne guidaient pas sa vie. Toute sa nature Ă©tait l’expression de cette idĂ©e, toute sa vie Ă©tait en l’apport inconscient de roses invisibles dans la vie de tous ceux qu’elle rencontrait. Elle avait suivi son mari en SibĂ©rie uniquement parce qu’elle l’aimait. Elle ne pensait pas Ă  ce qu’elle pouvait faire pour lui et, sans y penser, elle faisait tout. Elle lui faisait son lit, arrangeait ses affaires, lui prĂ©parait le dĂźner et le thĂ©, et surtout, elle Ă©tait toujours avec lui et aucune femme ne pouvait donner Ă  son mari plus de bonheur. Le samovar Ă©tait sur la table ronde du salon. Na- taliaNikolaievna Ă©tait assise devant. Sonia fronçait les sourcils et souriait sous la main de sa mĂšre qui la chatouillait, quand le pĂšre et le fils entrĂšrent dans la chambre avec le bout des doigts plissĂ©s, les joues et le front luisants surtout le crĂąne blanc du pĂšre, les cheveux blancs et noirs soyeux. — Il fait plus clair depuis que vous ĂȘtes entrĂ©s, dit Natalia Nikolaievna. — Mes aĂŻeux ! Comme tu es blanc! —Elle disait cela chaque samedi, depuis des dizaines d’annĂ©es, et chaque samedi ces mots faisaient Ă©prouver Ă  Pierre de la gĂȘne et du plaisir. Ils s’assirent autour de la table et ce fut l’odeur du thĂ© et de la pipe, les voix des enfants, des parents, des domestiques qui, dans la mĂȘme chambre, recevaient leur tasse. On se rappelait les incidents drĂŽles arrivĂ©s en route, on admirait la coiffure de Sonia, on riait. LES DÉCEMBRISTES 231 GĂ©ographiquement ils Ă©taient transportĂ©s Ă  cinq mille ventes, dans un milieu tout diffĂ©rent, Ă©tranger, mais moralement, ce soir, ils Ă©taient encore chez eux, tels que les avait façonnĂ©s une vie de famille particuliĂšre, longtemps isolĂ©e. Demain ce sera dĂ©jĂ  autrement. Piotr Ivanovitch s’assit prĂšs du samovar et alluma sa pipe. Il n’était pas gai. — Eh bien, nous sommes arrivĂ©s, — dit-il, — et je suis heureux de ne voir personne ce soir, la derniĂšre soirĂ©e que nous passerons encore en famille. AprĂšs ces paroles il avala une grande gorgĂ©e de thĂ©. — Pourquoi la derniĂšre, Pierre? — Pourquoi ? parce que les aiglons ont appris Ă  voler. Ils doivent faire leur nid eux-mĂȘmes, et, d’ici, ils s’envoleront chacun de leur cĂŽtĂ©... — Quel enfantillage, — dit Sonia en lui prenant son verre et souriant de son sourire coutumier. — Le vieux nid est superbe. — Le vieux nid est un triste nid. Le vieux n’a pas pu le construire ; il est tombĂ© en cage. C’est dans la cage qu’il a eu ses petits et on l’a laissĂ© partir seulement quand ses ailes le portaient mal. Non, les aiglons doivent se faire un nid plus haut, meilleur, plus prĂšs du soleil. Ils ont des enfants pour que l’exemple leur serve. Et le vieux, tant qu’il ne sera pas aveugle, regardera et quand il le deviendra, il Ă©coutera... Verse du rhum ; encore, encore, assez. 232 LES DÉCEMBRISTES — Nous verrons lesquels abandonneront les autres, — rĂ©pondit Sonia en jetant un regard rapide sur sa mĂšre, comme si elle avait honte de parler devant elle. — Nous verrons qui abandonnera les autres. Je ne le crains ni pour moi ni pour SĂ©rioja ! Serge marchait dans la chambre et se demandait comment faire pour le costume qu’il devait se commander le lendemain aller chez le tailleur ou le faire venir? La conversation de Sonia avec son pĂšre ne l’intĂ©ressait pas ! Sonia rit. — Qu’as-tu ? Quoi? — demanda le pĂšre. — Tu es plus jeune que nous, papa. Oui, beaucoup plus jeune. — Elle rit de nouveau. — Comment ! — fit le vieux ; et ses rides sĂ©vĂšres se plissaient dans un sourire tendre et Ă  la fois dĂ©daigneux. Natalia NikolaĂŻevna se pencha d’un cĂŽtĂ© du samovar qui l’empĂȘchait de voir son mari. — Sonia a raison. Tu as toujours seize ans, Pierre. SĂ©rioja est plus jeune de sentiments, mais dans l’ñme tu es plus jeune que lui. Je peux prĂ©voir ce qu’il fera, mais toi, tu peux encore m’étonner. Le vieux acquiesçait-il Ă  cette remarque, en Ă©tait-il flattĂ©, mais il ne savait que rĂ©pondre, et, en silence, il fuma, but du thĂ©. Ses yeux seuls brillaient. SĂ©rioja, avec l’égoĂŻsme habituel de la jeunesse, s'intĂ©ressa Ă  la conversation au moment oĂč LES DÉCEMBRISTES 233 il Ă©tait en jeu ; il affirma ĂȘtre en effet plus vieux, et que l’arrivĂ©e Ă  Moscou et la nouvelle vie qui s’ouvrait devant lui ne le rĂ©jouissaient nullement, qu’il rĂ©flĂ©chissait tranquillement et prĂ©voyait l’avenir. — Quand mĂȘme c’est la derniĂšre soirĂ©e — rĂ©pĂ©ta Piotr Ivanovitch, — demain ce ne sera plus pareil. Il se versa encore du rhum et longtemps encore resta assis devant la table Ă  thĂ©, avec l’air de vouloir dire beaucoup, mais de manquer d’auditeurs. Il approcha le rhum, mais sa fille, en cachette, emporta la bouteille. II Quand M. Chevalier, qui Ă©tait montĂ© pour installer ses hĂŽtes, rentra chez lui, il communiqua ses rĂ©flexions sur les nouveaux venus Ă  la compagne de sa vie, qui, en dentelles et en soie, Ă©tait assise, Ă  la mode parisienne, devant le bureau ; quelques assidus de l’établissement Ă©taient dans la mĂȘme piĂšce. Serge, Ă©tant en bas, avait remarquĂ© cette chambre et ses hĂŽtes. Vous aussi l’avez sans doute remarquĂ©e si vous ĂȘtes allĂ© Ă  Moscou. Si vous ĂȘtes un homme modeste ne connaissant pas Moscou, si vous ĂȘtes en retard pour dĂźner, si vous Ă©tant trompĂ© dans vos calculs sur les hospitaliers Moscovites, vous pensiez ĂȘtre invitĂ© Ă  dĂźner et ne l’avez pas Ă©tĂ©, ou tout simplement si vous voulez dĂźner dans le meilleur hĂŽtel, vous entrez dans le vestibule. Trois ou quatre valets s’élancent. L’un d’eux vous ĂŽte votre pelisse et vous fĂ©licite pour la nouvelle annĂ©e, pour le carnaval LES DÉCEMBRISTES 235 ou pour l’arrivĂ©e, ou tout simplement remarque qu’on ne vous a pas vu depuis longtemps, bien que vous n’ayez jamais Ă©tĂ© dans cet Ă©tablissement. Vous entrez, et la premiĂšre chose qui vous saute aux yeux, c’est la table garnie, comme il vous semble, d’une quantitĂ© innombrable de plats appĂ©tissants. Mais ce n’est qu’une illusion d’optique, car la plus grande place est occupĂ©e par les faisans emplumĂ©s, des langoustes vivantes, de -petites boĂźtes de parfums et de pommades, des fioles, des cosmĂ©tiques, des bonbons. Seulement, au bord de la table, aprĂšs avoir bien cherchĂ©, vous trouvez de l’eau-de-vie, un morceau de pain beurrĂ©, avec des petits poissons, sous un garde-mouches tout Ă  fait inutile Ă  Moscou au mois de dĂ©cembre, mais tout Ă  fait semblable Ă  ceux qu’on emploie Ă  Paris. Plus loin, en face de la table, vous voyez une chambre, lĂ  un bureau devant lequel est assise une Française au visage rĂ©pugnant mais avec des manchettes immaculĂ©es et une jolie robe Ă  la mode. PrĂšs de la Française vous verrez un officier en uniforme dĂ©boutonnĂ© qui boit de l’eau-de-vie, un civil qui lit le journal et des jambes quelconques, militaires ou civiles, qui se reposent sur la chaise de velours, et vous entendrez une conversation française et de grands Ă©clats de rire plus ou moins naturels. Si vous dĂ©sirez savoir ce qui se fait dans 236 LES DÉCEMBRISTES cette chambre je tous conseille de n’y pas entrer, mais d'y jeter un regard dĂ©robĂ©, en faisant semblant de prendre une tartine. Autrement vous seriez bien gĂȘnĂ© du silence interrogateur et des regards que fixeraient sur vous les habituĂ©s qui sont dans la chambre, et sans doute que, par gĂȘne, vous iriez bien vite Ă  une des tables de la grande salle ou dans le jardin d’hiver. Personne ne vous empĂȘcherait de faire cela ; les tables sont pour tout le monde, et lĂ -bas, dans la solitude, vous pourriez appeler le garçon et commander autant de truffes qu’il vous plairait. La salle oĂč estla Française existe pour la jeunesse dorĂ©e de Moscou privilĂ©giĂ©e, et il n’est pas si facile qu’il vous semble d’ĂȘtre des Ă©lus. En entrant dans cette chambre, M. Chevalier apprit Ă  sa femme que le monsieur de la SibĂ©rie Ă©tait trĂšs ennuyeux, que son fils et sa fille Ă©taient de braves jeunes gens, tels qu’on peut seulement les Ă©lever en SibĂ©rie. — Si vous voyiez la fille, quelle rose ! — Oh! il aime les petites filles fraĂźches, ce vieux, — dit un des hĂŽtes qui fumait le cigare. Naturellement la conversation Ă©tait en français, mais je la transcris en russe, ce que je ferai toujours au cours de cette histoire. — Oui, je les aime beaucoup ! — rĂ©pondit M. Chevalier. — Les femmes, c’est ma passion. Vous ne le croyez pas? LES DÉCEMBRISTES 237 — Vous entendez, madame Chevalier, — s’écria un gros officier de Cosaques, dĂ©biteur de l’établissement, et qui aimait Ă  causer avec le patron. — Oui, voilĂ , il partage mon goĂ»t, — dit Chevalier en tapant sur l’épaule du gros officier. — Est-elle vraiment belle, cette SibĂ©rienne ? Chevalier rĂ©unit le bout de ses doigts etlesbaisa. Puis entre les hĂŽtes, la conversation prit un tour confidentiel et trĂšs gai. 11 s’agissait du gros. Il Ă©coutait en souriant ce qu’on disait de lui. — Peut-on avoir un goĂ»t aussi pervers ! — s’écria quelqu’un en riant. — Mademoiselle Clarisse!! Vous savez que chez les femmes, Strou- zov prĂ©fĂšre les cuisses. Bien quelle ne comprĂźt pas le sel de cette rĂ©flexion, mademoiselle Clarisse, au bureau, Ă©clata de rire autant que le lui permettaient ses mauvaises dents et son Ăąge respectable. — Est-ce la demoiselle de SibĂ©rie qui lui inspire ce goĂ»t ? — Et tous de rire encore plus. M. Chevalier lui-mĂȘme pouffait de rire. 11 ajouta — Ce vieux coquin ; et il tapa sur la tĂšte et sur l’épaule de l’officier de Cosaques. — Mais qui sont ces SibĂ©riens? Des industriels ou des marchands? — demanda l’un des messieurs quand le rire s’interrompit. — Nikita! demandez le passeport du monsieur qui vient d’arriver, — dit M. Chevalier. Nous, l’empereur Alexandre... » se mit Ă  lire 238 LES DÉCEMBRISTES M. Chevalier quand on lui apporta le passeport. Mais l’officier de Cosaques lui arracha le papier et son visage exprima soudain de l’étonnement. — Eh bien! devinez qui c’est? Vous tous le connaissez au moins de nom. — Mais comment peut-on deviner ? montre. Eh bien ! Abd-el-Kader ! Ah ! ali ! ah ! Cagliostro !... Pierre III ! Ah ! ali ! ah ! — Eh bien, lis donc. L’officier de Cosaques dĂ©plia le papier et lut Ex-prince Piotr Ivanovitch... » et il lut un de ces noms russes que chacun connaĂźt et prononce avec un certain respect mĂȘlĂ© de plaisir, quand on parle delĂ  personne qui porte ce nom comme d’une personne proche ou connue. Nous l’appellerons Labazov. L’officier de Cosaques se rappelait vaguement que ce Pierre Labazov avait Ă©tĂ© cĂ©lĂšbre par quelque chose en 23, qu’il avait Ă©tĂ© condamnĂ© aux travaux forcĂ©s. Mais, par quoi Ă©tait-il cĂ©lĂšbre, ilne le savait pas bien. Parmi les autres, personne ne le savait, et ils rĂ©pondirent — Ah, oui, il est connu ! » comme ils auraient dit Comment donc, connu, oui, connu ! » de Shakespeare, auteur de Y EnĂ©ide. Mais ils Ă©taient mieux renseignĂ©s parce que le gros leur expliqua que c’était le frĂšre du prince Ivan, l’oncle des Tchikine, de la comtesse Prouk; en un mot qu’il Ă©tait connu..» — Il est probablement trĂšs riche s’il est le frĂšre du prince Ivan, et si on lui a rendu sa fortune, — LES DÉCEMBRISTES 239 remarqua l’un des jeunes. — On l’a rendue Ă  quelques-uns. — Combien de ces dĂ©portĂ©s sont dĂ©jĂ  de retour ? remarqua un autre. —11 semble vraiment qu’il en est plus retournĂ© que parti. JikinskĂŻ, raconte-nous cette histoire du 18, demanda-t-il Ă  l’officier du gĂ©nie, qui avait la rĂ©putation d’un narrateur Ă©mĂ©rite. — Eh bien, raconte donc. — Tout d’abord, c’est un fait. Il s’est passĂ© lĂ , chez Chevalier, dans la grande salle. Trois dĂ©cern- bristes viennent pour dĂźner. Ils s’asseoient prĂšs d’une table, mangent, boivent, causent. En face d’eux, s’asseoit un monsieur entre deux Ăąges, Ă  l’air respectable , et il Ă©coute attentivement tout ce qu’ils disent de la SibĂ©rie. Il demande quelque chose; un mot amĂšne l’autre, il se met Ă  causer ; il rĂ©sulte qu’il vient aussi de la SibĂ©rie. — Vous connaissez Nertchinsk? — Comment donc !... j’y ai vĂ©cu. — Vous connaissez Tatiana Ivanovna ? — Gomment ne pas le connaĂźtre! — Permettez-moi de vous demander si vous Ă©tiez aussi dĂ©portĂ©? — Oui, j’ai eu ce malheur. Et vous? — Nous sommes tous dĂ©portĂ©s, pour le 14 dĂ©cembre. C’est Ă©trange que nous ne nous connaissions pas si vous ĂȘtes aussi du 14. Peut-on vous demander votre nom ? — FĂ©odorov, '240 LES DÉCEMBRISTES — Vous ĂȘtes aussi du 14? — Non, du 18. — Comment du 18 ? — Du 18 septembre. Pour une montre d’or ; on m’a accusĂ© de vol et j’ai souffert injustement. Tous Ă©clatĂšrent de rire, sauf le narrateur qui, de l’air le plus sĂ©rieux, regardait ses auditeurs et jurait que c’était une histoire vraie. AussitĂŽt aprĂšs le rĂ©cit, un des hĂŽtes de la jeunesse dorĂ©e se leva et partit au club. 11 traversa les salles pleines de tables de jeu, oĂč des vieillards jouaient au whist, la salle d’enfer, oĂč le cĂ©lĂšbre Poutchine » commençait sa partie contre la compagnie. » Il s’arrĂȘta quelque temps prĂšs de l’un des billards oĂč un petit vieux important avait peine Ă  faire sa bille. Il jeta un regard dans la bibliothĂšque lĂ  un gĂ©nĂ©ral lisait lentement, Ă  travers ses lunettes, un journal qu’il tenait loin ; et un jeune homme, invitĂ© , feuilletait toutes les revues en s'efforçant de ne pas faire de bruit. Le jeune muscadin s’assit sur un divan, dans la salle de billard, prĂšs des joueurs, qui appartenaient comme lui Ă  la jeunesse dorĂ©e. C’était un jour de gala, et il y avait beaucoup de messieurs, qui frĂ©quentaient toujours le club. Parmi eux, se trouvait Ivan Pavlovitch Pakhtine. C’était un homme de quarante ans, de taille moyenne, blanc, gros, de large carrure, la tĂšte chauve, le visage luisant, heureux, bien rasĂ©. Il ne jouait pas mais il LES DÉCEMBRISTES 241 Ă©tait assis prĂšs du prince D. qu’il tutoyait. Il ne refusait pas le verre de champagne qu’on lui offrait. 11 s’était si bien installĂ© aprĂšs le dĂźner, — il avait, sans qu’on l’eĂ»t remarquĂ©, Ă©largi la ceinture de son pantalon, — qu’il semblait pouvoir rester ainsi tout un siĂšcle, Ă  fumer le cigare, boire du champagne, en sentant la prĂ©sence trĂšs proche des princes, des comtes et des fils de ministres. La nouvelle de l’arrivĂ©e de Labazov rompit son calme. — OĂč vas-tu, Pakhtine ! — dit un fils du ministre qui remarqua, tout en jouant, que Pakhtine se levait, rajustait son gilet et, d’un seul trait, buvait son champagne. — Severnikov m’a demandĂ© — dit Pakhtine en sentant quelque faiblesse dans les jambes. — Eh bien, quoi ! tu iras? Anastasie ! Anastasie ! ouvre les portes. C’était une chanson tzigane alors Ă  la mode. — Peut-ĂȘtre, et toi ? — Moi je ne peux pas. Un vieillard mariĂ© ! — Va ! Pakhtine, en souriant, sortit dans la salle des glaces, chez Severnikov. Il aimait finir par une plaisanterie, et maintenant elle venait comme ça. — Eh bien, comment va la santĂ© de la comtesse? demanda-t-il en s’approchant de Severnikov qui ne l’avait pas du tout demandĂ©, mais qui, TolstoĂŻ. — vr. — Les DĂ©cembristes . 16 242 LES DÈCËMBRISTES d’aprĂšs des considĂ©rations propres Ă  Pakhtine, avait le plus grand besoin de connaĂźtre l’arrivĂ©e de Labazov. SevĂȘrnikov avait Ă©tĂ© uripeu mĂȘlĂ© au 14dĂ©cembre ; il Ă©tait l’ami de tous les dĂ©cembristes. La comtesse se portait mieux et Pakhtine s’en montrait trĂšs content. — Vous ne savez pas encore que Labazov est arrivĂ© aujourd’hui? Il s’est arrĂȘtĂ© chez Chevalier. — Que dites vous ! Nous sommes de vieux amis ! Comme je suis heureux ! Comme je suis heureux ! Je pense qu’il a vieilli, le pauvre! Sa femme aĂ©crit Ă  ma femme. Mais Severnikov ne dit pas ce qu’elle avait Ă©crit, car ses partenaires, qui avaient dĂ©clarĂ© le jeu sans atout, faisaient une faute. Tout en causant avec Ivan Pavlovitch, il leur jetait sans cesse des regards obliques. Et soudain, il se jetait vers la table et la frappait, pour prouver qu’il fallait jouer par sept. Ivan Pavlovitch se leva et, s’approchant d’une autre table, en passant, il glissa, dans la conversation, sa nouvelle Ă  un monsieur respectable. Il se leva de nouveau et fit de mĂȘme Ă  la troisiĂšme table. Tous les messieurs respectables Ă©taient enchantĂ©s du retour de Labazov, et quand Ivan Pavlovitch revint dans la salle de billard, lui qui d’abord ne savait pas s’il fallait se rĂ©jouir de retour de Labazov, n’employait dĂ©jĂ  plus son exorde Sur le bal, sur l’article du Mes- LES DÉCEMBRISTES 243 sciger, sur la santĂ© et le temps, mais commençait ex abrupto Ă  annoncer avec enthousiasme l'heureux retour du cĂ©lĂšbre dĂ©cembriste. Le petit vieux, qui essayait toujours en vain de pousser la boule blanche, devait, selon Pakhtine, ĂȘtre particuliĂšrement heureux de la nouvelle. Il s’approcha de lui. — Vous jouez bien, Votre Haute Excellence ! dit-il pendant que le petit vieux lançait sa queue dans le gilet rouge du marqueur, en exprimant par cela son dĂ©sir qu’il y mĂźt de la craie. VotrĂš Haute Excellence » n’était point dit par batterie, comme on pourrait le penser non, ce n’était pas Ă  la mode en 1856; Ivan Pavlovitch appelait le petit vieux simplement par son prĂ©nom et celui de son pĂšre ; mais c’était dit ou pour railler ceux qui s’exprimaient ainsi, ou pour montrer, en plaisantant, que l'on savait Ă  qui l’on parlait. C’était dit un peu au sĂ©rieux, en gĂ©nĂ©ral c’était trĂšs fin. — J’ai appris tout Ă  l’heure. Piotr Labazov est arrivĂ©. Il vient tout droit de SibĂ©rie avec toute sa famille. Pakhtine prononçait ces paroles juste au moment oĂč le petit vieux manquait sa bille. Il n’avait pas de chance. — S’il est revenu aussi fou qu’il est parti, il n’y a pas de quoi s’en rĂ©jouir,—rĂ©pondit le petit vieux d’un air sombre, irritĂ© qu’il Ă©tait par sa malchance 244 LES DÉCEMBRISTES incomprĂ©hensible. Cette rĂ©flexion gĂȘna Ivan Pavlo- vitch. De nouveau il ne savait pas s'il fallait ou non se rĂ©jouir de l’arrivĂ©e deLabazov,et pour rĂ©soudre dĂ©finitivement cette question, il dirigea ses pas dans la salle oĂč les gens sages se rĂ©unissaient pour causer, oĂč l’on connaissait l’importance et le prix de chaque objet, en un mot oĂč l'on savait tout. Ivan Pavlovitch Ă©tait en aussi bonnes relations avec le groupe des sages qu’avec la jeunesse dorĂ©e et les grands personnages. Il est vrai qu'il n’avait pas de place marquĂ©e dans la chambre des sages, mais personne ne s’étonna quand il entra et s’assit sur le divan. . On s’occupait de savoir en quelle annĂ©e et Ă  quel propos avait Ă©clatĂ© une querelle entre deux journalistes russes. Ivan Pavlovitch profita d’un moment de silence pour placer sa nouvelle, non comme un Ă©vĂ©nement joyeux, mais comme une chose sansimportance, dite par hasard. Mais aussitĂŽt, Ă  la façon dont les sages » j’emploie le mot sages comme surnom des habituĂ©s de la chambre des sages accueillirent la nouvelle et se mirent Ă  la discuter, Ivan Pavlovitch comprit aussitĂŽt qu’elle Ă©tait prĂ©cisĂ©ment ici Ă  sa place, qu'ici seulement elle prendrait l’ampleur nĂ©cessaire pour aller plus loin, et qu’ici seulement il pourrait savoir a quoi s'ex tenir. - — Il ne manquait que Labazov, — dit un des sages. — Tous les dĂ©cembristes restĂ©s vivants sont de retour en Russie. LES DÉCEMBRISTES 245 — C’était un des glorieux. — dit Pakhtine encore d’un ton interrogateur, prĂȘt Ă  tourner ces mots en plaisanterie ou au sĂ©rieux. — Comment donc! Labazov Ă©tait un des hommes les plus remarquables de ce temps, — commença un sage » — En 1819, Ă©tant lieutenant du rĂ©giment SĂ©mĂ©novsky, il fut envoyĂ© Ă  l’étranger avec des dĂ©pĂȘches pour le duc Z.... Puis il revint et en vingt-quatre heures Ă©tait reçu dans la premiĂšre loge maçonnique. Tous les maçons de ce temps se rĂ©unissaient chez D... et chez lui. Il Ă©tait trĂšs riche. Le prince G..., Teodor D... et Ivan P... Ă©taient ses plus inlimes amis. Son oncle, le prince Yissarion, pour Ă©loigner le jeune homme de cette sociĂ©tĂ©, l’emmenaĂ  Moscou. — Excusez, NikolaĂŻ Stepanovitch, — interrompit un autre sage », — il me semble que c’était en 23 1823, parce que Yissarion Labazov Ă©tait nommĂ© commandant du 3 e corps d’armĂ©e en 24, et Ă©tait Ă  Yarsovie. Il le fit nommer son aide de camp, et c'est aprĂšs son refus qu’il l’emmena Ă  Moscou. Mais, je vous demande pardon, je vous ai interrompu. — Mais non, continuez, s’il vous plaĂźt. — Non. Je vous en prie. — Non, faites. Yous devez le savoir mieux que moi, et, en outre, vous avez donnĂ© ici des preuves suffisantes de votre mĂ©moire et de votre savoir. 246 LES DÉCEMBRISTES — A Moscou, contre le dĂ©sir de son oncle, il prit sa retraite, — continua celui dont la mĂ©moire et le savoir Ă©taient prouvĂ©s. — LĂ  bas une seconde sociĂ©tĂ© se forma autour de lui ; il en Ă©tait le promoteur, le cƓur si l'on peut s’exprimer ainsi. Il Ă©tait riche-, beau, intelligent, instruit, et, dit-on, tout Ă  fait aimable. Sa tante me disait encore qu’elle ne connaissait pas d’homme plus charmant. Et voilĂ , quelques mois avant la rĂ©volte, il Ă©pousait mademoiselle Krinskaia. — La fille de Nicolas KrinskĂŻ, celui qui Ă©tait Ă  Borodino... En un mot, connu, — interrompit quelqu’un. — Oui, oui. Son Ă©norme fortune lui reste, mais son domaine familial est allĂ© Ă  son frĂšre cadet, au prince Ivan, qui est maintenant Oberhauf Kafer- meister il a prononcĂ© quelque chose en ce genre et qui a Ă©tĂ© ministre. — Le mieux, c’est son acte envers son frĂšre, continua le narrateur. Quand on a perquisitionnĂ© chez lui, la seule chose qu’il ait rĂ©ussi Ă  dĂ©truire ce furent les lettres et les papiers de son frĂšre. — Son frĂšre Ă©tait-il compromis ? Le narrateur ne prononça pas oui, » mais agita les lĂšvres et cligna des yeux avec importance. — Ensuite, pendant tous les interrogatoires, Pierre Labazov nia tout ce qui touchait son frĂšre ; c’est pourquoi il a souffert plus que les autres. Mais le mieux, c’est que le prince Ivan a eu LES DÉCEMBRISTES 247 tous les biens et n’a pas donnĂ© un sou Ă  son frĂšre. — On a dit que Pierre Labazov avait lui-mĂȘme refusĂ© tout — dit quelqu’un. — Oui, mais il refusa parce que le prince Ivan lui Ă©crivit, avant le couronnement, et s’excusa en disant que s'il ne le prenait pas, alors le domaine serait saisi, qu’il avait des enfants et des dettes, et que, maintenant, il ne pouvait rien rendre. Pierre Labazov rĂ©pondit par ces deux lignes Tsi moi, ni mes hĂ©ritiers n’avons ni ne voulons avoir aucun droit sur le domaine que vous a donnĂ© la loi » et rien de plus. Hein ? Le prince a avalĂ© et, enchantĂ©, il enferma ce document avec les billets Ă  ordre dans une cassette et ne les a montrĂ©s Ă  personne. Une des particularitĂ©s de la chambre des sages c’était que ses membres savaient, quand ils le voulaient savoir, tout ce qui se faisait au monde, de quelque secret que ce fĂ»t entourĂ©. — Ça c’est une question, fit un nouvel interlocuteur. Serait-il juste d’enlever aux enfants du prince Ivan une fortune Ă  laquelle ils sont habituĂ©s et qu’ils croient lĂ©gitime ? La conversation Ă©tait ainsi transportĂ©e dans les rĂ©gions abstraites qui n’intĂ©ressaient pas Pakhtine. Il sentait le besoin de communiquer la nouvelle Ă  d’autres gens. Il se leva et traversa lentement les salles en causant Ă  droite et Ă  gauche. Un de ses 248 LES DÉCEMBRISTES camarades l’arrĂȘta pour lui communiquer la nouvelle de l’arrivĂ©e de Labazov. — Qui ne le sait pas! — rĂ©pondit Ivan Pavlo- vitch avec un sourire calme, en se dirigeant vers la sortie. La nouvelle avait dĂ©jĂ  fait son tour et lui revenait. Au club, il n’y avait plus rien Ă  faire. Il partit Ă  une soirĂ©e. Ce n’était pas une soirĂ©e par invitations, mais un salon oĂč l’on recevait chaque jour. Il y avait huit dames et un vieux colonel et tous s’ennuyaient mortellement. Rien que l’allure rĂ©solue et le visage souriant de Pakhtine rĂ©jouirent les dames et les demoiselles. La nouvelle Ă©tait d’autant plus Ă  propos que la vieille comtesse Fuchs et sa fille Ă©taient lĂ . Pendant que Pakhtine rĂ©pĂ©tait presque mot Ă  mot tout ce qu’il avait entendu dans la chambre des sages, madame Fuchs hochait la tĂȘte, s’étonnait de sa vieillesse et commençait Ă  se rappeler ses sorties avec Natalia Krivskaia, maintenant madame Labazov. — Son mariage est un vrai roman, et tout s’est passĂ© sous mes yeux. Natalie Ă©tait presque fiancĂ©e Ă Miatline, plus tard tuĂ© en duel par DĂ©bra. Mais Ă  cette Ă©poque Pierre vint Ă  Moscou, il s’éprit d’elle et la demanda en mariage. Le pĂšre penchait fort pour Miatline, en gĂ©nĂ©ral, on avait peur de Labazov comme d’un franc-maçon ; il refusa. Seule- LES 249 ment le jeune homme continua Ă  la voir au bal, partout; il se lia d’amitiĂ© avec Miatline et lui demanda de renoncer Ă  son mariage. Miatline accepta. Il lui proposa un enlĂšvement Elle y consentit, mais au dernier moment la conversation se passait en français, elle alla trouver son pĂšre, lui dit que tout Ă©tait prĂȘt pour la fuite, qu’elle pourrait le quitter, mais qu’elle espĂ©rait en sa magnanimitĂ©. En effet, le pĂšre lui pardonna; tous intervinrent en sa faveur, et il donna son consentement. VoilĂ  comment s’est fait son mariage. Et c’était un mariage gai ! Qui de nous pouvait penser qu’un an aprĂšs elle le suivrait en SibĂ©rie! Elle, une fille unique, la plus riche, la plus belle de ce temps ! L’empereur Alexandre la remarquait toujours au bal et dansait souvent avec elle. Chez la comtesse G..., il y avait un bal costumĂ©, je me le rappelle comme si c’était d’hier elle Ă©tait en Napolitaine et elle Ă©tait admirablement belle. Chaque fois qu’il venait Ă  Moscou, il demandait Que fait la belle Napolitaine? Et, tout Ă  coup, cette femme, dans sa position elle accoucha en route, n’hĂ©site pas un moment, ne prĂ©pare rien, ne fait pas de malle, et telle quelle, quand on mari, partit avec lui pour cinq mille vers tes. — Oh ! c’est une femme sublime ! — dit la maĂźtresse du logis. — Tous deux Ă©taient des gens rares ! — fit une 250 LES DÉCEMBRISTES autre dame. — On m’a racontĂ©, je ne sais pas si c’est vrai, qu’en SibĂ©rie, partout oĂč ils travaillaient, dans les mines, ou, comme appelle-t-on cela ? les forçats qui Ă©taient avec eux se corrigeaient. . — Mais elle n’a jamais travaillĂ© aux mines, — objecta Pakhtine, — Que se passait-il en 56? Trois ans auparavant personne ne pensait aux Labazov, et se les rappelait-on, c’était avec ce sentiment de peur qu’on Ă©prouve en parlant de ceux qui sont morts rĂ©cemment. Et maintenant, avec quelle vivacitĂ© l’on se rappelait toutes les anciennes relations, toutes les belles qualitĂ©s, et chacune des dames tirait dĂ©jĂ  ses plans pour accaparer les Labazov et en rĂ©galer ses invitĂ©s. — Leurs enfants, un fils et une fille, sont avec eux, — dit Pakhtine. — S’ils sont aussi beaux qu’était leur mĂšre ! — dit la comtesse Fuchs. — Du reste le pĂšre aussi Ă©tait trĂšs beau. — Gomment ont-ils pu Ă©lever leurs enfants lĂ -bas? — dit la maĂźtresse du logis. — On dit qu’ils sont trĂšs bien Ă©levĂ©s. On dit que le jeune homme est aussi bien, aussi aimable, aussi instruit que s’il avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© Ă  Paris. — Je prĂ©dis un grand succĂšs Ă  la jeune fille, — fit un jeune laideron, — toutes ces dames de SibĂ©rie ont quelque chose de vulgaire et d’agrĂ©able mais qui plaĂźt beaucoup. LES DÉCEMBRISTES 251 — Oui, oui, — dit une autre jeune fille. — C’est un riche parti de plus, — ajouta une troisiĂšme. Un vieux colonel, d’origine allemande, qui trois ans avant Ă©tait allĂ© Ă  Paris pour Ă©pouser une femme riche, dĂ©cidait de faire au plus vite sa demande avant que les jeunes gens fussent au courant. Les jeunes filles et les dames pensaient la mĂȘme chose au sujet du jeune homme arrivant de SibĂ©rie. C’est probablement mon affaire !» pensait une jeune fille qui allait en vain dans le monde depuis huit ans. C’est sans doute pour le mieux que ce sot cavalier-garde ne m’ait pas demandĂ©e en mariage. J’aurais Ă©tĂ© sĂ»rement malheureuse ! » — Eh bien ! elles seront toutes jaunes de dĂ©pit, quand il s’éprendra de moi », se disait une jeune et belle dame. On parle de la province, des petites villes, la haute sociĂ©tĂ© est bien pire. LĂ -bas il n’y a pas de nouveaux personnages, mais la sociĂ©tĂ© est prĂȘte Ă  recevoir tout nouveau personnage, s’il en parait. Et ici, c’est rarement, comme maintenant les Labazov, qu’on est reconnu appartenir au cercle et qu’on y est admis. Mais la sensation produite par ces nouveaux personnages est plus forte que dans une ville de province. III — Moscou ! Moscou ! ville aux murs blancs ! — s’exclamait Piotr Ivanovitch en se frottant les yeux, le matin, et en Ă©coutant les sons des cloches qui se rĂ©pandaient dans la petite rue GazetnĂŻ. Rien ne ressuscite si fortement le passĂ© que les sons, et ceux des cloches de Moscou, unis Ă  la vue des murailles blanches et au bruit des roues lui rappelaient vivement, non seulement ce Moscou qu’il connaissait trente-cinq ans avant, mais ce Moscou avec le Kremlin, les palais, les Ivan, etc., qu’il portait dans son cƓur. Et il ressentait une joie enfantine d’ĂȘtre Russe, d’ĂȘtre Ă  Moscou. La robe de chambre de Boukhara, dĂ©boutonnĂ©e sur la large poitrine couverte d’une chemise d’indienne, la pipe d'ambre, le valet aux pas Ă©touffĂ©s, le thĂ©, l’odeur du tabac, la voix forte, entrecoupĂ©e dun homme dans la chambre de Chevalier, les baisers du matin, les voix de la fille et du fils parurent LES DÉCEMBRISTES 253 Ă  lui ; le dĂ©cembriste Ă©tait chez lui comme il Ă©tait Ă  Irkoutsk et comme il serait Ă  New-York ou Ă  Paris. Avec quel plaisir je voudrais prĂ©senter au lecteur le hĂ©ros de dĂ©cembre, supĂ©rieur Ă  toutes les faiblesses, mais, pour la vĂ©ritĂ©, je dois avouer que Piotr lvanovitch se rasait, se peignait et se regardait dans le miroir avec un soin particulier. Il Ă©tait mĂ©content de l’habit, mal confectionnĂ© en SibĂ©rie et, par deux fois, il le boutonna et le dĂ©boutonna. Natalia Nikolaievna entra dans le salon avec un froufrou de sa robe de moire noire ; les manches et les rubans de son bonnet n’étaient pas Ă  la derniĂšre mode, mais si bien arrangĂ©s que non seulement ce n’était pas ridicule mais distinguĂ©. Les dames ont pour ces choses un sixiĂšme sens particulier et une perspicacitĂ© incomparable. Sonia Ă©tait aussi habillĂ©e de telle maniĂšre, que malgrĂ© un retard de deux ans sur la mode, on ne pouvait trouver rien Ă  redire. L'ajustement de la mĂšre Ă©tait sombre et simple, celui de la fille, clair et gai- SĂ©rioja venait seulement de s’éveiller. Ils partirent sans lui Ă  la messe. Le pĂšre et la mĂšre s’assirent au fond de la voiture, la fille en face. Yassili monta sur le siĂšge. La voiture de louage les mena au Kremlin. Quand ils descendirent, les dames rajustĂšrent leurs robes, Piotr lvanovitch donna le bras Ă  sa femme et, la tĂšte haute, se dirigea vers les portes de l’cglise. Beaucoup de marchands, 2o4 LES DÉCEMBRISTES d’officiers et des gens de toutes sortes ne pouvaient dĂ©finir leur qualitĂ©. Quel Ă©tait ce vieillard, bruni depuis longtemps, aux rides larges et droites d’un travailleur, rides particuliĂšres qui ne ressemblent pas Ă  celles acquises au club anglais, aux cheveux et Ă  la barbe blancs comme neige, au regard bon et fier, aux mouvements Ă©nergiques? Quelle Ă©tait cette dame, grande, Ă  l’allure imposante, aux yeux fatiguĂ©s, Ă©teints, grands et beaux? Quelle Ă©tait cette jeune fille fraĂźche, gracieuse, forte, mais ni mondaine, ni timide? Des marchands? non ; des Ă©trangers non plus ; des seigneurs ? On n’en connaissait pas de tels. Mais ce Sont des gens importants. Ainsi pensaient ceux qui les voyaient Ă  l’église, et, on ne sait pourquoi, ils leur cĂ©daient plus vite et plus volontiers le chemin qu’aux messieurs Ă  grosses Ă©paulettes. Piotr Ivanovitch se tenait Ă  l’église avec autant de majestĂ© qu’en y entrant ; il priait tranquillement, sans se distraire. Natalie Niko- laievna se mettait Ă  genoux avec grĂące, et, pendant le cantique des chĂ©rubins, elle tira son mouchoir et pleura beaucoup. Sonia semblait faire effort sur elle-mĂȘme pour prier; la priĂšre ne lui venait pas, mais elle ne se retournait pas et faisait respectueusement le signe de croix. Serge Ă©tait restĂ© Ă  la maison, d’une part parce qu’il avait beaucoup dormi, d’autre part parce qu’il ti’aimait pas aller Ă  la messe. Ses jambes se fati- LES DÊCEMBRISTES 255 guaient, et il ne comprenait nullement pourquoi, faire quarante verstes sur ses skiss n’était rien pour lui, tandis que rester debout pendant les douze Ă©vangiles, c’était pour lui le plus grand tourment physique; enfin il Ă©tait restĂ© parce qu’il sentait que le plus nĂ©cessaire pour lui c’était un habit neuf. Il s’habilla et alla au Pont des MarĂ©chaux. Il avait assez d’argent. Depuis qu’il avait vingt et un ans, son pĂšre avait adoptĂ© comme rĂšgle de lui donner tout l’argent qu’il voulait; il dĂ©pendait de lui de laisser son pĂšre et sa mĂšre sans argent. Comme je regrette ces deux cent cinquante roubles dĂ©pensĂ©s en vain dans les magasins de confections de Kountz ! Chacun des messieurs qui se croisĂšrent avec Serge l’eĂ»t renseignĂ© trĂšs volontiers et aurait considĂ©rĂ© comme un bonheur d’aller avec .lui pour commander un costume ; mais, comme il arrive toujours, il Ă©tait seul parmi la foule. En bonnet, il passa le Pont des MarĂ©chaux sans regarder les magasins ; arrivĂ© au bout, il ouvrit une porte et en sortit en frac marron Ă©troit on les portait larges, en pantalon noir large on les portait Ă©troits, dans un gilet de soie pointillĂ©e qu’aucun des messieurs qui frĂ©quentaient les salons particuliers, chez Chevalier, n’aurait laissĂ© porter Ă  son valet, et Serge avait achetĂ© encore beaucoup de choses pareilles. Kountz s’était Ă©tonnĂ© de la taille fine du jeune homme, et il di- 256 LES DÉCEMBRISTES sait Ă  tous n’en avoir jamais vu de pareille. SĂ©rioja savait que sa taille Ă©tait belle, mais les louanges d’un Ă©tranger comme Kountz le flattaient infiniment. Il sortit allĂ©gĂ© de deux cent cinquante roubles mais fort mal habillĂ©, si mal, que deux jours plus tard son habit devenait la propriĂ©tĂ© de Vassili et ne restait pour lui qu’un souvenir dĂ©sagrĂ©able. A l’hĂŽtel il descendit en bas, s’assit dans la grande salle, regarda aussi la chambre des habituĂ©s et commanda pour son dĂ©jeuner un menu si Ă©trange que le garçon mĂȘme en riait dans la cuisine. Puis il demanda une revue qu’il feignit de lire. Quand le valet, encouragĂ© par l’inexpĂ©rience du jeune homme, se mit Ă  l’interroger Va Ă  ta place! » lui rĂ©pondit SĂ©rioja en rougissant. Mais son accent avait tant de fiertĂ© que l’autre obĂ©it. La mĂšre, le pĂšre et la fille, de retour Ă  la maison, trouvĂšrent aussi son costume admirable. Vous rappelez-vous ce sentiment joyeux de l’enfance, quand, pour le jour de votre fĂȘte, on vous a bien habillĂ©, emmenĂ© Ă  la messe, et, qu’au retour, l’habit, le visage et l’ñme en fĂȘte, vous trouvez Ă  la maison des invitĂ©s et des joujoux. Vous savez qu’aujourd’hui vous n’aurez pas de classe, que mĂȘme les grands festoient, qu’aujourd’hui, c’est pour toute la maison, jour de repos et de plaisir. Vous savez que vous seul ĂȘtes cause de cette fĂȘte, et que, quoique vous puissiez faire, LES DÉCEMBRISTES 257 on vous pardonnera tout, et il vous semble Ă©trange que les gens de la rue ne fĂȘtent pas comme vos familiers. Les sons vous paraissent plus sonores, les couleurs plus vives ; en un mot, c’est le sentiment du jour de fĂȘte. C’est ce qu’éprouvait Piotr Ivano- vitch en revenant de l’église. Le colportage d’hier, de Pakhtine, n’était pas perdu. Au lieu de jouets, Piotr Ivanovitch trouvait Ă  la maison quelques cartes de visite de personnes importantes de Moscou qui, en 56, croyaient de leur devoir absolu de montrer le plus d’attention possible au cĂ©lĂšbre exilĂ© qu’ils n’auraient voulu voir pour rien au monde, trois ans avant. Aux yeux de Chevalier, du portier, des garçons d’hĂŽtel, les voitures qui venaient le matin pour Piotr Ivanovitch, dĂ©cuplĂšrent leur respect et leur amabilitĂ©. Tout cela Ă©tait pour Piotr Ivanovitch les cadeaux de fĂȘte. En dĂ©pit de l’expĂ©rience de la vie, en dĂ©pit de l’intelligence, l’expression de respect de la part des gens respectĂ©s par le grand nombre fait toujours plaisir Ă  l’homme. Piotr Ivanovitch avait la joie dans l’àme quand Chevalier, en s’inclinant, lui proposa un autre appartement, lui demanda d’ordonner tout ce qui lui plairait et lui affirma qu’il Ă©tait heureux de possĂ©der un tel hĂŽte que Piotr Ivanovitch, et quand il regarda les cartes de visite et les remettant dans le plateau, prononçait les noms du comte S..., du prince D..., etc. TolstoĂŻ. — vi. — Les DĂ©cembristes. 17 258 LES DÉCEMBRISTES Natalia Nikolaievna dĂ©clara qu’elle ne recevrait personne et qu’elle irait de suite chez Maria Iva- novna. Piotr Ivanovitch y consentit, malgrĂ© son dĂ©sir de causer avec beaucoup de visiteurs. Pakhtine fut le seul visiteur qui parvint Ă  lever la consigne. Si on avait demandĂ© Ă  Pakhtine pourquoi il Ă©tait allĂ© de Pretchistenka Ă  la petite rue GazetnĂ©, il n’aurait pu donner aucun motif, sauf celui d’aimer tout ce qui est nouveau et intĂ©ressant, c’est pourquoi il Ă©tait venu voir Piotr Ivanovitch comme une raretĂ©. On pourrait croire qu’un homme qui vient chez un inconnu avec cette seule raison dĂ»t ĂȘtre intimidĂ©, et, au contraire, c’étaient Piotr Ivanovitch, son fils et sa fille, qui Ă©taient gĂȘnĂ©s. Natalia Nikolaievna Ă©tait trop grande dame pour ĂȘtre gĂȘnĂ©e par quoi que ce fĂ»t. Le regard fatiguĂ© de ses beaux yeux noirs tombait tranquillement sur Pakhtine, et Pakhtine Ă©tait dispos, content de soi, gai, aimable comme toujours. Il Ă©tait un ami de Maria Ivanovna. — Ah! — fit Natalia Nikolaievna. — Pas un ami, il y a trop de diffĂ©rence d Ăąge, mais elle a toujours Ă©tĂ© bonne pour moi. —Depuis longtemps Pakhtine Ă©tait un admirateur de Piotr Ivanovitch, il connaissait ses compagnons. Il espĂ©rait pouvoir ĂȘtre utile aux voyageurs, il serait venu dĂšs hier, il n’en avait pas eu le temps et demandait qu’on l’excusĂąt. Puis il s’assit et parla longuement. LES DÉCEMBRISTES 259 — Oui, j’ai trouvĂ© beaucoup de changement en Russie, — dit Piotr Ivanovitch en rĂ©ponse Ă  sa question. DĂšs que Piotr Ivanovitch parlait, il fallait voir avec quelle attention et quel respect Pakhtine recueillait chacune des paroles du grave vieillard et comment, aprĂšs chaque phrase, parfois mĂȘme aprĂšs un mot, Pakhtine, d’un signe de tĂȘte, d’un sourire, d’un mouvement des yeux, laissait comprendre qu’il avait reçu ou acceptĂ© la phrase ou la parole mĂ©morable pour lui. Le regard fatiguĂ© approuvait cette manƓuvre; SergueĂŻ Petrovitch semblait avoir peur que les paroles de son pĂšre ne fussent pas assez importantespour l’attention de l’auditeur. Sophie PĂ©trovna, au contraire, souriait imperceptiblement, comme sourient les personnes qui ont remarquĂ© le ridicule de quelqu’un. Il lui semblait qu’on ne pouvait rien attendre de celui-ci, que c’était un Chuchka », comme elle et son frĂšre appelaient certaine catĂ©gorie de gens. Piotr Ivanovitch expliquait que pendant son voyage il avait remarquĂ© de grands changements qui le rĂ©jouissaient. On ne peut s’imaginer combien les paysans sont devenus supĂ©rieurs ; il y a en eux plus de conscience et de dignitĂ© », dit-il comme s’il rĂ©citait une vieille phrase. Et je dois vous dire que le peuple m’intĂ©resse surtout. Je suis d’avis que la force de la Russie n’est pas en nous mais dans le peuple », etc. 260 LES DÉCEMBRISTES Piotr Ivanovitch exposa avec son ardeur habituelle des pensĂ©es plus ou moins originales sur diverses questions importantes. Nous aurons encore l’occasion de les entendre avec plus de dĂ©veloppement. Pakhtine fondait de plaisir et tombait d’accord sur tout. — Il vous faut absolument faire connaissance avec les Axatov ; permettez-moi de vous les prĂ©senter, prince? Vous savez que son Ă©dition est maintenant autorisĂ©e. On dit que le premier numĂ©ro paraĂźtra demain. J’ai lu aussi son bel article sur la thĂ©orie de la science dans l’abstrait. C’est excessivement intĂ©ressant. Il y a aussi un article fort curieux 1’ Histoire de la Serbie au xi e siĂšcle », du cĂ©lĂšbre capitaine Karbovanietz. En gĂ©nĂ©ral, c’est un grand pas en avant. — Ah! vraiment ! fĂźt Piotr Ivanovitch ; mais on voyait que ces nouvelles ne l’intĂ©ressaient pas. Il ne connaissait mĂȘme pas les noms que citait Pakhtine pour ceux de personnes connues. Natalia Nikolaievna, sans nier la nĂ©cessitĂ© de connaĂźtre toutes ces personnes et l’état de choses, dĂ©clara, pour justifier son mari, qu’il recevait les revues trĂšs tardivement, mais qu’il lisait beaucoup trop. — Papa, allons-nous chez tante? — dit Sonia en entrant. — Oui, mais il faut dĂ©jeuner. Ne voulez-vous pas quelque chose? LES DÉCEMBRISTES 261 Pakhtine naturellement refusa, mais Piotr Iva- novitch, avec l’hospitalitĂ© propre aux Russes en gĂ©nĂ©ral, et Ă  lui en particulier, insista pour que Pakhtine prĂźt quelque chose, et lui-mĂȘme but un petit verre d’eau-de-vie et un verre de bordeaux. Pakhtine remarqua qu’au moment oĂč il versait le vin, Natalia Nikolaievna se dĂ©tournait comme par hasard, et que le fils regardait d’une façon particuliĂšre la main de son pĂšre. AprĂšs le vin, aux questions de Pakhtine qui lui demandait son opinion sur la nouvelle littĂ©rature, sur le nouveau courant d’opinions, sur la guerre, sur la paix Pakhtine savait, sans lien, unir et user dans une conversation les sujets les plus divers, Piotr Ivanovitch rĂ©pondit d’un coup par une profession de foi gĂ©nĂ©rale. Était-ce dĂ» au vin ou au sujet de conversation, mais il s’enflammait tant que des larmes se montraient dans ses yeux et que Pakhtine, enthousiasmĂ©, pleurait aussi, et, sans se gĂȘner, exprimait sa conviction que Piotr Ivanovitch Ă©tait maintenant beaucoup plus avancĂ© que tous les gens avancĂ©s et devait devenir le chef du parti. Les yeux de Piotr Ivanovitch s’animĂšrent. Il croyait aux paroles de Pakhtine, et il eĂ»t parlĂ© encore longtemps si Sophie PĂ©trovna n’eĂčt pas insistĂ© prĂšs de Aatalia Aikolaievna pour qu’elle prĂźt sa mantille, et n’avait remuĂ© elle-mĂȘme Piotr Ivanovitch. 11 se versa le reste du vin, mais Sophie PĂ©trovna le but. 262 LES DÉCEMBRISTES — Que fais-tu ? Je n’ai pas encore bu, papa, pardon. Il sourit. — Eh bien, allons chez Maria Ivanovna. Vous nous excuserez, monsieur Pakhtine. Piotr Ivanovitch sortit en portant haut la tĂšte. Dans le vestibule, il rencontra encore un gĂ©nĂ©ral qui venait faire visite Ă  son vieux camarade. Ils ne s’étaient pas vus depuis trente-cinq ans. Le gĂ©nĂ©ral Ă©tait dĂ©jĂ  sans dents et chauve. — Et toi tu es encore tout vert, — dit-il. — On voit que la SibĂ©rie est mieux que PĂ©tersbourg. Ce sont les tiens? PrĂ©sente-moi. Quel beau garçon, ton fils. Alors demain, pour dĂźner? — Oui, oui, sans faute. Sur le perron, ils rencontrĂšrent le cĂ©lĂšbre Tchi- khaev, une vieille connaissance aussi. — Comment avez-vous appris mon retour ? — Ce serait une honte pour Moscou de ne pas le savoir. C’est dĂ©jĂ  honteux qu’on ne vous ait pas rencontrĂ© aux remparts. OĂč dinez-vous ? Sans doute chez votre sƓur, Maria Ivanovna? Eh bien, c’est bon, j’irai aussi. Piotr Ivanovitch avait toujours l’air d’un homme orgueilleux pour ceux qui ne pouvaient voir, Ă  travers l’extĂ©rieur, sa bontĂ© incomparable et sa sensibilitĂ©, et maintenant mĂȘme, Natalia Vikolaievna admirait sa majestĂ© inaccoutumĂ©e. Sophie Petrovna souriait des yeux en le regardant. Ils arrivĂšrent LES DÉCEMBRISTES 263 chez Maria Ivanovna. Maria Ivanovna, de dix ans plus ĂągĂ©e que Piotr Ivanovitch, Ă©tait sa marraine. Elle Ă©tait vieille fille. Je raconterai plus tard pourquoi elle ne s’était pas mariĂ©e et comment avait passĂ© sa jeunesse. Depuis quarante ans, elle n’avait pas quittĂ© Moscou. Elle n’avait ni grand esprit, ni grosse fortune. Elle ne tenait pas aux relations, au contraire, et pourtant, il n’y avait personne qui ne l’estimĂąt. Elle Ă©tait si convaincue que tous devaient l’estimer, que tous la respectaient. Parfois quelques jeunes libertins de l’UniversitĂ© ne reconnaissaient pas son autoritĂ©, mais ils ne frondaient qu’en son absence. Elle n’avait qu’à entrer au salon, avec son port de reine, Ă  commencer sa conversation calme, Ă  sourire de son sourire tendre, et ils Ă©taient vaincus. Sa sociĂ©tĂ©, c’était tout'le monde. Elle tenait tout Moscou et se conduisait avec lui comme avec ses familiers. La jeunesse et les hommes intelligents frĂ©quentaient surtout chez elle. Elle n’aimait pas les femmes. Elle hospitalisait aussi des parasites des deux sexes que notre littĂ©rature a, on ne sait trop pourquoi, confondus dans un mĂȘme mĂ©pris avec l’habit hongrois et les gĂ©nĂ©raux. Mais Maria Ivanovna pensait que cela valait mieux pour M. Skopine, ruinĂ© au jeu, pour madame BiĂ©chĂ©va, chassĂ©e par son mari, de vivre chez elle que dans la misĂšre. Et elle les hĂ©bergeait. Les deux grandes passions dans la vie active de 264 LES DÉCEMBRISTES Maria Ivanovna, c’étaient ses deux frĂšres. Piotr Ivanovitch Ă©tait son idole, le prince Ivan sa haine. Elle n’était pas informĂ©e du retour de Piotr Ivanovitch. Elle arrivait de l’église et seulement maintenant prenait son cafĂ©. Le vicaire de Moscou, madame BiĂ©cheva et Skopine Ă©taient Ă  table. Marie Ivanovna leur parlait du jeune comte V..., fils de P... Z... qui Ă©tait revenu de SĂ©bastopol et dont elle Ă©tait amoureuse elle avait sans cesse des passions. Ce jour-lĂ  il devait dĂźner chez elle. Le vicaire se leva et salua. Maria Ivanovna ne le retint pas ; sous ce rapport elle Ă©tait libre-penseuse. Elle Ă©tait pieuse mais n’aimait pas les moines, et se moquait des dames qui courent aprĂšs eux, disant hardiment que, pour elle, les moines sont des pĂ©cheurs comme les autres, et qu’on peut faire son salut dans le monde mieux qu’au couvent. — Donnez l’ordre de ne recevoir personne, mon ami, dit-elle. J’écrirai Ă  Pierre. Je ne sais pourquoi il n’arrive pas. Natalia Nikolaievna est sans doute malade. Maria Ivanovna Ă©tait convaincue que Natalia Nikolaievna ne l’aimait pas et Ă©tait son ennemie. Elle ne pouvait lui pardonner ce fait, que ce n’était pas elle, la sƓur, qui avait donnĂ© sa fortune et Ă©tait partie en SibĂ©rie, mais Natalia Nikolaievna, et que son frĂšre s’était opposĂ© Ă©nergiquement Ă  sa proposition de le suivre. AprĂšs trente-cinq ans, LES DÉCEMBRISTES 265 parfois elle commençait Ă  croire son frĂšre qui affirmait que Natalia Nikolaievna Ă©tait la meilleure des femmes et son ange gardien. Et elle l’enviait, elle lui semblait une mauvaise personne. Elle se leva, passa au salon et s’apprĂȘtait Ă  aller dans son cabinet quand la porte s’ouvrit, et la tĂšte grise, ridĂ©e de madame BiĂ©cheva parut dans la porte avec l’expression d’une horreur joyeuse. — Ah ! prĂ©parez-vous, Maria Ivanovna ! — dit- elle. — Une lettre? — Non, davantage... — Mais avant qu’elle eĂ»t achevĂ© on entendit, dans l’antichambre, une haute voix d’homme. — Mais oĂč est-elle? Va, toi, Natacha. — C’est lui ! — prononça Maria Ivanovna. Et d’un pas large et ferme, elle s’approcha de son frĂšre. Elle les aborda comme si elle les avait vus la veille. — Quand es-tu arrivĂ©, et oĂč vous ĂȘtes-vous arrĂȘtĂ©s? Comment ĂȘtes-vous venus? En voiture? VoilĂ  ce que lui demandait Maria Ivanovna en passant avec lui au salon. Sans Ă©couter ses rĂ©ponses, elle regardait tantĂŽt l’un, tantĂŽt l’autre. Madame BiĂ©cheva Ă©tait Ă©tonnĂ©e de ce calme, de cette indiffĂ©rence et ne l’approuvait pas. Tous souriaient. Les interrogations cessĂšrent. Maria Ivanovna regarda sĂ©rieusement, en silence, son frĂšre. 266 LES DÉCEMBRISTES — Comment allez-vous ? — lui demanda Piotr Ivanovitch en lui serrant la main. Piotr Ivanovitch lui disait vous, et elle le tutoyait. Maria Ivanovitch regarda encore une fois la barbe blanche, la tĂȘte chauve, les dents, les rides, les yeux, le visage hĂ lĂ© et elle reconnaissait tout cela. — Voici ma Sonia. Mais elle ne se retournait"pas. — Comme tu es sot... — Sa voix s’entrecoupait. Elle saisit la tĂȘte chauve dans ses grandes mains blanches. Elle voulait dire Comme tu es sot de ne pas m’avoir prĂ©venue... » Mais ses Ă©paules et sa poitrine tremblaient, son visage de vieille grimaçait, et elle sanglota en serrant sur sa poitrine la tĂȘte chauve et rĂ©pĂ©tant Comme tu es sot de ne pas m’avoir prĂ©venue ». Piotr Ivanovitch ne paraissait pas un si grand homme, il ne paraissait pas si important qu’au perron de Chevalier. Il Ă©tait assis sur une chaise, la tĂȘte entre les mains de sa sƓur; son nez, aplati sur le corset, le chatouillait; ses cheveux Ă©taient Ă©bouriffĂ©s; des larmes emplissaient ses yeux. Mais il se sentait bien. AprĂšs cette premiĂšre effusion de larmes joyeuses, Maria Ivanovna comprit ce qui s’était passĂ© et commença Ă  regarder tout le monde. Cependant, plusieurs fois dans la journĂ©e, quand elle se rappelait ce qu’il Ă©tait autrefois, ce LES DÉCEMBRISTES 267 qu’elle Ă©tait autrefois et ce qu’ils Ă©taient maintenant tous deux, quand tout se dressait vivement Ă  son imagination les malheurs, la joie et l’amour d’autrefois, elle se levait et rĂ©pĂ©tait Comme tu es sot, PĂ©troucha ! Quel sot de ne pas m’avoir prĂ©venue ! » — Pourquoi n’ùtes-vous pas venus tout droit chez moi? Je pourrais vous loger, — dit-elle. — Au moins vous dĂźnerez chez moi. Tu ne t’ennuieras pas chez moi, SergueĂŻ; chez moi dĂźue un brave de SĂ©bastopol ! Et tu connais le fils de Nicolas Mi- khaĂŻlovitch ? C’est un Ă©crivain. 11 a Ă©crit lĂ -bas quelque chose de beau. Je ne l’ai pas lu mais on le loue, et c’est un charmant garçon, je l’inviterai aussi. Tchikhaiev voulait aussi venir. C’est un bavard, je ne l’aime pas. Il est allĂ© dĂ©jĂ  chez toi? Et Nikita, l’as-tu vu? Mais tout cela ne signifie rien. Qu’as-tu l’intention de faire? Qu’avez-vous? Et votre santĂ©, Nathalie? OĂč mettrons-nous ce jeune homme et cette belle ? Mais la conversation ne s’arrangeait pas. Avant le dĂźner, Nathalie Nikolaievna et ses enfants allĂšrent voir une vieille tante. Le frĂšre et la sƓur restĂšrent seuls, et il se mit Ă  exposer ses projets. — Sonia est grande, il faudra la sortir, alors nous vivrons Ă  Moscou, — dit Maria Ivanovna. — Jamais. — SĂ©rioja doit servir. 268 LES DÉCEMBRISTES — Jamais. — Tu es toujours aussi fou. — Mais elle aimait ce fou. — Il faut rester ici, puis aller Ă  la campagne et montrer tout aux enfants. — J’ai pour principe qu’il ne faut pas se mĂȘler aux affaires de famille ni donner de conseils, — dit Maria Ivanovna en calmant son Ă©motion. — J’ai toujours pensĂ© et je pense qu’un jeune homme doit servir; et maintenant plus que jamais. Tu ne sais pas, PĂ©troucha, ce qu’est la jeunesse d’à-prĂ©- sent, je les connais tous. Ainsi le fils du prince DmitrĂŻ il est tout Ă  fait perdu. Il est vrai que c’est de leur faute. Moi je ne crains personne, je suis vieille et je dis que ce n’est pas bien. Elle se mit Ă  parler du gouvernement. Elle Ă©tait mĂ©contente du trop de libertĂ© qu’on donnait Ă  tout le monde. Il n’y a qu’une seule chose de bien, c’est qu’on vous a laissĂ© partir. » Pierre voulait discuter mais avec Maria Ivanovna ce n’était pas comme avec Pakhtine ; ils ne pouvaient s’entendre. Elle s’emportait. — Eh bien ! qu’est-ce que tu dĂ©fends ! Est-ce Ă  toi de dĂ©fendre! Je vois que tu es toujours le mĂȘme fou. Piotr Ivanovitch se taisait avec un sourire qui montrait qu’il ne cĂ©dait- pas mais ne voulait pas discuter avec elle. — Tu souris. Nous savons tu ne veux pas dis- LES DÉCEMBRISTES 269 cuter avec moi, avec une femme, —fit-elle gaiement avec tendresse. Elle embrassait son frĂšre d’un regard fin, spirituel, qu’on ne pouvait attendre de son visage sĂ©nile, aux grands traits. — Et tu ne me persuaderas pas, mon ami ; j’ai dĂ©jĂ  soixante- dix ans, je n’ai pas vĂ©cu comme une simple sotte, j'ai vu et compris bien des choses. Je n’ai pas lu et ne lirai pas vos livres ; dans les livres il n’y a que des bĂȘtises ! — Eh bien! comment trouvez-vous mes enfants, SĂ©rioja? — demanda Pierre avec le mĂȘme sourire. — Bien, bien, — rĂ©pondit la sƓur en le menaçant. — Ne tourne pas la conversation. Nous parlerons des enfants. Mais voilĂ  ce que je voulais te dire tu as Ă©tĂ© fou, et je vois Ă  tes yeux que tu l’es restĂ©. Maintenant on t'exultera, c’est la mode. Vous tous maintenant, vous ĂȘtes Ă  la mode. Oui, oui, je vois Ă  tes yeux que tu es toujours le mĂȘme fou, — ajouta-t-elle en rĂ©ponse Ă  son sourire. — Je te demande au nom de Dieu, de t’éloigner de tous ces libĂ©raux d'aujourd’hui. Dieu sait ce qu’ils sĂšment, mais tout cela finira mal. Notre gouvernement se tait prĂ©sentement, ensuite il devra montrer les ongles. Souviens-loi de mes paroles, je crains que tu ne t’en mĂȘles de nouveau. Laisse, tout cela n’est que sottise. Tu as des enfants. — Évidemment vous ne me connaissez pas, maintenant, Maria Ivanovna, — lui dit son frĂšre. — Eh bien, c’est bon, c’est bon ; on verra si 270 LES DÉCEMBRISTES c’est moi ou toi qui ne te connais pas. Seulement je t’ai dit ce que j’avais sur le cƓur. Si tu m’écoutes tu feras bien. Maintenant causons de SĂ©rioja. Comment est-il avec toi ? Elle voulait dire Il ne me plaĂźt pas beaucoup, » mais elle prononça Il ressemble beaucoup Ă  sa mĂšre ; deux gouttes d’eau. Ta Sonia m’a plu beaucoup, beaucoup. Elle a quelque chose de charmant, d’ouvert. Elle est dĂ©licieuse. OĂč est-elle Sonitchka? Oui, j’ai oubliĂ©. — Mais comment vous dire, Sonia sera une bonne Ă©pouse et une bonne mĂšre, mais SĂ©rioja est intelligent, trĂšs intelligent, personne ne le niera. Il apprend trĂšs bien, un peu paresseux. Il avait une grande passion pour les sciences naturelles. Nous avons eu de la chance. Nous avons eu un bon professeur. Il veut entrer Ă  l’UniversitĂ©, suivre les cours de sciences naturelles et de chimie... Maria Ivanovna n’écouta presque plus dĂšs que son frĂšre parla de sciences naturelles. SpontanĂ©ment elle se sentait triste, surtout quand il mentionna la chimie. Elle poussa un profond soupir, et, rĂ©pondant nettement Ă  la sĂ©rie de pensĂ©es qu’excitaient en elle les sciences naturelles — Si tu savais comme je les plains, Petroucha, — fit-elle avec une tristesse franche, douce, timide, — quel dommage ! quel dommage ! La vie entiĂšre est devant eux, que ne souffriront-ils pas encore ! LES DÉCEMBRISTES 271 — Bah ! il faut espĂ©rer qu’ils seront plus heureux que nous. — Dieu le veuille ! Dieu le veuille ! Mais, la vie est pĂ©nible, Petroucha, Écoute-moi en une seule chose mon cher, ne te mĂȘle de rien ! Gomme tu es sot, Petroucha, ah ! quel sot! Cependant j’ai invitĂ© beaucoup de monde, et que vais-je leur donner Ă  manger? Elle pleura un peu, se dĂ©tourna et sonna. — Appelez Tarass. — Toujours chez vous, le vieux? — demanda Pierre. — Toujours. Mais c’est un gamin auprĂšs de moi. Tarass Ă©tait sĂ©vĂšre et propre ; il se chargeait de faire tout. BientĂŽt, soufflant de froid et de bonheur, Nathalie Nikolaievna et Sonia, entrĂšrent avec un froufrou de robes. SĂ©rioja Ă©tait restĂ© pour des emplettes. — Laisse-moi la regarder. Maria Ivanovna prit dans ses mains le visage de Sonia. Nathalie Nikolaievna se mit Ă  causer. DEUXIÈME FRAGMENT variante du premier chapitre L’affaire de l’usurpation par Ivan Apikh- tine, lieutenant de la garde en retraite, propriĂ©taire du district de Krasnoslobotsk, province de Penza, de quatre mille dĂ©ciatines 1 de terre, aux paysans du TrĂ©sor 2 voisins du village IslĂ©gostchi » en premiĂšre instance du tribunal du district, et sur la demande du dĂ©lĂ©guĂ© des paysans, Ivan Miro- nov, Ă©tait jugĂ©e au profit des paysans ; et un Ă©norme terrain, partie en bois, partie labourĂ©e, dĂ©boisĂ©e par les serfs d’Apikhtine, devenait, en 1815, la propriĂ©tĂ© des paysans, et en 1816, ils ensemencĂšrent ce terrain et recueillirent la rĂ©colte. Cette issue injuste, en faveur des paysans, surprit tous les voisins, mĂȘme les paysans. Ce suc- 1 Une clĂ©ciatine vaut 1 hectare 0 m 92. 2 Les paysans du TrĂ©sor ou de l’Etat, n’appartenaient pas Ă  un propriĂ©taire particulier, mais vivaient sur des terres appartenant Ă  l’Etat, Ă  qui ils payaient directement les impĂŽts. Leur situation Ă©tait de beaucoup meilleure que celle des serfs; ils avaient plus de droits et d’indĂ©pendance. LES DÉCEMBRISTES 273 cĂšs ne pouvait s’expliquer que par ce fait Ivan Petrovitch Apikhtine, homme doux et pacifique par excellence, qui ne voulait pas, pour cette affaire, s’en remettre aux tribunaux, convaincu de son droit, n’avait pris aucune mesure contre les agissements des paysans. Ivan Mironov, le dĂ©lĂ©guĂ© de ceux-ci, un homme sec, au nez aquilin, qui savait lire et Ă©crire, ancien maire et percepteur des impĂŽts, demanda aux paysans cinquante kopeks par Ă me et distribua trĂšs intelligemment cet argent en cadeaux et mena fort habilement cette affaire. AussitĂŽt aprĂšs la dĂ©cision du tribunal du district, Apikhtine vit le danger. Il donna sa procuration Ă  un homme d’affaires habile, un affranchi, Ilia Mitrofanov, qui dĂ©posa en instance supĂ©- , rieure un appel contre la dĂ©cision du tribunal du district. Ilia Mitrofanov arrangea si bien les choses que malgrĂ© toutes les ruses du dĂ©lĂ©guĂ© des paysans, Ivan Mironov, malgrĂ© les cadeaux importants qu’il donna aux membres de la deuxiĂšme instance, le jugement Ă©tait cassĂ© et l’arrĂȘt rendu au profit du propriĂ©taire. La terre devait ĂȘtre reprise aux paysans, ce qui fut dĂ©clarĂ© Ă  leur dĂ©lĂ©guĂ©. Ivan Mironov fit savoir Ă  leur assemblĂ©e que les messieurs de la ville avaient pris parti pour le propriĂ©taire et avaient tellement embrouillĂ© l’affaire qu’on allait leur retirer la terre, mais que la cause du propriĂ©taire n’était pas encore gagnĂ©e, car lui, Mironov avait dĂ©jĂ  Ă©crit une TolstoĂŻ. — vi. — Les DĂ©cembristes. 18 274 LES DÉCEMBRISTES requĂȘte au SĂ©nat, et un homme Ă  lui dĂ©vouĂ©, avait promis de tout y arranger, et qu’alors la terre serait pour toujours aux paysans. Mais pour cela, il leur demanda de donner un rouble par Ăąme. Ils dĂ©cidĂšrent de rĂ©unir l’argent et de remettre de nouveau leur cause Ă  Ivan Mironov. Mironov prit l’argent et partit Ă  PĂ©tersbourg. En 1817, la semaine sainte PĂąques Ă©tait tard, quand le temps fut venu de labourer la terre, l’assemblĂ©e des paysans d’IzlĂ©gostchi, se mit Ă  discuter afin de savoir s’il fallait ou non labourer le terrain en question. Pendant le carĂȘme, l’intendant Ă©tait venu de la part d’Apikhtine avec l’ordre de ne pas labourer la terre et de se mettre d’accord »avec lui sur les seigles ensemencĂ©s dans le terrain enlitige qui, prĂ©sentement, appartenait Ă  Apikhtine. MalgrĂ© cela, les paysans, prĂ©cisĂ©ment parce qu’ils avaient fait, en automne, les semailles sur le terrain en litige et qu’Apikhtine, ne voulant pas les lĂ©ser, dĂ©sirait se mettre d’accord avec eux, prĂ©cisĂ©ment, dis-je, Ă  cause de cela, dĂ©cidĂšrent de labourer la terre en litige avant toute autre. Le jour mĂȘme oĂč les paysans partaient labourer les terres Ă  BerestovskaĂŻa, le jeudi saint, Ivan Petrovitch Apikhtine, qui faisait ses dĂ©votions la semaine sainte et communiait de bonne heure le matin, Ă©tait allĂ© Ă  l’église du village IzlĂ©gostchi sa paroisse. LĂ , ne sachant rien, il causa amicalement avec LES DÉCEMBRISTES 275 le marguillier. Il se confessa l’aprĂšs-midi et entendit les vĂȘpres chez lui. Le matin, aprĂšs avoir lu lui- mĂȘme les commandements, Ă  huit heures, il sortit de la maison. On l’attendait pour la messe. Debout dans le chƓur, Ă  sa place ordinaire, Ivan Petrovitch rĂ©tlĂ©chissait, plus qu’il ne priait, ce qui le rendait mĂ©content de lui-mĂȘme. ’ Comme chez beaucoup de gens de ce temps et de tous les temps, ses idĂ©es religieuses Ă©taient un peu vagues. Il avait dĂ©jĂ  plus de cinquante ans. Il n’omettait jamais les rites, frĂ©quentait l’église, faisait ses dĂ©votions chaque annĂ©e, instruisait sa fille unique dans les rĂšgles de la religion, mais si on lui eĂ»t demandĂ© s’il croyait rĂ©ellement, il n’aurait su que rĂ©pondre. Aujourd’hui surtout il se sentait attiĂ©di, et dans le chƓur, au lieu de prier, il rĂ©flĂ©chissait Ă  l’étrangetĂ© des choses de ce monde. Ainsi lui, presqu’un vieillard, il fait ses dĂ©votions peut-ĂȘtre pour la quarantiĂšme fois, et il sait que tous ses familiers et ceux qui se trouvent Ă  l’église le regardent comme un modĂšle, prennent exemple sur lui, il se croit obligĂ© de montrer l’exemple de la dĂ©votion, et il ne sait rien lui- mĂȘme. Cependant le temps de mourir approche, et il ne sait absolument pas si ce qu’il montre aux autres est vrai. Il trouvait Ă©galement Ă©trange cette croyance gĂ©nĂ©rale — il la voyait — que les vieilles gens sont convaincus et savent ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas. Lui-mĂȘme avait longtemps pensĂ© 276 LES DÉCEMBRISTES cela des vieux. Et maintenant, lui, un vieillard, ilne saitabsolumentrien, il est frivole comme Ă  vingt ans, mais Ă  cet Ăąge il ne s’en cachait pas, —ce qu’il fai ta prĂ©sent. Pendant le service, il lui vient, comme dans son enfance, le dĂ©sir d’imiter le coq, ou de faire quelque autre sottise, mais, lui, vieillard, s'incline respectueusement en touchant les dalles du bout de ses vieux doigts, et le pĂšre Vassili parait timide devant lui pour officier ; son zĂšle l’incite Ă  bien servir. Et s’il savait quelles bĂȘtises me viennent en tĂȘte. C’est un pĂ©chĂ©, un pĂ©chĂ©. Il faut prier, » — se dit-il quand commence le service. Et en se pĂ©nĂ©trant bien du sens de la liturgie, il se met Ă  prier. En effet, bientĂŽt, transportĂ© par la priĂšre, il se rappelle ses pĂ©chĂ©s et tout ce de quoi il se repent. Un vieillard avenant, au crĂąne nu, avec une couronne de cheveux blancs Ă©pais, en lapti , en pelisse, avec une piĂšce blanche, neuve, au milieu du dos, entra Ă  pas rĂ©guliers dans le chƓur. Il le salua bas, secoua ses cheveux et alla dĂ©poser un cierge Ă  l’autel. C’était le marguillier Ivan FĂ©dotov, un des meil- leurspaysans du village Izlegostchi. Ivan PĂ©trovitch le connaissait. La vue de ce visage sĂ©vĂšre, grave, suscita en Ivan PĂ©trovitch une nouvelle sĂ©rie de pensĂ©es. C’était un de ces paysans qui voulaient prendre sa terre, un des meilleurs et des plus riches chefs de famille, Ă  qui la terre Ă©tait si nĂ©ces- LES DECEMBRISTES 277 saire, qui savait si bien s’en arranger, et qui avait des moyens. Son aspect grave, son salut respectueux, son allure Ă©gale, la propretĂ© de ses vĂȘtements , les bandes de toile qui moulaient ses jambes comme des chausses et dont les plis se croisaient rĂ©guliĂšrement, tout son aspect disait le reproche et l’hostilitĂ© Ă  cause de la terre. Oui, j’ai demandĂ© pardon Ă  ma femme, Ă  Mania sa fille, aux vieilles bonnes, au valet de chambre Yolodia, et voilĂ  Ă  qui je devais demander pardon et pardonner » , pensa Ivan Petro- vitch ; et il rĂ©solut de demander pardon Ă  Ivan Fedotov aprĂšs la messe. Il fit ainsi. Il y avait peu de monde Ă  l’église. Toutle peuple, selon la coutume, faisait ses dĂ©votions pendant la premiĂšre et la quatriĂšme semaines. Il n’y avait pas plus d’une quarantaine de personnes qui n’avaient pas rĂ©ussi aies faire quelques vieilles paysannes, les domestiques d’Apikhtine et des riches voisins Tchernichov. Une vieille dame, parente de Tcher- nichov, qui vivait chez eux, et une veuve de diacre, dont le fils avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© par bontĂ© par les Tchernichov, et qui, maintenant, Ă©tait fonctionnaire au SĂ©nat, se trouvaient ici. Entre matines et la messe du matin, il y avait encore moins de monde Ă  l’é- 278 LES DÉCEMBRISTES glise. Les paysans et les paysannes Ă©taient sortis dehors. Il ne restait que deux vieilles mendiantes qui, assises dans un coin, causaient entre elles et, de temps en temps, regardaient Ivan Petrovitch, avec le dĂ©sir Ă©vident de le saluer et de lui causer, et deux valets celui d’Ivan Petrovitch, en livrĂ©e, et celui des Tchernichov venu avec la vieille dame. Les deux valets aussi chuchotaient quelque chose avec animation ; quand Ivan Petrovitch sortit du chƓur, en l’apercevant, iis se turent. Il y avait encore une femme en haute coiffure garnie de perles avec une pelisse blanche dont elle couvrait un bĂ©bĂ© malade qui criait et qu’elle essayait d’apaiser, et une vieille femme voĂ»tĂ©e, en haute coiffure aussi, ornĂ©e de passementeries, un fichu blanc nouĂ© Ă  la vieille, en cafetan gris avec des petits coqs dessinĂ©s dans le dos. Elle Ă©tait Ă  genoux au milieu de l’église, tournĂ©e vers une vieille icĂŽne suspendue entre les vitraux et qu’entourait une serviette neuve Ă  franges rouges. Elle priait avec tant dĂ© ferveur, de solennitĂ©, de passion, qu’il Ă©tait impossible de ne le pas remarquer. Avant de s’approcher du marguillier qui, prĂšs d’une petite armoire mĂȘlait les restes des cierges en un tas de cire, Ivan Petrovitch s’arrĂȘta pour regarder cette vieille. La vieille priait de tout cƓur. Elle se tenait Ă  genoux, aussi droite qu’il Ă©tait possible en regardant l’icĂŽne. Tous ses membres Ă©taient mathĂ©matiquement symĂ©triques. Les pieds s’appuyaient sur les dalles, tous deux LES DÉCEMBRISTES 279 sous le mĂȘme angle. Le corps Ă©tait rejetĂ© en arriĂšre autant que le permettait son dos voĂ»tĂ© ; les mains Ă©taient rĂ©guliĂšrement jointes sous le ventre. Sa tĂšte, rejetĂ©e en arriĂšre, et le visage ridĂ©, le regard vitreux, exprimant la piĂ©tĂ©, Ă©tait tournĂ© droit vers l’icĂŽne entourĂ©e de la serviette. Immobile dans cette pose, durant une minute, peut-ĂȘtre moins, mais en tous cas, un temps dĂ©fini, elle respirait pĂ©niblement ; d’un geste large, elle portait la main plus haut que sa coiffure, de ses doigts courbĂ©s touchait le sommet de sa tĂšte et du mĂȘme mouvement large faisait la croix sur son ventre et ses Ă©paules , puis baissait la tĂȘte sur les mains posĂ©es symĂ©triquement sur le sol, de nouveau se relevait, et refaisait la mĂȘme chose. En voilĂ  une qui prie ! pensa Ivan Petrovitch en la regardant. Ce n’est pas comme nous, pĂ©cheurs. VoilĂ  la religion, la foi. Je sais bien qu’elle prie, comme eux tous, ou sur l’icĂŽne, ou sur la serviette et la broderie, mais quand mĂȘme, c’est bien! se dit-il. Chacun a sa religion. Elle prie l’icĂŽne et moi, voilĂ , je crois qu’il est nĂ©cessaire de demander pardon aux paysans ! » Et il se dirigea vers le marguillier en regardant involontairement autour de lui pour savoir qui verrait cet acte dont il avait Ă  la fois de la honte et du plaisir. Il lui Ă©tait dĂ©sagrĂ©able que les vieilles femmes, des mendiantes, comme il les appelait, le vissent, mais ce qui l’ennuyait le plus, c’était 280 LES DÉCEMBRISTES d’ĂȘtre vu par Michka, son valet. Il sentait qu’en prĂ©sence de Michka, dont il connaissait l’esprit effrontĂ© et rusĂ©, il n’aurait pas le courage de s’approcher d’Ivan FĂ©dotov. Du doigt il appela Michka. — Qu’ordonnez-vous? — Je t’en prie, mon cher, va me chercher le petit tapis de la voiture ; c’est trĂšs humide pour les jambes. — J’obĂ©is. DĂšs que Michka partit, Ivan Petrovitch s’approcha d’Ivan Fedotov. Celui-ci, Ă  l’approche du maĂźtre, Ă©tait devenu timide comme un coupable. La timiditĂ© et la hĂąte de ses mouvements faisaient un contraste Ă©trange avec son visage sĂ©vĂšre, ses cheveux d’acier, bouclĂ©s, et sa barbe. — Voulez-vous un cierge de dix kopeks? dit-il ' en soulevant la boite et ne jetant sur le maĂźtre que de rares regards de ses beaux yeux. — Non, ce n’est pas un cierge qu’il me faut, Ivan. Je te demande de me pardonner au nom du Christ, si je t’ai offensĂ©. Pardonne-moi au nom du Christ, — rĂ©pĂ©ta Ivan PĂ©trovitch en saluant bas. Ivan Fedotov, devenu tout Ă  fait timide, s’empressait ; mais enfin, ayant compris, il sourit tendrement — Que Dieu te pardonne, dit-il. Il semble qu’on n’a rien d’injuste Ă  te reprocher. Que Dieu te pardonne. On n’a rien d’injuste...—rĂ©pĂ©ta-t-il hĂątivement. LES DÉCEMBRISTES 281 — Quand mĂȘme... — Que Dieu te pardonne, Ivan Petrovitch. Alors, vous voulez deux cierges de dix kopeks? — Oui, deux. — VoilĂ  un ange, un vrai ange ! Demander pardon Ă  un vil paysan ! Oh, Seigneur ! ce sont des anges! — se mit Ă  dire la veuve du diacre, couverte d’une vieille capote et d’un chĂąle noirs. — Et en effet, nous devons comprendre. — Eh ! Paramonovna ! fais-tu aussi tes dĂ©votions ? Hein ? Pardonne aussi au nom du Christ ! — lui dit Ivan Petrovitch. — Dieu pardonnera, petit pĂšre, mon ange, mon bienfaiteur. Laisse-moi baiser ta main. — Eh bien, assez, assez. Tu sais que je n’aime pas ça, — dit Ivan Petrovitch, en souriant. Et il se dirigea vers le chƓur. Comme toujours Ă  la paroisse IzlegostchĂŻ, le service n’était pas long, d’autant plus qu’il y avait peu de dĂ©vots. Quand, aprĂšs le Pater Noster, les portes du chƓur se refermĂšrent, Ivan Petrovitch jeta un regard vers la porte nord pour appeler Michka et ĂŽter sa pelisse. Le prĂȘtre, apercevant ce mouvement fĂźt, avec colĂšre, des signes au diacre. Celui-ci courut presque pour appeler le valet Mi- khaĂ«l. Ivan Petrovitch Ă©tait d’assez bonne humeur, 282 LES DÉCEMBRISTES mais cette servilitĂ© et l’expression dĂ©fĂ©rente du prĂȘtre qui officiait l’indisposĂšrent. Ses lĂšvres minces, arquĂ©es, rasĂ©es, se courbĂšrent davantage. Ses bons yeux prirent une expresion railleuse. Comme si j’étais son gĂ©nĂ©ral », pensa-t-il ; et aussitĂŽt il se rappela les paroles d’un instituteur allemand qu’il avait amenĂ© une fois avec lui dans le sanctuaire pour voir un service russe. Cet Allemand l’avait fait rire et avait fĂąchĂ© sa femme en disant Der Pop war ganz bose , das ich ihm Ailes nachgesehen batte I. Il se rappela aussi qu’un jeune Turc avait rĂ©pondu qu’il n’y avait pas de Dieu puisqu’il en avait mangĂ© le dernier morceau. >» Et moi je fais la communion, — pensa-t-il, et, en fronçant les sourcils, il salua. DĂ©barrassĂ© de sa pelisse d’ours, en frac bleu aux boutons clairs, une large cravate blanche et gilet blanc, en pantalons Ă©troits, dans des bottes pointues et sans talons, de son allure douce, modeste, lĂ©gĂšre, il s’approcha des icĂŽnes paroissiales. Ici encore il fut l’objet de la mĂȘme dĂ©fĂ©rence des communiants qui lui cĂ©dĂšrent la place. Comme si l’on disait aprĂšs vous s’il en reste, » pensa-t-il, en saluant de cĂŽtĂ© jusqu’à terre avec la mĂȘme gaucherie, qui provenait de ce qu’il lui fallait trouver le juste milieu entre l’ir- 1 Le prĂȘtre Ă©tait tout Ă  fait fĂąchĂ© que j'eusse tout vu. LES DÉCEMBRISTES 283 respect et la bigoterie. Enfin les portes s’ouvrirent. AprĂšs le prĂȘtre, il rĂ©cita la priĂšre en rĂ©pĂ©tant ; Gomme un brigand. » On lui couvrit sa cravate avec la pale et il reçut l’hostie et l’eau tiĂšde dans l’antique coupe et disposa dans le petit plateau des piĂšces neuves de vingt kopecks. 11 Ă©couta les derniĂšres priĂšres, baisa la croix, puis, reprenant sa pelisse, il sortit de l’église et reçut les fĂ©licitations avec le sentiment agrĂ©able d’une cĂ©rĂ©monie finie. En sortant de l’église, il se rencontra de nouveau avec Ivan FĂ©dotov. — Merci ! merci, — rĂ©pondit-il aux fĂ©licitations. — Eh bien quoi ! On laboure bientĂŽt? — Les garçons sont partis. Ils sont partis, les garçons, — prononça Ivan FĂ©dotov avec un air plus craintif qu’ordinairement. Il pensait qu’Ivan Petrovitch savait oĂč les paysans d'Izlegostchi Ă©taient allĂ©s labourer. — Je crois qu’il fait encore trop humide. Il fait encore humide, je crois. Ce n’est pas encore le moment, c’est trop tĂŽt. Ivan PĂ©trovitch alla visiter le monument funĂ©raire de son pĂšre et de sa mĂšre, s'inclina profondĂ©ment et, avec l’aide du valet, s’assit dans la voiture attelĂ©e de six chevaux, avec un conducteur d devant. — Eh bien, Dieu soit louĂ©! — fit-il, balancĂ© sur les ressorts moelleux, ronds, en regardant le ciel printanier et les nuages rapides, la terre 284 LES DÉCEMBRĂŻSTES dĂ©nudĂ©e, les taches blanches de la neige, qui n’était pas encore fondue, la queue nouĂ©e du bricolier ; il respirait l’air frais du printemps particuliĂšrement agrĂ©able aprĂšs l’atmosphĂšre de l’église. Dieu soit louĂ© que j’aie communiĂ©, et Dieu soit louĂ© qu’on puisse priser. » Et il tira sa tabatiĂšre. Pendant longtemps il garda sa prise, en souriant, et de cette main qui tenait la prise, sans la laisser Ă©chapper, il soulevait le chapeau en rĂ©ponse aux saluts profonds des gens qui sortaient Ă  sa rencontre et particuliĂšrement des femmes qui lavaient les tables et les bancs devant leurs portes, pendant que la voiture, au grand trot de ses six chevaux, roulait dans la boue le long de la rue du village IzlĂ©gost- chi ! Ivan Petrovitch tenait sa prise en escomptant le plaisir de la humer non seulement le long du village, mais jusqu’au passage d’un endroit dangereux de la descente, oĂč les cochers ne passaient pas sans une apprĂ©hension Ă©vidente. Le cocher prit solidement les guides, s’installa commodĂ©ment sur son siĂšge et cria au conducteur de devant de tenir dans la direction de la glace. Quand ils eurent dĂ©passĂ© le pont, par le creux, et furent hors de Ja glace rompue et de la boue, Ivan Petrovitch, en regardant voler deux vanneaux quise soulevaient vers les deux, huma sa prise, et sentant la fraĂźcheur, LES DÉCEMBRISTES 285 mit ses gants, s’enveloppa bien, plongea son menton dans sa haute cravate et dit presqu a haute voix Bon ! » C’est ce qu’il se disait furtivement quand il se sentait bien. Durant la nuit il avait neigĂ©, et quand Ivan Petrovitch se dirigeait vers l’église, elle n’était pas encore fondue, mais ramollie. Maintenant bien que le soleil n’eĂčt pas encore paru, toute la neige ĂŽtait dĂ©jĂ  absorbĂ©e par l’humiditĂ© et sur la grand’route, oĂč il fallait parcourir trois verstes jusqu’au tournant de Tchirakovo, la neige blanchissait seulement l’herbe de l’annĂ©e passĂ©e; sur le chemin vicinal les chevaux marchaient dans la boue collante. Mais les bons et gros chevaux de son haras, bien nourris, tiraient trĂšs facilement la voiture et elle paraissait rouler d’elle-mĂšme en laissant une trace noire sur la boue. Ivan Petrovitch s’abandonnait Ă  des pensĂ©es agrĂ©ables. Il pensait Ă  sa maison, Ă  sa femme, Ă  sa fille, Macha, joyeuse m’attendra sur le perron, elle verra en moi tant de saintetĂ© ! Une fille Ă©trange, charmante, seulement elle prend dĂ©jĂ  les choses trop Ă  cƓur, et mon rĂŽle d’homme important qui doit tout savoir, me devient dĂ©jĂ  pĂ©nible et ridicule. Si elle savait que je la crains? » pensait-il, et Catherine sa femme sera probablement de bonne humeur aujourd’hui. Elle sera exprĂšs de bonne humeur et la journĂ©e sera bonne. Ce ne sera pas comme la semaine derniĂšre, Ă  cause des paysannes de 286 i'i ’À&i ' i ‱ Il ÈtiX I -ir’ai'lftl i \ V*i il m I I ,. liĂ©i. LES DÉCEMBRISTES Prochkino. Une crĂ©ature Ă©tonnante! Et comme je la crains, mais que faire, elle n’est jamais contente! Et il se rappelait la fameuse anecdote du petit veau. Un propriĂ©taire qui se querellait avec sa femme, s’assit prĂšs de la fenĂȘtre, et en apercevant un petit veau qui courait il dit Je te marierai ! » Et de nouveau, il sourit, rĂ©solvant par habitude toute querelle, tout malentendu, par une plaisanterie se rapportant en gĂ©nĂ©ral Ă  lui-mĂšme. A la troisiĂšme verste, prĂšs de la chapelle, le conducteur de devant prit Ă  gauche, et le cocher cria aprĂšs lui parce qu’il avait tournĂ© si sec que les chevaux du milieu Ă©taient poussĂ©s par la flĂšche, et la voiture roula tout le reste du chemin toujours en pente. Avant d’arriver Ă  la maison, le conducteur de devant se tourna vers le cocher et lui indiqua quelque chose. Le cocher se tourna vers le valet et le lui montra aussi. Tous regardaient du mĂȘme cĂŽtĂ©. — Que regardez-Ćžous? demanda Ivan Petrovitch. — Des oies, — dit MikhaĂŻlo. — OĂč? Il avait beau cligner des yeux il ne voyait rien. — Mais voilĂ ... Voici la forĂȘt, lĂ -bas, le nuage, alors veuillez regarder entre... Ivan Petrovitch ne voyait rien. — Oui, c’est dĂ©jĂ  le moment. Cette annĂ©e la route deviendra impraticable une ^semaine avant l’Annonciation. LES DÉCEMBRISTES 287 — Parfaitement. — Eh bien ! Va ! En approchant d’un endroit dangereux, Michka descendit de derriĂšre la voiture, et examina le chemin, puis il remonta, et la voiture passa heureusement la digue de l’étang et roula dans l’allĂ©e, passa devant le cellier, la buanderie, d’oĂč l’eau coulait du toit goutte Ă  goutte, et, en roulant, s’arrĂȘta fiĂšrement devant le perron. La calĂšche des Tcher- nichov venait de sortir de la cour. Des domestiques parurent aussitĂŽt le sombre vieillard Ă  favoris, Danilitch, Nicolas, frĂšre de MikhaĂŻlo, un jeune garçon Pavlouchka, derriĂšre, une fillette aux grands yeux noirs, les bras rouges, nus jusqu’au coude, et le cou aussi nu. — Maria Ivanovna! Maria Ivanovna ! OĂč allez- vous? Votre mĂšre sera inquiĂšte. Vous avez le temps. — C’était la voix de la grosse Catherine. Mais la fillette ne l’écoutait pas. Comme le pĂšre s’y attendait, elle le prit par la main et, le regardant d’un air particulier, elle lui demanda, presque craintivement — Eh bien ! Petit pĂšre, as-tu communiĂ© ? — Oui. Me croyais-tu si grand pĂ©cheur qu’on ne pĂ»t me donner la communion ? La jeune fille parut attristĂ©e de la plaisanterie de son pĂšre, en un moment si solennel. Elle soupira et le suivit en lui tenant la main qu’elle baisait. — Qui est venu? “288 LES DÉCEMBRISTES — Le jeune Tchernichov. Il est au salon. — Ta mĂšre est-elle levĂ©e ? Comment va-t-elle ? — Elle va mieux aujourd’hui. Elle est en bas. Dans une chambre Ivan Petrovitch fut rencontrĂ© par la vieille bonne Euphrasie, par l’intendant AndrĂ© Ivanovitch et l’arpenteur, qui habitait lĂ  pour mesurer les terres. Tous fĂ©licitĂšrent Ivan Petrovitch. Il y avait au salon Louise Karlovna Trougoni, une Ă©migrante, institutrice, amie de la maison depuis dix ans, et un jeune homme de seize ans, Tchernichov, avec son prĂ©cepteur français. TROISIÈME FRAGMENT variante du premier chapitre Le 2 aoĂ»t 1817, le litige entre les paysans du TrĂ©sor 1 du village IzlegostchĂŻ et M. Tcherni- chov, au sujet d’un terrain, Ă©tait tranchĂ©, au sixiĂšme dĂ©partement du SĂ©nat 2, au profit des paysans, contre Tchernichov. Cette dĂ©cision Ă©tait pour lui un Ă©vĂ©nement malheureux, grave, inattendu. Cette affaire traĂźnait depuis cinq ans. CommencĂ©e par le dĂ©lĂ©guĂ© du riche village de trois mille habitants, IzlegostchĂŻ, les paysans l’avaient gagnĂ©e au tribunal du district. Mais sur le conseil d’un serf, homme d’affaires, Ilia Mitrofanov, achetĂ© chez le prince Saltikov, le prince Tchernichov porta l’af- 1 Se reporter Ă  la note 2, page 2*2. 2 En Russie, le SĂ©nat joue le rĂŽle d'instance judiciaire suprĂȘme. TolstoĂŻ. — vi. — Les DĂ©cembristes. 19 290 LES DÈCEMBRISTES faire au tribunal de province et la gagna; en outre six des paysans d’IzlegostchĂŻ, qui avaient injuriĂ© l’arpenteur, Ă©taient mis en prison. AprĂšs cela, le prince Tchernichov, avec son insouciance habituelle, ne s’occupa plus de rien, d’au - tant plus qu’il savait pertinemment qu’il n’ usurpait » point de terre aux paysans, comme il Ă©tait dit dans leur requĂȘte. Si la terre Ă©tait usurpĂ©e », c’était par son pĂšre et, depuis, plus de quarante ans s’étaient Ă©coulĂ©s. Il savait que les paysans d’Izle- gostchĂŻ vivaient trĂšs bien sans cette terre, qu’ils n’en avaient pas besoin, qu’ils s’étaient montrĂ©s pour lui de bons voisins et il ne pouvait comprendre pourquoi, maintenant, ils Ă©taient si montĂ©s contre lui. Il Ă©tait persuadĂ© de n’avoir offensĂ© personne ni d’avoir voulu le faire; il avait toujours vĂ©cu en paix avec tous et ne dĂ©sirait que cela, c’est pourquoi il ne pouvait croire qu’on eĂ»t le dĂ©sir de l’offenser. Il abbhorait le dĂ©dale de la procĂ©dure, et ne fit aucune dĂ©marche au SĂ©nat, malgrĂ© les conseils et les exhortations d’ilia Mitrofanov, son homme d’affaires. Il laissa passer le dĂ©lai de l’appel et perdit l’affaire au SĂ©nat ; il la perdit si bien qu’il ne lui restait que la ruine. D’aprĂšs l’arrĂȘt du SĂ©nat, non seulement on lui prenait cinq mille dĂ©ciatines de terre, mais pour la possession illicite de cette terre il devait verser aux paysans cent sept mille roubles. Le prince Tchernichov possĂ©dait huit mille Ăąmes, mais tous ses domaines Ă©taient hypo- LES DÉCEMBRISTES 291 4^ thĂ©quĂ©s, et il avait beaucoup de dettes. Ce jugement le ruinait ainsi que toute sa nombreuse famille. Il avait un fils et cinq filles. Il se ressaisit quand il Ă©tait dĂ©jĂ  tard pour faire des dĂ©marches au SĂ©nat. Selon Ilia Mitrofanov il n’y avait qu’un moyen de salut donner la requĂȘte Ă  l’Empereur et transmettre l’affaire au Conseil d’empire. Pour cela il fallait solliciter personnellement quelques ministres et des membres du Conseil, et, ce qui serait encore mieux, l’Empereur lui-mĂšme. Une fois convaincu, le prince Grigori Ivanovitch quitta en automne 1817, son domaine prĂ©fĂ©rĂ©, Stoudienetz, oĂč il vivait, sans bouger, avec sa famille, et partit Ă  Moscou. Il partit Ă  Moscou et non Ă  PĂ©tersbourg parce que, cet automne, l’Empereur, avec toute sa cour, tous les grands dignitaires et une partie de la garde, oĂč servait le fils de Grigori Ivanovitch, devait venir Ă  Moscou pour poser la premiĂšre pierre de la cathĂ©drale du Saint-Sauveur Ă©rigĂ©e en commĂ©moration de la retraite des Français de la Russie. DĂšs le mois d’aoĂčt, aussitĂŽt aprĂšs la terrible nouvelle de la dĂ©cision du SĂ©nat, le prince Grigori Ivanovitch prĂ©para son dĂ©part pour Moscou. Le majordome fut envoyĂ© Ă  l’avance pour prĂ©parer son hĂŽtel de l’Arbate, avec un convoi de meubles, de domestiques, de chevaux, de voitures, de provisions. 292 LES DÉCEMBRISTES En septembre, le prince avec toute sa famille, dans sept voitures — conduites par ses propres chevaux, arriva Ă  Moscou et s’installa dans son hĂŽtel. Les parents, les connaissances, les amis de province et de PĂ©tersbourg, commençaient Ă  arriver Ă  Moscou. La vie Ă  Moscou avec ses plaisirs, l’arrivĂ©e du fils, les sorties des filles et les succĂšs de l’ainĂ©e Alexandra, la seule blonde parmi toutes les brunes Tcher- nichov, ont tant occupĂ© et distrait le prince, que, tout en dĂ©pensant peut-ĂȘtre le seul argent qui lui resterait aprĂšs avoir tout payĂ© aux paysans, il oubliait son affaire. Il Ă©tait mĂȘme contrariĂ© quand Ilia Mitrofanov lui en parlait, et il n’entreprenait encore rien pour la mener Ă  bien. Ivan Mironovitch Baouchkine, le dĂ©lĂ©guĂ© principal des paysans qui, avec tant d’opiniĂątretĂ©, avait menĂ© l’affaire au SĂ©nat contre le prince, lui qui connaissait tous les tours et dĂ©tours pour arriver aux secrĂ©taires et chefs de bureau, lui qui avait si intelligemment distribuĂ© Ă  PĂ©tersbourg les dix mille roubles rĂ©servĂ©s par les paysans pour les pots de vin, lui aussi cessait ses dĂ©marches et retournait au village, oĂč, avec l’argent reçu en rĂ©compense, joint Ă  celui qui lui restait des pots de vin, il acheta un bois chez le propriĂ©taire voisin et y installa un bureau. L’affaire Ă©tait maintenant dĂ©cidĂ©e par le tribunal supĂ©rieur et devait marcher d’elle-mĂȘme. Parmi toutes les personnes mĂȘlĂ©es Ă  cette affaire, elle n’inquiĂ©tait plus que les six paysans empri- LES DÉCEMBRISTES 293 sonnĂ©s depuis dĂ©jĂ  sept mois, et leurs familles, restĂ©es sans chefs. On ne pouvait rien pour eux. Ils Ă©taient internĂ©s dans la prison de Kraznoslo- botsk et leurs familles tĂąchaient Ă  se tirer d’affaire sans eux. On ne pouvait prier personne. Ivan Miro- novitch lui-mĂȘme, dĂ©clara qu’il ne pouvait se charger de telles dĂ©marches, que ce n’était pas l’affaire de la commune, qu’il ne s’agissait pas d’une affaire civile mais d’une affaire criminelle. Les paysans restĂšrent en prison et personne ne tenta rien en leur faveur. Mais seule la famille de MikhaĂŻl Guerrasi- mitch, surtout la vieille femme Tikhonovna, ne pouvait se faire Ă  l’idĂ©e que son trĂ©sor, son vieux Guerrasimitch Ă©tait en prison, le crĂąne rasĂ©. Elle pria Mironitch d’intervenir. Il refusa. Alors elle rĂ©solut d’aller elle-mĂȘme prier Dieu pour son vieux. Depuis une annĂ©e dĂ©jĂ  elle avait promis d’aller prier les reliques des saints, mais toujours, faute de temps et peu dĂ©sireuse de confier le mĂ©nage Ă  ses jeunes brus, elle remettait Ă  l’annĂ©e prochaine. Mais quand arriva le malheur, quand Guerassi- mitch fut mis en prison, elle se rappela sa promesse, laissa lĂ  le mĂ©nage et, avec la femme du diacre de leur village, se prĂ©para Ă  partir en pĂšlerinage. Elles allĂšrent d’abord Ă  la ville du district, Ă  la prison oĂč Ă©tait le vieux, et lui remirent des chemises ; de lĂ , en traversant le chef-lieu, elles se rendirent Ă  Moscou. 294 LES DÉCEMBRISTES En route Tikhonovna raconta son malheur. La femme du diacre lui conseilla de prier le tzar qui, avait-on dit, serait Ă  Penza, et elle lui raconta plusieurs cas de grĂąces. A Penza les pĂšlerines reconnurent que ee n’était pas le tzar qui venait d’arriver, mais son frĂšre, le grand-duc Nicolas Pavlovitch. À la sortie de la cathĂ©drale de Penza, Tikhonovna se mit en avant, tomba aux genoux du grand-duc et le supplia d’intercĂ©der pour son mari. Le grand-duc fut Ă©tonnĂ© ; le gouverneur de la province se fĂącha et la vieille fut emmenĂ©e au poste. Le lendemain Tikhonovna fut remise en libertĂ©, et partit plus loin, au couvent de la TrinitĂ©. Tikhonovna fit ses dĂ©votions Ă  l’église et communia chez le pĂšre PaĂŻssi. A confesse, elle lui raconta son malheur et avoua qu’elle avait remis une supplique au frĂšre du tzar. Le pĂšre PaĂŻssi lui dit que ce n’était point un pĂ©chĂ©, qu’il n’est pas pĂ©chĂ© de supplier le tzar pour une affaire juste et lui donna l’absolution. A Khotkov, elle alla visiter une innocente qui lui conseilla d’implorer le tzar lui-mĂȘme. - Au retour, Tikhonovna, avec la femme du diacre, passa Ă  Moscou, pour visiter les reliques. Elle apprit que le tzar Ă©tait Ă  Moscou, et elle pensa que c’était Dieu lui-mĂȘme qui lui ordonnait de le supplier. 11 fallait seulement Ă©crire lasupplique. A Moscou, les pĂšlerines s’arrĂȘtĂšrent dans une auberge. Elles demandĂšrent Ă  passer la nuit, on les LES DÉCEMBRISTES 295 laissa. AprĂšs le souper, la femme du diacre se coucha sur le poĂȘle, et Tikhonovna, mettant son sac sous sa tĂȘte, s’allongea sur le banc et s’endormit. Le matin, Ă  l’aube, Tikhonovna se leva et Ă©veilla la femme du diacre. Dans la cour le portier l’interpella — Tu t’es levĂ©e matin, grand’mĂšre ! — Avant que nous soyons rendues, mon cher, le service commencera, — rĂ©pondit Tikhonovna. — Dieu te bĂ©nisse, grand’mĂšre. — Que Christ te sauve ! dit-elle. Et les pĂšlerines se dirigĂšrent vers le Kremlin. AprĂšs avoir entendu les matines et la messe et baisĂ© la sainte icĂŽne, les vieilles, en trouvant Ă  grand peine le chemin, arrivĂšrent Ă  la maison des Tchernichov. La femme du diacre disait que la vieille dame lui avait ordonnĂ© de venir absolument et qu’elle recevait toutes les pĂšlerines. — Et lĂ -bas nous trouverons un brave homme qui Ă©crira la supplique, avait-elle ajoutĂ©. Les pĂšlerines s’étaient mises Ă  errer dans les rues, en demandant leur chemin ; la femme du diacre y Ă©tait allĂ©e une fois, mais elle l’avait oubliĂ©. Deux fois on faillit les Ă©craser ; on criait aprĂšs elles, on les invectivait ; une fois le gardien prit la femme du diacre par l’épaule et la poussa en lui dĂ©fen- 296 LES DECEMBRISTES dant de passer dans cette rue et la dirigea dans des ruelles. Tikhonovna ne soupçonnait pas qu’on les avait chassĂ©es de Vozdvijenka parce que, dans cette rue mĂȘme, devait passer le tzar objet de ses pensĂ©es, Ă  qui elle voulait Ă©crire et remettre la supplique. La femme du diacre marchait comme toujours d’un pas lourd et fatiguĂ©. Tikhonovna avait, comme Ă  l’ordinaire, l’allure rapide et lĂ©gĂšre d’une jeune femme. Les pĂšlerines s’arrĂȘtĂšrent prĂšs de la porte cochĂšre. La femme du diacre ne reconnaissait pas la cour. Il y avait une izba neuve qui ne s’y trouvait pas autrefois. Mais quand la femme du diacre aperçut le puits avec la pompe, dans le coin de la cour, elle la reconnut. Les chiens se mirent Ă  aboyer et Ă  se jeter sur les vieilles qui tenaient un bĂąton. — C’est rien, petite tante, ils ne mordent pas. IIou ! les canailles ! cria le portier aux chiens qu’il menaça d’un balai. VoilĂ , eux-mĂȘmes sont du village et ils se jettent sur les campagnardes. Venez par ici, autrement vous allez vous tremper. Dieu n’envoie pas de gelĂ©e. La femme du diacre, effrayĂ©e par le chien, pour provoquer la pitiĂ©, en geignant, s’assit sur un petit banc, prĂšs de la porte, et demanda au portier de la conduire. Tikhonovna salua le portier, et s’appuyant sur son bĂąton, les pieds Ă©cartĂ©s, elle s’arrĂȘta prĂšs d’elle, comme toujours regardant tran- LES DECEMBRISTES 297 quillement devant elle en attendant le portier qui s’approchait. — Que voulez-vous ? — demanda-t-il. — Ne m’as-tu pas reconnue, mon cher ! Tu es Egor, n’est ce pas ? — dit la femme du diacre. — Nous avons Ă©tĂ© voir les reliques et maintenant nous venons chez Son Excellence. — D'Izlegostchi?— demandale portier. —Vous ĂȘtes la femme du vieux diacre ? Gomment donc. Bien, bien. Entrez dans l’izba. Chez nous on reçoit, on ne refuse personne. Et celle-ci qui est-ce ?— 11 dĂ©signait Tikhonovna. — Aussi d’Izlegostchi, la femme de Guerassime, FadĂ©iĂ©va. — Tu connais, je pense? rĂ©pondit Tikhonovna. Je viens aussi d’izlegostchi. — Ah oui ! Mais quoi, on dit qu’on a mis le vĂŽtre en prison ! Tikhonovna ne rĂ©ponditrien, elle soupira seulement, et d'un mouvement brusque ajusta sur son dos son sac et sa pelisse. La femme du diacre demanda si la vieille dame Ă©tait Ă  la maison. Sur la rĂ©ponse affirmative elle pria de les annoncer. Puis elle s’informa de son fils qui, par la bontĂ© du prince, Ă©tait fonctionnaire Ă  PĂ©tersbourg. Le portier ne savait rien. Il les conduisit dansl’izba des domestiques, en passant sur les planches placĂ©es dans la cour. Les vieilles entrĂšrent dans l’izba pleine de gens, de femmes, 298 LES DÉCEMBRISTES d’enfants, de vieux et de jeunes domestiques, et priĂšrent en tournant leurs regards vers le coin saint. La blanchisseuse et la femme de chambre de la vieille dame reconnurent aussitĂŽt la femme du diacre. ElĂźes l’entourĂšrent en l’accablant de questions. On lui prit son sac, on l’installa devant la table et on lui offrit Ă  manger. Cependant, Tikhonovna, se signant devant les icĂŽnes et saluant tout le monde, Ă©tait debout prĂšs de la porte et attendait l’invitation. PrĂšs de la porte et de la premiĂšre fenĂȘtre, un vieillard, assis, cousait des bottes. — Assieds-toi, grand’mĂšre. Pourquoi restes-tu debout ? Assieds-toi. Ote ton sac, — dit-il. — On ne peut pas se retourner comme ça ; oĂč s’asseoir? Conduis-la dans l’izba des ouvriers, — dit quelqu’un. — En voilĂ  une dame de Chalmet, — fit un jeune valet en montrant les petits coqs dans le dos du touloupe de Tikhonovna. — Et quels bas ! quels souliers ! Il montrait les lapti , une nouveautĂ© pour Moscou. — Tu en auras de pareils, Paracha. — Eh bien I s’il faut y aller, allons. Viens, je te conduirai. — Et le vieux, posant son alĂȘne, se leva. Mais apercevant une fillette, illui cria de conduire la vieille dans l’autre izba. LES DÉCEMBRISTES 299 Non seulement Tikhonovna ne faisait pas attention Ă  ce qu’on disait et faisait autour d’elle, elle ne voyait et n’entendait rien. Depuis quelle avait quittĂ© sa maison, elle Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ©e de la nĂ©cessitĂ© de travailler pour Dieu et d’une autre nĂ©cessitĂ©, venue en son Ăąme elle ne savait elle-mĂȘme quand la nĂ©cessitĂ© de transmettre la supplique. En sortant de l’izba des domestiques, elle s’approcha de la femme du diacre et lui dit — N’oublie pas mon affaire, au nom du Christ, mĂšre Paramonovna. Demande s’il n’y a pas quelqu’un. —. Que veut-elle, la vieille ? — VoilĂ , on lui a fait une injustice et les gens lui ont conseillĂ© de remettre une supplique au tzar. —- Alors il faut la conduire tout droit au tzar, — dit le valet en plaisantant. — Àh! quel imbĂ©cile ! fit le vieux cordonnier. Si je prends une forme, je ne regarderai pas Ă  ton habit. Alors tu apprendras Ă  te moquer des vieillards ! Le valet commença Ă  murmurer ; mais sans l’écouter, le vieux emmena Tikhonovna. Tikhonovna Ă©tait contente de n’ĂȘtre plus dans l’izba des domestiques, elle prĂ©fĂ©rait celle des cochers. Dans l’izba des domestiques, tout Ă©tait trop 300 LES DÉCEMBRISTES propre, tout le monde Ă©tait propre et Tikhonovua se sentait mal Ă  l’aise. L’izba des cochers Ă©tait plus semblable Ă  celles des paysans. Tikhonovna s’y trouvait mieux. Cette izba, construite en sapin, avait huit archines avec un grand poĂȘle, des bancs, un plancher neuf tachĂ© de boue. Quand Tikhonovna entra dans l’izba, une cuisiniĂšre, une serve, blanche, rouge, grasse, les manches de sa robe de coton retroussĂ©es, Ă  grand peine remuait avec des pincettes le pot dans le four. Il y avait aussi un jeune cocher qui apprenait Ă  jouer de la balalaĂŻka, un vieux Ă  barbe blanche, assis sur la planche, pieds nus et qui, tenant de la soie entre ses lĂšvres, cousait quelque chose de fin et de joli ; un jeune homme Ă©bouriffĂ©, brun, en chemise et pantalon bleu, le visage grossier, Ă©tait assis sur un banc, prĂšs du poĂȘle, et, la tĂȘte appuyĂ©e sur ses mains, accoudĂ© sur les genoux, il mĂąchait du pain. La petite Nastia, pieds nus, les yeux brillants, accourut Ă  pas lĂ©gers devant la vieille, poussa la porte collĂ©e par la vapeur et grinça de sa voix aiguĂ« — Tante, Marina! Simonitcht a envoyĂ© cette vieille. Elle ordonne de lui donner Ă  manger. Elle est de notre pays. Avec la vieille Para- monovna, elle est allĂ©e aux saintes reliques. Pa- ramonovna boit du thĂ©. Vlasslievna en a envoyĂ© chercher... LES DÉCEMBRISTES 301 La petite bavarde ne s’arrĂȘta pas de sitĂŽt. Les paroles coulaient d’elles-mĂȘmes. On voyait qu’elle Ă©prouvait du plaisir Ă  entendre sa voix. Mais Marina tout en sueur prĂšs du poĂȘle et qui n’avait pu dĂ©placer le pot de stchi 1, cria aprĂšs elle ! — Ah ! diable ! Assez bavarder. Quelle vieille faut-il encore nourrir? On peut Ă  peine rassasier les siens. Que le diable l’emporte ! cria-t-elle au pot, qui faillit tomber en le remuant d’oĂč il Ă©tait. Mais se calmant pour le pot, elle se retourna et aperçut Tikhonovna proprette, avec son sac et son habit de campagnarde, qui se signait et saluait du cĂŽtĂ© des icĂŽnes. AussitĂŽt elle eut honte de ses paroles, et comme remise de ses prĂ©occupations, elle toucha sur sa poitrine les boutons de son corsage, et vĂ©rifia s’ils Ă©taient bien boutonnĂ©s. Puis elle tira en arriĂšre le nƓud du fichu qui couvrait sa tĂȘte pommadĂ©e et s’arrĂȘta, appuyĂ©e sur les pincettes, en attendant le salut de la proprette vieille. Ayant saluĂ© trĂšs bas pour la derniĂšre fois, Tikhonovna se tourna et salua de trois cĂŽtĂ©s. — Que Dieu vous aide 1 Bonjour, — dit-elle. — S’il vous plaĂźt, petite tante, — fit le tailleur. — Merci, grand’mĂšre, ĂŽte ton sac. Tiens ici, ici, dit la cuisiniĂšre en dĂ©signant le banc oĂč Ă©tait assis 1 Stchi sorte de soupe aux choux, 302 LES DÉCEMBRISTES l’homme Ă©bouriffĂ©. — Ecarte-toi un peu, hein ! On dirait qu’il est clouĂ© ! Le garçon Ă©bouriffĂ© fronça les sourcils encore plus mĂ©chamment et se leva. Il s’éloigna sans quitter des yeux la vieille et en continuant Ă  mĂącher. Lejeune cocher salua, cessa de jouer et se mit Ă  accorder sa balalaĂŻka, en regardant, tantĂŽt le vieux, tantĂŽt le tailleur, ne sachant quelle attitude prendre envers la vieille. Il se demandait s’il fallait ĂȘtre respectueux parce que la vieille Ă©tait habillĂ©e comme sa mĂšre et sa grand’mĂšre c’était un postillon pris parmi les paysans, ou moqueur, ce qui lui semblait conforme Ă  sa situation actuelle, son cafetan bleu et ses bottes. Le tailleur, clignant un Ɠil, semblait sourire en tirant l’aiguillĂ©e de soie de sa bouche il regardait aussi. Marina prĂ©parait un autre pot; malgrĂ© cette occupation elle observait la vieille, son habiletĂ© pour ĂŽter le sac en ne touchant personne et le mettre sous le banc. Nastenka accourut prĂšs d’elle et l’aida elle tira de dessous le banc les bottes qui empĂȘchaient le sac de s’y loger. — Oncle Pancrate, fit-elle Ă  l’homme Ă  l’air sombre, je mettrai les bottes ici. Ça ne fait rien ? — Le diable les emporte ! Jette-les mĂȘme dans le poĂȘle ! — fit-il en les lançant dans un coin. — C’est bien, Nastka, tu es sage, — dit le tailleur. Il faut toujours soigner un voyageur. — Que Christ te sauve, ma fille. C’est bien, LES DÉCEMBRISTES 303 dit Tikhonovna. Seulement on te dĂ©range, mon cher, — s’adressa-t-elle Ă  Pancrate. — Ce n’est rien. Tikhonovna s’assit sur le banc, ĂŽta son pardessus, le plia soigneusement, et commença Ă  se dĂ©chausser. D’abord elle dĂ©noua les cordes, qu’elle- mĂšme avait soigneusement prĂ©parĂ©es pour le pĂšlerinage ; ensuite, avec prĂ©caution, elle enleva ses chaussons de feutre blanc, les plia et les mit dans le sac. Au moment oĂč elle dĂ©chaussait le second pied, la maladroite Marina accrocha de nouveau le pot qui se renversa, et de nouveau elle se mit Ă  injurier quelqu’un en essayant de le rattraper avec les pincettes. — Evidemment le fond est brĂ»lĂ©, ma fille. Il faudrait le rĂ©parer, — dit Tikhonovna. — En ai-je le temps ! On prĂ©pare deux fois le pain par jour. On tire l’un, on met l’autre. A propos de la plainte de Marina sur le pain et le fond du pot brĂ»lĂ©, le tailleur se mit Ă  dĂ©fendre les habitudes de la maison de Tchernichov et raconta qu’on Ă©tait arrivĂ© Ă  l’improviste Ă  Moscou, que toute l’izbaet le poĂȘle avaient Ă©tĂ© construits en trois semaines, qu’il y avait une centaine de domestiques et qu’il fallait prĂ©parer Ă  manger pour tous. — C’est connu. Beaucoup de soucis. Une grande maison ! confirma Tikhonovna. — D’oĂč Dieu vous amĂšne-t-il, grand’mĂšre ? — demanda le tailleur. 301 LES DECEMBRISTES Tikhonovna, tout en finissant de se dĂ©chausser, raconta d’oĂč elle venait, et comment elle retournait chez elle. Elle ne parlapas delĂ  supplique. La conversation ne cessait pas. Le tailleur apprit tout ce qui concernait la vieille, et celle-ci apprit tout de la maladroite et belle Marina elle apprit que c’était la cuisiniĂšre, femme d’un soldat, que le tailleur confectionnait des cafetans pour les cochers; que la fillette, une orpheline, faisait les commissions; que le sombre Pancrate Ă©tait domestique de l’intendant Ivan Vassilievitch. Pancrate sortit de l’izba en claquant la porte. Le tailleur expliqua que c’était un homme grossier, mais qu’aujourd’hui il Ă©tait pire, parce que chez l’intendant il avait cassĂ© quelque objet sur la fenĂȘtre et que, pour ce fait, on allait le fouetter Ă  l’écurie. VoilĂ  Ivan Vassilievitch va venir et on le fera fouetter. Elle sut enfin que le petit cocher a vait Ă©tĂ© pris chez les paysans pour ĂȘtre postillon, mais qu’étant devenu grand, il n’avait plus qu’à nettoyer les chevaux et jouer de la balalaĂŻka, et qu’il n’était pas trĂšs fort. APPENDICE ToestoĂŻ. — vu — Appendice. s„v ÈBA c y&vUi ‱.; ‱‱' y-Zsr&r. 4 ^* v $ , ki*vf . APPENDICE i Les Ɠuvres comprises dans ce volume terminent cette pĂ©riode prĂ©paratoire de l’activitĂ© littĂ©raire de TolstoĂŻ, cette pĂ©riode de calme aprĂšs laquelle Ă©clate la tempĂȘte produite dans le monde littĂ©raire par le roman Guerre et Paix. Trois Morts. — On sait peu de choses du premier rĂ©cit, Trois Morts. Les meilleurs critiques de l'Ă©poque ne le mentionnent qu’en passant. Il fut Ă©crit en 1859 et insĂ©rĂ© dans la BibliothĂšque de lecture», Ă©ditĂ©e par Droujinine. Polikouchka. — Sur le rĂ©cit Polikouchka » on trouve l’opinion ci-dessous de Tourgueniev, dans une lettre adressĂ©e Ă  Feten 1864 J’ai lu Poli- 308 APPENDICE kouchka de TolstoĂŻ. Je suis Ă©tonnĂ© de la force de ce grand talent. Seulement il y a mis trop de matĂ©riel. Il a noyĂ© inutilement le nourrisson. C’est dĂ©jĂ  trop horrible. Mais il y a des pages vraiment admirables! MĂȘme jusqu’au frisson dans la moelle Ă©piniĂšre qui chez nous est dĂ©jĂ  assez grossiĂšre et rude. Un maĂźtre, un vrai maĂźtre ! » Kholslomier. — Kholslomier , Ă©crit en 1861, ne parut qu’en 1886 dans la nouvelle Ă©dition 5 e des Ɠuvres complĂštes de TolstoĂŻ ; ainsi il resta un quart de siĂšcle dans le portefeuille de l’auteur. Les DĂ©cembristes. — Le roman commencĂ©, Les DĂ©cembristes, a une histoire dont nous croyons utile de dire quelques mots. Dans l’édition russe des Ɠuvres complĂštes de TolstoĂŻ, les fragments de ce roman sont accompagnĂ©s de la note suivante de l’éditeur Ces trois fragments du roman Les DĂ©cembristes furent Ă©crits avant que l’auteur eĂ»t commencĂ© Guerre et Paix. 11 pensait alors Ă©crire un roman dont les personnages principaux devaient ĂȘtre les DĂ©cembristes. Mais en essayant de reconstituer l’époque des DĂ©cembristes, il se transporta en pensĂ©e Ă  l’époque prĂ©cĂ©dente, au passĂ© de ses hĂ©ros. Peu Ă  peu l’auteur Ă©largissait de plus en plus les sources des Ă©vĂ©nements qu’il pensait dĂ©crire la famille, l’éducation, les conditions sociales, et celles des APPENDICE 309 personnages qu’il avait choisis. Enfin il s’arrĂȘta Ă  l’époque de la guerre contre NapolĂ©on qu’il a dĂ©peinte dans Guerre et Paix. A la fin de ce roman, on voit dĂ©jĂ  les indices du mouvement qui aboutit aux Ă©vĂ©nements du 14 dĂ©cembre 1825. Plus tard l’auteur reprit Les DĂ©cembristes et refit deux autres commencements insĂ©rĂ©s ici. Telle est l’origine des fragments de ce roman qui ne sera sans doute jamais terminĂ© 1. » Dans les Souvenirs » de M. S. Bers, frĂšre de la comtesse TolstoĂŻ, nous trouvons Ă  propos de ce roman les renseignements suivants, fort intĂ©ressants LĂ©on Nikolaievitch avait Ă  sa disposition non seulement ce qui Ă©tait Ă©crit sur l’histoire de la rĂ©volte de DĂ©cembre, mais quantitĂ© de documents de famille mĂ©moires, lettres qu’on lui avait confiĂ©s sous condition de garder les secrets de famille. Pendant l’hiver 1877-1878, il allaĂ  PĂ©tersbourg pour voir la forteresse de Pierre et Paul. 11 raconta Ă  ses amis que l’alphabet des sons, employĂ© par les pri-. sonniers, avait Ă©tĂ© créé par les DĂ©cembristes Quand dĂ©fense leur fut faite de communiquer entre eux de telle maniĂšre, ils Ă©taient arrivĂ©s Ă  une telle habiletĂ© qu’ils causaient en promenade en frappant sur la haie avec une petite baguette, sans que les gar- 1 Édition russe. ƒuvres ComplĂštes , tome III, page 53o. 310 APPENDICE diens s’en aperçussent. LĂ©on Nikolaievitch racontait aussi, avec les larmes aux yeux, qu’un dĂ©cem- briste enfermĂ© dans la forteresse avait une fois appelĂ© un soldat de garde et, lui donnant le reste de son argent, lui avait demandĂ© d’aller lui acheter une pomme. Le garde rapporta une belle corbeille de fruits et l’argent. Le marchand avait fait ce prĂ©sent quand il avait su qui Ă©tait le dĂ©tenu. Le dĂ©cembriste, Lounine, colonel du rĂ©giment de la garde, Ă©tonnait LĂ©on Nikolaievitch par son Ă©nergie inĂ©branlable et ses sarcasmes. Dans une lettre envoyĂ©e du bagne Ă  sa sƓur qui se trouvait Ă  PĂ©tersbourg, il se moquait de la nomination du comte Kissiliov comme ministre. Cette lettre devait passer par le chef des travaux et fut connue Ă  PĂ©tersbourg. Lounine fut, pour ce fait, attachĂ© aune brouette. NĂ©anmoins le directeur du bagne, un lieutenant- colonel, d’origine allemande, chaque jour, aprĂšs l’inspection des travaux, sortait et riait longtemps en s’en allant. C’était Lounine qui savait le faire si bien rire, — attachĂ© Ă  sa brouette, — en travaillant sous la terre. Mais tout Ă  coup, TolstoĂŻ perdit son enthousiasme pour cette Ă©poque. Il jugea que la rĂ©volte de DĂ©cembre Ă©tait le rĂ©sultat de l’influence des Ă©migrants français installĂ©s en Russie lors de la RĂ©volution. Des Ă©migrants, en qualitĂ© de prĂ©cepteurs, Ă©levĂšrent ensuite toute l’aristocratie russe, APPENDICE 311 ce qui explique ce fait que beaucoup des DĂ©cem- bristes Ă©taient catholiques. Si tout cela Ă©tait importĂ©, si ce n’était pas nĂ© sur un terrain purement russe, LĂ©on Nikolaievitch n’y pouvait sympathiser 1. » SerguĂ©ienko, dans son livre sur TolstoĂŻ, constate la mĂȘme chose L’une des personnes prĂ©sentes ayant entendu dire que TolstoĂŻ allait reprendre les DĂ©cembristes, l’interrogea Ă  ce sujet. — Non, j’ai laissĂ© ce travail pour toujours, — rĂ©pondit sans empressement TolstoĂŻ. Et aprĂšs un silence — ... Parce que je n’y trouve pas ce que j’y cherchais, c’est-Ă  dire l’intĂ©rĂȘt humain. Toute cette affaire n’avait pas de racines, — ajouta-t-il avec une nuance d’effort dans la voix et pour effacer la gĂȘne du silence. Il n’aime pas qu’on l’interroge sur ses plans 2. » Sur l’étude que fit TolstoĂŻ de cette Ă©poque, nous avons aussi les donnĂ©es d’un dĂ©cembriste, M. I. Mouraviev-Apostol, Ă  qui LĂ©on Nikolaievitch s’adressa pour se renseigner. Le biographe de Mouraviev dit Quand, il y a quelques annĂ©es, le comte TolstoĂŻ se proposait d’écrire un roman sur les dĂ©cern- 1 S. Bers. Sonvenh's sur TolstoĂŻ, page 47. 2 Sergueienko. Comment vit et travaille TolstoĂŻ, page 12. 312 APPENDICE bristes, il venait chez Matthieu Ivanovitch pour l’interroger, prendre des notes et causer avec lui de ses camarades, et Matthieu Ivanovitch exprima plusieurs fois l’assurance que TolstoĂŻ ne pourrait dĂ©peindre l’époque et les gens qu’il avait choisis Pour comprendre notre temps, nos aspirations, il est nĂ©cessaire d’avoir pĂ©nĂ©trĂ© la vraie situation de la Russie de ce temps. Pour prĂ©senter sous son vrai jour le mouvement social d’alors, il serait nĂ©cessaire de dĂ©peindre exactement tous les maux terribles qui l’ont provoquĂ©. Et le comte L. TolstoĂŻ ne pourra le faire, car le voulĂ»t-il on ne le lui permettrait pas. Je le lui ai dit 1 ». 1 L'AntiquitĂ© russe , numĂ©ro du 10 juillet 1896, II Le rĂ©cit Trois Morts a deux traductions françaises l’une dans le recueil Ă©ditĂ© chez Dentu Paysans et Soldats », oĂč ce rĂ©cit est intitulĂ© Trois façons de mourir » ; l’autre traduction de MM. Ilalperine et Jaubert se trouve dans le volume intitulĂ© La Mort, Ă©ditĂ© chez Perrin en 1900. Polikouchka a Ă©tĂ© traduit par M. Halperine et Ă©ditĂ© chez Perrin, en 1886, dans un volume intitulĂ© Polikouchka et oĂč se trouve aussi Une Tourmente de neige». Le mĂȘme rĂ©cit a paru chez M. Albert Savine, traduit par madame ElĂ©onore Tsakny, mais sous le titre Un pauvre Diable , dans un volume intitulĂ© DerniĂšres Nouvelles. Kholstomier. — Ce rĂ©cit a deux traductions françaises l’une sous le titre Le Roman d’un Cheval », faite par madame ÉlĂ©onore Tsakny, se trouve dans le volume DerniĂšres nouvelles , Ă©ditĂ© en 1887 par Albert Savine ; la seconde, celle de M. Halpe- rine-Kaminsky, sous le titre Histoire d'un che- 314 APPENDICE val , » se trouve dans le volume intitulĂ©, on ne sait pourquoi Le Chant du Cygne, Ă©ditĂ© chez Perrin en 1889. Le roman commencĂ©, Les DĂ©cembristes , a aussi deux traductions, l’une incomplĂšte seulement le premier fragment de M. Halperine-Kaminsky, dans le volume prĂ©citĂ© Le Chant du Cygne ?. L’autre traduction, faite par MM. Tseytline et E. Jaubert, a paru chez Savine en 1889, dans le volume Les DĂ©cembristes , accompagnĂ© du rĂ©cit Albert ». p..S.—Dans l’appendice du volume IV nous avons constatĂ© une petite omission au sujet du rĂ©cit Une rencontre au dĂ©tachement avec une connaissance de Moscou ; outre la traduction signalĂ©e, il y en a une autre due Ă  M. Halperine-Kaminsky. Cette traduction, intitulĂ©e Une Rencontre au Caucase », se trouve dans le volume les Imitations ? Paul Ollendorf, 1900. Nous remercions M. F. FĂ©nĂ©on qui nous signale aussi une petite omission dans les notes bibliographiques parmi les traductions de l'Incursion tome III et du Journal d'un Marqueur tome V, nous avons omis de mentionner celles de M. Henry Olivier qui a traduit ces deux nouvelles sous les titres Le Joueur et RĂ©cit d'un Voloiitaire, et les a publiĂ©es dans cet ordre en un volume Ă©ditĂ© en 1887, par A. Dupret. P. Birukov. TABLE DES MATIÈRES /.TROIS MORTS, rĂ©cit 1859. 1 POL1KOUCHKA, nouvelle 1860. 29 X KHOLSTOMIER, histoire d’un cheval 186$'.139 3 LES DÉCEMBRISTES. Fragments d’un roman projetĂ© 1863-1878. 213-304 Premier fragment. 215 DeuxiĂšme fragment variante du premier chapitre .272 TroisiĂšme fragment variante du premier chapitre. 289 Appendice .305 FIN DU TOME SIXIÈME DES OEUVRES COMPLÈTES DU C te LÉON TOLSTOÏ ÉMILE COLIN IMPRIMERIE DK LAGNY .i * i riV-Ăż-ÎW Sg^Ü ÂŁ&ÂŁ& A LA MEME LIBRAIRIE Ouvrage en cours de publication ƒUVRES COMPLÈTES - i* C TE LÉON TOLSTOÏ TRADUCTION LITTÉRALE ET IXTÉGR \LE DE BIENSTOCK d'aprĂšs les manuscrits originaux de TOLSTOÏ Ont dĂ©jĂ  pu ru Tome I cp . — L’Enfance. — L’Adolescence Nouvelles'. Un fort volume in-16, sous couverture illustrĂ©e, et ornĂ© de deux illustrations. — 50 Tome 11. — La Jeunesse, nouvelle 1855-1857. — La MatinĂ©e d’un Seigneur, nouvelle 1852. Un fort volume in-16, sous couverture illustrĂ©e et ornĂ© d'un portrait de TolstoĂŻ pris en 1848. — Prix. 2 50 Tome IU. — Les Cosaques, nouvelle du Caucase 1852. — L’Incursion, rĂ©cit d’un volontaire 1852'. — La Coupe en ForĂȘt, rĂ©cit d'un Junker 1854-1855'. Un fort vol. in-10, sous couverture illustrĂ©e, ornĂ© d'un portrait de TolstoĂŻ pris en 1851. — Prix. 2 50 Tome IV. — SĂ©bastopol, nouvelle 1854-1856. — Une Rencontre au DĂ©tachement, nouvelle 1856. — Deux Hussards, nouvelle 1856. — PrĂ©face inĂ©dite 1889. Un fort volume in-16, sous couverture illustrĂ©e, ornĂ© d’un portrait de TolstoĂŻ pris en 1855 et d'un plan de SĂ©bastopol en 1855. — 50 Tome V. — Le Journal d’un Marqueur, nouvelle 1856. — Une Tourmente de neige, rĂ©cit 1856;. — Albert, rĂ©cit 185/'. Du Journal du Prince Nekhludov, Lucerne 1857. — Le Bonheur conjugal, roman 1859. Un fort volume in-16, sous couverture illustrĂ©e. ornĂ© d’un portrait de TolstoĂŻ pris en 1857. — Prix. . . 2 50 Il paraĂźt une Ɠuvre tous les deux mois. iris. — lmp. ĂŒemmerĂźc ;l C* f . P;i artisan <,enÂŁvf mm
Lacomptine lundi matin, l'empereur, sa femme et le petit prince pour les enfants Paroles Lundi matin, L'emp'reur, sa femme et le p'tit prince Sont venus chez moi Pour me serrer la pince Comme j'étais parti Le p'tit prince a dit Puisque c'est ainsi Nous reviendrons mardi. Mardi matin, L'emp'reur, sa femme et le p'tit prince Sont venus chez moi Pour me serrer la pince Comme
’T-'r i f v * O M 4?.*r ‱' . * V , »** * J -/\m ;.* ÎMl— - .T 3 !?* - vi Ms ‱-.%re MÉMOIRES DE NAPOLÉON. DE L’IMPRIMERIE DE FIRM1N DIDOT, nui; jacoji , n" 24. MEMOIRES POUR SERVIR A L’HISTOIRE DE FRANCE, SOUS NAPOLÉON, ÉCRITS A SAINTE-llÉLÈmi, Par les gĂ©nĂ©raux qui ont partagĂ© sa captivitĂ©, FI FUIMES SUR LES MANUSCRITS ENTIEREMENT CORRIGÉS DR LA MAIN PE NAPOLÉON. TOME PREMIER, ÉCRIT PAR LE GÉNÉRAL GOURGAVD, SON AI1JK-DK-UAMP. PARIS, JIRMIN DIDOT, PÈRE ET FILS, LIBRAIRES, RUE JACOB, N° l!\. ROSS AN GE FRÈRES, LIBRAIRES, RUE DE SEINE, N° 12. tr* I FPt e-te* "Ç* & r>l * . *.?»'* - i . - ‱* ‱ ‱'ĂŒ. * ' ‱* ‱‱.;^* viĂą /? ;ĂŻKVÎvJÉ^W. S Ăź n uN ,‱ ** 1 ‱ K ‱ *' . 4* * ‱'* ‱*** ' ' ,' v ... ,. -, ‱ , . ,. ‱ v*r* r.*w **'? K ‱ ‱.$>‱ .y?. ‱£r '‱Vik.*.Ă©* ?*** \ v ÂŁr L .ri?ÂŁgiS$U- ^. ‱. v. ~-V ‱‱' '*7. ^ & . . .* .. PĂźPl^fWKl Wȧ ÏÏS&W*- . v ^Cji .y+am* yxti a*t, . »^-mi '‱;‹‹» " f J . *V . > t Ăź 4 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. SIÈGE DE TOULON. PremiĂšres opĂ©rations de l’armĂ©e d’Italie, en 1792. — ExpĂ©dition de Sardaigne. — Toidon livrĂ© aux Anglais. — Plan d’attaque adoptĂ© contre Toulon. — SiĂšge et prise de la place. — Principes sur l’armement des cĂŽtes. — Armement des cĂŽtes de la MĂ©diterranĂ©e. — Prise de Saorgio. — Positions de l’armĂ©e française. — NapolĂ©on accusĂ©. — Combat du Cair. — Montenotte. — NapolĂ©on se rend Ă  Paris. — Kellermann , gĂ©nĂ©ral en chef de l’armĂ©e d’Italie. — SchĂ©rer. — Loano. § I er . T je gĂ©nĂ©ral Anselme, Ă  la tĂȘte de 12 Ă  i 5 ,ooo hommes, passa le Var, le 28 septembre 1792; il s’empara de Nice, du fort de Montalban, dit chĂąteau de Villefranche, sans presque Ă©prou- MĂ©moires.—Tome T. 1 U MÉMOIRES DE NAPOLÉON. ver le rĂ©sistance. L’attaque faite sur ChambĂ©ry par le gĂ©nĂ©ral Montesquiou , paraissant plus pressante, avait attirĂ© l’attention le la cour le Sardaigne, qui avait renoncĂ© Ă  lĂ©- fendre la ligne du Var; elle avait placĂ© sa ligne de dĂ©fense dans le comtĂ© de Nice, occupant les camps tl’Hulel sur la droite, de Lantosque sur le centre, et ceux de Rans et des Fourches Ă  Saorgio sur la gauche. L’armĂ©e française trouva les forts de Mon- talban et de Villefranche garnis de leur artillerie , soit que la rĂ©solution d’abandonner ces places n’ait Ă©tĂ© prise qu’au dernier moment, soit que l’on craignĂźt de rĂ©pandre l’alarme dans tout le pays. A la fin de l’annĂ©e, on prit Sospello, l’ennemi le reprit de nouveau; mais, en novembre, il resta dĂ©finitivement aux Français. Le quartier-gĂ©nĂ©ral de l’avant-gatde fut portĂ© Ă  l’EscarĂšne l’on se trouva maĂźtre de Breglio, et l’on eut ainsi un pont sur la ltoya. La ligne des camps sardes, ou la position de Saorgio, Ă©tait par elle-mĂȘme inexpugnable les ennemis s’y fortifiĂšrent, et y amenĂšrent un grand nombre de bouches Ă  feu, en profitant de la chaussĂ©e du ĂŻoI de Tende; ils Ă©taient dĂ©goĂ»tĂ©s des attaques malheureuses qu’ils avaient tentĂ©es contre nos positions de Sospello; ils SJi'.Gii nie tou lun. 3 nous y laissĂšrent tranquilles. Les deux armĂ©es restĂšrent long-temps en prĂ©sence, en gardant leurs mĂȘmes positions. Le gĂ©nie construisit un pont sur pilotis sur le Var, la limite de l’ancienne France. La source, le centre et l’embouchure de cette riviĂšre, sont dĂ©fendus par les places de Golmars , *Êntrevaux et Antibes, construites par Yauban. C’est un torrent g\iĂ©a- ble ; mais lors de la saison des pluies et de la fonte des neiges, il devient trĂšs-large, rapide et profond. La force des eaux occasionne des af- fouiUemenls considĂ©rables prĂšs des piles des ponts; les pilotis ont besoin de frĂ©quentes rĂ©parations. L’artillerie fut chargĂ©e d’établir la dĂ©fense des hauteurs dç Nice; elle les arma d’une trentaine de bouches Ă  feu, en appuyant ces batteries au Poglion, petit torrent qui prend sa source dans les monticules du troisiĂšme ordre; il baigne les murs de la ville. Ces dispositions permettaient de disputer Nice quelque temps. Les militaires attachaient peu d’importance Ă  ces travaux, parce qu’ils pensaient que, si on Ă©tait dans le cas d’ĂȘtre menacĂ© dans Nice, l’ennemi se porterait sur le Var, et au’aussi- tĂŽt qu’on se verrait au moment d’ĂȘtre tournĂ©, on serait contraint d’évacuer la ville et de repasser le Var. 1. I / JUKIHOIRKS DK Le gĂ©nĂ©ral IĂźiron succĂ©da au gĂ©nĂ©ral Anselme dans le commandement de l’armĂ©e d’Italie ; il y resta peu, et fut remplacĂ© par le gĂ©nĂ©ral Brunet. Ce dernier Ă©tait actif et entreprenant. Le 8 juin i 7 q 3 , ce gĂ©nĂ©ral, fier d’avoir sous ses ordres ao Ă  a5,ooo hoipmes d’élite, et qui brĂ»laient d’impatience et de patriotisme, prend la rĂ©solution d’attaquer l’ennemi. Son but Ă©tait de le jeter dans la plaine, de s’emparer du comtĂ© de Nice, et de prendre position sur la grande chaĂźne de montagnes des Alpes. En consĂ©quence, il exĂ©cuta diverses attaques contre les camps ennemis. Tout ce qu’il Ă©tait possible de faire, les troupes françaises le firent dans cette attaque. L’ennemi fut chassĂ© de toutes ses positions isolĂ©es; mais il se rĂ©fugia dans toutes les positions centrales IA, il Ă©tait inexpugnable. Le gĂ©nĂ©ral s’obstina, mal Ă  propos, Ă  tenter de nouvelles attaques sur ce point. Le rĂ©sultat fut d’y perdre l’élite de nos troupes, sans causer Ă  l’ennemi une perte proportionnĂ©e Ă  la nĂŽtre. Nous fĂ»mes, et nous devions l’ĂȘtre, repoussĂ©s partout. § 11 . Au commencement de l’hiver de 1793 , l’armĂ©e d’Italie avait Ă©prouvĂ© un autre Ă©chec la Sli’.GF, DF, 5 premiĂšre expĂ©dition maritime que tenta la rĂ©publique, l’expĂ©dition de Sardaigne tourna Ă  notre confusion. Jamais expĂ©dition ne fut conduite avec plus d’imprĂ©voyance et moins de talent. ‱ L’amiralTruguet, qui commandait l’escadre, Ă©tait maĂźtre de la mer il avait attaquĂ© et brĂ»lĂ© la petite ville d’Oneille, qui appartient au roi de Sardaigne ; ses Ă©quipages y avaient commis des excĂšs qui avaient rĂ©voltĂ© toute l’Italie. Les uns croient que l’expĂ©dition de Sardaigne fut proposĂ©e par cet amiral; d’autres, qu’elle le fut par le conseil exĂ©cutif mais, dans tous les cas, il fut chargĂ© en chef de la concerter et de la diriger. Le gĂ©nĂ©ral de l’armĂ©e d’Italie devait lui fournir des troupes; il ne voulut point lui donner celles qui avaient passĂ© le Var il mit Ă  la disposition de l’amiral 4 Ă  5,ooo hommes de la phalange marseillaise, qui Ă©taient encore Ă  Marseille. Le gĂ©nĂ©ral Paoli, qui commandait en Corse, mit aussi Ă  sa disposition trois bataillons de troupes de ligne, qui Ă©taient dans cette Ăźle. La phalange marseillaise Ă©tait aussi indisciplinĂ©e que lĂąche, la composition des officiers aussi mauvaise que celle des soldats; ils traĂźnaient avec eux tous les dĂ©sordres et les excĂšs rĂ©volutionnaires. Il n’y avait rien Ă  at- mkmoiihs m naj’ b tendre de pareilles gens mais les trois bataillons , tirĂ©s de la vingt-troisiĂšme division, Ă©taient des troupes d’élite. Dans le courant de dĂ©cembre, l’amiral mena sa flotte en Corse, Manoeuvra malheureusement, et perdit plusieurs frĂ©gates et vaisseaux de haut-bord, entre autres le Vengeur , vaisseau tout ’neuf de quatre-vingts canons, qui toucha en entrant Ă  Ajaccio. Cependant cet amiral, croyant pouvoir suffire Ă  tout, ne s’était point occupĂ© du soin de dĂ©signer le gĂ©nĂ©ral qui devait commander les troupes Ă  terre; ce qui Ă©tait pourtant l’opĂ©ration la plus importante et la plus dĂ©cisive pour l’expĂ©dition. 11 trouva en Corse le gĂ©nĂ©ral de brigade Casa- Bianca, depuis sĂ©nateur, brave homme, mais sans expĂ©rience, et qui n’avait jamais servi dans les troupes de ligne l’amiral, sans le connaĂźtre , le prit avec lui , et lui donna le commandement des troupes. C’est avec de telles troupes et de tels gĂ©nĂ©raux que l’expĂ©dition se dirigea sur Cagliari. Cependant, comme cette escadre avait sĂ©journĂ© plus de deux mois en Corse, et que d’ailleurs le plan de l’expĂ©dition Ă©tait publie dans le port de Marseille, toute la Sardaiguc fut en alarme, toutes ses troupes furent mises sur pied, et toutes les dispositions prises pour repousser cette attaque. SIliGli IJIi TOULON. 7 Dans le courant de fĂ©vrier i 7 q 3, les troupes de l’expĂ©dition française furent mises Ă  terre malgrĂ© le feu des batteries, qui dĂ©fendaient les plages de Cagliari. Le lendemain, Ă  la pointe du jour, un rĂ©giment dragons sardes chargea les avant-postes marseillais, qui, au lieu de tenir, prirent la fuite en criant Ă  la trahison ils massacrĂšrent un bon officier de la ligue, qui leur avait Ă©tĂ© donnĂ© pour les conduire. Ce rĂ©giment de dragons aurait enlevĂ© toute la phalange marseillaise; mais les trois bataillons de la ligne, venant de la Corse, arrĂȘtĂšrent cette charge, et donnĂšrent le temps Ă  l’amiral de venir rembarquer ses troupes sans aucune perte. L’amiral regagna Toulon , aprĂšs avoir perdu plusieurs vaisseaux, qu’il brĂ»la lui-mĂȘme sur les plages de Cagliari. Cette expĂ©dition ne pouvait avoir aucun but; elle eut lieu sous prĂ©texte de faciliter l’arrivĂ©e des blĂ©s de l’Afrique en-Provence, oĂč l’on en manquait, et mĂȘme de s’en procurer dans cette Ăźle abondante en grains. Mais alors le conseil exĂ©cutif aurait dĂ» faire choix d’un officier-gĂ©nĂ©ral propre Ă  ce commandement, lui donner les officiers d’artillerie et de gĂ©nie nĂ©cessaires il aurait fallu quelques escadrons de cavalerie et quelques chevaux d’artillerie; et ce n’était point des levĂ©es rĂ©volutionnaires qu’il fallait y 8 MÉMOIRES UE NAPOLÉON. envoyer, mais bien i 5 ,ooo hommes de bonnes troupes. On rejeta depuis la faute sur le gĂ©nĂ©ral commandant l’armĂ©e d’Italie, et ce fut Ă  tort ce gĂ©nĂ©ral avait dĂ©sapp§ouvĂ© l’expĂ©dition ; et il avait agi conformĂ©ment aux intĂ©rĂȘts de la rĂ©publique, en conservant les troupes de ligne pour dĂ©fendre la frontiĂšre et le comtĂ© de Nice. Il fut jugĂ©, et il pĂ©rit sur l’échafaud sous le prĂ©texte de trahison, tant en Sardaigne qu’à Toulon; il Ă©tait aussi innocent d’un cĂŽtĂ© que de l’autre. L’escadre Ă©tait composĂ©e de bons vaisseaux, les Ă©quipages complets, les matelots habiles, mais indisciplinĂ©s et anarchistes, Ă  la maniĂšre de la phalange marseillaise, se rĂ©unissant en clubs et sociĂ©tĂ©s populaires ils dĂ©libĂ©raient et pesaient les intĂ©rĂȘts de la patrie ; dans tous les ports, ils signalaient leur arrivĂ©e en voulant pendre quelques citoyens , sous prĂ©texte qu’ils Ă©taient nobles ou prĂȘtres ils portaient partout la terreur. § III. A la suite des Ă©vĂšnements qui eurent lieu Ă  Paris, le 3 i mai, Marseille s’insurgea, leva plusieurs bataillons , et les fit partir pour aller au secours de Lyon. Le gĂ©nĂ©ral Garlaux qui avait Ă©tĂ© dĂ©tachĂ© de l’armĂ©e des Alpes avec 2,000 S1KGK lK TOULON. 9 hommes, battit les Marseillais, Ă  Orange, les chassa d’Avignon et entra dans Marseille le 24 aoĂ»t 1793. Toulon avait pris part Ă  l’insurrection de Marseille elle reçut dans ses murs les principaux sectionnaires marseillais ; et, de concert avec eux, les Toulonnais appelĂšrent les Anglais, et leur livrĂšrent cette place, l’une de nos plus importantes nous y avions vingt Ă  vingt-cinq vaisseaux de ligne, des Ă©tablissements superbes, un matĂ©riel immense. A cette nouvelle, le gĂ©nĂ©ral Lapoype partit de Nice avec 4,000 hommes, accompagnĂ© des reprĂ©sentants du peuple, FrĂ©ron et Barras ; il se porta sur Saulnier, observant les redoutes du cap Brun, que les ennemis occupaient avec une partie de la garnison du fort la Malgue , le rideau des forts de Pharaon, et la ligne comprise entre le cap Brun et le fort Pharaon. D’un autre cĂŽtĂ©, le gĂ©nĂ©ral Cartaux, avec les reprĂ©sentants du peuple, Albitte, Gaspa- rin et Salicetty, se porta sur le Beausset, et observa les gorges d’Ollioules, dont l’ennemi Ă©tait maĂźtre. Les coalisĂ©s Anglais, Espagnols, Napolitains , Sardes , etc. , accourus de partout , Ă©taient non-seulement en possession delĂ  place, mais encore des dĂ©filĂ©s et avenues, Ă  deux lieues de la ville. Le 10 septembre , le gĂ©nĂ©ral Cartaux attaqua I MÉMOIRES DK N \ POl-KOJN. les. gorges d’Ollioules, et s’en empara ses avant- postes arrivĂšrent Ă  la vue de Toulon et de la mer ; on s’empara de Sixfours ; on rĂ©arma le petit port de Nazer. La division du gĂ©nĂ©ral Cartaux n’était que de 7 Ă  8,000 hommes, et elle ne pouvait avoir de communications directes avec celle de l’armĂ©e d’Italie , commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Lapoype s’en trouvant sĂ©parĂ©e par les montagnes du Pharaon, elle ne pouvait communiquer que trĂšs en arriĂ©re. L’armĂ©e de Cartaux, Ă  droite, et celle de Lapoype, Ă  gauche , n’avaient donc rien de commun les postes mĂȘmes ne pouvaient pas s’apercevoir. § IV- De grandes discussions eurent lieu sur la conduite du siĂšge. La principale attaque devait- elle se faire par la gauche ou bien par la droite? La gauche Ă©tait arrĂȘtĂ©e par les forts Pharaon et la Malgue ce dernier est un des forts construits avec le plus de soin que nous ayons dans aucune de nos places fortes. La droite n’avait Ă  prendre que. le fort Malbosquet qui est plutĂŽt un ouvrage de campagne qu’un ouvrage permanent, mais qui lire une certaine force de sa situation. MaĂźtre de ce fort, on arrivait jusqu’aux remparts de la ville; ainsi il n’était pas SIKGK TK TOULON. I I douteux que la vĂ©ritable attaque 11e dĂ»t avoir lieu par la droite. C’est aussi sur ce point que furent dirigĂ©s tous les renforts envoyĂ©s de l’intĂ©rieur. Douze Ă  quinze jours aprĂšs la prise des gorges d’Ollioules, NapolĂ©on, alors chef de bataillon d’artillerie, vint de Paris , envoyĂ© par le comitĂ© de salut public, pour commander l’artillerie du siĂšge. La rĂ©volution avait portĂ© au grade supĂ©rieur de l’artillerie les sous-officiers et les lieutenants en troisiĂšme. Un grand nombre d’entre eux Ă©taient susceptibles de faire de bons gĂ©nĂ©raux dans cette arme; mais beaucoup n’avaient ni la capacitĂ©, ni les connaissances nĂ©ces- saii'es pour remplir les grades Ă©levĂ©s oĂč l’anciennetĂ© et l’esprit du temps, seulement, les avaient placĂ©s. A son arrivĂ©e, NapolĂ©on trouva le quartier gĂ©nĂ©ral au Beausset; on s’occupait des prĂ©paratifs Ă  faire pour brĂ»ler l’escadre coalisĂ©e dans la rade de Toulon. Le lendemain , le commandant de l’artillerie alla, avec le gĂ©nĂ©ral en chef, visiter les batteries. Quel fut son Ă©tonnement de trouver une batterie de six piĂšces de vingt-quatre, placĂ©e Ă  un quart de lieue des gorges d’Ollioules, Ă  trois portĂ©es de distance des bĂątiments anglais, et Ă  deux du rivage; et tous les volontaires de la CĂŽte-d’Or et les soldats du rĂ©giment de Bourgogne occupĂ©s Ă  faire 12 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. rougir les boulets dans toutes les bastides i ! Il tĂ©moigna son mĂ©contentement au commandant de la batterie, qui s’excusa sur ce qu’il n’avait fait qu’obĂ©ir aux ordres de l’état-major. Le premier soin du commandant de l’artillerie fut d’appeler prĂšs de lui un grand nombre d’officiers de cette arme, que les circonstances de la rĂ©volution avaient Ă©loignĂ©s. Au bout de six semaines, il Ă©tait parvenu Ă  rĂ©unir, Ă  former et Ă  approvisionner un parc de deux cents bouches Ă  feu. Le colonel Gassendi fut mis Ă  la tĂȘte de l’arsenal de construction de Marseille. Les batteries furent avancĂ©es et placĂ©es sur les points les plus avantageux du rivage leur effet fut tel que de gros bĂątiments ennemis furent dĂ©mĂątĂ©s, des bĂątiments lĂ©gers coulĂ©s, et les Anglais contraints de s’éloigner de cette partie de la rade. Pendant que l’équipage de siĂšge se complet- tait, l’armĂ©e se grossissait. Le comitĂ© de salut public envoya des plans et des instructions relatifs Ă  la conduite du siĂšge. Ils avaient Ă©tĂ© rĂ©digĂ©s au comitĂ© des fortifications par le gĂ©nĂ©ral du gĂ©nie d’Arçon, officier d’un grand mĂ©rite. Le chef de bataillon, Marescot, et plusieurs brigades d’officiers du gĂ©nie arrivĂšrent. Tout paraissait prĂȘt pour commencer. Un i Nom qu'on donne, dans le midi, ans. maisons de campagne. SIÈGE DE TOULON. l3 conseil fut rĂ©uni sous la prĂ©sidence de Gaspa- rin, reprĂ©sentant, homme sage, Ă©clairĂ©, et qui avait servi. On y lut les instructions envoyĂ©es de Paris; elles indiquaient, en grand dĂ©tail, toutes les opĂ©rations Ă  faire pour se rendre maĂźtre de Toulon, par un siĂšge en rĂšgle. Le commandant d’artillerie qui, depuis un mois, avait reconnu exactement le terrain, qui en connaissait parfaitement tous les dĂ©tails , proposa le plan d’attaque auquel on dut Toulon. Tl regardait toutes les propositions du comitĂ© des fortifications , comme inutiles d’aprĂšs les circonstances oĂč l’on se trouvait il pensait qu’un siĂšge en rĂšgle n’était pas nĂ©cessaire. En effet, en supposant qu’il y eĂ»t un emplacement tel, qu’en y plaçant quinze Ă  vingt mortiers, trente Ă  quarante piĂšces de canon , et des grils Ă  boulets rouges, l’on pĂ»t battre tous les points de la petite et de la grande rade, il Ă©tait Ă©vident que l’escadre combinĂ©e abandonnerait ces rades; et dĂšs-lors la garnison serait bloquĂ©e, ne pouvant communiquer avec l’escadre qui serait dans la haute mer. Dans cette hypothĂšse , le commandant d’artillerie mettait en principe que les coalisĂ©s prĂ©fĂ©reraient retirer la garnison , brĂ»ler les vaisseaux français, les Ă©tablissements, plutĂŽt que de laisser dans la place iĂŽ Ă  a0,000 hommes I L\ MÉMOIKKS DK NAPOLÉON. qui, lot ou tard, seraient pris sans pouvoir alors rien dĂ©truire, afin de se mĂ©nager une capitulation. Enfin, il dĂ©clara que ce n’était pas contre la place qu'il fallait marcher, mais bien qu’il fallait marcher Ă  la position supposĂ©e ; que cette position existait Ă  l’extrĂ©mitĂ© du promontoire de Balagnier et de l’Éguillette ; que, depuis un mois qu’il avait reconnu ce point, il l’avait, indiquĂ© au gĂ©nĂ©ral en chef, en lui disant qu’en l’occupant avec trois bataillons, il aurait Toulon en quatre jours ; que, depuis ce temps, les Anglais en avaient si bien senti l’importance, qu’ils y avaient dĂ©barquĂ© 4,ooo hommes, avaient coupĂ© tous les bois qui couronnaient le promontoire du Cair qui domine toute la position, et avaient employĂ© toutes les ressources de Toulon, les forçats mĂȘme, pour s’y retrancher; ils en avaient fait, ainsi qu’ils l’appelaient, un petit Gibraltar; que ce qui pouvait ĂȘtre occupĂ© sans combat, il y a un mois , exigeait actuellement une attaque sĂ©rieuse; qu’il ne fallait point en risquer une, de vive force, mais Ă©tablir en batterie des piĂšces de vingt-quatre, et des mortiers, afin de briser les Ă©paulements qui Ă©taient en bois, rompre les palissades, ; çt couvrir de bombes l’intĂ©rieur du fort; qĂč’alors, aprĂšs un feu trĂšs-vif, peu- \ i5 SIÈGE DF. dant Quarante-huit heures, des troupes d’élite s’empareraient dĂ© l’ouvrage ; que deux jours aprĂšs la prise de ce fort, Toulon serait Ă  la rĂ©publique. Ce plan d’attaque fut longuement discutĂ© , mais les officiers du gĂ©nie, prĂ©sents au conseil, ayant Ă©mis l’avis que le projet du commandant d’artillerie Ă©tait un prĂ©liminaire nĂ©cessaire aux siĂšges en rĂšgle > le premier principe de tout siĂšge Ă©tant de bloquer Ă©troitement la place, les opinions devinrent unanimes. § v. Les ennemis construisirent deux redoutes sur les deux mamelons qui dominent immĂ©diatement, l’un l’Éguillette, l’autre Balaguier. Ces deux redoutes flanquaient le petit Gibraltar, et battaient les deux revers du promontoire. En consĂ©quence du plan adoptĂ©, les Français Ă©levĂšrent cinq ou six batteries contre le petit Gibraltar, et construisirent des plates- formes pour une quinzaine de mortiers. On avait Ă©levĂ© une batterie de huit piĂšces de vingt- quatre , et de quatre mortiers contre le fort Malbosquet ce travail avait Ă©tĂ© fait dans un grand secret ; les ouvriers avaient Ă©tĂ© couverts par des oliviers qui en dĂ©robaient la con- l6 MÉMOIRES IE NAPOLÉON, naissance aux ennemis. On ne devait dĂ©masquer cette batterie qu’au moment de marcher contre te petit Gibraltar ; mais, le ao novembre, des reprĂ©sentants du peuple allĂšrent la visiter. Les canonniers leur dirent qu’elle Ă©tait terminĂ©e depuis huit jours, et qu’on ne s’en servait pas , quoiqu’elle dĂ»t faire un bon effet. Sans autre explication, les reprĂ©sentants'ordonnent de commencer le feu, et aussitĂŽt les canonniers pleins de joie font un feu roulant. Le gĂ©nĂ©ral O’Hara, qui commandait l’armĂ©e combinĂ©e dans Toulon, fut Ă©trangement surpris de l’établissement d’une batterie si considĂ©rable, prĂšs d’un fort de l’importance de Malbosquet, et il donna des ordres pour faire une sortie Ă  la pointe du jour. La batterie Ă©tait placĂ©e au centre de la gauche de l’armĂ©e; les troupes, dans cette partie, montaient Ă  environ 6,000 hommes elles occupaient la ligne du fort Rouge au Malbosquet, et Ă©taient disposĂ©es de maniĂšre Ă  empĂȘcher toute communication individuelle; mais trop dissĂ©minĂ©es partout , elles ne pouvaient faire de rĂ©sistance nulle part. Une heure avant le jour, le gĂ©nĂ©ral O’Hara sort de la place avec 6,000 hommes ; il ne rencontre pas d’obstacle, ses tirailleurs seulement Sl iĂŻGK DE TOULON. 1 7 sont engagĂ©s, et les piĂšces de la batterie sont enclonĂ©es. La gĂ©nĂ©rale bat au quartier-gĂ©nĂ©ral ; Dugoni- mier s’empresse de rallier ses troupes eu mĂȘme temps, le commandant de l’artillerie se rend sur un mamelon, en arriĂšre de la batterie, et sur lequel il avait Ă©tabli un dĂ©pĂŽt de munitions. La communication de ce mamelon avec la batterie Ă©tait assurĂ©e au moyen d’un boyau qui supplĂ©ait Ă  la tranchĂ©e. De lĂ  voyant que les ennemis s’étaient formĂ©s Ă  la droite et Ă  la gauche de la batterie, il conçut l’idĂ©e de conduire, par le boyau, un bataillon qui Ă©tait prĂšs de lui. En effet, il dĂ©bouche, par ce moyen, sans ĂȘtre vu, au milieu des broussailles, prĂšs de la batterie, et fait aussitĂŽt feu sur les Anglais. Ceux-ci sont tellement surpris qu’ils croient que ce sont les troupes de leur droite qui se trompent et qui tirent sur celles de leur gauche. Le gĂ©nĂ©ral O’hara lui-mĂȘme s’avance vers les Français, pour faire cesser cette erreur aussitĂŽt il est blessĂ© d’un coup de fusil Ă  la main. Un sergent le saisit et l’entraĂźne prison- nier dans ce boyau ; de sorte que le gĂ©nĂ©ral en chef anglais disparaĂźt, sans que les troupes anglaises sachent ce qu’il est devenu. Pendant ce temps, Dugommier, avec les troupes qu’il avait ralliĂ©es, s’était placĂ© entre la MĂ©moires _ Tome 1. a l8 MÉMOIRES DF NAPOLEON. ville et la batterie ce mouvement acheva Ăźle dĂ©concerter les ennemis qui firent Ă  l’instant leur retraite. Ils furent poussĂ©s vivement jusqu’aux portes de la place oĂč ils rentrĂšrent dans la plus grande confusion, et sans savoir en- , core le sort de leur gĂ©nĂ©ral en chef. Dugommier fut lĂ©gĂšrement blessĂ© dans cette affaire. Un bataillon de volontaires de l’IsĂšre s’y distingua. Le gĂ©nĂ©ral Cartaux avait commencĂ© le siĂšge ; mais le comitĂ© de salut public s’était vu obligĂ© de lui ĂŽter ce commandement. Cet homme qui, de peintre,Ă©tait devenu adjudant dans les troupes parisiennes , avait ensuite Ă©tĂ© employĂ© Ă  l’armĂ©e; ayant Ă©tĂ© heureux contre les Marseillais, les dĂ©putĂ©s de la montagne l’avaient fait nommer dans le mĂȘme jour gĂ©nĂ©ral de brigadĂ© et gĂ©nĂ©ral de division. Il Ă©tait trĂšs-ignorant, nullement militaire ; du reste il n’était pas mĂ©chant et n’avait point fait de mal Ă  Marseille, lors de la prise de cette ville. Le gĂ©nĂ©ral Doppet avait succĂ©dĂ© Ă  Cartaux il Ă©Wit savoyard, mĂ©decin et mĂ©chant; son esprit ne se fondait que sur des considĂ©rations. Il Ă©tait ennemi dĂ©clarĂ© de tout ce qui avait des talents. Il n’avait aucune idĂ©e de la guerre, et n’était rien moins que brave. Cependant ce Doppet, par un singulier hasard, faillit prendre Toulon, /8 heures aprĂšs son arrivĂ©e Un ba- SlÈGL JK TOULON. IQ taillon le la CĂŽte-d’Or et un bataillon du rĂ©giment de Bourgogne Ă©tant de tranchĂ©e contre le petit Gibraltar, eurent un homme pris par une compagnie espagnole de garde Ă  la redoute; ils le virent maltraiter, bĂątonner, et en mĂȘme temps les Espagnols les insultĂšrent par des cris et par des gestes indĂ©cents. Furieux , les Français courent aux armes; ils engagent une vive fusillade et marchent contre la redoute. Le commandant d’artillerie se rend aussitĂŽt chez le gĂ©nĂ©ral en chef qui ignorait lui-mĂȘine ce que c’était; ils vont au galop sur le terrain, et lĂ , voyant ce qui se passait, NapolĂ©on engagea le gĂ©nĂ©ral Ă  appuyer cette attaque, attendu qu’ils n’en coĂ»terait pas plus de marcher en avant que de se retirer. Le gĂ©nĂ©ral ordonna donc que toutes les rĂ©serves se missent en mouvement tout s’ébranla, NapolĂ©on marcha Ă  la tĂšte ; malheureusement un aide-de-camp est tuĂ© aux cĂŽtĂ©s du gĂ©nĂ©ral en chef. La peur s’empare du gĂ©nĂ©ral, il fait battre la retraite sur tous les points, et rappelle ses troupes au moment oĂč les grenadiers, aprĂšs avoir repoussĂ© les tirailleurs ennemis , parvenaient Ă  la gorge de lfi redoute et allaient s’en rendre maĂźtres. Les soldats turent indignĂ©s; ils se plaignirent qu’on leur envoyait des mĂ©decins pour les 20 iWlĂźJVTOIRES lK NAl»OLlÂŁON. commander. Le comitĂ© de salut public rappela Doppet et sentit enfin la nĂ©cessitĂ© d’y en voyer un militaire; il envoya Dugommier, officier de 5o ans de service, couvert de blessures et brave comme son Ă©pĂ©e. L’ennemi recevait tous les jours des renforts dans la place le public voyait avec peine la direction des travaux du siĂšge. On ne concevait pas pourquoi tous les efforts se portaient contre le petit Gibraltar, tout l’opposĂ© de la place. On n’ert est encore qu’à assiĂ©ger un fort qui n’entre pas dans le systĂšme permanent de la dĂ©fense de la place, disait-on dans tout le pays, ensuite il faudra prendre Malbosquet et ouvrir la tranchĂ©e contre la ville. Toutes les sociĂ©tĂ©s populaires faisaient dĂ©nonciations sur dĂ©nonciations Ă  ce sujet. La Provence se plaignit de la longueur du siĂšge. La disette s’y faisait vivement sentir; elle devint mĂȘme telle qu’ayant perdu l’espoir de la prompte reddition de Toulon, FrĂ©ron et Barras, saisis de terreur, Ă©crivirent de Marseille , Ă  la convention, pour l’engager Ă  dĂ©libĂ©rer , s’il ne vaudrait pas mieux que l’annĂ©e levĂąt le siĂšge et repassĂąt la Durance, manƓuvre qui avait Ă©tĂ© faite par François 1 er , lors de l’invasion de Charles-Quint. Il se retira derriĂšre la Durance; l’ennemi ravagea la Pro- SIÈGE DE TOULON. 21 vcnce;et, quand la famine força ee dernier Ă  la retraite, il le fil attaquer vigoureusement. Les reprĂ©sentants disaient qu’en Ă©vacuant la Provence, les Anglais seraient obligĂ©s de la nourrir, et qu’aprĂšs la rĂ©colte on reprendrait avantageusement l’offensive avec une annĂ©e bien entiĂšre et bien reposĂ©e. C’était mĂȘme indispen- sable, disaient-ils car enfin y aprĂšs quatre mois, Toulon 11’est pas encore attaquĂ©; et l’ennemi recevant toujours des renforts, il est Ă  craindre que nous ne soyons obligĂ©s de luire prĂ©cipitamment, et en dĂ©route, ce que nous pouvons en ce moment opĂ©rer en rĂšgle et avec ordre. » Mais peu de jours aprĂšs que la lettre fut parvenue Ă  la convention , Toulon fut pris. Elle lut alors dĂ©savouĂ©e par ces reprĂ©sentants comme apocryphe. Ce fut Ă  tort; car cette*lettre Ă©tait vraie et donnait une juste idĂ©e de l’opinion que l’on avait de la mauvaise issue du siĂšge, et des embarras qui existaient en Provence. Du- gommier s’était dĂ©cidĂ© Ă  faire une attaque dĂ©cisive sut le petit Gibraltar. Le commandant de l’artillerie y fit jeter 7 Ă  8,000 bombes, pendant qu’une trentaine de piĂšces de 24 en rasaient la dĂ©fense. Le 18 dĂ©cembre, Ă  quatre heures du soir, les troupes s’ébranlent de leurs camps et se diri- na MÉMOIKES DE JVAPOCÉOJX. gent sur le village de la Seine; le projet Ă©tait d’attaquer Ă  minuit, afin d’éviter le feu du fort et des redoutes intermĂ©diaires. Au moment oĂč tout est prĂȘt, les reprĂ©sentants du peuple convoquent un conseil pour dĂ©libĂ©rer s’il faut attaquer ou non soit qu’ils craignissent l’issue de cette attaque, et voulussent en rejeter toute la responsabilitĂ© sur le gĂ©nĂ©ral Dugommier; soit qu’ils se fussent laissĂ©s gagner par les raisons de beaucoup d’officiers qui jugeaient cette entreprise impossible , surtout par le temps affreux qu’il faisait, la pluie tombait par torrents. Dugommier et le commandant d’artillerie se rient de ces craintes deux colonnes sont formĂ©es, et l’on marche Ă  l’ennemi. LeS coalisĂ©s, pour Ă©viter l’effet des bombes et des boulets qui foudroyaient le fort, avaient l’habitude’de se tenir Ă  une certaine distance en arriĂšre. Les Français espĂ©raient arriver aux ouvrages avant eux; mais les ennemis avaient Ă©tabli en avant du fort une nombreuse ligne de tirailleurs, et la fusillade s’étant engagĂ©e au pied mĂȘme de la mĂŽhtagne, les troupes accoururent Ă  la dĂ©fense du fort, dont le feu devint des plus vifs. La mitraille pleuvait partout. Enfin, aprĂšs une attaque extrĂȘmement chaude, Dugominier qui, selon sĂ  coutume, marchait Ă  la tĂšte de la i re colonne, fut obligĂ© de cĂ©der. DĂ©solĂ©, il s’écrie , Je suis perdu. S1KGJL Uli TOULON. 23 Fn effet, dans ces temps, il fallait des succĂšs lechafaud attendait le gĂ©nĂ©ral malheureux. Cependant la canonnade et la fusillade duraient toujours. Muiron, capitaine d’artillerie, jeune homme plein de bravoure et de moyens, et qui Ă©tait l’adjoint du commandant d’artillerie, est dĂ©tachĂ© avec un bataillon de chasseurs et soutenu par la i e colonne qui le suit Ă  portĂ©e de fusil. Il connaissait parfaitement la position, et il profita si bien des sinuositĂ©s du terrain, qu’il gravit la montagne avec sa troupe, sans presque Ă©prouver de perte il dĂ©bouche au pied du fort, s’élance par une embrasure ; son bataillon le suit, et le fort est pris! Tous les canonniers anglais ou espagnols sont tuĂ©s sur leurs piĂšces, et Muiron est blessĂ© griĂšvement d’un coup de pique par un Anglais. MaĂźtres du fort, les Français tournent aussitĂŽt les piĂšces contre l’ennemi. Dugommier Ă©tait dĂ©jĂ  depuis trois heures dans la redoute, lorsque les reprĂ©sentants du peuple vinrent, le sabre Ă  la main, combler d Ă©loges les troupes qui l’occupaient. Ceci dĂ©- rcient positivement les relations du temps, qui, ^ tort, disent que les reprĂ©sentants marchaient Ă  la tĂȘte des colonnes. A la pointe du jour, on marcha sur BalagnĂźer et rFguillette. Les ennemis avaient dĂ©jĂ  Ă©vacuĂ© l[± MÉMOIRES DE NAPOLEON. ces deux positions. Les piĂšces de 24 et les mortiers furent mis en mouvement, pour armer ces batteries d’oĂč l’on espĂ©rait canonner la flotte combinĂ©e avant midi ; mais le commandant d’artillerie jugea impossible de s’y Ă©tablir. Elles Ă©taient en pierre, et les ingĂ©nieurs qui les avaient construites avaient commis la faute de placer Ă  leur gorge une grosse tour en maçonnerie, si prĂšs des plates-formes que tous les boulets qui l’auraient frappĂ©e seraient retombĂ©s sur les canonniers ainsi que les Ă©clats et les dĂ©bris. On plaça des bouches Ă  feu sur les hauteurs, derriĂšre les batteries. Elles ne purent commencer leur feu que le lendemain; mais l’amiral Anglais Hood n’eut pas plutĂŽt vu les Français maĂźtres de ces positions, qu’il fit le signal de lever l’ancre et de quitter les rades. Cet amiral se rendit Ă  Toulon, pour faire connaĂźtre qu’il ne fallait pas perdre un moment et gagner au plutĂŽt la haute mer. Le temps Ă©tait sombre, couvert de nuages, et tout annonçait l’arrivĂ©e prochaine du vent d’Olliibech, terrible dans cette saison. Le conseil des coalisĂ©s se rĂ©unit aussitĂŽt, et, aprĂšs une mĂ»re dĂ©libĂ©ration, les membres tombĂšrent d’accord que Toulon n’était plus tenable. On se hĂąta de prendre toutes les mesures, tant pour rembarquement que pour brĂ»ler oii couler les vaisseaux fran- SIÈGE UE TOULON. l5 çais qu’on ne pouvait pas emmener, et incendier les Ă©tablissements de la marine. Enfin, on prĂ©vint les habitants que tous ceux qui voudraient quitter la ville pourraient s’embarquer Ă  bord des flottes anglaise et espagnole. A l’annonce de ce dĂ©sastre, on se peindrait difficilement l’étonnement, la confusion, le dĂ©sordre de la garnison et de cette malheureuse population, qui, peu d’heures auparavant, en considĂ©rant la grande distance oĂč les assiĂ©geants Ă©taient de la place, le peu de progrĂšs du siĂšge depuis quatre mois, et l’arrivĂ©e prochaine des renforts, s’attendaient Ă  faire lever le siĂšge et mĂȘme Ă  envahir la Provence. Dans la nuit les Anglais firent sauter le fort PonĂ© ; une heure aprĂšs, on vit en feu une partie de l’escadre française ; neuf vaisseaux de 7/4 quatre frĂ©gates ou corvettes devinrent la proie des flammes. Le tourbillon de flammes et de fumĂ©e qui sortait de l’arsenal, ressemblait Ă  l’éruption d’un volcan , et les treize vaisseaux qui brĂ»laient dans la rade, Ă  treize magnifiques feux d’arti- Le feu dessinait les mĂąts et la forme des vaisseaux j il dura plusieurs heures et prĂ©sentait un spectacle unique. Les Français avaient I ame dĂ©chirĂ©e en voyant sc consumer, en si peu de temps, d’aussi grandes ressources et tant de MÉMOIRES DK NAPOLÉON. 26 richesses. Ou craignit un instant que les Anglais ne fissent sauter le fort la Malgue. Il parait qu’ils n’en ont point eu le temps. Le commandant de l’artillerie se rendit Ă  Malbosquet. Ce fort Ă©tait dĂ©jĂ  Ă©vacuĂ©. Il fit venir l’artillerie de campagne, pour balayer sur-le-champ les remparts de la place, et accroĂźtre le dĂ©sordre en jetant des obus sur le port, jusqu’à ce que les mortiers qui arrivaient sur leurs caissons, fussent mis en batterie et pussent envoyer des bombes dans la mĂȘme direction. Le gĂ©nĂ©ral Lapoype, de son cĂŽtĂ©, se porta contre le fort Pharaon que l’ennemi Ă©vacuait, et s’en empara. Pendant tout ce temps les batteries de l’Éguillette et de Balagnier ne cessaient de faire un leu des plus vifs sur la rade. Plusieurs vaisseaux anglais Ă©prouvĂšrent de notables avaries, et un assez grand nombre d’embarcations chargĂ©es de troupes furent coulĂ©es. Les batteries tirĂšrent toute la nuit, et Ă  la pointe du jour on distingua la flotte anglaise hors la rade. Sur les neuf heures du matin, il s’éleva un trĂšs-grand vent d’Olliibech; les vaisseaux anglais furent obligĂ©s de chercher un refuge aux iles d’HyĂšres. Plusieurs milliers de familles toulonnaises avaient suivi les Anglais, de sorte que les SIÈGE DE TOULON. 'J-'] tribunaux rĂ©volutionnaires ne trouvĂšrent que peu de coupables dans la ville tous les principaux en Ă©taient partis. NĂ©anmoins, dans la premiĂšre quinzaine, plus de cent malheureux furent fusillĂ©s. Depuis, des ordres de la convention arrivĂšrent pour dĂ©molir les maisons de Toulon ; l’absurditĂ© de cette mesure n’en arrĂȘta pas l’exĂ©cution on en dĂ©molit plusieurs qu’on fut obligĂ© de rebĂątir aprĂšs. Pendant le siĂšge de Toulon , l’armĂ©e d’Italie avait Ă©tĂ© attaquĂ©e sur le Var. Les PiĂ©montais avaient voulu essayer d’entrer en Provence ils s’étaient approchĂ©s d’Entrevaux ; mais, ayant Ă©tĂ© battus Ă  Gillette, ils se mirent en retraite et rentrĂšrent dans leurs lignes. La nouvelle de la prise de Toulon fit d’autant plus d’effet en Provence et dans toute la France, qu’elle Ă©tait inattendue et presque inespĂ©rĂ©e. Ce fut lĂ  que commença la rĂ©putation de NapolĂ©on. 11 fut alors fait gĂ©nĂ©ral de brigade d’artillerie, et nommĂ© au commandement de cette arme Ă  l’armĂ©e d’Italie. Le gĂ©nĂ©ral Dugommier v enait d’ĂȘtre nommĂ© commandant en chef de 1 armĂ©e des PyrĂ©nĂ©es-Orientales. 28 MÉMOIRES lE NAPOLÉON. § VI. Avant de se rendre Ă  l’armĂ©e d’Italie, NapolĂ©on arma les cĂŽtes de la Provence et les Ăźles d’HyĂšres, aussitĂŽt aprĂšs leur Ă©vacuation p*r les Anglais. On n’a en France aucun principe fixe sur l’armement des cĂŽtes. Ce qui donne lieu Ă  des discussions perpĂ©tuelles, entre les officiers d’artillerie et les autoritĂ©s locales ; celles-ci en voudraient partout, les officiers d’artillerie en voudraient trop peu. Il ri’y a pas de rĂšgles certaines sur le tracĂ© des batteries de cĂŽtes. On Ă©tablit des magasins Ă  poudre et des corps-de-garde dans de mauvaises positions; ils sont souvent mal construits, quoique coĂ»tant beaucoup, exigent de frĂ©quentes rĂ©parations, sont inutiles Ă  la dĂ©fense, et ne durent qu’une ou deux campagnes. On construit des fourneaux Ă  reverbĂšre, on Ă©tablit des grils Ă  rougir les boulets, sans discernement ; on les place dans des positions oĂč, pendant le feu, il est impossible aux canonniers de les approcher sans danger, etc., etc. On doit distinguer trois espĂšces de batteries de cĂŽtes, savoir i° celles destinĂ©es Ă  dĂ©fendre l’entrĂ©e d’un grand port et Ă  protĂ©ger des escadres de guerre ; SIÈGE DE 29 Celles destinĂ©es Ă  protĂ©ger l’entrĂ©e d’un port marchand, des rades, des mouillages et l’arrivage des convois marchands; 3 ° Celles Ă©tablies sur les extrĂ©mitĂ©s des promontoires pour favoriser le cabotage et dĂ©fendre un dĂ©barquement sur une plage. Les batteries de la premiĂšre classe doivent ĂȘtre armĂ©es d’un grand nombre de bouches Ă  feu. Elles doivent avoir leur gorge fermĂ©e par une tour i cr modĂšle, capable de contenir sur sa plate-forme quatre piĂšces de campagne, on caronades de vingt-quatre ; et dans son intĂ©rieur, un logement pour 60 hommes, et les vivres nĂ©cessaires pour douze Ă  quinze jours, ainsi que l’approvisionnement en poudre pour les bouches Ă  feu. De semblables tours ont Ă©lĂ© construites pour soixante mille francs; et, comme on le voit, elles remplacent le magasin Ă  poudre, le corps-de-garde, et le magasin des vivres. 11 y a donc Ă©conomie. Les batteries dĂ©fendues par de pareilles tours se trouvent Ă  l’abri d’un coup de main, et ne craignent point un dĂ©barquement de plusieurs milliers d’hommes qui les auraient tournĂ©es. Ces batteries doivent avoir un fourneau ou un gril Ă  rougir les boulets mais ce fourneau ou ce gril ne doivent point ĂȘtre placĂ©s au centre de la batterie et en arriĂšre des plates- formes; ea r c ’est que frappent tous les pro- 3o MÉMOIRES UE NAPOLÉON, jeotiles ennemis. Il faut placer les fourneaux Ă  reverbĂšre ou les grils contre l’épaulenient, en augmentant Ă  cet effet la ligne de la batterie dans cette position on est Ă  l’abri des boulets ennemis, et l’on peut faire le service avec sĂ»retĂ©. Le service du tir Ă  boulets rouges est par lui-mĂȘme dangereux, pĂ©nible et difficile; les canonniers y rĂ©pugnent tant, que pour peu qu’il y ait encore d’autres dangers, ils y renoncent et ne tirent qu’ froids. La tour Ă  la gorge doit ĂȘtre Ă©loignĂ©e de trente Ă  quarante toises au moins des plates-formes, afin que les Ă©clats et les boulets qui la frappent, ne retombent pas sur la plate-forme. Les batteries de la deuxiĂšme espĂšce doivent, comme celles de la premiĂšre, avoir Ă  leur gorge une tour en maçonnerie a e modĂšle, ne contenant sur la plate-forme que deux piĂšces de campagne ou caronades de dix-huit, et ayant dans son intĂ©rieur des magasins et des logements pour 2 D Ă  3o hommes. On en a construit pour 4o,ooo francs. Les batteries de la seconde espĂšce n’ont pas besoin d’ĂȘtre armĂ©es de beaucoup de bouches Ă  feu. Elles sont rarement susceptibles d’ĂȘtre attaquĂ©es. Quelque intĂ©rĂȘt que l’ennemi ait Ă  les prendre, il n’emploiera jamais autant de moyens ni autant d’opiniĂątretĂ© que pour prendre des bĂątiments de guerre. SIÈGE 1E TOIJEOK. 3l Enfin, les batteries de la troisiĂšme classe doivent ĂȘtre armĂ©es de peu de piĂšces. Dans de semblables batteries , un gril est inutile ; car aucun bĂątiment ne viendra s’exposer assez long-temps Ă  son feu, pour que l’on puisse en faire usage une tour Ă  la gorge est nĂ©cessaire comme aux deux premiĂšres classes; mais moins grande, et de troisiĂšme modĂšle, n’ayant qu’un canon ou caronade de douze sur la plate-forme. Une pareille tour peut rĂ©sister Ă  toute attaque de vive force; on en a fait pour 6,000 francs; elles remplacent, comme les autres, le magasin Ă  poudre, le corps-de-garde, et ces tours de troisiĂšme espĂšce n’ont ni contre-coupe ni chemin couvert. Lorsque ce systĂšme sera Ă©tabli sur toutes les cĂŽtes de l’empire, il 11’y aura plus de discussions Ă  chaque guerre sur la nature de l’armement. En temps de paix, on opĂ©rera un prompt dĂ©sarmement en entrant les affĂ»ts dans les tours; ce qui Ă©vitera des frais considĂ©rables de transport. On a l’habitude aujourd’hui de ramener les affĂ»ts dans les arsenaux. D’aprĂšs la nouvelle mĂ©thode, le rĂ©armement peut ĂȘtre aussi rapide que les besoins peuvent l’exiger. C’est faute de classer ainsi les batteries de cĂŽtes d’aprĂšs leur but, que l’on voit des batte- MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 32 ries de cinq Ă  six piĂšces pour protĂ©ger le cabotage; on en .voit d’autres destinĂ©es Ă  protĂ©ger le mouillage accidentel de bĂątiments marchands, armĂ©es comme s’il Ă©tait question de protĂ©ger une escadre de guerre. La premiĂšre dĂ©pense de l’armement des cĂŽtes, d’aprĂšs ces principes, serait compensĂ©e bien au- delĂ  par l’économie qui en rĂ©sulterait, tant par la durĂ©e des affĂ»ts qui en serait beaucoup augmentĂ©e, que par la non-construction et l’entretien des magasins Ă  poudre et des corps-de- garde. L’artillerie a construit les affĂ»ts de cĂŽtes de maniĂšre Ă  ne pouvoir tirer que sous l’angle de 17 0 ; elle a eu raison. Il ne fallait pas mettre les canonniers Ă  mĂȘme de tirer trop loin, ce qui abĂźme l’affĂ»t sans produire un grand effet. Cela a constamment donnĂ© lieu Ă  des rĂ©clamations qui ont jetĂ© l’alarme ; c’est Ă  cela qu’on doit la plupart des plaintes contre la poudre, la portĂ©e de nos piĂšces, etc. Les boulets des vaisseaux arrivaient, et les nĂŽtres 11’arrivaient pas aux vaisseaux. Mais cela vient de ce que les canons des vaisseaux peuvent tirer sur les affĂ»ts marins Ă  a5°. Cet angle, combinĂ© avec celui que donne souvent la bande des bĂątiments, en produit quelquefois un de 3o Ă  /jo n . Le gĂ©nĂ©ral- d’artillerie, chargĂ© de rĂ©armer les SliiGIi DE TOULON. 33 cĂŽtes de la MĂ©diterranĂ©e, voyant que les officiers d’artillerie Ă©taient dĂ©noncĂ©s partout, parce que les boulets français n’allaient pas si loin que ceux des Anglais, prit le parti de faire disposer quelques affĂ»ts de cĂŽte pour tirer Ă  /3° ; de sorte que s’il arrivait une dĂ©nonciation , on prouvait, Ă  l’instant, que la poudre et la portĂ©e des boulets Ă©taient aussi bonnes que celles des Anglais. Mais ces affĂ»ts, ainsi disposĂ©s, sont bien plutĂŽt hors de service que ceux qui tirent Ă  17 0 . Il n’en faut faire usage que dans les batteries qui dĂ©fendent des mouillages Ă©loignĂ©s de plus de 1,5oo toises. Un vaisseau ne mouille jamais lĂ  oĂč il peut tomber des boulets Ă  son bord. Les mortiers que M. de Gribeauval a fait couler, n’ont qu’une faible portĂ©e , parce qu’on la trouvait suffisante pour bombarder les places, et qu’avec une plus grande portĂ©e le tir devient trop incertain. 11 se prĂ©sente pourtant des circonstance* oĂč les mortiers Ă  grande portĂ©e sont utiles. La rade d’IIyĂšres , par exemple, a un mouillage Ă©loignĂ© de 1,800 toises de la cĂŽte, et est par consĂ©quent hors de portĂ©e des piĂšces sur affĂ»ts de cĂŽte ordinaire , des mortiers Ă  la Gomer, et de ceux de dix pouces. L’ennemi a donc pu impunĂ©ment mouiller dans cette rade sans y ĂȘtre inquiĂ©tĂ©; mais , aussitĂŽt qu’on eut placĂ© aux balte- MĂšmoires—Tome 1 . 3 34 MÉMOIRES DE NAPOLÉOK. ries quelques piĂšces de il\ ou de 3G sur affĂ»t, Ă  43°, et des mortiers Ă  la Villantroys, ou de ceux de SĂ©ville qui envoient des bombes Ă  deux mille cinq cents et trois mille toises, les ennemis cessĂšrent de mouiller dans cette rade. Il en est de mĂȘme du golfe de la Spezzia ; les ennemis pourraient, sans rien craindre, mouiller au milieu de ce golfe, si les batteries des cĂŽtes n’étaient pas armĂ©es ainsi qu’on vient de l’indiquer. Ces principes ont reçu, depuis, les plus grands dĂ©veloppements, et ont Ă©tĂ© appliquĂ©s en grand , principalement pour dĂ©fendre de grandes riviĂšres, comme l’Escaut, la Gironde, les rades foraines de Brest, de l’üle d’Aix, etc. Ces principes ne sont point contraires Ă  ceux de l’artillerie de M. de Gribeauval; car il sera toujours vrai que l’artillerie est de mauvais service, quand elle tire trop loin; elle fait peu d’effet, et a l’inconvĂ©nient de Priser les affĂ»ts, les plates- formes, et les piĂšces mĂȘme. Notre mĂ©tal n’a pas assez de tĂ©nacitĂ© pour rĂ©sister long-temps Ă  une explosion de vingt Ă  trente livres de poudre. § VIE NapolĂ©on se rendit aux Bouches-du-RhĂŽne , d’oĂč il commença sa tournĂ©e pour l’armement SXKCiK JK TOULON. 35 des cĂŽtes de la MĂ©diterranĂ©e. Il eut dans toutes les villes de vives discussions avec les autoritĂ©s et les sociĂ©tĂ©s populaires; elles auraient voulu voir des batteries Ă©tablies Ă  chaque village, Ă  chaque hameau situĂ© sur le bord de la mer. Le fond du golfe de Lyon Ă©tait considĂ©rĂ© par les navigateurs de la MĂ©diterranĂ©e comme une mer impraticable; mais les Anglais ont changĂ© ces idĂ©es. On les a vus mouiller Ă  l’embouchure du RhĂŽne , et s’y tenir par les plus gros temps. Ce mouillage les mettait Ă  mĂȘme de profiter du fleuve pour faire de l’eau. Le mouillage du Rue est bon, il est dĂ©fendu par un petit chĂąteau. La passe est trĂšs-Ă©troite; mais les vaisseaux de guerre peuvent y entrer. Lorsque le canal d’Arles sera terminĂ©, le Rue sera le port du RhĂŽne, et fera Ă©viter la barre qui est difficile, n’ayant que sept pieds d eau; ce qui fait qu’il n’y passe que des allĂšges qui naviguent mal et ne vont que vent arriĂšre. Le canal d’Arles mettra Marseille, Toulon, l’armĂ©e d’Italie,en communication rĂ©guliĂšre avec byon, Paris, Strasbourg. Le Bue est destinĂ© Ă  etre dans la MĂ©diterranĂ©e le port de construe- tl °n des vaisseaux de guerre, comme Toulon et la Spezzia sont des ports d’armement et de dĂ©sarmement. Depuis le R uc jusqu’à Marseille, il n’y a que 3 . 36 MÉMOIRES PE NAPOLÉON. le petites batteries pour protĂ©ger le cabotage , et de petites anses oĂč des chaloupes seulement peuvent mouiller. A Marseille, le vrai mouillage est Ă  l’Istac. Le gĂ©nĂ©ral d’artillerie y fit construire deux fortes batteries, armĂ©es chacune de huit piĂšces. Elles furent placĂ©es de maniĂšre Ă  pouvoir appuyer fortement les deux ailes d’une ligne d’embos- ' sage elles n’ont jamais servi ; mais dans l’infĂ©rioritĂ© oĂč se trouvaient nos forcesdemer, il Ă©tait utile d’assurer la protection de ce mouillage. Le port de Marseille ne peut recevoir que des frĂ©gates, et les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas l’assurent suffisamment. De Marseille Ă  Toulon, il n’y a que des batteries de la troisiĂšme espĂšce, hormis celles qui protĂšgent les petits ports et mouillages de Cain, la Ciotat, Bandolle, qui sont de la deuxiĂšme. Une tour est nĂ©cessaire sur la petite Ăźle en avant de la Ciotat. La dĂ©fense de Toulon est de la plus haute importance c’est lĂ  oĂč il ne fut rien Ă©pargnĂ©. La rade est dĂ©fendue par les batteries du cap CepĂ© et du cap Brun. Il Ă©tait d’usage d’avoir beaucoup de batteries Ă  la presqu’üle de CepĂ©; ce qui avait le grand inconvĂ©nient, dans le cas oĂč, Ă  la suite d’un dĂ©barquement, l’ennemi s’emparerait brusquement de cette presqu’üle, de lui permettre d’en employer les batteries SliiGli 1ÂŁ TOULON. d"] contre notre escadre mouillĂ©e dans la rade. Cette considĂ©ration a fait prendre la rĂ©solution de n’avoir au cap CepĂ© qu’une seule batterie, protĂ©gĂ©e par un fort appuyĂ© Ă  la croix des signaux en sorte que l’ennemi, maĂźtre de la presqu’üle, n’aurait pas en son pouvoir la batterie qui dĂ©fend l’entrĂ©e de la rade cette batterie fut armĂ©e de trente bouches Ă  feu. De tout temps il a fallu, pour rassui'erlcs officiers de marine, avoir un camp dans la presqu’üle, au lieu que dĂ©sormais avec la seule garnison de la batterie on est Ă  l’abri de toute crainte. La batterie du cap Brun est dominĂ©e par la hauteur qui se trouve Ă  six cents toises du tort la Malgue. Ce qui fait que l’ennemi, qui aurait dĂ©barquĂ© aux Ăźles d’HyĂšres, pourrait s’emparer de la batterie malgrĂ© le fort la Malgue, et fermer ainsi les rades. Le fort la Malgue aurait dĂ» ĂȘtre placĂ© sur la hauteur dite du cap Brun. Il serait, il est vrai, plus Ă©loignĂ© de la place de six cents toises ; mais il protĂ©gerait le cap qui ferme la rade d’ailleurs, il aurait une force double, placĂ© sur ce point culminant. Une redoute de cent cinquante mille francs aurait Ă©tĂ© suffisante sur l’emplacement actuel du fort la Malgue. Les batteries de l’Éguillctte et de Balagnier dĂ©fendent la petite rade, et sont dĂ©fendues par 38 MÉMOIKES 1K NAPOLEON, les hauteurs du Cair oĂč Ă©tait situĂ© le petit Gibraltar. L’ennemi, en s’emparant de ces hauteurs, aurait pu brĂ»ler l’escadre française en rade, mĂȘme en nĂ©gligeant la presqu’üle de CepĂ©; aussi Ă©tait-il d’usage de placer lĂ  un deuxiĂšme camp. On a Ă©tabli sur ce promontoire une redoute modĂšle n° i d’un million, qui, avec deux ou trois cents hommes de garnison, en assure la possession. Les batteries de la grande tour, opposĂ©es Ă  Balagnier et l’Éguillette , se trouvent dominĂ©es par le fort la Malgue. Pour empĂȘcher l’ennemi de mouiller dans la rade d’HyĂšres, il faut des mortiers dits Ă  la Villantroys qui lancent leurs projectiles Ă  deux, mille cinq cents toises au moins, ainsi que les piĂšces sur affĂ»t de 43°. Le mouillage est Ă©loignĂ© de deux mille trois cents toises de tontes cotes ; avant que les batteries de ces rades ne fussent ainsi armĂ©es, les Anglais y mouillaient constamment. Des Ăźles d’HyĂšres Ă  Saint-Tropez, toutes les batteries sont de la troisiĂšme espĂšce ou seulement destinĂ©es Ă  protĂ©ger les caboteurs. Saint-Tropez doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme batterie de la deuxiĂšme espĂšce. FrĂ©jus et Juan offrent des mouillages Ă  des escadres de guerre; il Ă©tait nĂ©cessaire d’y Ă©tablir des batteries de la premiĂšre espĂšce. SlĂŻĂźGF. DK TOULON. ? >9 Ec golfe Juan qui touche Ă  Antibes, est la meilleure rade des cĂŽtes de Provence depuis 'loulou. On y a vu des escadres de douze vaisseaux, bloquĂ©es par des escadres anglaises supĂ©rieures , y rester en sĂ»retĂ© sous la protection des batteries que le gĂ©nĂ©ral d’artillerie avait fait construire. Le mouillage d’Antibes et de Nice ne doit ĂȘtre dĂ©fendu que par des batteries de la deuxiĂšme espĂšce. Villefranche a une excellente rade, capable de recevoir de grandes escadres. Elle fut armĂ©e avec des batteries de la premiĂšre espĂšce. Aucune escadre n’a jamais Ă©tĂ© dans le cas de s’y rĂ©fugier ; mais tout avait Ă©tĂ© disposĂ© pour y assurer une bonne protection. De Nice Ă  Yado, ce qui fait la distance d’une trentaine de lieues, il n’y a que des batteries de la troisiĂšme espĂšce. Yado est une rade qui, quoique mĂ©diocre, est regardĂ©e comme la quatriĂšme dans cette partie de la MĂ©diterranĂ©e on y avait Ă©levĂ© de fortes batteries. De lĂ  Ă  GĂȘnes, il n’y a que des batteries pour la protection du cabotage. GĂȘnes est un port mĂ©diocre ; il peut cependant servir de refuge Ă  quelques vaisseaux. On avait projetĂ© de faire une nouvelle levĂ©e pour rendre le mouillage plus sĂ»r. MKIWOIRHS nii NAl'OLliolV. /U § VIII. NapolĂ©on joignit Ă  Nice le quartier-gĂ©nĂ©ral de l’armĂ©e d’Italie, en mars 179/}- Elle Ă©tait alors commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Dumerbion, vieil et brave officier, qui avait Ă©tĂ© dix ans capitaine de grenadiers , dans les troupes de ligne. Il avait des connaissances ; mais la goutte le retenait au lit, la moitiĂ© du temps il avait fait la guerre entre le Var et la Roya, et connaissait parfaitement toutes les positions des montagnes qui couvraient Nice. Le nouveau gĂ©nĂ©ral d’artillerie alla visiter tous les avant-postes, et reconnaĂźtre la ligne occupĂ©e par l’armĂ©e. Il est du devoir d’un gĂ©nĂ©ral d’artillerie de connaĂźtre l’ensemble des opĂ©rations de l’armĂ©e, Ă©tant obligĂ© de fournir les divisions d’armes et de munitions. Ses relations avec les commandants d’artillerie, dans chacune d’elles, le mettent au courant de tous les mouvements, et la conduite de son grand parc dĂ©pend de ces renseignements. Au retour de cette tournĂ©e, il remit au gĂ©nĂ©ral Dumerbion un mĂ©moire sur l’attaque malheureuse du gĂ©nĂ©ral Brunet, sur les moyens de prendre Saorgio, et de rejeter l’ennemi au SIÈGE DE TOULON. 4* delĂ  des grandes Alpes, en s’emparant du col de Tende. Si F ou rĂ©ussissait Ă  se porter ainsi sur la chaĂźne supĂ©rieure des Alpes, on aurait des positions inexpugnables, qui, n’exigeant que peu de monde pour leur dĂ©fense, rendraient disponibles beaucoup de troupes. Ces idĂ©es, dĂ©veloppĂ©es devant un conseil oĂč siĂ©geaient Robespierre jeune et Ricord, reprĂ©sentants du peuple, furent adoptĂ©es sans aucune opposition. Depuis la prise de Toulon, la rĂ©putation du gĂ©nĂ©ral d’artillerie accrĂ©ditait suffisamment ses projets. Le territoire de Nice est compris entre le Var et la Roya. La chaussĂ©e de Nice Ă  Turin qui passe Ă  Saorgio ne suit aucune vallĂ©e ; elle passe Ă  travers les collines et les montagnes. La vallĂ©e du col de Tende est la Roya. Cette riviĂšre prend sa source dans le col mĂȘme, et descend Ă  la mer prĂšs de Yintimille ; elle offre des dĂ©bouchĂ©s. La Nervia prenant sa source prĂšs de Mont- jove, plus bas que Saorgio et que le col Ar- dente, ne descend pas de la haute chaĂźne des Alpes, non plus que le Taggio, dont la source est entre Triola et le col Ardente. § ix. Le 8 avril, en consĂ©quence des plans du MÉMOIRES DE \-X gĂ©nĂ©ral d’artillerie, une partie de l’armĂ©e, sous les ordres du gĂ©nĂ©ral MassĂ©na le gĂ©nĂ©ral u- merbion Ă©tant retenu au lit par un accĂšs de goutte, filant le long de la corniche, par Menton , passa la Roya. Elle se divisa en quatre colonnes la premiĂšre remonta la Roya ; la deuxiĂšme, la Nervia ; la troisiĂšme, le Taggio ; la quatriĂšme se dirigea sur Oneille. La colonne d’Oneille rencontra un corps autrichien et piĂ©montais, sur les hauteurs de Sainte-Agathe, le battit et le repoussa dans ce combat, le gĂ©nĂ©ral de brigade BrĂ»lĂ© fut tuĂ©. Le quartier-gĂ©nĂ©ral fut portĂ© Ă  Oneille, et on mit sur-le-champ des troupes en marche , pour s’emparer de Loano. D’Oneille, les troupes françaises marchĂšrent aux sources du Tanaro, battirent les ennemis sur les hauteurs de Ponte - Dinave, s’emparĂšrent du chĂąteau d’OrmĂ©a, oĂč elles firent 4°° prisonniers ; elles entrĂšrent Ă  Garezzio, et se trouvĂšrent maĂźtresses de la chaussĂ©e qui conduit de Garezzio Ă  Turin. On communiqua avec Loano par Bardinetto et le petit, Saint-Bernard. Cependant le mouvement des trois colonnes qui avaient suivi les vallĂ©es de la Roya , du Taggio, et de la Nervia, et celui des troupes qui avaient dĂ©bouchĂ© en PiĂ©mont par les sources du Tanaro, rĂ©pandirent de justes alarmes SIXÎGJi UK TOULON. /3 Ă  la cour de Sardaigne. L’armĂ©e piĂ©montaise, occupant les camps appuyĂ©s Ă  Saorgio , allait ĂȘtre coupĂ©e elle pouvait ĂȘtre prise, et la perte d’une armĂ©e piĂ©montaise de 20,000 hommes eĂ»t entraĂźnĂ© celle de la monarchie. L'armĂ©e piĂ©montaise se hĂąta donc d’abandonner ces fameuses positions qui avaient Ă©tĂ© arrosĂ©es de tant de sang, et oĂč les troupes piĂ©mon- taises avaient acquis quelque gloire. Saorgio fut aussitĂŽt investie, et cette place capitula. Le 20 avril, les troupes piĂ©montaises vinrent occuper le col de Tende ; mais elles n’y restĂšrent pas long-temps le 7 mai , aprĂšs une attaque trĂšs-vive , elles en furent chassĂ©es. Ainsi tomba au pouvoir des Français toute la crĂȘte supĂ©rieure des Alpes. § X. La ligne de l’armĂ©e française fut Ă©tablie ainsi la droite Ă©tait appuyĂ©e Ă  Loano; ensuite la ligne passait Ă  San-Bardinetto, et le petit Saint- Bernard, dominait le Tanaro, traversait la vallĂ©e, arrivait au col de Terme qui domine les sources du Tanaro, sur la gauche, au-delĂ  d’Or- mĂ©a ; de lĂ  elle arrivait, par la crĂȘte supĂ©rieure des Alpes , au col de Tende. La ligne continuait sur le col supĂ©rieur qui domine la f\'\ HIlÎMOlHES DE NAl'OLĂ‰ĂŒN. vallĂ©e de Lastrera , et venait appuyer la gauche Ă  la droite de l’armĂ©e des Alpes, au camp de Tormcs. Le rĂ©sultat de ces manoeuvres avait mis au pouvoir de l’armĂ©e d’Italie, plus de soixante bouches Ă  feu. Saorgio avait Ă©tĂ© trouvĂ©e bien approvisionnĂ©e en vivres et munitions de toute , espĂšce c’était le dĂ©pĂŽt principal de toute l’armĂ©e piĂ©montaise. Le roi de .Sardaigne fit juger et passer parles armes le commandant de Saorgio il fit bien. Ce commandant pouvait se dĂ©fendre encore douze ou quinze jours. Il est vrai que le rĂ©sultat eĂ»t Ă©tĂ© le mĂȘme; car les PiĂ©montais ne pouvaient le secourir. Mais, Ă  la guerre, un commandant de place n’est pas juge des Ă©vĂšnements; il doit dĂ©fendre la place jusqu’à la derniĂšre heure ; il mĂ©rite la mort quand il la rend un moment plus tĂŽt qu’il n’y est obligĂ©. L’armĂ©e française resta dans ces positions jusqu’en septembre, que l’on apprit Ă  Nice qu’un corps considĂ©rable d’Autrichiens se portait sur la Bormida alors le gĂ©nĂ©ral Dumerbion mit en mouvement l’armĂ©e , pour aller reconnaĂźtre l’armĂ©e autrichienne, et s’emparer de ses magasins que l’on disait avoir Ă©tĂ© avancĂ©s jusqu’à Cairo. Les reprĂ©sentants Albitte et Sali- SIÈGE DE TOULON. l\ 5 cetti accompagnaient l’armĂ©e française le gĂ©nĂ©ral, commandant de l’artillerie, dirigeait les opĂ©rations; ce qui le sauva de comparaĂźtre Ă  la barre de la convention. § XI. NapolĂ©on, faisant son inspection Ă  Marseille, fut interpelĂ© par le reprĂ©sentant.. qui lui fit connaĂźtre que les sociĂ©tĂ©s populaires voulaient piller les magasins Ă  poudre. Le gĂ©nĂ©ral d’artĂŻllerie lui remit un plan pour construire une petite muraille crĂ©nelĂ©e sur les ruines des forts Saint-Jacques et Saint-Nicolas ces deux forts avaient Ă©tĂ© dĂ©molis par les Marseillais, au commencement de la rĂ©volution. C’était un objet de peu de dĂ©pense; quelques mois aprĂšs, il y eut un dĂ©cret qui appela Ă *la barre de la convention le commandant d artillerie de Marseille, comme ayant prĂ©sentĂ© un projet de rĂ©tablir les forts Saint-Jacques et Saint- Nicolas, contre les patriotes. Le dĂ©cret dĂ©signait le commandant d artillerie de Marseille, et NapolĂ©on Ă©tait gĂ©nĂ©ral d artillerie de l’armĂ©e d’Italie. Le colonel Sugny, que cela regardait textuellement, se rendit, suivant la lettre du dĂ©cret, Ă  Paris, * /j6 MJÉMOIJtES 1E NAPOLÉON. ArrivĂ© Ă  la barre, il prouva que le plan et les mĂ©moires n Ă©taient pas de sa main, et que cette affaire lui Ă©tait Ă©trangĂšre le tout s’éclaircit, et l’on revint Ă  NapolĂ©on; mais les reprĂ©sentants prĂšs de l’armĂ©e d’Italie, qui avaient besoin de lui pour la direction des affaires de cette armĂ©e, Ă©crivirent Ă  Paris, et donnĂšrent des explications Ă  la convention, qui s’en contenta. § XII. Les Français se rendirent de Loano Ă  Bardi- netto, oĂč l’on passa les gorges de la Bormida; et, le 26 septembre, ils vinrent sur Balestrino, d’oĂč ils descendirent sur Cairo ou le Cair. On rencontra alors un corps de 12 Ă  i 5 ,ooo Autrichiens manoeuvrant dans la plaine, et qui, Ă  la vue de l’armĂ©e française, se mit aussitĂŽt en retraite et se porta sur Dego. Les Français l’y attaquĂšrent bientĂŽt ; et aprĂšs un combat d’arriĂšre-garde, oĂč les Autrichiens perdirent quelques prisonniers, ceux-ci se retirĂšrent sur Acqui. MaĂźtres de Dego, les Français s’arrĂȘtĂšrent; leur but Ă©tait atteint ils avaient pris plusieurs magasins et reconnu que l’on 11’avait rien Ă  craindre de l’expĂ©dition des Autrichiens. La marche des Français jeta l’alarme dans toute l’Italie. L’armĂ©e revint sur SIÈGE DE TOULON. 47 Savone , en traversant Monlenotte supĂ©rieure et Montenotte infĂ©rieure. La droite de l’armĂ©e fut portĂ©e de Loano sur les hauteurs de Vado, afin de rester maĂźtresse de cette rade qui est la meilleure et la plus importante qui soit dans ces mers, et d’empĂȘcher les corsaires anglais d’y venir mouiller. La ligne de l’armĂ©e française passait alors par Settipani, Melaguo, Saint-Jacques , et gagnait Bardinetto et le col de Tende. Le reste de l’annĂ©e 1794 se passa Ă  mettre en Ă©tat de dĂ©fense les positions occupĂ©es par l’armĂ©e , principalement Vado. La connaissance que NapolĂ©on acquit, dans ces circonstances, de toutes les positions de Montenotte, lui fut bientĂŽt utile, lorsqu’il vint commander en chef la mĂȘme armĂ©e, et lui permit de faire la manoeuvre hardie qui lui valut les succĂšs de la bataille de Montenotte, Ă  l’ouverture de la campagne d’Italie, en 1796. Au mois de mai 1795, NapolĂ©on quitta le commandement de l’armĂ©e d’Italie, et se rendit Ă  Paris il avait Ă©tĂ© placĂ© sur la liste des gĂ©nĂ©raux destinĂ©s Ă  servir dans 1 armĂ©e de la VendĂ©e. On lui avait donnĂ© le commandement d’une brigade d’infanterie il refusa cette destination, et rĂ©clama. 48 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. § XIII. Cependant le commandement de l’armĂ©e d’Italie avait Ă©tĂ© confiĂ© Ă  Kellermann ce gĂ©nĂ©ral Ă©tait brave de sa personne ; mais, n’ayant pas l’habitude des grands commandements, il ne fit que de mauvaises dispositions, et, Ă  la fin de juin, l’armĂ©e perdit les positions de Vado de Saint-Jacques et de Bardinetto. Le gĂ©nĂ©ral Kellermann menaça mĂȘme d’évacuer la riviĂšre de GĂȘnes, et jeta l’alarme dans le comitĂ© de salut public, oĂč on avait rĂ©uni tous les reprĂ©sentants qui avaient Ă©tĂ© aux armĂ©es d’Italie, pour les consulter. Ils dĂ©signĂšrent NapolĂ©on, comme connaissant parfaitement les localitĂ©s le comitĂ© le fit appeler, et le mit en rĂ©quisition. Il se trouva attachĂ© au comitĂ© topographique; il prescrivit Ă  l’armĂ©e d’Italie la ligne de Bor- ghetto, ligne tellement forte , qu’il ne fallait, pour la garder, qu’une armĂ©e moitiĂ© moins considĂ©rable que la nĂŽtre elle sauva l’armĂ©e française, et lui conserva la riviĂšre de GĂȘnes. Les ennemis l’attaquĂšrent plusieurs fois avec de grandes forces ; ils furent toujours repoussĂ©s, et y perdirent un monde considĂ©rable. A la fin de l’annĂ©e, le gouvernement, con* SIÈGE DE TOULON. f\ vaincu de l’incapacitĂ© du gĂ©nĂ©ral Kellermann, le remplaça, dans son commandement, par le gĂ©nĂ©ral SchĂ©rer. Le 22 novembre, ce gĂ©nĂ©ral, ayant reçu quelques renforts de l’armĂ©e des PyrĂ©nĂ©es , attaqua le gĂ©nĂ©ral ennemi Devins,’à Loano, s’empara de ses lignes , fit beaucoup de prisonniers , prit un nombre considĂ©rable de canons ; et, s’il eĂ»t Ă©tĂ© entreprenant, il aurait fait la conquĂȘte de l’Italie. Il ne pouvait y avoir un meilleur moment mais SchĂ©rer Ă©tait incapable d’une opĂ©ration aussi importante ; et, loin de chercher Ă  profiter de ces avantages, il retourna Ă  Nice, et fit entrer ses troupes dans les quartiers d’hiver. ~ Les gĂ©nĂ©raux ennemis, aprĂšs avoir ralliĂ© les leurs, prirent Ă©galement des quartiers d’hiver. MĂ©moires.—Tome J. 4 -7 ' '' ‱ *v.. * i-JsCÆ i \lii »’ ./Ăź iirrssi-V} ĂŒti \ .., ' ‱ ‱'».}tlt i~i ‱ ! *jS> ~ ?* ! . .... . ‱; ‱ . r. ' i ; -Ăź!^ 'Ăźj jfcttttK» .*J . . ‹»‹> Ja^^’.ĂŻ^Us, jfSfc ; srĂ©o"" lifiViĂŻV-Ăź. -v , „ ‱’ .. \ — r'jW'rĂ©'tV 'J* Ăźi V MÉMOIRES DE NAPOLÉON. DIX-HUIT BRUMAIRE. ArrivĂ©e de NapolĂ©on en France. — Sensation quelle produit. — NapolĂ©on Ă  Paris. — Les directeurs Roger-Ducos, Moulins, Gohier, SiĂ©yĂšs. — Conduite de NapolĂ©on. RƓdĂ©rer, Lucien et Joseph, Talleyrand, FouchĂ©, RĂ©al. — Etat des partis. Ils s’adressent tous Ă  NapolĂ©on. — Barras. — NapolĂ©on d’accord avec SiĂ©yĂšs. — Esprit des troupes de la capitale. — Dispositions adoptĂ©es pour le 18. — JournĂ©e du 18 brumaire. DĂ©cret du conseil des anciens, qui transfĂšre Ă  Saint-Cloud le siĂšge du corps-lĂ©gislatif. — NapolĂ©on aux anciens. — SĂ©ance orageuse Ă  Saint-Cloud. — Ajournement des conseils , Ă  trois mois. Iuousqu’une dĂ©plorable faiblesse et une versatilitĂ© sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir; lorsque cĂ©dant tour Ă  tour a lin- fluence de partis contraires , et vivant au jour 4 . 52 MÉMOIKliS DE NAPOLÉON. le jour, sans plan fixe, sans marche assurĂ©e , il a donnĂ© la mesure de son insuffisance, et que les citoyens les plus modĂ©rĂ©s sont forcĂ©s de convenir que l’état n’est plus gouvernĂ© ; lorsqu enfin , Ă  sa nullitĂ© au dedans, l’administration joint le tort le plus grave qu’elle puisse avoir aux yeux d’un peuple fier, je veux dire l’avilissement au dehors , alors une inquiĂ©tude vague se rĂ©pand dans la sociĂ©tĂ©, le besoin de sa conservation l’agite , et promenant sur elle- mĂȘme ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver. Ce gĂ©nie tutĂ©laire , une nation nombreuse le renferme toujours dans son sein ; mais quelquefois il tarde Ă  paraĂźtre. En effet, il ne suffit pas qu’il existe, il faut qu’il soit connu; il faut qu’il se connaisse lui-mĂȘme. Jusque-lĂ  toutes les tentatives sont vaines, toutes les menĂ©es impuissantes; l’inertie du grand nombre protĂšge le gouvernement nominal, et, malgrĂ© son impĂ©ritie et sa faiblesse, les efforts de ses ennemis ne prĂ©valent point contre lui. Mais que ce sauveur, impatiemment attendu, donne tout Ă  coup un signe d’existence, l’instinct national le devine et l’appelle , les obstacles s’applanis- sent devant lui, et tout un grand peuple volant sur son passage semble dire Le voilĂ ! mx-mirr brumaire. 53 § I er - Telle Ă©tait la situa lion des esprits eu France , eu l'annĂ©e 1799, lorsque le 9 octobre 16 vendĂ©miaire an Vlll, les frĂ©gates la Muiron, lu CarrĂšre , les chehecks la Revanche et la Fortune , vinrent Ă  la pointe du jour mouiller dans le golfe de FrĂ©jus. DĂšs qu’011 eut reconnu des frĂ©gates françaises, ou soupçonna qu’elles venaient d’Egypte. Le dĂ©sir d’avoir des nouvelles de l’armĂ©e fit accourir en foule les citoyens sur le rivage. BientĂŽt la nouvelle se rĂ©pandit que NapolĂ©on Ă©tait Ă  bord. L’enthousiasme fut tel que mĂȘme les soldats blessĂ©s sortirent des hĂŽpitaux malgrĂ© les gardes , pour se rendre au rivage. Tout le monde pleurait de joie. En un moment la mer fut couverte de canots. Les officiers des batteries, les douaniers, les Ă©quipages des bĂątiments mouillĂ©s dans la rade, enfin tout le peuple, assaillirent les frĂ©gates. Le gĂ©nĂ©ral Pereymont qui commandait sur la cĂŽte, aborda le premier. C’est ainsi quelles eurent l’entrĂ©e ; avant l’arrivĂ©e des prĂ©posĂ©s de la santĂ©, la communication avait eu lieu avec toute la cĂŽte. L’Ilalievenait d’ĂȘtre perdue, la guerre allait ĂȘtre reportĂ©e sur le Var, et dĂšs-lors ErĂ©j us crai- 54 MÉMOIRES UK HAPOLEON. gnait une invasion. Le besoin d’avoir un chef O Ă  la tĂȘte des affaires Ă©tait trop impĂ©rieux ; l’impression de l’apparition soudaine de NapolĂ©on agitait trop vivement tous les esprits pour laisser aucune des considĂ©rations ordinaires; les prĂ©posĂ©s de la santĂ© dĂ©clarĂšrent qu’il n’y avait pas lieu Ă  la quarantaine, motivant leur procĂšs-verbal sur ce que la pratique avait eu lieu Ă  Jjaccio. Cependant cette raison n’était pas valable, c’était seulement un motif pour mettre la Corse en quarantaine. L’administration de Marseille en fit quinze jours aprĂšs l’observation avec raison. Il est vrai que depuis cinquante jours que les bĂątiments avaientquittĂ© l’Égypte, aucune maladie ne s’était dĂ©clarĂ©e Ă  bord, et qu’avant leur dĂ©part la peste avait cessĂ© depuis trois mois. Sur les six heures du soir, NapolĂ©on , accompagnĂ© de Berthier, monta en voiture pour se rendre Ă  Paris. § ir Les fatigues de la traversĂ©e cl les effets de la transition d’un climat sec Ă  une tempĂ©rature humide, dĂ©cidĂšrent NapolĂ©on Ă  s’arrĂȘter six heures Ă  Aix. Tous les habitants de la ville et des villages voisins accouraient en foule et tĂ©moignaient le bonheur qu’ils Ă©prouvaient de le DIX-HUIT BRUMAIRE. 55 icvoir. Partout la joie Ă©tait extrĂȘme ceux qui les campagnes n’avaient pas le temps d’arriver sur la roule sonnaient les cloches, et plaçaient des drapeaux sur les clochers. La nuit, ils les couvraient de feux. Ce n’était pas un citoyen qui rentrait dans sa patrie, ce n’était pas un gĂ©nĂ©ral qui revenait d’une armĂ©e victorieuse; c’était dĂ©jĂ  un souverain qui retournait dans ses Ă©tats. L’enthousiasme d’Avignon, MontĂ©limart, Valence, Vienne, ne fut surpassĂ© que par les Ă©lans de Lyon. , ; Celte ville, oĂč NapolĂ©on sĂ©journa douze heu-? res, fut dans un dĂ©lire universel. De tout temps lfis Lyonnais ont montrĂ© une grande affection Ă  NapolĂ©on, soit que cela tienne Ă  cette gĂ©nĂ©rositĂ© de caractĂšre, qui est propre soit que Lyon sc considĂ©rant comme la mĂ©tropole du Midi, tout ce qui Ă©tait relatif Ă  la sĂ»retĂ© des frontiĂšres du cĂŽtĂ© de l’Italie, touchĂąt vivement ses habitants; soit enlin que celte ville, composĂ©e en grande partie de Bourguignons et de Dauphinois, partageĂąt plus fortement existants dans ces ,deux provinces. Toutes les imaginations Ă©taient encore exaltĂ©es par la nouvelle qui circulait depuis huit jours -de la bataille d’Aboukir et des brillants succĂšs des Français en Égypte , qui contrastaient tant avec les dĂ©faites de nos armĂ©es 56 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. d’Allemagne et d’Italie. De toute part le peuple semblait dire » Nous sommes nombreux, nous sommes braves, et cependant nous sommes vaincus il nous manque un chef pour nous diriger; il arrive, nos jours de gloire vont re- venir » ! Cependant la nouvelle du retour de NapolĂ©on Ă©tait parvenue Ă  Paris on l’annonça sur tous les théùtres; elle produisit une sensation extrĂȘme , une ivresse gĂ©nĂ©rale. Les membres du directoire la durent partager. Quelques membres de la sociĂ©tĂ© du manĂšge en pĂąlirent; mais, ainsi que les partisans de l’étranger, ils dissimulĂšrent et se livrĂšrent au torrent de la joie gĂ©nĂ©rale. Baudin, dĂ©putĂ© des Ardennes, homme de bien , vivement tourmentĂ© de la fĂącheuse direction qu’avaient prise les affaires de la rĂ©publique, mourut de joie en apprenant le retour de NapolĂ©on. NapolĂ©on avait dĂ©jĂ  passĂ© Lyon, lorsque son dĂ©barquement fut annoncĂ© Ă  Paris. Par une prĂ©caution bien convenable Ă  sa situation , il avait indiquĂ© Ă  ses courriers une route diffĂ©rente de celle qu’il prit; de sorte que sa femme, sa famille , ses amis, se trompĂšrent en voulant aller Ă  sa rencontre ce qui retarda de plusieurs jours le moment oĂč il put les revoir. ArrivĂ© ainsi Ă  Paris , tout-Ă -fait inattendu, il Ă©tait dans ÜIX-IICIT BRU MAI IlĂŒ. 5 7 sa maison , rue Chantereine , qu’on ignorait encore son arrivĂ©e dans la capitale. Deux heures aprĂšs il se prĂ©senta au directoire reconnu par des soldats de garde, des cris d’allĂ©gresse 1 annoncĂšrent. Chacun des membres du directoire semblait partager la joie publique; il n’eut qu’à se louer de l’accueil qu’il reçut. La nature des Ă©vĂšnements passĂ©s l’instruisait de la situation de la France, et les renseignements qu’il s’était procurĂ©s sur la route, l’avaient mis au fait de tout. Sa rĂ©solution Ă©tait prise. Ce qu’il n’avait pas voulu tenter Ă  son retour d’Italie, il Ă©tait dĂ©terminĂ© Ă  le faire aujourd’hui. Son mĂ©pris pour le gouvernement du directoire et pour les meneurs des conseils Ă©tait extrĂȘme. RĂ©solu de s’emparer de l’autoritĂ©, de rendre Ă  la France scs jours de gloire, en donnant une direction forte aux affaires publiques c’était pour l’exĂ©cution de ce projet qu’il Ă©tait parti d’Égypte; et tout ce qu’il venait de voir dans l’intĂ©rieur de la France avait accru ce sentiment et fortifiĂ© sa rĂ©solution. § III. De l’ancien directoire, il ne restait que barras les autres membres Ă©taient Loger-Ducos, Moulins, Collier, cl SiĂ©yĂšs i8 MÉMOIRES E JVAl' — Ducos Ă©tait un homme d’un caractĂšre hornĂ© et facile. —-Moulins, gĂ©nĂ©ral de division, n’avait pas lait la guerre, il sortait des gardes-françaises, et avait reçu sou avancement dans l’armĂ©e de l’intĂ©rieur. C’était un honnĂȘte homme, patriote chaud et droit. — Gohier Ă©tait un avocat de rĂ©putation, d’un patriotisme exaltĂ©, jurisconsulte distin guĂ©; homme intĂšgre et franc. — SiĂ©yĂšs Ă©tait depuis long-temps connu de NapolĂ©on. NĂ© Ă  FrĂ©jus, en Provence , il avait commencĂ© sa rĂ©putation avec la rĂ©volution; il avait Ă©tĂ© nommĂ© Ă  l’assemblĂ©e constituante par les Ă©lecteurs du tiers-Ă©tat de Paris, aprĂšs avoir Ă©tĂ© repoussĂ© par l’assemblĂ©e du clergĂ©, qui se tint Ă  Chartres. C’est lui qui fil la brochure, Qu'est-ce que le tiers? qui eut une si grande vogue. Il n’est pas homme d’exĂ©cution.; connaissant peu les hommes, il ne sait pas les faire agir. Ses Ă©tudes ayant toutes Ă©tĂ© dirigĂ©es vers la mĂ©taphysique, il a les dĂ©fauts des mĂ©taphysiciens, et dĂ©daigne trop souvent les notions positives; mais il est capable de donner des avis utiles et lumineux dans les circonstances et dans les crises les plus sĂ©rieuses. C’est Ă  lui que l’on doit la division de la France en dĂ©partements, qui a dĂ©truit les- D1X-IIU1T BBUMAIBJË. 5 9 prit de province. Quoiqu’il n’ait jamais occupĂ© la tribune avec Ă©clat, il a Ă©tĂ© utile au succĂšs de la rĂ©volution par ses conseils dans les comitĂ©s. Il avait Ă©tĂ© nommĂ© directeur, lors de la crĂ©ation du directoire ; mais, ayant refusĂ© alors, LareveillĂšre le remplaça. EnvoyĂ© depuis en ambassade Ă  Berlin, il puisa dans cette mission une grande dĂ©fiance de la politique de la Prusse. Il siĂ©geait depuis peu au directoire, mais il avait dĂ©jĂ  rendu de grands services, en s’opposant aux succĂšs de la sociĂ©tĂ© du manĂšge, qu’il voyait prĂȘte Ă  saisir le timon de l’état. Il Ă©tait en horreur Ă  cette faction; et, sans craindre de s’attirer l’inimitiĂ© de ce puissant parti, il combattait avec courage les menĂ©es de ces hommes 1e sang, pour sauver la rĂ©publique du dĂ©sastre dont elle Ă©tait menacĂ©e. A l’époque du 1 3 vendĂ©miaire, le trait suivant avait mis NapolĂ©on Ă  mĂȘme de le bien juger. Dans le moment le plus critique de cette journĂ©e, lorsque le comitĂ© des quarante avait perdu la tĂȘte, SiĂ©yĂšs s’approcha de NapolĂ©on, 1 emmena dans une embrasure de croisĂ©e, pendant que le comitĂ© dĂ©libĂ©rait sur la rĂ©ponse Ă  faire Ă  la sommation des sections. Vous les io MÉMOIRES DE NAPOLÉON. entendez, general; ils parlent quand il lau- drait agir les corps ne valent rien pour di- riger les armĂ©es, car ils ne connaissent pas le prix du temps et de l’occasion. Vous n’a- vez rien Ă  faire ici allez, gĂ©nĂ©ral, prenez conseil de votre gĂ©nie et de la position de la patrie l’espĂ©rance de la rĂ©publique n’est qu’en vous. » § iv. NapolĂ©on accepta un dĂźner chez chaque directeur, sous la condition que ce serait en famille, et sans aucun Ă©tranger. Un repas d’ap parĂąt lui fut donnĂ© par le directoire. Le corps- lĂ©gislatif voulut suivre cet exemple ; lorsque la proposition en fut faite au comitĂ©-gĂ©nĂ©ral, d s’éleva une vive opposition ; la minoritĂ© ne voulant rendre aucun hommage au gĂ©nĂ©ral Moreau, que l’on proposait d’y associer ; elle l’accusait de s’ĂȘtre mal conduit au 18 fructidor. La majoritĂ© eut recours, pour lever toute difficultĂ©, Ă  l’expĂ©dient d’ouvrir une souscription. Le festin fut donnĂ© dans l’église Saint- Sulpice; la table Ă©tait de sept cents couverts. NapolĂ©on y resta peu, y parut inquiet et fort prĂ©occupĂ©. Chaque ministre voulait lui don lier une fĂȘte; il n’accepta qu’un dĂźner chez DIX-HUIT BRUMAIRE. Gr celui de la justice, qu’il estimait beaucoup il dĂ©sira que les principaux jurisconsultes de la rĂ©publique s’y trouvassent; il y fut fort gai, disserta longuement sur le code civil et criminel, au grand Ă©tonnement de Troncliet, de Treilhard, de Merlin, de Target, et exprima , le dĂ©sir qu’un code simple, et appropriĂ© aux lumiĂšres du siĂšcle, rĂ©git les personnes et les propriĂ©tĂ©s de la rĂ©publique. Constant dans son systĂšme, il goĂ»ta peu ces fĂȘtes publiques, et adopta le mĂȘme plan de conduite qu’il avait suivi Ă  son premier retour d’Italie. Toujours vĂȘtu de l’uniforme de membre de l’Institut, il ne se montrait en public qu’avec cette sociĂ©tĂ© il n’admettait dans sa maison que les savants, les gĂ©nĂ©raux de sa suite, et quelques amis; RĂ©gnault - de-Saint- Jean-d’AngĂ©ly, qu’il avait employĂ© en Italie, en 1 797» et que depuis il avait placĂ© Ă  Malte; Volney, auteur d’un trĂšs-bon Voyage en Égyple; RƓdĂ©rer, dont il estimait les nobles sentiments et la probitĂ© ; Lucien Bonaparte, un des orateurs les plus influents du conseil des cinq- cents fl avait soustrait la rĂ©publique au rĂ©gime rĂ©volutionnaire, en s’opposant Ă  la dĂ©claration de la patrie en danger; Joseph Bonaparte, qui tenait une grande maison, et Ă©tait fort accrĂ©ditĂ©. JVIÉMOIUES DE 62 Il frĂ©quentait l’Institut; mais il ne se rendait aux théùtres qu’aux moments oĂč il n’y Ă©tait pas attĂ©ndu, et toujours dans des loges grillĂ©es. Cependant toute l’Europe retentissait de l’arrivĂ©e de NapolĂ©on ; toutes les troupes, les amis de la rĂ©publique, l’Italie mĂȘme, se livraient aux plus hautes espĂ©rances l’Angleterre et l’Autriche frĂ©mirent. La rage des Anglais se tourna contre Sidney-Smith et Nelson, qui commandaient les forces navales anglaises dans la MĂ©diterranĂ©e. Un grand nombre de caricatures sur ce sujet tapissĂšrent les rues de Londres 1. — Talleyrand craignait d’ĂȘtre mal reçu de NapolĂ©on. Il avait Ă©tĂ© convenu avec le directoire et avec Talleyrand qu’aussitĂŽt aprĂšs le dĂ©part de l’expĂ©dition d’Egypte, des nĂ©gociations seraient ouvertes sur son objet, avec la Porte. Talleyrand devait mĂȘme ĂȘtre le nĂ©gociateur , et partir pour Constantinople vingt-quatre heures aprĂšs que l’expĂ©dition d’Egypte aurait quittĂ© le port de Toulon. 1 Dans l’une, on reprĂ©sentait Nelson s’amusant Ă  draper lady Hamilton, pendant que la frĂ©gate la Muiron passait " entre les jambes de l’amiral. DIX-HTTIT BRUMAIRE. Ü3 Cet engagement, formellement exigĂ©, et positivement consenti, avait Ă©tĂ© mis en oubli; non-seulement Talleyrand Ă©tait restĂ© Ă  Paris, mais aucune nĂ©gociation n’avait eu lieu. Talleyrand ne supposait pas que NapolĂ©on en eĂ»t perdu le souvenir; mais l’influence de la sociĂ©tĂ© du manĂšge avait fait renvoyer ce ministre sa position Ă©tait une garantie; NapolĂ©on ne le repoussa point. Talleyrand d’ailleurs employa toutes les ressources d’un esprit souple et insinuant, pour se concilier un suffrage qu’il lui importait de captiver. — FouchĂ© Ă©tait ministre de la police depuis plusieurs mois; il avait eu, aprĂšs le i3 vendĂ©miaire, quelques relations avec NapolĂ©on, qui connaissait son immoralitĂ© et la versatilitĂ© de son esprit. SiĂ©yĂšs avait fait fermer le manĂšge, sans sa participation. NapolĂ©on fit le 18 brumaire, sans mettre FouchĂ© dans le secret. — RĂ©al, commissaire du directoire prĂšs le dĂ©partement de Paris, inspirait plus de confiance Ă  NapolĂ©on. ZĂ©lĂ© pour la rĂ©volution, d avait Ă©tĂ©, dans un temps d’orages et de trou- °l es 5 substitut du procureur de la commune de Paris. Son cƓur Ă©tait ardent, mais pĂ©nĂ©trĂ© de sentiments nobles et gĂ©nĂ©reux. 64 MÉMOIRES UK NAPOLEON. § V. Toutes les classes de citoyens, toutes les contrĂ©es de la France, attendaient avec une grande impatience ce que ferait NapolĂ©on. De toutes parts on lui offrait des bras et une soumission entiĂšre Ă  ses volontĂ©s. NapolĂ©on passait son temps Ă  Ă©couter les propositions qui lui Ă©taient faites, Ă  observer tous les partis ; et enfin Ă  se bien pĂ©nĂ©trer de la vraie situation des affaires. Tous les partis voulaient un changement , et tous le voulaient faire avec lui, mĂȘme les coryphĂ©es du manĂšge. Bernadotte, Augereau, Jourdan, Marbot, etc., qui Ă©taient Ă  la tĂȘte des meneurs de cette sociĂ©tĂ©, offrirent Ă  NapolĂ©on une dictature militaire , lui proposĂšrent de le reconnaĂźtre pour chef, et de lui confier les destinĂ©es de la rĂ©publique, pourvu qu’il secondĂąt les principes de la sociĂ©tĂ© du manĂšge. SiĂ©yĂšs, qui disposait au directoire de la voix de Roger-Duoos et de la majoritĂ© du conseil des anciens, et seulement d’une petite minoritĂ© dans celui des cinq-cents, lui proposait de le placer Ă  la tĂȘte du gouvernement, en DIX-HUIT 1ÎRITMAIRF,. 65 changeant la constitution de l’an III, qu’il jugeait mauvaise, et d’adopter les institutions et la constitution qu’il avait mĂ©ditĂ©es, et qui Ă©taient encore dans son porte-feuille. RĂ©gnier, Boulay, un parti nombreux du conseil des anciens, et beaucoup de membres de celui des cinq-cents, voulaient aussi remettre entre ses mains le sort de la rĂ©publique. Ce parti Ă©tait celui des modĂ©rĂ©s et des hommes les plus sages de la lĂ©gislature ; c’est celui qui s’était opposĂ© avec Lucien Bonaparte Ă  la dĂ©claration de la patrie en danger. Les directeurs Barras, Moulins, Gohier, lui insinuaient de reprendre le commandement de l’armĂ©e d’Italie, de rĂ©tablir la rĂ©publique cisalpine et la gloire des armes françaises. Moulins et Gohier n’avaient point d’arriĂšre- pensĂ©e ils Ă©taient de bonne foi dans le systĂšme du moment; ils croyaient que tout irait bien, dĂšs l’instant que NapolĂ©on aurait donnĂ© de nouveaux succĂšs Ă  nos armĂ©es. Barras Ă©tait loin de partager cette sĂ©curitĂ© il savait que tout allait mal, que la rĂ©publique pĂ©rissait; mais, soit qu’il eĂ»t contractĂ© des engagements avec le prĂ©tendant , comme on l’a MĂ©moires—Tome /. 5 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. G6 dit dans le temps i , soit que s’abusant sur sa situation personnelle, car de quelle erreur ne sont pas capables la vanitĂ© et l’amour-propre d’un homme ignorant , il crut pouvoir se maintenir Ă  la tĂȘte des affaires. Barras fit les mĂȘmes propositions que Moulins et Gohier. i On sait aujourd’hui que Barras avait alors des entrevues avec des agents de la maison de Bourbon. Ce fut David Monnier qui servit d’intermediaire Ă  Barras, dans la nĂ©gociation qui fut entamĂ©e Ă  cette Ă©poque. Barras l’avait envoyĂ© en Allemagne ; mais, comme il n’osait espĂ©rer que le roi lui pardonnerait sa conduite rĂ©volutionnaire, il n’avait pu donner Ă  cet Ă©missaire aucune espece d’instruction positive. Monnier nĂ©gocia donc en faveur de Barras, sans que celui-ci eĂ»t connaissance d’aucune des clauses de la nĂ©gociation ; et ce fut ainsi que Monnier stipula que Barras consentait Ă  rĂ©tablir la monarchie en France, Ă  condition que le roi Louis XVIIf lui accorderait sĂ»retĂ© et indemnitĂ© sĂ»retĂ©, c’est-Ă -dire l’entier oubli de sa conduite rĂ©volu- tionnairc, l’engagement sacrĂ© du roi d’annuler, par son pouvoir souverain, toutes recherches Ă  cet Ă©gard; indem- nitĂ©, c’est-Ă -dire une somme au moins Ă©quivalente Ă  celle que pourraient lui valoir deux annĂ©es qu’il devait passer au directoire, somme qu’il Ă©valuait Ă  douze mil- lions de livres tournois, y compris les deux millions qu’il devait distribuer entre ses coopĂ©rateurs, a Sa majestĂ© voulut bien, en cette occasion, accorder des lettres- patentes, qui furent transmises Ă  Barras par le chevalier TropĂšs-de-Gucrin, et Ă©changĂ©es contre l’engagement sous- DIX-HUIT BRUMAIRE. , 67 Cependant toutes les factions Ă©taient en mouvement. Celle des fructidorisĂ©s paraissait persuadĂ©e de son influence ; mais elle n’avait aucun partisan dans les autoritĂ©s existantes. NapolĂ©on pouvait choisir plusieurs partis Ă  prendre. Consolider la constitution existante, et donner de l’appui au directoire en se faisant nommer directeur mais cette constitution Ă©tait tombĂ©e dans le mĂ©pris, et une magistrature partagĂ©e ne pouvait conduire Ă  aucun rĂ©sultat satisfaisant; c’eĂ»t Ă©tĂ© s’associer aux prĂ©jugĂ©s rĂ©volutionnaires , aux passions de Barras et de SiĂ©yĂšs, et par contre -coup se mettre en butte Ă  la haine de leurs ennemis. Changer la constitution et parvenir au pouvoir par le moyen de la sociĂ©tĂ© du manĂšge ; elle crit par ce directeur, pour le rĂ©tablissement de la monarchie. Barras prit alors des mesures pour rappeler en France les Bourbons. Le 29 vendĂ©miaire, dix-neuf jours avant le 18 brumaire,il se croyait assurĂ© du succĂšs; mais ce grand dessein Ă©choua , et par le trop de confiance de Barras, et par les lenteurs qu’occasionna, dans 1 execution, un des agents du roi, qui, afin de se rendre nĂ©cessaire , Ă©leva des contestations sur les pouvoirs que sa majestĂ© avait donnĂ©s au duc de Fleury, pour nĂ©gocier cette affaire, etc. Biographie des hommes vivants. Michaud, 1816, tom. I, page 214. 5 . G8 HiiMomiiS i>r. renfermait un grand nombre des plus chauds jacobins; ils avaient la majoritĂ© dans le conseil des cinq-cents, et une minoritĂ© Ă©nergique dans celui des anciens. En se servant de ces hommes, la victoire Ă©tait assurĂ©e, on n’éprouverait aucune rĂ©sistance. C’était la voie la plus sĂ»re pour culbuter ce qui existait mais les jacobins ne s’affectionnent Ă  aucun chef; ils sont exclusifs, extrĂȘmes dans leurs passions. Il faudrait donc aprĂšs ĂȘtre arrivĂ© par eux, s’en dĂ©faire et les persĂ©cuter. Cette trahison Ă©tait indigne d’un homme gĂ©nĂ©reux. — Barras offrait l’appui de ses amis; mais c’étaient des hommes de mƓurs suspectes et publiquement accusĂ©s de dilapider la fortune publique comment gouverner avec de pareilles gens? car sans une rigide probitĂ© il Ă©tait impossible de rĂ©tablir les finances et de faire rien de bien. A SiĂ©yĂšs s’attachaient un grand nombre d’hommes instruits, probes et rĂ©publicains par principes, ayant en gĂ©nĂ©ral peu d’énergie, et fort intimidĂ©s de la faction du manĂšge et des mouvements populaires, mais qui pouvaient ĂȘtre conservĂ©s aprĂšs la victoire et ĂȘtre employĂ©s avec succĂšs dans un gouvernement rĂ©gulier. Le caractĂšre de SiĂ©yĂšs ne donnait aucun ombrage, dans aucun cas, ce ne pouvait DIX-HUIT IHUUrtiVIRK. & ĂȘtre uu rival dangereux. Mais, en prenant ce parti, c’était se dĂ©clarer contre Barras et contre le manĂšge qui avaient SiĂ©yĂšs en horreur. — Le 8 brumaire 3o octobre , NapolĂ©on dĂźna chez Barras il y avait peu de monde. Une conversation eut lieu aprĂšs le dĂźner La rĂ©publique pĂ©rit, dit le directeur rien ne peut plus aller; le gouvernement est sans force; il faut faire un changement, et nom- mer HĂ©douville, prĂ©sident de la rĂ©publique. » Quant Ă  vous, gĂ©nĂ©ral, votre intention est de vous rendre Ă  l’armĂ©e ; et moi, malade, dĂ©popularisĂ©, usĂ©, je ne suis bon qu’à ren- trer dans une classe privĂ©e. » NapolĂ©on le regarda fixement sans lui rien rĂ©pondre. Barras baissa les yeux et demeura interdit. La conversation finit lĂ . Le gĂ©nĂ©ral HĂ©douville Ă©tait un homme d’une excessive mĂ©diocritĂ©. Barras ne disait pas sa pensĂ©e ; sa contenance trahissait son secret. § VL Uette conversation fut dĂ©cisive. Beu d’instants aprĂšs, NapolĂ©on descendit chez SiĂ©yĂšs il lui fit connaĂźtre que depuis dix jours tous les partis s’adressaient Ă  lui; qu’il Ă©tait rĂ©solu de marcher avec lui SiĂ©yĂšs et la majoritĂ© du conseil ’jo MÉMOIRES IE NAPOLÉON. des anciens, et qu’il venait lui en donner l’assurance positive. On convint que, du i 5 au 10 brumaire, le changement pourrait se faire. RentrĂ© chez lui, NapolĂ©on y trouva Talley- rand, FouchĂ© , RnedĂ©rer et RĂ©al. Il leur raconta naĂŻvement, avec simplicitĂ© , et sans aucun mouvement de physionomie qui pĂ»t faire prĂ©juger son opinion, ce que Barras venait de lui dire. RĂ©al et FouchĂ© qui Ă©taient attachĂ©s Ă  ce directeur, sentirent tout ce qu’avait d’intempestif sa dissimulation. Ils se rendirent chez lui pour lui en faire des reproches. Le lendemain Barras vint Ă  huit heures chez NapolĂ©on, qui Ă©tait encore au lit il voulut absolument le voir, entra et lui dit qu’il craignait de s’ĂȘtre mal expliquĂ© la veille; que NapolĂ©on seul pouvait sauver la rĂ©publique; qu’il venait sc mettre Ă  sa disposition ; faire tout ce qu’il voudrait, et prendre tel rĂŽle qu’il lui donnerait. Il le pria de lui donner l’assurance que s’il mĂ©ditait quelque projet, il compterait sur Barras. Mais NapolĂ©on avait dĂ©jĂ  pris son parti il rĂ©pondit qu’il ne voulait rien ; qu’il Ă©tait fatiguĂ©, indisposĂ©; qu’il ne pouvait s’accoutumer Ă  l’humiditĂ© de l’atmosphĂšre de la capitale , sortant du climat sec des sables de l’Arabie; et il termina l’entretien par de semblables lieux communs. OlX-lllJlT BRUMAIRE. 7 T Cependant Moulins sc rendait tous les matins, entre huit et neuf heures, chez NapolĂ©on, pour lui demander conseil sur les affaires du jour. C’étaient des nouvelles militaire^ ou des affaires civiles sur lesquelles il dĂ©sirait avoir une direction. Sur ce qui avait rapport au militaire,NapolĂ©on rĂ©pondait d'aprĂšs son opinion; mais sur les affaires civiles, ne croyant pas devoir lui faire connaĂźtre toute sa pensĂ©e, il ne lui rĂ©pondait que des choses vagues. Gohier venait aussi de temps Ă  autre faire visite Ă  NapolĂ©on, lui faire des propositions et demander des conseils. § VII. Le corps des officiers de la garnison , ayant Ă  sa tĂȘte le gĂ©nĂ©ral Morand, comman ant ' place de Paris, demanda Ă  ĂȘtre prĂ©sentĂ© Ă  a polĂ©on ; il ne put l’ĂȘtre remis de jour en jour, les officiers commençaient Ă  se plaindre du p d’empressement qu’il montrait Ă  revoir se ciens camarades. Ces quarante adjudants de la garde naliona e de Paris, qui avaient Ă©tĂ© nommĂ©s par Napo- lĂ©ou lorsqu’il commandait l’armĂ©e de l’inteneur, avaient sollicitĂ© la faveur de le voir. Il les con- *]?. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. naissait presque tous; mais, pour cacher ses desseins, il diffĂ©ra l’instant de les recevoir. Les huitiĂšme et neuviĂšme rĂ©giments de dragons qui Ă©taient en garnison dans Paris, Ă©taient de vieux rĂ©giments de l’armĂ©e d’Italie; ils ambitionnaient de dĂ©filer devant leur ancien gĂ©nĂ©ral. NapolĂ©on accepta cette offre , et leur fit dire qu’il leur indiquerait le jour. Le vingt-uniĂšme des chasseurs Ă  cheval, qui avait contribuĂ© au succĂšs de la journĂ©e du i3 vendĂ©miaire, Ă©tait aussi Ă  Paris. Murat sortait de ce corps, et tous les officiers allaient sans cesse chez lui pour lui demander quel jour NapolĂ©on verrait le rĂ©giment. Ils n’obtenaient pas davantage que les autres. Les citoyens de Paris se plaignaient de l’incognito du gĂ©nĂ©ral; ils allaient aux théùtres, aux revues, oĂč il Ă©tait annoncĂ©, et il n’y venait pas. Personne ne pouvait concevoir cette conduite; l’impatience gagnait tout le monde. On murmurait contre NapolĂ©on VoilĂ  quinze jours qu’il est arrivĂ©, disait-on, et il n’a ente core rien fait. PrĂ©tend-il agir comme Ă  son retour d’Italie, et laisser pĂ©rir la rĂ©publique dans l’agonie des factions qui la dĂ©chirent? » Le moment dĂ©cisif approchait. dix-huit nnusiAĂŻuiĂŻ. 7 Ăź § VIII. Le i 5 brumaire, SiĂ©yĂšs et NapolĂ©on eurent une entrevue, dans laquelle ils arrĂȘtĂšrent toutes les dispositions pour la journĂ©e du 18. Il lut convenu que le conseil des anciens profitant de l’article 102 de la constitution, dĂ©crĂ©terait la translation du corps-lĂ©gislatif Ă  Saint-Cloud, et nommerait NapolĂ©on commandant en chef de la garde du corps-lĂ©gislatif, des troupes de la division militaire de Paris et de la garde nationale. Ce dĂ©cret devant passer le 18, Ă  sept heures du matin; Ă  huit heures, NapolĂ©on devait se rendre aux Tuileries oĂč les troupes seraient rĂ©unies, et prendre lĂ  le commandement de la capitale. Le 17, NapolĂ©on fit prĂ©venir les officiers qu’il les recevrait le lendemain Ă  six heures du matin. Comme cette heure pouvait paraĂźtre indue, il prĂ©texta un voyage ; il fit donner la mĂȘme invitation aux quarante adjudants de la garde nationale; et il fit dire aux trois rĂ©giments de cavalerie qu’il les passerait en revue aux champs-ÉlysĂ©es le mĂȘme jour 18, Ă  sept heures dn matin. Il prĂ©vint en mĂȘme temps les gĂ©nĂ©raux qui Ă©taient revenus d’Égypte avec lui» MK MO 1RES 1K NAPOLÉON, 74 et tous ceux dont il connaissait les sentiments, qu’il serait bien aise de les voir Ă  cette lieure- lĂ . Chacun d'eux crut que l’invitation Ă©tait pour lui seul, et supposait que NapolĂ©on avait des ordres Ă  lui donner; car on savait que le ministre de la guerre Dubois-CrancĂ© avait portĂ© chez lui les Ă©tats de l’armĂ©e, et prenait ses conseils sur tout ce qu’il fallait faire, tant sur les frontiĂšres du Bhin qu’en Italie. — Moreau, qui avait Ă©tĂ© du dĂźner du conseil lĂ©gislatif, et que NapolĂ©on avait vu lĂ  pour la premiĂšre fois, ayant appris parle bruit public qu’il se prĂ©parait un changement, dĂ©clara Ă  NapolĂ©on qu’il se mettait Ă  sa disposition, qu’il n’avait pas besoin d’ĂȘtre mis dans aucun secret, et qu’il ne fallait que le prĂ©venir une heure d’avance. — Macdonald, qui se trouvait aussi Ă  Paris, avait fait les mĂȘmes offres de service. A deux heures du matin , NapolĂ©on leur fit dire qu’il desirait les voir Ă  sept heures chez lui et Ă  cheval. Il ne prĂ©vint ni Auge- reau, ni Bernadotte ; cependant Joseph amena ce dernier i. 1 1 Lorsque NapolĂ©on se rendait au conseil des anciens, Bernadotte, au lieu de suivre le cortĂšge, s’esquiva et fut sc joindre Ă  la faction du manĂšge. DIX-HUIT BRUMAIRE. 7 5 — Le gĂ©nĂ©ral LefĂšvre commandait la division militaire ; il Ă©tait tout dĂ©vouĂ© au directoire. NapolĂ©on lui envoya , Ă  minuit, un aide- de-camp, pour lui dire de venir chez lui Ă  six heures. § ix. Tout se passa comme il avait Ă©tĂ© convenu. Sur les sept heures du matin, le conseil des anciens s’assembla sous la prĂ©sidence de Le- mercier. Cornudet, Lebrun, Fargues, peignirent vivement les malheurs de la rĂ©publique, les dangers dont elle Ă©tait environnĂ©e, et la conspiration permanente des coryphĂ©es du manĂšge pour rĂ©tablir le rĂšgne de la terreur. RĂ©gnier, dĂ©putĂ© de la Meurthe, demanda, par motion d’ordre, qu’en consĂ©quence de l’article 102 de la constitution, le siĂšge des sĂ©ances du corps-lĂ©gislatif fĂ»t transfĂ©rĂ© Ă  Saint-Cloud, et que NapolĂ©on fĂ»t investi du commandement en chef des troupes delĂ  17 e division militaire, et chargĂ© de faire exĂ©cuter cette translation. Il dĂ©veloppa alors sa motion La rĂ©publique est menacĂ©e, dit-il, par les anarchistes et le parti de l’étranger il faut prendre des mesures de salut public ; on est assurĂ© de l’appui du gĂ©nĂ©ral Bonaparte ; ce sera Ă  1 ombre de son bras protecteur,que les conseils pourront dĂ©- "J6 jiÇÉMOlKKS UE NAPOLÉON. libĂ©rer sur les changements que nĂ©cessite l’in- tĂ©rĂȘt public.» AussitĂŽt que la majoritĂ© du con 7 seil se fut assurĂ©e que cela Ă©tait d’accord avec NapolĂ©on, le dĂ©cret passa, mais non sans une forte opposition. Il Ă©tait conçu en ces termes DĂ©cret du conseil des anciens. Le conseil des anciens, en vertu des articles 102, io 3 et io4, de la constitution, dĂ©crĂ©tĂ© ce qui suit Art. i er Le corps lĂ©gislatif est transfĂ©rĂ© Ă  Saint-Cloud ; les deux conseils y siĂ©geront dans les deux ailes du palais. 2. Ils y seront rendus demain, iq brumaire, Ă  midi; toute continuation de fonctions, de dĂ©libĂ©rations, est interdite ailleurs et avant ce terme. 3 . Le gĂ©nĂ©ral Bonaparte est chargĂ© de l’exĂ©cution du prĂ©sent dĂ©cret. Il prendra toutes les mesures nĂ©cessaires pour la sĂ»retĂ© de la reprĂ©sentation nationale. Le gĂ©nĂ©ral commandant la 17 e division militaire, les gardes du corps- lĂ©gislatif, les gardes nationales sĂ©dentaires, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris, et dans toute l’étendue de la 17 e division militaire , sont mis immĂ©diatement sous ses ordres, et tenus de le recon- DIX-HUIT BRUMAIRE. 77 naĂźtre en cette qualitĂ© ; tous les citoyens lui prĂȘteront main-forte Ă  sa premiĂšre rĂ©quisition. 4- Le gĂ©nĂ©ral Bonaparte est appelĂ© dans le sein du conseil pour y recevoir une expĂ©dition du prĂ©sent dĂ©cret, et prĂȘter serment ; il se concertera avec les commissions des inspecteurs des deux conseils. 5. Le prĂ©sent dĂ©cret sera de suite transmis par un messager au conseil des cinq-cents, et au directoire exĂ©cutif; il sera imprimĂ©, affichĂ©, promulguĂ©, et envoyĂ© dans toutes les communes de la rĂ©publique par des courriers extraordinaires. Ce dĂ©cret fut rendu Ă  huit heures; et Ă  huit heures et demie, le messager d’état qui en Ă©tait porteur arriva au logement de NapolĂ©on. Il trouva les avenues remplies d officiers de la garnison ; d’adjudants de la garde nationale, de gĂ©nĂ©raux, et des trois rĂ©giments de cavalerie. NapolĂ©on fit ouvrir les battants des portes, et sa maison Ă©tant trop petite pour contenir tant de personnes, il s’avança sur le perron, reçut les compliments des officiers, les harangua, et leur dit qu’il comptait sur eux tous pour sauver la France. En mĂȘme temps, il leur fit connaĂźtre que le conseil des anciens, autorisĂ© par la constitution, venait de le revĂȘtir du MÉMOIRES UE NAPOLÉON. 78 commandement de toutes les troupes; qu’il s’agissait de prendre de grandes mesures, pour tirer la patrie de la position affreuse oĂč elle se trouvait; qu’il comptait sur leurs bras et leur volontĂ©; qu’il allait monter Ă  cheval, pour se rendre aux Tuileries. L’enthousiasme fĂ»t extrĂȘme tous les officiers tirĂšrent leurs Ă©pĂ©es, et promirent assistance et fidĂ©litĂ©. Alors NapolĂ©on se tourna vers LefĂšvre, lui demandant s’il voulait rester prĂšs de lui, ou retourner prĂšs du directoire. LefĂšvre, fortement Ă©mu, ne balança pas. NapolĂ©on monta aussitĂŽt Ă  cheval, et se mit Ă  la tĂȘte des gĂ©nĂ©raux et officiers, et des i,5oo chevaux auxquels il avait fait faire halte sur le boulevard, au coin de la rue du Mont-Blanc. Il donna ordre aux adjudants de la garde nationale de retourner dans leurs quartiers, d’y faire battre la gĂ©nĂ©rale, de faire connaĂźtre le dĂ©cret qu’ils venaient d’entendre, et d’annoncer qu’on ne devait plus reconnaĂźtre que les ordres Ă©manĂ©s de lui. § X. Il se rendit Ă  la barre du conseil des anciens, environnĂ© de ce brillant cortĂšge. Il dit Vous “ ĂȘtes la sagesse de la nation, c’est Ă  vous d’in- diquer dans cette circonstance les mesures qui peuvent sauver la patrie je viens, en DIX-HUIT BRUMAIRE. 79 vironnĂ© de tous les gĂ©nĂ©raux, vous promettre l'appui de tous leurs bras. Je nomme le gĂ©- nĂ©ral LefĂšvre mon lieutenant. Je remplirai fidĂšlement la mission que vous m’avez confiĂ©e qu’on ne cherche pas dans le passĂ© des exemples sur ce qui se passe. Rien dans l’histoire ne ressemble Ă  la fin du XVIII e siĂšcle; rien dans leXVIII e siĂšcle ne ressemble au moment actuel. » Toutes les troupes Ă©taient rĂ©unies aux Tuileries; il en passa la revue aux acclamations unanimes des citoyens et des soldats. Il donna le commandement des troupes chargĂ©es de la garde du corps-lĂ©gislatif, au gĂ©nĂ©ral Lannes; et au gĂ©nĂ©ral Murat, le commandement de celles envoyĂ©es Ă  Saint-Cloud. H chargea le gĂ©nĂ©ral Moreau de garder le Luxembourg; et, pour cet effet, il mit sous ses ordres 5oo hommes du 86 e rĂ©giment. Mais, au moment de partir, ces troupes refusĂšrent d’obĂ©ir, elles n’avaient pas de confiance enMoreau, qui, disaient-elles, n’était pas fut obligĂ© de les haranguer, en les assurant que Moreau marcherait. Moreau avait acquis cette rĂ©putation depuis sa conduite en fructidor. Le bruit se rĂ©pandit bientĂŽt dans toute la capitale, q Ue NapolĂ©on Ă©tait aux Tui’reries, et que ce n’était qu’à lui seul qu’il fallait obĂ©ir. 8ĂŒ MEMOIRES DU NAPOLÉON. Le peuple -y courut en foule les uns, mus par la simple curiositĂ© de voir un gĂ©nĂ©ral si renommĂ©, les autres, par Ă©lan patriotique et par zĂšle, pour lui offrir leur assistance. La proclamation suivante fut affichĂ©e partout. Citoyens, le conseil des anciens, dĂ©positaire de la sagesse nationale, vient de rendre un dĂ©cret; il y est autorisĂ© par les articles 102 et io 3 de l’acte constitutionnel il me charge de prendre des mesures pour la sĂ»retĂ© de la reprĂ©sentation nationale. Sa translation est nĂ©cessaire et momentanĂ©e ; le corps-lĂ©gisla- tif se trouvera Ă  mĂȘme de tirer la rĂ©publique du danger imminent oĂč la dĂ©sorganisation de toutes les parties de l’administration nous conduit. Il a bespin, dans cette circonstance essentielle, de l’union et de la confiance. Ralliez-vous autour de lui c’est le seul moyen d’asseoir la rĂ©publique sur les bases de la libertĂ© civile, du bonheur intĂ©rieur, de la victoire, et de la paix. » Il dit aux soldats Soldats, le dĂ©cret extraordinaire du con- seil des anciens, est conforme aux articles t 02 et io 3 de d’acte constitutionnel. Il m’a remis le commandement de la ville et de l’armĂ©e. Je l’ai acceptĂ© pour seconder les mesures qu’il va prendre et qui sont tout D1X-TIUIT BRUMAIRE. 8l entiĂšres en faveur lu peuple. La rĂ©publique est mal gouvernĂ©e depuis deux ans ; vous avez espĂ©rĂ© que mon retour mettrait un terme Ă  tant de maux. Vous l’avez cĂ©lĂ©brĂ© avec une union qui m’impose des obligations que je remplis; vous remplirez les vĂŽtres, et vous seconderez votre gĂ©nĂ©ral avec l’énergie, ' MÉMOIRES DH NAPOLÉON. toutes les troupes environnaient NapolĂ©on; ils virent mĂȘme leur garde les abandonner. DĂšs- lors Moulins se rendit aux Tuileries, et donna sa dĂ©mission , comme l’avaient dĂ©jĂ  fait SiĂ©yĂšs et Iloger-Ducos. Bottot, secrĂ©taire de Barras, se rendit prĂšs de NapolĂ©on , qui lui tĂ©moigna toute son indignation sur les dilapidations qui avaient perdu la rĂ©publique, et insista pour que Barras donnĂąt sa dĂ©mission. Talleyrand fut chez ce directeur, et la rapporta. Barras se rendit Ă  Gros-Bois, accompagnĂ© d’une garde d’honneur de dragons. DĂšs ce moment, le directoire se trouva dissous, et. NapolĂ©on seul chargĂ© du pouvoir exĂ©cutif de la rĂ©publique. Cependant le conseil des cinq-cents s’était assemblĂ© sous la prĂ©sidence de Lucien. La constitution Ă©tait prĂ©cise, le dĂ©cret du conseil des anciens Ă©tait dans ses attributions il n’y avait rien Ă  objecter. Les membres du conseil, en traversant les rues de Paris et les Tuileries, avaient appris les Ă©vĂ©nements qui se passaient; ils avaient Ă©tĂ© tĂ©moins de l’enthousiasme public. Ils Ă©taient dans l’étonnement et la stupeur de tout le mouvement qu’ils voyaient. Ils se conformĂšrent Ă  la nĂ©cessitĂ©, et ajournĂšrent la sĂ©ance pour le lendemain iq, Ă  Saint-Cloud. — Bernadotte avait Ă©pousĂ© la belle-soeur de Joseph Bonaparte. Il avait Ă©tĂ© deux mois au mi- DIX-HUIT BRUMAIRE. 83 nistĂšre de la guerre, et ensuite renvoyĂ© par SiĂ©yĂšs il n’y faisait que des fautes. C’était un des membres les plus chauds de la sociĂ©tĂ© du manĂšge dont les opinions politiques Ă©taient alors fort exaltĂ©es et rĂ©prouvĂ©es par tous les gens de bien. Joseph l’avait menĂ© le matin chez NapolĂ©on, mais, lorsqu’il vit ce dont il s’agissait, il s’esquiva, et alla instruire ses amis du manĂšge de ce qui se passait. Jourdan et Augereau vinrent trouver NapolĂ©on aux Tuileries, lorsqu’il passait la revue des troupes il leur conseilla de ne pas retourner Ă  Saint-Cloud Ă  la sĂ©ance du lendemain, de rester tranquilles, de ne pas compromettre les services qu’ils avaient rendus Ă  la patrie ; car aucun effort ne pouvait s’opposer au mouvement qui Ă©tait commencĂ©. Augereau l’assura de son dĂ©vouement et du dĂ©sir qu’il avait de marcher sous ses ordres. Il ajouta mĂȘme Eh quoi ! gĂ©nĂ©ral, est-ce que vous ne comptez pas toujours sur votre petit Augereau ? » CambacĂ©rĂšs, ministre de la justice; FouchĂ©, ministre de la police, et tous les autres minis- tres furent aux Tuileries, et reconnurent la nouvelle autoritĂ©. FouchĂ© fit de grandes protestations d’attachement et de dĂ©vouement ; extrĂȘmement opposĂ© Ă  SiĂ©yĂšs, il n’avait pas Ă©tĂ© dans le secret de la journĂ©e. Il avait ordonnĂ© 6 . 84 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. de fermer les barriĂšres, d’arrĂȘter le dĂ©part des courriers et des diligences Eh, bon dieu ! lui dit le gĂ©nĂ©ral, pourquoi toutes ces prĂ©cau- tions ? nous marchons avec la nation et par sa seule force ; qu’aucun citoyen ne soit in- quiĂ©tĂ©, et que le triomphe de l’opinion n’ait rien de commun avec ces journĂ©es faites par une minoritĂ© factieuse. Les membres de la majoritĂ© des cinq-cents, de la minoritĂ© des anciens, et les coryphĂ©es du manĂšge, passĂšrent toute la journĂ©e et la nuit en conciliabules. A sept heures du soir, NapolĂ©on tint un conseil aux Tuileries. SiĂ©yĂšs proposait d’arrĂȘter les quarante principaux meneurs opposants. Cet avis Ă©tait sage ; mais NapolĂ©on croyait avoir trop de force, pour employer tant de prudence. J'ai jurĂ© ce matin, dit-il, de protĂ©ger la reprĂ©sen- tation nationale; je ne veux point ce soir violer mon serment je ne crains pas de si'faibles ennemis. » Tout le monde se rangea au conseil de SiĂ©yĂšs; mais rien ne put vaincre cette obstination ou cette dĂ©licatesse du gĂ©nĂ©ral. On verra bientĂŽt qu’il eut tort. C’est dans cette rĂ©union que l’on convint de l’établissement de trois consuls provisoires, qui seraient SiĂ©yĂšs, Roger-Ducos et NapolĂ©on ; de l’ajournement des conseils Ă  trois DIJC-HUIT BRUMAIRE. 85 mois. Les meneurs des deux conseils s’entendirent sur la maniĂšre dont ils devaient se conduire dans la sĂ©ance de Saint-Cloud. Lucien, Boulay, Émile Gaudin, Chazal, Cabanis, Ă©taient les meneurs du conseil des cinq- cents; RĂ©gnier, Lemercier, Cornudet, Fargues, l’étaient des anciens. Le gĂ©nĂ©ral Murat, ainsi qu’on l’a dit, commandait la force publique Ă  Saint-Cloud ; Ronsard commandait le bataillon de la garde du corps-lĂ©gislatif; le gĂ©nĂ©ral Serrurier avait sous ses ordres une rĂ©serve, placĂ©e au Point-du- Jour. On travaillait avec activitĂ© pour prĂ©parer les salles du palais de Saint-Cloud. L’orangerie fut destinĂ©e au conseil des cinq-cents; et la galerie de Mars, Ă  celui des anciens les appartements, devenus depuis le salon des princes et le cabinet de l’empereur, furent prĂ©parĂ©s pour NapolĂ©on et son Ă©tat-major. Les inspecteurs de la salle occupĂšrent les appartements de l’impĂ©ratrice. Il Ă©tait deux heures aprĂšs - midi, et le local destinĂ© au conseil des cinq-cents n’était pas encore prĂȘt. Ce retard de quelques heures devint funeste. Les dĂ©putĂ©s, arrivĂ©s depuis midi, se formĂšrent en groupes dans le jardin les esprits s’échauffĂšrent ; ils se sondĂšrent rĂ©ciproquement, se 86 MEMOlllKS 1K .NAPOLÉON. communiquĂšrent, et organisĂšrent leur opposition. Ils demandaient au conseil des anciens ce qu’il voulait, pourquoi il les avait fait venir Ă  Saint-Cloud ? Etait-ce pour changer le directoire ? Ils convenaient gĂ©nĂ©ralement que Barras Ă©tait corrompu, Moulins sans considĂ©ration; ils nommĂšrent sans difficultĂ© NapolĂ©on et deux autres citoyens pour complĂ©ter le gouvernement. Le petit nombre d’individus qui Ă©taient dans le secret laissaient alors percer que l’on voulait rĂ©gĂ©nĂ©rer l’état, en amĂ©liorant la constitution, et ajourner les conseils. Ces insinuations ne rĂ©ussissant pas, une hĂ©sitation se manifesta parmi les membres sur lesquels on comptait le plus. § XI. La sĂ©ance s’ouvrit enfin. Emile Gaudin monta Ă  la tribune, peignit vivement les dangers de la patrie, et proposa de remercier le conseil des anciens des mesures de salut public dont d avait pris l’initiative, et de lui demander, par un message, qu’il fĂźt connaĂźtre sa pensĂ©e toute entiĂšre. En mĂȘme temps, il proposa de nommer une commission de sept personnes pour faire un rapport sur la situation de la rĂ©publique. IHX-HDIT BRUMAIRE. 87 Les vents, renfermĂ©s dans les outres d’Eole, s’en Ă©chappant avec furie, n’excitĂšrent jamais une plus grande tempĂȘte. L’orateur fut prĂ©cipitĂ© avec fureur en bas de la tribune. L’agitation devint extrĂȘme. Delbred demanda que les membres prĂȘtassent de nouveau serment Ă  la constitution de l’an III. Lucien, Boulay et leurs amis, pĂąlirent. L’appel nominal eut lieu. Pendant cet appel nominal, qui dura plus de deux heures, les nouvelles de ce qui se passait circulĂšrent dans la capitale. Les meneurs de l’assemblĂ©e du manĂšge, les tricoteuses, etc., accoururent. Jourdan et Augereau se tenaient Ă  l’écart; croyant NapolĂ©on perdu, ils s’empressĂšrent d’arriver. Augereau s’approcha de NapolĂ©on, et lui dit Eh bien! vous voici dans une jolie position ! » — Augereau, reprit NapolĂ©on, souviens-toi d’Arcole les affaires paraissaient bien plus dĂ©sespĂ©rĂ©es. Crois- moi , reste tranquille , si tu ne veux pas en ĂȘtre la victime. Dans une demi-heure tu verras comme les choses tourneront. L’assemblĂ©e paraissait se prononcer avec tant d’unanimitĂ© , qu’aucun dĂ©putĂ© n osa refuser de prĂȘter serment Ă  la constitution Lucien lui- m ĂȘ niie y fut contraint. Des hurlements, des bravos, se faisaient entendre dans 88 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. toute la salle. Le moment Ă©tait pressant. Beaucoup de membres, en prononçant ce serment, y ajoutĂšrent des dĂ©veloppements, et l’influence de tels discours pouvaient se faire sentir sur les troupes. Tous les esprits Ă©taient en suspens les zĂ©lĂ©s devenaient neutres ; les timides avaient dĂ©jĂ  changĂ© de banniĂšre. Il n’y avait pas un instant Ă  perdre. NapolĂ©on traversa le salon de Mars, entra au conseil des anciens, et se plaça vis-Ă -vis le prĂ©sident. C’était la barre. Vous ĂȘtes sur un volcan, leur dit-il la rĂ©- publique n’a plus de gouvernement; le di- rectoire est dissous ; les factions s’agitent ; l’heure de prendre un parti est arrivĂ©e. Vous avez appelĂ© mon bras et celui de mes com- pagnons d’armes au secours de votre sa- gesse mais les instants sont prĂ©cieux; il faut se prononcer. Je sais que l’on parle de CĂ©sar* de Cromwell, comme si l’époque actuelle pouvait se comparer aux temps passĂ©s. Non, je ne veux que le salut de la rĂ©publique, et appuyer les dĂ©cisions que vous allez pren- dre. Et vous, grenadiers, dont j’aperçois les bonnets aux portes de cette salle, dites- le vous ai-je jamais trompĂ©s? Ai-je jamais trahi mes promesses, lorsque, dans les camps, au milieu des privations, je vous promet- DIX-HUIT BHUMAIHK. ȧ lais la victoire, l’abondance, et lorsqu’à votre tĂšte, je vous conduisais de succĂšs en succĂšs? Dites-le maintenant Ă©tait-ce pour mes in- tĂ©rĂȘts, ou pour ceux de la rĂ©publique? » Le gĂ©nĂ©ral parlait avec vĂ©hĂ©mence. Les grenadiers furent comme Ă©lectrisĂ©s; et, agitant en l’air leurs bonnets, leurs armes, ils semblaient tous dire Oui, c’est vrai! il a toujours tenu parole! Alors un membre Linglet se leva, et d’une voix forte dit GĂ©nĂ©ral, nous applaudissons Ă  ce que vous dites jurez donc avec nous obĂ©issance Ă  la constitution de l’an III, qui peut seule maintenir la rĂ©publique. » L’étonnement que causa ces paroles produisit le plus grand silence. NapolĂ©on se recueillit un moment ; aprĂšs quoi, il reprit avec force La constitution de l’an III, vous n’en avez plus vous l’avez u violĂ©e au 18 fructidor, quand le gouvernent ment a attentĂ© Ă  l’indĂ©pendance du corps- lĂ©gislatif; vous l’avez violĂ©e au 3 o prairial an VII, quand le corps-lĂ©gislatif a attentĂ© Ă  l’indĂ©pendance du gouvernement ; vous l’a- vez violĂ©e au 22 florĂ©al, quand, par un dĂ©- cret sacrilĂšge, le gouvernement et le corps- lĂ©gislatif ont attentĂ© Ă  la souverainetĂ© du peuple , en cassant les Ă©lections faites par MÉMOUÏES DE NAPOLEON. 9 ° lui. La constitution violĂ©e, il faut un nou- veau pacte, de nouvelles garanties. » La force de ce discours, l’énergie du gĂ©nĂ©ral , entraĂźnĂšrent les trois quarts des membres du conseil, qui se levĂšrent en signe d’approbation. Cornudet et RĂ©gnier parlĂšrent avec force dans le mĂȘme sens un membre s’éleva contre; il dĂ©nonça le gĂ©nĂ©ral comme le seul conspirateur qui voulait attenter Ă  la libertĂ© publique. NapolĂ©on interrompit l’orateur, dĂ©clara qu’il avait le secret de tous les partis, que tous mĂ©prisaient la constitution de l’an III; que la seule diffĂ©rence qui existait entre eux Ă©tait que les uns voulaient une rĂ©publique modĂ©rĂ©e, oĂč tous les intĂ©rĂȘts nationaux, toutes les propriĂ©tĂ©s, fussent garantis; tandis que les autres voulaient un gouvernement rĂ©volutionnaire, motivĂ© sur les dangers de la patrie. En ce moment on vint prĂ©venir NapolĂ©on que, dans le conseil des cinq-cents, l’appel nominal Ă©tait terminĂ© , et que l’on voulait forcer le prĂ©sident Lucien Ă  mettre aux voix la mise hors la loi de son frĂšre. NapolĂ©on se rend aussitĂŽt aux cinq-cents, entre dans la salle, le chapeau bas, ordonne aux officiers et soldats qui l’accompagnent de rester aux portes; il voulait se prĂ©senter Ă  la barre pour rallier son parti, qui Ă©tait nombreux, mais qui avait DIX-HUIT BR U M A L II U. 9 » perdu tout ralliement et toute audace. Mais, pour arriver Ă  la barre, il fallait traverser la moitiĂ© de la salle, parce que le prĂ©sident siĂ©geait sur un des cĂŽtĂ©s latĂ©raux. Lorsque NapolĂ©on se fut avancĂ© seul au tiers de l’orangerie , deux ou trois cents membres se levĂšrent subitement, en s’écriant Mort au tyran! Ă  bas le dictateur! Deux grenadiers que l’ordre du gĂ©nĂ©ral avait retenus Ă  la porte, et qui n’avaient obĂ©i qu’à regret et en lui disant, Vous ne les connais- sez pas, ils sont capables de tout, » culbutĂšrent , le sabre Ă  la main, ce qui s’opposait Ă  leur passage, pour rejoindre leur gĂ©nĂ©ral, l’investir et le couvrir de leurs corps. Tous les autres grenadiers suivirent cet exemple et entraĂźnĂšrent NapolĂ©on en dehors de la salle. Dans ce tumulte, l’un d'eux nommĂ© ThomĂ© fut lĂ©gĂšrement blessĂ© d’un coup de poignard; un autre reÇut plusieurs coups dans ses habits. Le gĂ©nĂ©ral descendit dans la cour du chĂąteau , fit battre au cercle, monta Ă  cheval, et harangua les troupes J’allais, dit-il, leur faire connaĂźtre les moyens de sauver la rĂ©- publique, et de nous rendre notre gloire. Ils m’ont rĂ©pondu Ă  coups de poignard. Ils voulaient ainsi rĂ©aliser le dĂ©sir des rois coati lisĂ©s. Qu’aurait pu faire dĂ©plus l’Angleterre ! KJ2 N MÉMOIRES I>li NAPOLÉON. Soldats, puis-je compter sur vous? » Des acclamations unanimes rĂ©pondirent Ă  ce discours. NapolĂ©on aussitĂŽt ordonna Ă  un capitaine d’entrer avec dix hommes dans la salle des cinq-cents, et de dĂ©livrer le prĂ©sident. Lucien venait de dĂ©poser sa toge. MisĂ©ra- blĂ©s ! s’écriait-il, vous exigez que je mette '/j MÉMOIRES or. NAPOLÉON. t’armĂ©e. Berthier fut nommĂ© ministre de la guerre. Il fut obligĂ© d’envoyer de suite une douzaine d’officiers dans les divisions militaires et aux corps d’armĂ©e, pour obtenir les Ă©tats de situation des corps, leur emplacement, l’état de leur administration. Le bureau de l’artillerie Ă©tait le seul oĂč l’on eĂ»t des renseignements. Un grand nombre de corps avaient Ă©tĂ© créés, tant par les gĂ©nĂ©raux que par les administrations dĂ©partementales ; ils existaient sans qu’on le sĂ»t au ministĂšre. On disait Ă  Dubois-CrancĂ© Vous payez l’armĂ©e, vous pouvez du moins nous donner les Ă©tats de la solde.—Nous ne la payons pas.—Vous nourrissez l’armĂ©e, donnez - nous les Ă©tats du bureau des vivres. — Nous ne la nourrissons pas. — Vous habillez l’armĂ©e, donnez-nous les Ă©tats du bureau de l'habillement. — Nous ne l’habillons pas. » L’armĂ©e dans l’intĂ©rieur Ă©tait payĂ©e au moyen des violations de caisse; elle Ă©tait nourrie et habillĂ©e au moyen des rĂ©quisitions, et les bureaux n’exerçaient aucun contrĂŽle. Il fallut un mois avant que le gĂ©nĂ©ral Berthier pĂ»t avoir un Ă©tat de l’armĂ©e, et ce ne fut qu’alors qu’on put procĂ©der Ă  sa rĂ©organisation. L’armĂ©e du nord Ă©tait en Hollande ; elle venait d’en chasser les Anglais. Sa situation Ă©tait satisfaisante. La Hollande, d’aprĂšs les traitĂ©s, fournissait Ă  tous ses besoins. PROVISOIRES. IOJ Les armĂ©es du Rhin et de l’IIelvĂ©tie souffraient beaucoup; le dĂ©sordre y Ă©tait extrĂȘme. L’armĂ©e d’Italie acculĂ©e sur la riviĂšre de GĂȘnes Ă©tait sans subsistances et privĂ©e de tout. L’insubordination y Ă©tait devenue telle, que des corps quittaient sans ordre leur position devant l’ennemi pour se porter sur des points oĂč ils espĂ©raient trouver des vivres. L’administration ayant Ă©tĂ© amĂ©liorĂ©e, la discipline fut bientĂŽt rĂ©tablie. — Le ministĂšre des finances Ă©tait occupĂ© par Robert Lindet, qui avait Ă©tĂ© membre du comitĂ© de salut public, du temps de Robespierre. C’était un homme probe, mais n’ayant aucune des connaissancĂšs nĂ©cessaires pour l’administration des finances d’un grand empire. Sous le gouvernement rĂ©volutionnaire, il avait cependant obtenu la rĂ©putation d’un grand financier; mais sous ce gouvernement, le vrai ministre des finances, c’était le prote de la planche aux assignats. — Lindet fut remplacĂ© par Gaudin, depuis duc de GaĂ«te, qui avait occupĂ© pendant longtemps la place de premier commis des finances. C Ă©tait un homme de moeurs douces et d’une sĂ©vĂšre probitĂ©. Le trĂ©sor Ă©tait vide, il ne s'y trouvait pas de quoi expĂ©dier un courrier. Toutes les rentrĂ©es lo6 MJÎMOIItLCS DF, ,N T AI'OLKOÎ'T. se faisaient en bons le rĂ©quisitions, cĂ©dules , rescriptions, papiers de tou tes espĂšces avec lesquels on avait dĂ©vorĂ© d’avance toutes les recettes de l’armĂ©e. Les fournisseurs, payĂ©s avec des dĂ©lĂ©gations, puisaient eux-mĂȘmes directement dans la caisse des receveurs, au furet mesure des rentrĂ©es , et cependant ils ne faisaient aucun service. La rente Ă©tait Ă  six francs. Toutes les sources Ă©taient taries, le crĂ©dit anĂ©anti ; tout Ă©tait dĂ©sordre , dilapidation , gaspillage. Les payeurs, qui faisaient en mĂȘme temps les fonctions de receveurs, s’enrichissaient par un agiotage d’autant plus difficile Ă  rĂ©primer, que tous ces papiers avaient des valeurs rĂ©elles diffĂ©rentes. Le nouveau ministre Gaudin prit des mesures qui mirent un frein aux abus, et rĂ©tablirent la confiance. Il supprima l’emprunt forcĂ© et progressif ij. i La loi de l'emprunt forcĂ© et progressif de cent millions avait eu sur les propriĂ©tĂ©s des effets plus funestes encore que ceux de la loi des Ă©tages sur la libertĂ© des citoyens. L’emprunt force et progressif pesait sur toutes les propriĂ©tĂ©s agricoles et commerciales, meubles et immeubles. Les citoyens devaient contribuer en vertu d’une cotte dĂ©libĂ©rĂ©e par un jury, et fondĂ©e i° sur la quotitĂ© de l’imposition directe; a” sur une base arbitraire. Tout contribuable au-dessous de trois cents francs n’c- CONSULS PROVISOIRES. IO7 Plusieurs citoyens offrirent au gouvernement des sommes considĂ©rables. Le commerce de Paris remplit un emprunt' de 12 millions; ce qui dans ce moment Ă©tait d’une grande importance. La vente des domaines de la maison d’Orange que la France s’était rĂ©servĂ©e par le traitĂ© de la Haye fut nĂ©gociĂ©e et produisit 24 millions. On crĂ©a pour i 5 o millions de bons de rescription de rachats de rente. tait pas passible de cet emprunt. Tout contribuable qui payait cinq cents francs, Ă©tait taxĂ© aux quatre dixiĂšmes, celui de quatre mille francs et au-dessus, pour la totalitĂ© de son revenu. La deuxiĂšme base Ă©tait relative Ă  l’opinion les parents d’émigrĂ©s, les nobles pouvaient ĂȘtre taxĂ©s arbitrairement par le jury l’effet de cette loi fut ce qu’il devait ĂȘtre. L’enregistrement cessa de produire, car il n’y eut plus de transactions. Les domaines nationaux cessĂšrent de se vendre, car la propriĂ©tĂ© fut dĂ©criĂ©e; les riches devinrent pauvres sans que les pauvres devinssent plus riches cette loi absurde produisit un effet contraire Ă  celui qu’en avaient attendu ses auteurs elle tarit toutes les sources du revenu public. Le ministre Gaudin ne voulut pas se coucher ni dormir une seule nuit, chargĂ© du portefeuille des finances, sans avoir rĂ©digĂ© et propose une loi pour rapporter cette loi dĂ©sastreuse, qu’il remplaça par vingt-cinq centimes additionnels aux contributions directes ou indirectes, qui rentrĂšrent sans effort, et produisirent cinquante millions. Les sommes dĂ©jĂ  versĂ©es Ă  l’emprunt forcĂ©, furent reçues Ă  compte sur les centimes additionnels ou liquidĂ©es sur le grand-livre. Io8 M ÉMOI KI S 1>F, NAPOLÉON. Les impositions directes ne rentraient pas Ă  cause du retard qu’éprouvait la confection des rĂŽles. Le ministre crĂ©a une commission des contributions publiques. L’assemblĂ©e constituante, dont les principes en administration Ă©taient fautifs, parce qu’ils Ă©taient le rĂ©sultat d’une vaine thĂ©orie et non le fruit de l’expĂ©rience , avait chargĂ© les municipalitĂ©s de la formation des rĂŽles qui Ă©taient rendus exĂ©cutoires par la dĂ©cision des administrateurs de dĂ©partement. Cette organisation Ă©tait dĂ©sastreuse ; on y fut peu sensible en 1792, g 3 , q4, les assignats pourvoyaient Ă  tout. Lors de la constitution de l’an III, cinq mille prĂ©posĂ©s furent chargĂ©s de la formation des rĂŽles. On avait adoptĂ© en mĂȘme temps une administration mixte qui coĂ»tait 5 millions d’extraordinaire , et n’atteignait pas plus le but que la loi de la constituante. Gaudin , Ă©clairĂ© par l’expĂ©rience, confia la confection de ces rĂŽles Ă  cent directeurs gĂ©nĂ©raux ayant sous eux cent inspecteurs et huit cent quarante contrĂŽleurs, qui ne coĂ»taient que 3 millions. L’économie Ă©tait de 2 millions. Il crĂ©a la caisse d’amortissement, soumit les receveurs des finances Ă  un cautionnement du vingtiĂšme de leurs recettes, et organisa le systĂšme des obligat ions des receveurs - gĂ©nĂ©raux , CONSULS IOC payables par douziĂšme par mois du montant de leurs recettes. DĂšs ce moment, toutes les contributions directes rentrĂšrent au trĂ©sor avant le commencement de l’exercice et en masse ; il put en disposer pour le service dans toutes les parties de la France. Il n’y eut plus aucune incertitude que les recouvrements Ă©prouvassent plus ou moins de retard, ou s’opĂ©rassent avec plus ou moins d’activitĂ© ; cela n’influait pas sur les opĂ©rations du trĂ©sor. Cette loi a Ă©tĂ© une des sources de la prospĂ©ritĂ© et de l’ordre qui ont depuis rĂ©gnĂ© dans les finances. La rĂ©publique possĂ©dait pour l\o millions de rentes en forĂȘts; mais elles Ă©taient mal administrĂ©es la rĂ©gie de l’enregistrement, prĂ©posĂ©e pour recevoir ce revenu , celui du timbre, et exercer des droits domaniaux, ne convenait pas pour diriger une administration qui exigeait des connaissances particuliĂšres et de l’activitĂ©. Le ministre Gaudin Ă©tablit une administration spĂ©ciale. Ce changement excita des rĂ©clamations. On craignit de voir se renouveler les abus attachĂ©s Ă  l’ancienne administration des eaux et forĂȘts. On Ă©tablit, disait-on, l’administration ; on ne tardera pas Ă  Ă©tablir sa juridiction , les tribunaux spĂ©ciaux; nous verrous renaĂźtre tous les abus qui ont excitĂ© nos rĂ©clamations en 1789. Ces craintes Ă©taient chimĂ©ri- IIO MÉMOIRES DE NAPOLÉON. v ques les abus de l’ancienne administration avaient disparu pour toujours, et la nouvelle administration forestiĂšre soigna bien l'amĂ©nagement des forĂȘts, leur vente, leur coupe, et porta une attention toute particuliĂšre aux semis et plantations. Elle fit aussi rentrer au domaine une grande quantitĂ© de bois usurpĂ©s par les communes ou les particuliers; enfin elle n’eut que de bons effets, et se concilia l’opinion publique. Tout ce qu’il est possible de faire en peu de jours, pour dĂ©truire les abus d’un rĂ©gime vicieux et fĂącheux, remettre en honneur les principes du crĂ©dit et de la modĂ©ration, le ministre Gaudin le fit. C’était un administrateur, de probitĂ© et d’ordre, qui savait se rendre agrĂ©able Ă  ses subordonnĂ©s, marchant doucement, mais sĂ»rement. Tout ce qu’il fit et proposa dans ces premiers moments, il l’a maintenu et perfectionnĂ© pendant quinze annĂ©es d’une sage administration. Jamais il n’est revenu sur aucune mesure, parce que sesconnaissancesĂ©taient positives et le fruit d’une longue expĂ©rience. CambacĂ©rĂšs conserva le ministĂšre de la justice. Un grand nombre de changements furent faits dans les tribunaux. Talleyrand avait Ă©tĂ© renvoyĂ© du ministĂšre des relations extĂ©rieures par l’influence de la sociĂ©tĂ© CONSULS PROVISOIRES. III du manĂšge. Reinhart qui l’avait remplacĂ© Ă©tait natif de Wurtemberg. C’était un homme honnĂȘte et d’une capacitĂ© ordinaire. Cette place Ă©tait naturellemĂšnt due Ă  Talleyrand ; mais, pour ne pas trop froisser l’opinion publique fort indisposĂ©e contre lui, surtout pour les affaires d’AmĂ©rique, Reinhart fut conservĂ© dans les premiers moments; d’ailleurs, ce poste Ă©tait de peu d’importance dans la situation critique oĂč la rĂ©publique se trouvait. On ne pouvait en effet entamer aucune espĂšce de nĂ©gociation avant d’avoir rĂ©tabli l’ordre dans l’intĂ©rieur , rĂ©uni la nation, et remportĂ© des victoires sur les ennemis extĂ©rieurs. — Bourdon fut remplacĂ© au ministĂšre de la marine par Forfait, et nommĂ© commissaire de la marine Ă  Anvers. Forfait, nĂ© en Normandie, avait la rĂ©putation d’ĂȘtre le meilleur ingĂ©nieur constructeur de vaisseaux ; mais c’était un homme Ă  systĂšme; et il n’a pas justifiĂ© ce que. l’on attendait de lui. Le ministĂšre delĂ  marine Ă©tait trĂšs-important par la nĂ©cessitĂ© oĂč'se trouvait la rĂ©publique, de secourir l’armĂ©e %ypte, la garnison de Malte, et les colonies. A l’intĂ©rieur, le ministre Quinette fut remplacĂ© p ar Laplace, gĂ©omĂštre du premier rang; m a i s qui ne tarda pas Ă  se montrer administrateur pl us que mĂ©diocre; dĂšs son pre- II* MÉMOIRES DE NAPOLÉON. mier travail , les consuls s’aperçurent qu’ils s’étaient trompĂ©s Laplace ne saisissait aucune question sous son vrai point de vue; il cherchait des subtilitĂ©s partout, n’avait que des idĂ©es problĂ©matiques, et portait enfin l’esprit des infiniment petits dans l’administration. — Les nominations furent faites par les consuls d’un commun accord; la premiĂšre dissension d'opinion eut lieu pour FouchĂ©, qui Ă©tait ministre de la police. SiĂ©yĂšs le haĂŻssait, et croyait la sĂ»retĂ© du gouvernement compromise, si la direction de la police restait dans ses mains. FouchĂ©, nĂ© Ă  Nantes, avait Ă©tĂ© orato- rien avant la rĂ©volution; il avait ensuite exercĂ© un emploi subalterne dans son dĂ©partement, et s'Ă©tait distinguĂ© par l’exaltation de ses principes. DĂ©putĂ© Ă  la convention , il marcha dans la mĂȘme direction que Collot d’IIerbois. AprĂšs la rĂ©volution de thermidor, il fut proscrit comme terroriste. Sous le directoire, il s’était attachĂ© Ă  Barras, et avait commencĂ© sa fortune dans des compagnies de fournitures, oĂč l’on avait imaginĂ© de faire entrer un grand nombre d’hommes de la rĂ©volution idĂ©e qui avait jetĂ© une nouvelle dĂ©considĂ©ration sur des hommes que les Ă©vĂšnements politiques avaient dĂ©jĂ  dĂ©popularisĂ©s. FouchĂ©,appelĂ© au ministĂšre de la police depuis plusieurs mois, avait pris CONSULS PROVISOIRES. 13 parti contre la faction dn manĂšge qui s’agitait encore, et qu’il fallait dĂ©truire; mais SiĂ©yĂšs n’attribuait pas cette conduite Ă  des principes fixes, et seulement Ă  la haine qu’il portait Ă  ces sociĂ©tĂ©s, oĂč sans aucune retenue, on dĂ©clamait constamment contre les dilapidations et contre ceux qui avaient eu part aux fournitures. SiĂ©yĂšs proposait Alquier pour remplacer FouchĂ© ce changement ne parut pas indispensable ; quoique FouchĂ© n’eĂ»t pas Ă©tĂ© dans le secret du 18 brumaire, il s’était bien comportĂ©. NapolĂ©on convenait avec SiĂ©yĂšs, qu’on ne pouvait, en rien, compter sur la moralitĂ© d’un tel ministre et sur son esprit versatile, mais enfin sa conduite avait Ă©tĂ© utile Ă  la rĂ©publique. Nous formons une nouvelle Ă©poque, disait NapolĂ©on; du passĂ©, il ne faut nous souvenir que du bien et oublier le mal. L’ñge, l’habitude des affaires et l’expĂ©rience, ont formĂ© bien des tĂȘtes et modifiĂ© bien des caractĂšres. FouchĂ© conserva son ministĂšre. La nomination de Gaudin au ministĂšre des finances, laissa vacante la place de commissaire d u gouvernement prĂšs l’administration des postes, place de confiance fort importante. Elle fut confiĂ©e Ă  LaforĂȘt, qui alors Ă©tait chef de la division des fonds aux relations extĂ©rieu- Memoires .-— Tome. /. fi 1 l4 MÉMOIRES ĂŒli NAPOLÉON. res. C Ă©tait un homme habile qui avait Ă©tĂ© longtemps consul-gĂ©nĂ©ral de France, en AmĂ©rique. § IV. L’école polytechnique n’était qu’ébauchĂ©e; Monge fut chargĂ© d’en rĂ©diger l’organisation dĂ©finitive, qui depuis a Ă©tĂ© sanctionnĂ©e par l’expĂ©rience. Cette Ă©cole est devenue la plus cĂ©lĂšbre du monde. Elle a fourni une foule d'officiers, de mĂ©caniciens, de chimistes, qui ont recrutĂ© les corps savants de l’armĂ©e, ou qui, rĂ©pandus dans les manufactures, ont portĂ© si haut la perfection des arts, et donnĂ© Ă  l’industrie française sa haute supĂ©rioritĂ©. Cependant le nouveau gouvernement Ă©tait environnĂ© d’ennemis qui s’agitaient publiquement. La VendĂ©e, le Languedoc et la Belgique Ă©taient dĂ©chirĂ©s par les troubles et les insurrections. Le parti de l’étranger, qui, depuis plusieurs mois, faisait tous les jours des progrĂšs, voyait avec dĂ©pit un changement qui dĂ©truisait ses espĂ©rances. Les anarchistes n’écoutaient que leur animositĂ© contre SiĂ©yĂšs i . La loi 1 SiĂ©yĂšs Ă©tait frĂ©quemment alarmĂ© de ce que les jacobins tramaient dans Paris, et des menaces qu’ils faisaient d’enlever les consuls. Ce qui fit dire Ă  NapolĂ©on rĂ©veillĂ© CONSULS PROVISOIRES. I l5 rendue le 19 brumaire Ă  Saint-Cloud, avait chargĂ© le gouvernement de prendre les mesures qui seraient nĂ©cessaires pour rĂ©tablir la tranquillitĂ© de la rĂ©publique. Elle avait expulsĂ© du corps-lĂ©gislatif cinquante-cinq dĂ©putĂ©s. Un grand nombre d’autres Ă©taient mĂ©contents de l’ajournement des chambres; ils persistaient Ă  rester Ă  Paris et Ă  s’y rĂ©unir. C’était la premiĂšre fois, depuis la rĂ©volution, que la tribune Ă©tait muette et le corps-lĂ©gislatif en vacances. Les bruits les plus sinistres agitaient l’opinion; le ministre de la police proposa en consĂ©quence des mesures qui devaient rĂ©primer l’audace du parti anarchiste. Un dĂ©cret condamna Ă  la dĂ©portation cinquante neuf des principaux meneurs trente-sept Ă  la Guyane , et vingt-deux Ă  l’üle d’Oleron; ce dĂ©cret fut gĂ©nĂ©ralement dĂ©sapprouvĂ©, l’opinion rĂ©pugnait Ă  toute mesure violente cependant il eut un effet salutaire. Ă  trois heures du malin par ce consul que venait d’inquiĂ©ter un rapport de police Laissez-les faire, en guerre comme en amour, pour en finir, il faut se voir de prĂšs ; qu’ils viennent. Autant terminer aujourd’hui qu'un autre Jour. Ces craintes Ă©taient exagĂ©rĂ©es. Les menaces sont plus faciles Ă  faire q u ’à effectuer, et dans la maniĂšre des anarchistes, elles prĂ©cĂšdent toujours de beaucoup toute espĂšce d’exĂ©cution. 8. 1 l6 MEMOIRES DE NAPOLÉON. Les anarchistes, frappĂ©s Ă  leur tour de terreur, se dispersĂšrent. C’était tout ce qu’on voulait, et peu de temps aprĂšs le dĂ©cret de dĂ©portation fut converti en une simple mesure de surveillance qui cessa bientĂŽt elle-mĂȘme. Le public s’attribua le rapport de ce dĂ©cret. On crut que l’administration avait rĂ©trogradĂ© on eut tort, elle n’avait voulu qu’épouvanter; elle avait atteint son but. BientĂŽt l’esprit public changea dans toute la France. Les citoyens s’étaient rĂ©unis, les actes d’adhĂ©sion des dĂ©partements arrivaient en foule, et les malveillants de quelque parti qu’ils fussent, cessaient d’ĂȘtre dangereux. La loi des otages, qui avait jetĂ© un grand nombre de citoyens dans les prisons fut rapportĂ©e i. Des lois intolĂ©rantes avaient Ă©tĂ© rendues contre i La loi des ĂŽtages avait Ă©tĂ© rendue le 12 juillet 1799 elle avait Ă©tĂ© dictĂ©e par les jacobins du manĂšge; elle pesait sur cent cinquante Ă  deux cents mille citoyens qu’elle mettait hors de la protection des lois ; elle les rendait responsables, dans leurs personnes et leurs propriĂ©tĂ©s, de tous les Ă©vĂšnements provenant des troubles civils. Ces individus Ă©taient les parents des Ă©migrĂ©s, les nobles, les aĂŻeuls, aĂŻeules, pĂšres et mĂšres de tout ce qui faisait partie des bandes armĂ©es , chouans ou voleurs de diligence. Par l'article S, les administrateurs des dĂ©partements Ă©taient autorisĂ©s Ă  rĂ©unir des otages pris dans ces classes, dans CONSULS PROVISOIRES. II7 les prĂȘtres par les gouvernements prĂ©cĂ©dents; la persĂ©cution avait Ă©tĂ© poussĂ©e aussi loin que le pouvait faire la haine des thĂ©ophilanthropes. PrĂȘtres rĂ©fractaires ou prĂȘtres assermentĂ©s , tous Ă©taient cependant dans la mĂȘme proscription; les uns avaient Ă©tĂ© dĂ©portĂ©s Ă  Vile de RhĂ©, d’autres Ă  la Guyane, d’autres Ă  l’étranger, d’autres gĂ©missaient dans les prisons. On adopta pour principe que la conscience n’était pas du domaine de la loi, et que le droit du souverain devait se borner Ă  exiger obĂ©issance et fidĂ©litĂ©. § V. Si la question eĂ»t Ă©tĂ© ainsi posĂ©e Ă  l’assemblĂ©e constituante., et qu’on n’eĂ»t point exigĂ© une commune centrale de leur dĂ©partement, et Ă  de'por- ter, Ă  la Guyane, quatre de ces otages pour tout fonctionnaire public , militaire ou acque'reur de domaines nationaux , assassinĂ© ces classes devaient en outre pourvoir, par des amendes extraordinaires, aux dĂ©penses qu’occasioneraient les dĂ©nonciateurs^ et surveillants ; ils Ă©taient passibles des indemnitĂ©s dues aux patriotes par 1 effet des troubles civils. En consĂ©quence de cette loi, plusieurs millie rs de vieillards, de femmes, Ă©taient arrĂȘtĂ©s. Un grand nombre Ă©tait en fuite. Celte loi fut rapportĂ©e. Des courriers f urent envoy. MÉMOIRES 11* NAPOLÉON. prendre Ă©tait difficile et fort contestĂ©; c’était faire le procĂšs au 18 fructidor. Les commissions lĂ©gislatives Ă©taient composĂ©es de dĂ©putĂ©s qui avaient pris part Ă  la loi du 19. .Rapporter cette loi eĂ»t Ă©tĂ© une vĂ©ritable rĂ©action ; Pi- cliegru, Imbert Colombes, Willot, rentreraient donc en France ! D’ailleurs, la rĂ©volution de fructidor, quelque injuste , quelque illĂ©gale qu’elle fĂ»t, avait Ă©videmment sauvĂ© la rĂ©publique; et dĂšs lors, on ne pouvait pas la condamner. On conçut l’idĂ©e de dĂ©clarer que les dĂ©portĂ©s seraient considĂ©rĂ©s comme Ă©migrĂ©s. C’était les mettre Ă  la disposition du gouvernement , qui ne tarda pas de laisser rentrer tous ceux qui n’avaient pas eu des intelligences coupables avec l’étranger. Leur conduite fut surveillĂ©e pendant quelque temps, et ils finirent par ĂȘtre dĂ©finitivement rayĂ©s de la liste des Ă©migrĂ©s. Plusieurs d’entre eux, tels que Portalis, Carnot, BarbĂ©-Marbois, etc., furent mĂȘme appelĂ©s Ă  remplir des fonctions publiques. C’était le rĂšgne d’un gouvernement fort et au-dessus des factions. NapolĂ©on disait J’ai ouvert un grand chemin ; qui marchera droit sera protĂ©gĂ© ; qui se jettera Ă  droite ou Ă  gauche, sera puni. » CONSULS I'KOVlSOUUiS. I 2Ü § vil. * D’autres malheureux gĂ©missaient entre la vie et la mort. avait quelques annĂ©es qu’un bĂątiment parti d’Angleterre, pour sc rendre dans la VendĂ©e, ayant Ă  bord neuf personnes des plus anciennes familles de France, des lal- mont, des Montmorency, des Choiseul, avait fait naufrage sur la cĂŽte de Calais; ces passagers Ă©taient des Ă©migrĂ©s. On les avait arrĂȘtĂ©s, et, depuis lors, ils avaient Ă©tĂ© traĂźnĂ©s de prisons en prisons, de tribunaux en tribunaux, sans que leur sort fĂ»t dĂ©cidĂ©. Le fait de leur arrivĂ©e en France n’était pas de leur volontĂ©; c’étaient des naufragĂ©s mais on arguait contre eux du lieu de leur destination. Ils disaient bien qu’ils allaient dans l’Inde; mais le bĂątiment, ses provisions, tout tĂ©moignait qu’ils allaient dans la VendĂ©e. Sans entrer dans ces discussions, NapolĂ©on vit que la position de ces hommes Ă©tait sacrĂ©e; ils Ă©taient sous les lois de l’hospitalitĂ©. Envoyer au supplice des malheureux qui avaient mieux aimĂ© se livrer Ă  la gĂ©nĂ©rositĂ© de la France, que de se jeter dans l es flots , eut Ă©tĂ© une singuliĂšre barbarie. NapolĂ©on jugea que les lois contre les Ă©migrĂ©s Ă©taient des lois politiques, et que 124 MÉMOIRES 1E NAPOLÉON. la politique de ces lois ne serait pas violĂ©e, s’il usait d’indulgence envers des personnes qui se trouvaient dans un cas tout-Ă -fait extraordinaire. . Il avait dĂ©jĂ  jugĂ© une question pareille , lorsque Ă©tant gĂ©nĂ©ral d’artillerie, il armait les cĂŽtes du midi. Des membres de la famille Chabrillant, se rendant d’Espagne en Italie, avaient Ă©tĂ© pris par un corsaire, et amenĂ©s Ă  Toulon ; ils avaient Ă©tĂ© aussitĂŽt jetĂ©s dans les prisons. Le peuple, sachant qu’ils Ă©taient Ă©migrĂ©s, voulait les massacrer. NapolĂ©on profita de sa popularitĂ©; par le moyen des canonniers et des ouvriers de l’arsenal, qui Ă©taient les plus exaltĂ©s , il prĂ©serva cette famille de tout malheur ; mais craignant une nouvelle insurrection du peuple, il la fit monter dans des caissons vides qu’il envoya aux Ăźles d’HiĂšres, et la sauva. Le gouvernement anglais ne montra pas une gĂ©nĂ©rositĂ© pareille envers Napper-Thandy, Blackwell et autres Irlandais, qui, jetĂ©s par un naufrage sur les cĂŽtes de NorwĂšge, traversaient le territoire de Hambourg pour retourner Ă  Paris. Ils avaient Ă©tĂ© naturalisĂ©s Français, et Ă©taient officiers au service de la rĂ©publique. Le ministre anglais, Ă  Hambourg, força le sĂ©nat de les arrĂȘter Ă  leur passage; COJVSULS PROVISOIRES. IĂŒ3 et, qui le croirait? l’Europe entiĂšre s’ameuta contre ces malheureux ! Les gouvernements russe et autrichien appuyaient les demandes de celui d’Angleterre, pour qu’ils lui fussent remis. Les citoyens de Hambourg avaient rĂ©sistĂ© quelque temps;mais, voyant la France dĂ©chue de sa considĂ©ration, et accablĂ©e de revers, tant en Allemagne qu’en Italie, ils avaient fini par cĂ©der. La France avait d’autant plus de raisons de se trouver offensĂ©e de cette conduite, que la ville de Hambourg avait Ă©tĂ© long-temps le refuge de vingt mille Ă©migrĂ©s français, qui, de lĂ , avaient organisĂ© des armĂ©es, et tramĂ© des complots contre la rĂ©publique; tandis que deux malheureux officiers au service de la rĂ©publique , ayant le caractĂšre sacrĂ© du malheur et du naufrage, Ă©taient livrĂ©s Ă  leurs bourreaux. Un dĂ©cret des consuls mit un embargo sur les bĂątiments hambourgeois qui se trouvaient dans les ports de France, rappela de Hambourg les agents diplomatiques et commerciaux français, et renvoya ceux de cette ville. bientĂŽt, aprĂšs ce temps, les armĂ©es françaises ayant eu des succĂšs, et les heureux changements du 18 brumaire se faisant sentir chaque jour, l e sĂ©nat se hĂąta d’écrire une Ion- 124 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. gue lettre Ă  NapolĂ©on pour lui tĂ©moigner son repentir. NapolĂ©on rĂ©pondit celle-ci J’ai reçu votre lettre, messieurs; elle ne vous justifie pas. Le courage et la vertu sont les conservateurs des Ă©tats la lĂąchetĂ© et le crime sont leur ruine. Vous avez violĂ© l’hos- pitalitĂ©, ce qui n’est jamais arrivĂ© parmi les hordes les plus barbares du dĂ©sert. Vos conte citoyens vous le reprocheront Ă  jamais. Les deux infortunĂ©s que vous avez livrĂ©s meurent illustres ; mais leur sang fera plus de mal Ă  leurs persĂ©cuteurs que ne le pourrait faire une armĂ©e. » Une dĂ©putation solennelle du sĂ©nat vint aux Tuileries faire des excuses publiques Ă  NapolĂ©on. Il leur tĂ©moigna de nouveau toute son indignation, et lorsque ces envoyĂ©s allĂ©guĂšrent leur faiblesse, il leur dit a Eh bien ! n’aviez vous pas la ressource des Ă©tats faibles ? n’étiez vous pas les maĂźtres de les laisser Ă©chapper?» Le directoire avait adoptĂ© le principe d’entretenir les prisonniers français en Angleterre, pendant que l’Angleterre entretiendrait les siens en France nous avions en Angleterre, plus de prisonniers que cette puissance n’en avait en France. Les vivres en Angleterre Ă©taient plus chers qu’en France ; dĂšs lors cet Ă©tat de choses Ă©tait onĂ©reux pour celle-ci. A- cet inconvĂ©nient CONSULS PROVISOIRES. I 25 se joignait celui d’autoriser le gouvernement anglais Ă  avoir, sous le prĂ©texte de comptabilitĂ©, des intelligences dans l’intĂ©rieur de la rĂ©publique. Le gouvernement consulaire s’empressa de changer cet arrangement. Chaque nation se trouva chargĂ©e du soin des prisonniers quelle gardait. § VIII. Dans la situation oĂč se trouvaient les esprits , on avait besoin de rallier, de rĂ©unir les diffĂ©rents partis qui avaient divisĂ© la nation, afin de pouvoir l’opposer tout entiĂšre Ă  ses ennemis extĂ©rieurs. Le serment de haine Ă  la royautĂ© fut supprimĂ© comme inutile et contraire Ă  la majestĂ© de la rĂ©publique, qui, reconnue partout, n’avait pas besoin de pareils moyens. Il fut Ă©galement dĂ©cidĂ© qu’on ne cĂ©lĂ©brerait plus le 21 janvier. Cet anniversaire ne pouvait çtre considĂ©rĂ© que comme un jour de calamitĂ© nationale. NapolĂ©on s’en Ă©tait dĂ©jĂ  expliquĂ© au sujet du 10 aoĂ»t. On cĂ©lĂšbre une victoire, disait-il; mais on pleure sur les victimes mĂȘme ennemies. Ca fĂȘte du 21 janvier est immorale, continuait- il » sans juger si la mort de Louis XVI fut juste ou injuste, politique ou impolitique, utile ou inutile ; et mĂȘme dans le cas oĂč elle serait jugĂ©e iHiiaioiRJĂźs ni jvai»oliĂźojn. juste, politique et utile, ce n’en serait pas moins un malheur. En pareille circonstance, l’oubli est ce qu’il y a de mieux. Les emplois furent donnĂ©s Ă  des hommes de tous les partis et de toutes les opinions modĂ©rĂ©es. L’effet fut tel, qu’en peu de jours il se fit un changement gĂ©nĂ©ral dans l’esprit de la nation. Celui qui, hier, prĂȘtait l’oreille aux propositions de l’étranger et aux commissaires des Bourbons, parce qu’il craignait par-dessus tout les principes de la sociĂ©tĂ© du ManĂšge et le retour de la terreur, prenant aujourd’hui confiance dans le gouvernement vraiment national, fort et gĂ©nĂ©reux, qui venait de s’établir, rompait ses engagements , et se replaçait dans le parti de la nation et de la rĂ©volution. La fac- tioh de l’étranger en fut un moment Ă©tonnĂ©e; bientĂŽt elle se consola, et voulut donner le change Ă  l’opinion, en cherchant Ă  persuader que NapolĂ©on travaillait pour les Bourbons. § IX. Un des principaux agents du corps diplomatique demanda et obtint une audience de NapolĂ©on. Il lui avoua qu’il connaissait le-comitĂ© des agents des Bourbons, Ă  Paris; que, dĂ©sespĂ©rant du salut de la patrie, il avait pris des en- CONSULS PROVISOIRES. 127 gagements avec eux, parce qu’il prĂ©fĂ©rait tout au rĂšgne de la terreur niais, le 18 brumaire, venant de recrĂ©er un gouvernement national, non-seulement il renonçait Ă  ses relations , mais venait lui faire connaĂźtre ce qu’il savait, Ă  condition toutefois que son honneur ne serait pas compromis, et que ces individus pourraient s’éloigner en sĂ»retĂ©. 11 prĂ©senta mĂȘme Ă  NapolĂ©on deux des agents, Hyde-de-Neuville et DandignĂ©. NapolĂ©on les reçut Ă  dix heures du soir dans un des petits appartements du Luxembourg. H y a peu de jours, lui dirent-ils, nous Ă©tions assurĂ©s du triomphe, aujourd’hui tout a changĂ©. Mais, gĂ©nĂ©ral , seriez-vous assez imprudent pour vous fier Ă  de pareils Ă©vĂšnements ! vous ĂȘtes en position de rĂ©tablir le trĂŽne, de le rendre Ă  son maĂźtre lĂ©gitime ; nous agissons de concert avec les chefs de la VendĂ©e, nous pouvons les faire tous venir ici. Dites-nous ce que vous voulez faire; comment vous voulez marcher; et si vos intentions s’accordent avec les nĂŽtres, nous serons tous Ă  votre disposition. llyde-de-Neuville parut un jeune homme spirituel, ardent sans ĂȘtre passionnĂ©. DandignĂ© parut un furibond. NapolĂ©on leur rĂ©pondit Qu il ne f a n a it p as songer Ă  rĂ©tablir le trĂŽne des Bourbons en France, qu’ils n’y 128 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. pourraient arriver qu’en marchant sur cinq cent mille cadavres ; que son intention Ă©tait d’oublier le passĂ©, et de recevoir les sou- missions de tous ceux qui voudraient mar- cher dans le sens de la nation; qu’il traiterait volontiers avec ChĂątillon , Bernier , Bour- mont, Suzannet, d’Autichamp, etc. mais Ă  condition que ces chefs seraient dĂ©sormais fidĂšles au gouvernement national, et cesse- raient toute intelligence avec les Bourbons et l’étranger. » Cette confĂ©rence dura une demi-heure , et l’on se convainquit de part et d’autre, qu’il n’y avait pas moyen de s’entendre sur une pareille base. Les nouveaux principes adoptĂ©s par les consuls , et les nouveaux fonctionnaires firent disparaĂźtre les troubles de Toulouse, les mĂ©contents du midi, et l’insurrection de la Belgique. La rĂ©putation de NapolĂ©on Ă©tait chĂšre aux Belges, et influa heureusement sur les affaires publiques dans ces dĂ©partements, que la persĂ©cution des prĂȘtres avait mis en feu l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente. Cependant la VendĂ©e et la chouannerie troublaient dix-huit dĂ©partements de la rĂ©publique. Les affaires allaient si mal, que ChĂątillon, chef des VendĂ©ens,s’était emparĂ© de Nantes; il est CONSULS provisoires. . ĂŻ 29 vrai qu’il n’avait pu s’y maintenir vingt-quatre heures. Mais les chouans exerçaient leurs ravages jusqu’aux portes de la capitale. Les chefs repondaient aux proclamations du gouvernement par d’autres proclamations, oĂč ils disaient qu’ils se battaient pour le rĂ©tablissement du trĂŽne et de l’autel, et qu’ils ne voyaient dans le directoire ou les consuls que des usurpateurs. Un grand nombre de gĂ©nĂ©raux et d’officiers de l’armĂ©e, trahissaient la rĂ©publique, et s’entendaient avec les chefs des chouans. Le peu de confiance que leur avait inspirĂ© le directoire, l’ancien dĂ©sordre qui rĂ©gnait dans toutes les parties de l’administration, avaient portĂ© ces officiers Ă  oublier leur honneur et leur devoir , pour se mĂ©nager un parti qu’ils croyaient au moment de triompher. PlusiĂ©urs furent assez Ă©hontĂ©s pour en venir faire la confidence Ă  NapolĂ©on, en lui dĂ©clarant avoir obĂ©i aux circonstances, et lui offrant de racheter ce moment d’incertitude par des services d autant plus importants, qu’ils Ă©taient dans ha confidence des chouans et des VendĂ©ens. Des nĂ©gociations furent ouvertes avec des chefs de l a VendĂ©e, en mĂȘme temps que des forces considĂ©rables furent dirigĂ©es contre eux. lout annonçait la destruction prochaine MĂ©moires.—Tome I. q ]3o MliMOiniiS llĂź NWOLKOiV. de leurs bandes; mais les causes morales agis- saient davantage. La renommĂ©e de NapolĂ©on qui Ă©tait grande dans la VendĂ©e, fit craindre aux chefs que l’opinion du pays ne les abandonnĂąt. Le 17 janvier, Ă  Montluçon, ChĂątillon, Su- zannet, d’Autichamp, l’abbĂ© Bernier, chefs de l’insurrection de la rive gauche de la Loire, se soumirent/ Le gĂ©nĂ©ral HĂ©douville nĂ©gocia le traitĂ© qui fut signĂ©, le 17 janvier, a Montluçon. Cette pacification n’avait rien de commun avec celles qui avaient prĂ©cĂ©dĂ© c’étaient des Français qui rentraient dans le sein de la nation , et se soumettaient avec confiance au gouvernement. Toutes les marches administratives , financiĂšres , ecclĂ©siastiques , consolidĂšrent de jour en jour davantage la tranquillitĂ© de ces dĂ©partements. Ces chefs vendĂ©ens furent reçus plusieurs fois Ă  la Malmaison. La paix une fois faite, NapolĂ©on n’eut qu’à se louer de leur conduite. Bernier Ă©tait curĂ© de Saint-LĂŽ. C’était un homme de peu de taille et d’une mince apparence. Il Ă©tait bon prĂ©dicateur, rusĂ©, et savait inspirer le fanatisme Ă  ses paysans sans le partager. Il avait eu une grande influence dans la VendĂ©e ; son crĂ©dit avait un peu diminuĂ©, mais restait cependant encore assez considĂ©rable CONSULS PROVISOIRES. 1 3 r pour rendre des services au gouvernement. Il s’attacha au premier consul , et fut fidĂšle Ă  ses engagements il fut chargĂ© de nĂ©gocier le concordat avec la cour de Rome. NapolĂ©on le nomma Ă©vĂȘque d’OrlĂ©ans. — ChĂątillon Ă©tait un vieux gentilhomme de soixante ans , bon , loyal, ayant peu d’esprit, mais quelque vigueur. Il venait de se marier, ce qui contribua Ă  le rendre fidĂšle Ă  ses promesses. Il habitait alternativement Paris, Nantes, et ses terres. Il obtint dans la suite plusieurs grĂąces du premier consul. ChĂątillon pensait qu’on 'aurait pu continuer la guerre de la VendĂ©e quelques mois de plus; mais que, depuis le 18 brumaire, les chefs ne pouvaient plus compter sur la masse de la population. Il avouait aussi que vers la fin des campagnes d’Italie, la rĂ©putation du gĂ©nĂ©ral Bonaparte avait tant exaltĂ© l’imagination des paysans vendĂ©ens ,' qu’on avait Ă©tĂ© au moment de laisser lĂ  les droits des Bourbons, et d’envoyer une dĂ©putation pour lui proposer de se mettre sous son influence. d’Autichamp avait fait plusieurs campagnes comme simple hussard dans les troupes de la rĂ©publique , pendant la grande terreur. CĂ©tait un homme d’un esprit bornĂ©; mais ayant le ton, l es maniĂšres et l’élĂ©gance que 9- l3a MÉMOIRES OE TV/YPOLÉOIV. comportaient son Ă©ducation et l’usage du grand monde. — Sur la rive droite de la Loire, Georges et la PrĂ©velaye Ă©taient Ă  la tĂšte des bandes de Bretagne ; Bourmont commandait celles du Maine; FrottĂ©, celles de Normandie. La Pre- velaye et Bourmont se soumirent, et vinrent Ă  Paris. Georges et FrottĂ© voulurent continuer la guerre. C’était un Ă©tat de licence qui leur permettait, sous des couleurs politiques, de se livrer Ă  toute espĂšce de brigandage ; de rançonner les riches, sous prĂ©texte qu’ils Ă©taient acquĂ©reurs de domaines nationaux; de voler les diligences, parce qu’elles portaient les dĂ©- niers de l’état ; de piller les banquiers, parce qu’ils avaient des relations avec les caisses publiques, etc. Ils interceptaient les communications entre Brest et Paris. Ils entretenaient des intelligences avec tout ce que la capitale nourrit de plus vil, avec des hommes qui vivent dans les antres de jeu et les mauvais lieux ils y apportaient leurs rapines , y faisaient leurs enrĂŽlements , y puisaient des renseignements pour rendre profitables les guet-apens qu’ils tendaient sur les routes. Lps gĂ©nĂ©raux Chambarlhac et Gardanne entrĂšrent dans le dĂ©partement de l’Orne, Ă  la tĂšte de deux colonnes mobiles , pour se saisir de i CONSULS PltOVlSOlIlliS. 133 FrottĂ©. Ce chef, jeune, actif, rusĂ©, Ă©tait redoute et causait beaucoup de dĂ©sordres. Il fut surpris dans la maison du nommĂ© Guidai, gĂ©nĂ©ral commandant Ă  Alençon, qui avait des intelligences avec lui, qui jouissait de sa confiance, et qui le trahit. 11 fut jugĂ©, et passa par les armes. Ce coup d’éclat rĂ©tablit la tranquillitĂ© dans cette province. Il ne resta plus que Brulard et quelques chefs de peu de valeur, qui, profitant de la facilitĂ© que leur offrait la croisiĂšre anglaise, dĂ©barquaient sur les cĂŽtes, rĂ©pandaient des libelles, et exerçaieut l’espionnage en faveur de l’Angleterre. Georges se soutenait dans le Morbihan, au moyen des secours d’armes et d’argent que lui fournissaient les Anglais. AttaquĂ©, battu, cernĂ© a Grand-Champ par le gĂ©nĂ©ral Brune, il capitula, rendit ses canons, ses armes, et promitde Vivre en bon et paisible sujet. Il demanda l’honneur d’ĂȘtre prĂ©sentĂ© au premier consul, et reçut la permission de sc rendre Ă  Paris. NapolĂ©on chercha inutilement Ă  faire sur lui l’impression qu il avait faite sur pu grand nombre de VendĂ©ens, Ă  faire parler la fibre française, l’hon- neur national, l’amour de la patrie aucune de ces cordes ne vibra.... ba guerre de l’Ouest sc trouvait aiusi ternu- MÉMOIRES UE NAPOLÉON. 134 nĂ©e; plusieurs bons rĂ©giments devinrent disponibles. Pendant que tout s’amĂ©liorait, le travail de la constitution touchait Ă  sa fin; les deux consuls et les deux commissions s’en occupaient sans relĂąche. Le gouvernement s’occupa peu de politique extĂ©rieure. Toutes ses dĂ©marches se bornĂšrent Ă  la Prusse. Le roi avait une armĂ©e sur pied au moment oĂč le duc d’Yorck avait dĂ©barquĂ© en Hollande ; cela avait donnĂ© de l’inquiĂ©tude. L’aide-de-camp Duroc fut envoyĂ© Ă  Berlin avec une lettre au roi ; son but Ă©tait de sonder les dispositions du cabinet. Il rĂ©ussit dans sa mission, fut accueilli avec distinction, avec bienveillance, par la reine. Les courtisans de cette cour, toute militaire, se complaisaient dans le rĂ©cit des guerres d’Italie et d’Egypte; ils Ă©taient fort satisfaits du triomphe qu’avait obtenu le parti militaire en France, en arrachant aux avocats les rĂȘnes du gouvernement. On eut tout lieu d’ĂȘtre content des dispositions de la Prusse, qui peu aprĂšs mit son armĂ©e sur le pied de paix. § X* La commission lĂ©gislative, intermĂ©diaire des cinq-cents, fut successivement prĂ©sidĂ©e par Lucien , Boulay de la Meurthe, Daunou, Jacque- CONSULS PROVISOIRES. 135 miuot; celle des anciens, par Leuiercier, Lebrun, RĂ©gnier. Boulay fut depuis ministre d’état, prĂ©sident de la section de lĂ©gislation au conseil d’état. Daunou Ă©tait oratorien, dĂ©putĂ© du Pas-de- Calais , homme de bonnes mƓurs, bon Ă©crivain il avait rĂ©digĂ© la constitution de l’an 111, d fut le rĂ©dacteur de celle de l’an VIII il a Ă©tĂ© archiviste impĂ©rial. Jacqueminot Ă©tait de Nancy, il est mort sĂ©nateur. Lebrun fut troisiĂšme consul. Regnier devint grand-juge et duc de Massa. Les commissions lĂ©gislatives intermĂ©diaires dĂ©libĂ©raient en secret. Il eĂ»t Ă©tĂ© d’un mauvais effet de rendre publiques les discussions d une assemblĂ©e qui ne se trouvait souvent formĂ©e que de i5 ou ĂźĂŒ membres. Ces deux commissions , aux termes de la loi du iq brumaire, ne pouvaient rien sans l’initiative du gouvernement qui l’exerçait, en provoquant l’attention de la commission des cinq-cents sur un objet dĂ©terminĂ©; celle-ci rĂ©digeait sa rĂ©solution, qui Ă©tait convertie en loi par la commission des anciens. Le premiĂšre loi importante de cette session extraordinaire fut relative au serment. On ne pouvait le prĂȘter qu’à la constitution qui n’existait plus; il lut conçu en ccs termes Je jure MÉMOIRES DE NAPOLÉON. T 36 fidĂ©litĂ© Ă  la rĂ©publique une et indivisible, fondĂ©e sur la souverainetĂ© du peuple, le rĂ©gime reprĂ©sentatif, le maintien de l’égalitĂ©, la libertĂ© et la sĂ»retĂ© des personnes et des propriĂ©tĂ©s. » Les deux conseils se rĂ©unissaient de droit, le 19 fĂ©vrier 1800; le seul moyen de les prĂ©venir Ă©tait de promulguer une nouvelle constitution, et de la prĂ©senter Ă  l’acceptation du peuple , avant cette Ă©poque. Les trois consuls et les deux commissions lĂ©gislatives intermĂ©diaires se rĂ©unirent Ă  cet effet en comitĂ©, pendant le mois de dĂ©cembre, dans l’appartement de NapolĂ©on , depuis neuf heures du soir jusqu’à trois heures du matin. Daunou fut chargĂ© de la rĂ©daction. La confiance de l’assemblĂ©e reposait entiĂšrement dans la rĂ©putation et les connaissances de SiĂ©yĂšs. On vantait depuis longtemps la constitution qu’il avait dans son porte-feuille. Il en avait laissĂ© percer quelques idĂ©es qui avaient germĂ© parmi ses nombreux partisans, et qui de lĂ  s’étant rĂ©pandues dans le public, avaient portĂ© au plus haut point cette rĂ©putation que * dĂšs la constituante, Mirabeau s’était plu Ă  lui faire, lorsqu’il disait Ă  la tribune Le silence de SiĂ©yĂšs est une calamitĂ© nationale. En effet, il s’était fait connaĂźtre par plusieurs Ă©crits profondĂ©ment pensĂ©s il avait suggĂ©rĂ©, Ă  la chambre du tiers-Ă©tat, l’idĂ©e-mĂšre de se dĂ©clarer assemblĂ©e nationale; il avaitpro- COJVSllLS PROVISOIRES. l3 'J posĂ© le serment du jeu de paume, la suppression des provinces et le partage du territoire de la rĂ©publique en dĂ©partements il avait professĂ© une thĂ©orie du gouvernement reprĂ©sentatif et delĂ  souverainetĂ© du peuple, pleine d’idĂ©es lumineuses et qui Ă©taient passĂ©es eu principes. Le comitĂ© s’attendait Ă  prendre connaissance de son projet de constitution , tant mĂ©ditĂ©; il pensait n’avoir Ă  s’occuper que de le reviser, le modifier , et le perfectionner par des discussions profondes. Mais, Ă  la premiĂšre sĂ©ance, SiĂ©yĂšs ne dit rien il avoua qu’il avait beaucoup de matĂ©riaux en porte-feuille, mais qu’ils n’étaient ni classĂ©s, ni coordonnĂ©s. A la sĂ©ance suivante, il lut un rapport sur les listes de notabilitĂ©. La souverainetĂ© Ă©tait dans le peuple; c’était le peuple qui devait directement ou indirectement commettre Ă  toutes les fonctions; or, le peuple ,qui est merveilleusement propre Ă  distinguer ceux qui mĂ©ritent sa confiance , ne l’est pas Ă  assigner le genre de fonctions qu’ils doivent occuper. Il Ă©tablissait trois listes de notabilitĂ© i° communale, a° dĂ©partementale, 3° nationale. La premiĂšre se composait du dixiĂšme de tous les citoyens de chaque commune, choisis parmi les habitants eux-mĂȘmes ; la deuxiĂšme, du dixiĂšme des citoyens portĂ©s sur les listes communales du dĂ©partement ; .38 MÉMOIRES DE NAl’OEÉON. la troisiĂšme , du dixiĂ©me des individus inscrits sur les listes dĂ©partementales cette liste se rĂ©duisait Ă  six mille personnes, qui formaient la notabilitĂ© nationale. Cette opĂ©ration devait se faire tous les cinq ans ; et tous les fonctionnaires publics, dans tous les ordres, devaient ĂȘtre pris sur ces listes, savoir le gouvernement, les ministres, la lĂ©gislature, le sĂ©nat ou grand-jury, le conseil-d’état, le tribunal de cassation, et les ambassadeurs, sur la liste nationale; les prĂ©fets, les juges , les administrateurs , sur la liste dĂ©partementale ; les administrations communales, les juges-de-paix , sur la liste communale. Par lĂ , tout fonctionnaire public, les ministres mĂȘme seraient reprĂ©sentants du peuple, auraient un caractĂšre populaire. Ces idĂ©es eurent le plus grand succĂšs rĂ©pandues dans le public, elles firent concevoir les plus heureuses espĂ©rances ; elles Ă©taient neuves, et l’on Ă©tait fatiguĂ© de tout ce qui avait Ă©tĂ© proposĂ© depuis 178g; elles venaient d’ailleurs d’un homme qui avait une grande rĂ©putation dans le parti rĂ©publicain; elles paraissaient ĂȘtre une analyse de ce qui avait existĂ© dans tous les siĂšcles. Ces listes de notabilitĂ© Ă©taient des espĂšces de listes de noblesse non hĂ©rĂ©ditaire, mais de choix. Cependant les gens sensĂ©s virent tout d’abord le CONSULS PROVISOIRES. l3 dĂ©faut de ce systĂšme, qui gĂȘnerait le gouvernement, en l’empĂȘchant d’employer un grand nombre d’individus propres aux fonctions , parce qu’ils ne seraient pas sur les listes nationale, dĂ©partementale, communale. Cependant le peuple serait privĂ© de toute influence directe dans la nomination de la lĂ©gislature ; il n’y aurait qu’une participation fort illusoire et toute mĂ©taphysique. EncouragĂ© par ce succĂšs, SiĂ©yĂšs fit connaĂźtre dans les sĂ©ances suivantes la thĂ©orie de son jury constitutionnel, qu’il consentit Ă  nommer sĂ©nat conservateur. Il avait cette idĂ©e dĂšs la constitution de l’an III, mais elle avait Ă©tĂ© repoussĂ©e par la convention. La constitution , disait-il, n’est pas vivante, il faut un corps de juges en permanence, qui prennent ses intĂ©rĂȘts, et l’interprĂštent dans tous les cas dou- teux. Quelle que soit l’organisation sociale, elle sera composĂ©e de divers corps l’un aura le soin de gouverner ; l’autre de discuter et de sanctionner les lois. Ces corps, dont les attri- butions seront fixĂ©es par la constitution, se choqueront souvent, l’interprĂ©teront diffĂ©- remment, le jury national sera lĂ , pour les raccorder et faire rentrer chaque corps dans son orbite. » Le n0 mbre fies membres fut fixĂ© a quatre-vingts, an moins ĂągĂ©s de qua- l/G MÉMOIRES DE NAPOLÉON. rante ans. Ces quatre-vingts sages, dont la carriĂšre politique Ă©tait terminĂ©e , ne pourraient plus occuper aucune fonction publique. Cette idĂ©e plut gĂ©nĂ©ralement, et fut commentĂ©e de diverses maniĂšres les sĂ©nateurs Ă©taient Ă  vie , c’était une nouveautĂ© depuis la rĂ©volution , et l’opinion souriait Ă  toute idĂ©e de stabilitĂ©; elle Ă©tait fatiguĂ©e des incertitudes et de la variĂ©tĂ© qui s’étaient succĂ©dĂ© depuis dix ans. Peu aprĂšs il fit connaĂźtre sa thĂ©orie de la reprĂ©sentation nationale ; il la composait de deux branches un corps-lĂ©gislatif de deux- cents cinquante dĂ©putĂ©s, ne discutant pas , mais qui semblable Ă  la grand’chambre du parlement, voterait et dĂ©libĂ©rerait au scrutin ; un tribunal de cent dĂ©putĂ©s, qui, semblable aux enquĂȘtes, discuterait, rapporterait, plaiderait contre les rĂ©solutions rĂ©digĂ©es par un conseil d’état, nommĂ© par le gouvernement, qui se trouverait investi de la prĂ©rogative de rĂ©diger les lois. Au lieu d’un corps-lĂ©gislatif, turbulent, agitĂ© par des factions et par ses motions d’ordre si intempestives, on aurait un corps grave, qui dĂ©libĂ©rerait aprĂšs avoir Ă©coutĂ© une longue discussion dans le silence des passions. Cependant le tribunat aurait la double fonction de dĂ©noncer au sĂ©nat les actes du gouvernement inconstitutionnels, mĂȘme les lois adoptĂ©es par CONSULS PllOVISOIIlES. t4 I le corps-lĂ©gislatif; et, Ă  cet effet, le gouvernement ne pourrait les proclamer que dix jours aprĂšs leur adoption par le corps-lĂ©gislatif. Ces idĂ©es furent accueillies favorablement du comitĂ© et du public. On Ă©tait si ennuyĂ© des bavardages des tribunes, de ces intempestives motions d’ordre qui avaient fait tant de mal et si peu de bien, et d’oĂč Ă©taient nĂ©es tant de sottises et si peu de bonnes choses , qu’on se flatta de plus de stabilitĂ© dans la lĂ©gislation, et de plus de tranquillitĂ© et de repos ; c’était ce que l’on desirait. Plusieurs sĂ©ances furent employĂ©es Ă  la rĂ©daction , et Ă  des objets de dĂ©tails relatifs Ă  la comptabilitĂ© et aux lois. Le moment vint enfin oĂč SiĂ©yĂšs fit connaĂźtre l’organisation de son gouvernement ; c’était le chapiteau , la portion la plus importante de cette belle architecture, et dont l’influence devait ĂȘtre le plus sentie par le peuple. Il proposa un grand- Ă©lecteur Ă  vie, choisi par le sĂ©nat conservateur, a yant. un revenu de six millions, une garde de trois mille hommes, et habitant le palais de Versailles les ambassadeurs Ă©trangers seraient accrĂ©dites prĂšs de lui ; il accrĂ©diterait les ambassadeurs et ministres français dans les cours Ă©trangĂšres. Lesaetesdu Gouvernement, les lois, i r> Injustice, seraient rendus en son nom. U serait 4* MÉMOIRES DE NAPOLÉON, le seul reprĂ©sentant de la gloire, de la puissance, de la dignitĂ© nationales; il nommerait deux consuls , un de la paix, un de la guerre ; mais lĂ  se bornerait toute son influence sur les affaires il pourrait, il est vrai, destituer les consuls et les changer; mais aussi le sĂ©nat pourrait, lorsqu’il jugerait cet acte arbitraire et contraire Ă  l’intĂ©rĂ©t national, absorber le grand- Ă©lecteur. L’effet de cette absorption Ă©quivaudrait Ă  une destitution ; la place devenait vacante , le grand-Ă©lecteur prenait place dans le sĂ©nat pour le reste de sa vie. ' § XI. NapolĂ©on avait peu parlĂ© dans les sĂ©ances prĂ©cĂ©dentes, il n’avait aucune expĂ©rience des assemblĂ©es il ne pouvait que s’en rapporter Ă  SiĂ©yĂšs, qui avait assistĂ© aux constitutions de 1791 , 93 , p5 ; Ă  Daunou , qui passait pour un des principaux auteurs de cette derniĂšre ; enfin, aux trente ou quarante membres des commissions, qui tous s’étaient distinguĂ©s dans la lĂ©gislature, et qui prenaient d’autant plus d’intĂ©rĂȘt Ă  l’organisation des corps, qui devaient faire la loi, qu’ils Ă©taient appelĂ©s Ă  faire partie de ces corps. Mais le gouvernement le regardait; il s’éleva donc contre des idĂ©es si CONSULS PROVISOIRES. 1^3 extraordinaires. Le grand-Ă©lecteur disait-il, s’il, s’en tient strictement aux fonctions que vous lui assignez, sera l’ombre , mais l’ombre dĂ©charnĂ©e d’un roi fainĂ©ant. Connaissez-vous un. homme d’un caractĂšre assez vil pour se complaire dans une pareille singerie ; s’il abuse de sa prĂ©rogative, vous lui donnez un pouvoir absolu. Si, par exemple, j’étais grand-Ă©lecteur, je dirais, en nommant le consul de la guerre et celui de la paix , Si vous faites un ministre, si vous signez un acte sans que je l’approuve, je vous destitue. Mais, dites-vous, le sĂ©nat Ă  son tour absorbera le grand-Ă©lecteur le remĂšde est pire que le mal, personne, dans ce projet, n’a de garantie. D’un autre cĂŽtĂ©, quelle sera la situation de ces deux premiers ministres? l’un aura sous ses ordres les ministres de la justice, de l’intĂ©rieur, de la police, des finances, du trĂ©sor; l’autre, ceux de la marine, de la guerre, des relations extĂ©rieures. Le premier ne sera environnĂ© que de juges, d’administrateurs, de financiers, d’hommes en rĂŽties longues; le deuxiĂšme, que d’épaulettes et d’hommes d Ă©pĂ©e l’un voudra de l’argent et des recrues pour ses armĂ©es ; l’autre n’en voudra pas donner. Un pareil gouvernement est une crĂ©ation monstrueuse , composĂ©e d’idĂ©es hĂ©tĂ©rogĂšnes, quin offrent rien de raisonnable. C’est une 1 44 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. grande erreur de croire que l’ombre d’une chose puisse tenir lieu de la rĂ©alitĂ©. SiĂ©yĂšs rĂ©pondit mal, fut rĂ©duit au silence, montra de l’indĂ©cision , de l’embarras ; cachait- il quelque vue profonde? Ă©tait-il dupe de sa propre analyse? c’est ce qui sera toujours incertain ; quoiqu’il en soit, cette idĂ©e fut trouvĂ©e insensĂ©e. S’il eĂ»t commencĂ© le dĂ©veloppement de tout son projet de constitution, par le titre de gouvernement, rien n’eĂ»t passĂ©, il eĂ»t Ă©tĂ© discrĂ©ditĂ© tout d’abord; mais dĂ©jĂ  tout Ă©tait adoptĂ© en partie, sur la foi qu’on avait en lui. L’adoption des formes purement rĂ©publicaines fut proposĂ©e la crĂ©ation d’un prĂ©sident, Ă  l’instar des États-Unis, le fut aussi; celui-ci aurait le gouvernement de la rĂ©publique pour dix ans, et aurait le choix de ses ministres, de son conseil-d’état et de tous les agents de l’administration. Mais les circonstances Ă©taient telles, que l’on pensa qu’il fallait encore dĂ©guiser la magistrature unique du prĂ©sident. On concilia les opinions diverses, en composant un gouvernement de trois consuls, dont l’un serait le chef du gouvernement, aurait toute l’autoritĂ©, puisque seul il nommait Ă  toutes les places, et seul avait voix dĂ©libĂ©rative; et les deux autres, ses conseillers nĂ©cessaires. Avceun premier consul, on avait l’a- CONSULS PllOVrSOIKES. i/!> vantage de l’unitĂ© dans la direction ; avec les deux autres consuls, qui devaient nĂ©cessairement ĂȘtre consultĂ©s, et qui avaient le droit d’inscrire leurs noms au procĂšs-verbal, on conserverait l’unitĂ©, et l’on mĂ©nagerait l’esprit rĂ©publicain. Il parut que les circonstances et l’esprit public du temps ne pouvaient alors rien suggĂ©rer de meilleur. Le but de la rĂ©volution qui venait de s’opĂ©rer n’était pas d’arriver Ă  une forme de gouvernement plus ou moins aristocratique, plus ou moins dĂ©mocratique; mais le succĂšs dĂ©pendait de la consolidation de tous les intĂ©rĂȘts, du triomphe de tous les principes pour lesquels le vƓu national s’était prononcĂ© unanimement, en 178g. NapolĂ©on Ă©tait convaincu que la France ne pouvait ĂȘtre que monarchique ; mais le peuple français tenant plus Ă  l’égalitĂ© qu’à la libertĂ©, et le principe de la rĂ©volution Ă©tant fondĂ© sur l’égalitĂ© de toutes les classes, il y avait absence absolue d’aristocratie. Si une rĂ©publique Ă©tait difficile Ă  constituer fortement, sans aristocratie , la difficultĂ© Ă©tait bien plus grande pour une monarchie. Faire une constitution dans un pays q u i n ’ aura it aucune espĂšce d’aristocratie , ce serait tenter de naviguer dans un seul Ă©lĂ©ment. La rĂ©volution française a entre- MĂ©moires —. Tome /. m l46 MÉMOIRES UE NAPOLÉON. pris lin problĂšme aussi insoluble que celui de la direction des ballons. SiĂ©yĂšs eĂ»t pu, s’il l’eut voulu, obtenir la place de deuxiĂšme consul; mais il desira se retirer il fut nommĂ© sĂ©nateur, contribua Ă  organiser ce corps, et en fut le premier prĂ©sident. En reconnaissance des services qu’il avait rendus en tant de circonstances importantes, les commissions lĂ©gislatives, par une loi, lui firent don de la terre de Crosne, Ă  titre de rĂ©compense nationale. Il dit depuis Ă  l’empereur Je n’avais pas supposĂ© que vous me traiteriez avec tant de distinction, et quevpus laisseriez tant d’influence aux consuls, qui paraissaient devoir vous importuner et vous embarrasser. » SiĂ©yĂšs Ă©tait l’homme du monde le moins propre au gouvernement; mais essentiel Ă  consulter, car quelquefois il avait des aperçus lumineux et d’une grande jmpor- lance. Il aimait l’argent; mais jl Ă©tait d’une probitĂ© sĂ©vĂšre, ce qui plaisait fort Ă  NapolĂ©on c’était la qualitĂ© premiĂšre qu’il estimait dans un homme public. Pendant tout le mois de dĂ©cembre, ja santĂ© de NapolĂ©on fut fort altĂ©rĂ©e. Ces longues veilles, ces discussions oĂč il fallait entendre tant de sottises, lui faisaient perdre un temps prĂ©cieux, CONSULS PROVISOIRES. et cependant ces discussions lui inspiraient un certain intĂ©rĂȘt- Il remarqua que des hommes, qui Ă©crivaient trĂšs-bien, et qui avaient de. l’éloquence, Ă©taient cependant privĂ©s de tonte soliditĂ© dans le jugement, n'avaiçnt pas de lor gique, et discutaient pitoyablement c’est qu’il est des personnes qui ont reçu, de la nature le don d’écrire et de bien exprimer leurs pensĂ©es, cpmme d’autres ont le gĂ©nie de la musique, de la peinture, de la sculpture, etc. Pour les affaires publiques, administratives et militaires, il faut une forte pensĂ©e, une analyse profonde, et la facultĂ© de pouvoir fixer longtemps les objets, sans ĂȘtre fatiguĂ©. § XII. NapolĂ©on choisit pour deuxiĂšme consul CambacĂ©rĂšs, et pour troisiĂšme Lebrun. CambacĂ©rĂšs, d’une famille honorable de Languedoc, Ă©tait ĂągĂ© de cinquante ans;il avait Ă©$Ă© membre de la convention, et s’était conservĂ© dans une mesure de modĂ©ration il Ă©tait gĂ©nĂ©ralement estimĂ©. ,ç »a carriĂšre politique n’avait Ă©tĂ© dĂ©shonorĂ©e P ar aucun excĂšs. Il jouissait, Ă  juste titrĂ© , de la rĂ©putation d’un des premiers juriscon- 10. 148 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. suites de la rĂ©publique. Lebrun, ĂągĂ© de soixante ans, Ă©tait de Normandie. Il avait rĂ©digĂ© toutes les ordonnances du chancelier Maupeou, il s’était fait remarquer par la puretĂ© et l’élĂ©gance de son style. C’était un des meilleurs Ă©crivains de France. DĂ©putĂ© au conseil des anciens, par le dĂ©partement de la Manche , il Ă©tait d’une probitĂ© sĂ©vĂšre, n’approuvant les changements de la rĂ©volution que sous le point de vue des avantages qui en rĂ©sultaient pour la masse du peuple; car il Ă©tait nĂ© d’une famille de paysans. La constitution de l’an VIII, si vivement attendue de tous les citoyens, fut publiĂ©e et soumise Ă  la sanction du peuple , le i 3 dĂ©r cembre 1799, et proclamĂ©e le 24 du mĂȘme mois; la durĂ©e du gouvernement provisoire fut ainsi de quarante-trois jours. Les idĂ©es de NapolĂ©on Ă©taient fixĂ©es; mais il lui fallait, pour les rĂ©aliser, le secours du temps et des Ă©vĂšnements. L’organisation du consulat n’avait rien de contradictoire avec elles; il accoutumait Ă  l’unitĂ©, et c’était un premier pas. Ce pas fait, NapolĂ©on demeurait assez indiffĂ©rent aux formes et dĂ©nominations des diffĂ©rents corps constituĂ©s. Il Ă©tait Ă©tranger Ă  la rĂ©volution. La volontĂ© des hommes qui en CONSULS PROVISOIRES. j/Ç avaient suivi toutes les phases, dut prĂ©valoir dans des questions aussi difficiles qu’abstraites. La sagesse Ă©tait de marcher Ă  la journĂ©e sans s’écarter d’un point fixe , Ă©toile polaire sur laquelle NapolĂ©on va prendre sa direction pour conduire la rĂ©volution au port oĂč il veĂčt la faire aborder. I! ‱ i * >‱ r,ttĂż- 4'.;i. e>Uii-i . via ;»- fiKfof olin-t'’ iir- ; ni7j' ii'CKJ "W»ii JĂźri ‱/Jl MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Mayence, et bientĂŽt l’armĂ©e du Rhin devint une des plus belles qu’ait jamais eues la rĂ©publique ; elle comptait i5o,ooo hommes, et Ă©tait formĂ©e de toute les vieilles bandes. § III. Paul I Ă©tait mĂ©content de la politique de l’Autriche et de l’Angleterre; l’élite de son armĂ©e avait pĂ©ri en Italie sous Suvarow, en Suisse sous Korsakow, en Hollande sous prĂ©tentionsanciennes etnouvelles des Anglais sur la navigation des neutres, l’indisposaient tous les jours davantage; le commerce des neutres, surtout celui des puissances de la Baltique Ă©tait troublĂ© ; des convois escortĂ©s par des bĂątiments de guerre Ă©taient insultĂ©s et soumis Ă  des visites. D’un autre cĂŽtĂ© les change- mens survenus dans les principes du gouvernement français, depuis le 18 brumaire, avaient neutralisĂ©, suspendu sa haine contre la rĂ©volution il estimait le caractĂšre que le premier consul avait montrĂ© en Italie, en Égypte, et qu’il dĂ©ployait tous les jours; ces derniĂšres circonstances dĂ©teriĂŻiinĂšrent sa conduite , et s’il n’abandonna pas la coalition, du moins ordonna-t-il Ă  ses armĂ©es de quitter le champ de bataille et de repasser la Vistule. hlm. — moreau. iGi L’abandon de l’armĂ©e russe ne dĂ©couragea pas l’Autriche, elle dĂ©ploya tous ses moyens et naĂźt deux grandes armĂ©es sur pied. L’une en Italie, forte de i 4 o,ooo hommes, sous les ordres du feld - marĂ©chal MĂȘlas, fut destinĂ©e Ă  prendre l’offensive, s’emparer de GĂšnes, de Nice et de Toulon. Sous les murs de cette place, elle devait ĂȘtre rejointe par l’armĂ©e anglaise de 18,000 hommes qui devaient se rassembler Ă  Mahon, et par l’armĂ©e napolitaine de 20,000 hommes. Willot Ă©tait au quartier-gĂ©nĂ©ral de MĂȘlas, pour insurger le Midi de la rĂ©publique , oĂč les Bourbons pensaient avoir des partisans. L’autre en Allemagne, commandĂ©e par le feld-marĂ©chal Kray, forte de 120,000hommes, y comprises les troupes de l’empire et celles Ă  la solde de l’Angleterre. Cette derniĂšre armĂ©e Ă©tait destinĂ©e Ă  rester sur la dĂ©fensive pour couvrir l’Allemagne. L’expĂ©rience de la campagne passĂ©e avait convaincu l’Autriche de toutes les difficultĂ©s attachĂ©es Ă  la guerre de Suisse. Le feld-marĂ©chal Kray avait son quartier- gĂ©nĂ©ral Ă  Donau-Schingen; ses principaux magasins Ă  Stockach, Engen, MƓrskirch, Biberach. Son armĂ©e Ă©tait composĂ©e de quatre corps. Celui de droite, commandĂ© par le feld-ma- rĂ©chal-lieutenant Starray, Ă©tait sur le Mein. MĂ©moires.—Tome 1 , 11 MÉMOUiliS lli 162 Celui de gauche, sous les ordres du prince de Reuss, Ă©tait en Tyrol, Les deux autres Ă©taient sur le Danube, tenant des avant-gardes l’une sous le gĂ©nĂ©ral Kienmayer , vis-Ă -vis de Kehl ; l’autre sous les ordres du gĂ©nĂ©ral-major Giulay, dans le Bris- gaw ; une troisiĂšme sous les ordres du prince Ferdinand, dans les villes forestiĂšres aux environs de BĂąle ; une quatriĂšme sous les ordres du prince de VaudĂ©mont, vis-Ă -vis Schaffhouse. Dans ces circonstances, il devenait donc urgent que l’armĂ©e du Rhin prit vigoureusement l’offensive; ses forces Ă©taient presque doubles de celles de l’ennemi, tandis que l’armĂ©e autrichienne d’ItalieĂ©tait plus que double de l’armĂ©e française, qui, complĂ©tĂ©e Ă  /jo,ooo hommes, gardait l’Apennin et les hauteurs de GĂȘnes. Une armĂ©e de rĂ©serve de 35,000 hommes fut rĂ©unie sur la SaĂŽne, pour se porter au soutien de l’armĂ©e d’Allemagne si cela Ă©tait nĂ©cessaire, dĂ©boucher par la Suisse sur le PĂŽ, et prendre l’armĂ©e autrichienne d’Italie Ă  revers. Le cabinet de Vienne comptait que ses armĂ©es seraient, au milieu de l’étĂ©, au cƓur de la Provence; et celui des Tuileries avait calculĂ© que son armĂ©e du Rhin serait avant ce temps-lĂ  sur l’Inn. iG3 § IV. Le premier consul ordonna au gĂ©nĂ©ral Moreau de prendre l’offensive et d’entrer en Allemagne , afin d’arrĂȘter le mouvement de l’armĂ©e autrichienne d’Italie, qui dĂ©jĂ  Ă©tait arrivĂ©e sur GĂȘnes. Toute l’armĂ©e du Rhin devait se rĂ©unir en Suisse et passer le Rhin Ă  la hauteur de Schaffhouse ; le mouvement de la gauche de l’armĂ©e sur sa droite devant se faire derriĂšre le rideau du Rhin, et d’ailleurs, Ă©tant prĂ©parĂ© beaucoup Ă  l’avance, l’ennemi n’en aurait aucune connaissance. En jetant quatre ponts Ă  la fois Ă  la hauteur de Schaffhouse, toute l’armĂ©e française passerait en vingt-quatre heures, arriverait sur Stockach , et culbuterait la gauche de l’ennemi, prendrait par derriĂšre tous les Autrichiens placĂ©s entre la rive droite du Rhin et les dĂ©filĂ©s de la forĂȘt Noire. En six ou sept jours de l’ouverture de la campagne, l’armĂ©e serait devant Ulm ; ce qui pourrait s’échapper ‱de l’armĂ©e autrichienne se rejetterait en BohĂȘme. Ainsi, le premier mouvement de la campagne aurait eu pour rĂ©sultat de sĂ©j>arer l’armĂ©e autrichienne de UlmJ’hilisbourg et ln- golstadt, et de mettre en notre pouvoir le Wm- V lG4 MEMOIRES DE NAPOLÉON. temberg, toute la Souabe et la BaviĂšre. Ce plan d’opĂ©ration levait donner lieu Ă  des Ă©vĂšnements plus ou moins dĂ©cisifs, selon les chances de la fortune, l’audace et la rapiditĂ© des mouvements du gĂ©nĂ©ral français. Le gĂ©nĂ©ral Moreau Ă©tait incapable d’exĂ©cuter et mĂȘme de comprendre un pareil mouvement; il envoya le gĂ©nĂ©ral Dcssolles Ă  Paris, prĂ©senter un autre projet au ministre de ki guerre, suivant la routine des campagnes de 1796 et 1797; il proposait de passer le Rhin Ă  Mayence, Strasbourg et BĂąle. Le premier consul, fortement contrariĂ© , pensa un moment Ă  aller lui-mĂȘme se mettre Ă  la tĂȘte de celle armĂ©e, il calculait qu’il serait sous les murs de Vienne avant que l’armĂ©e autrichienne d’Italie ne fut devantNice. Mais l’agitation intĂ©rieure de la rĂ©publique s’opposa Ă  ce qu’il quittĂąt sa capitale, et s’en Ă©loignĂąt pour autant de temps le projet de Moreau fut modifiĂ©, et le gĂ©nĂ©ral fut autorisĂ© Ă  exĂ©cuter un projet mitoyen , qui consistait Ă  faire passer le fleuve par sa gauche Ă  Brisach, par son centre Ă  BĂąle, par sa droite au-dessus de Schaffhousc. Il lui Ă©tait surtout prescrit de n’avoir qu’une seule ligne d’opĂ©ration; encore dans l’exĂ©cution ce dernier plan lui parut-il trop hardi, et il y fit des changements. U LM. MOREAU. lG5 § v. Moreau avait son quartier-gĂ©nĂ©ral Ă  BĂąle ; son armĂ©e Ă©tait composĂ©e de quatre corps d’infanterie , d’une rĂ©serve de grosse cavalerie et de deux divisions dĂ©tachĂ©es, savoir Le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Sainte-Suzanne commandant la gauche les divisions Souham et Legrand ; le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Saint-Cyr commandant le centre les divisions Baraguai- d’Hilliers et Ney; le gĂ©nĂ©ral en chef commandant la rĂ©serve les divisions Delmas, Leclerc et Richepanse ; le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Lecourbe commandant la droite les divisions Vandamme, Montrichard et Lorge. Le gĂ©nĂ©ral d’Hautpoult commandant la rĂ©serve de grosse cavalerie; le gĂ©nĂ©ral EblĂ©, l’artillerie. Les corps dĂ©tachĂ©s Ă©taient commandĂ©s par les gĂ©nĂ©raux Collaud et Moncey, en Suisse. Le avril Sainte-Suzanne, commandant la gauche, passa le Rhin Ă  Strasbourg ; Saint-Cyr, avec le centre, le passa le mĂȘme jour Ă Brisach; gĂ©nĂ©ral Moreau, Ă  la tĂȘte d’un corps de rĂ©- serve, passa le a y Ă  BĂąle. Le corps de Sainte-Suzanne culbuta un corps ennemi de 12 Ă  i5,ooo hommes, qui Ă©tait en position en avant d’Offembourg; Saint-Cyr iflfl MÉMOIRES DE NAPOLÉON. entra Ă  Fribourg, que l’ennemi ne lui disputa pas; de lĂ  il se porta sur Saint-Biaise, oĂč dĂ©jĂ  la rĂ©serve, qui avait passĂ© Ă  BĂąle, Ă©tait arrivĂ©e. Richepanse resta Ă  Saint-Biaise, les deux autres divisions, remontant la rive droite du Rhin, se portĂšrent Ă  l’embouchure de l’Alb. Le 26 et le 97, les trois divisions se rĂ©unirent sur le Wuttach; le 28, elles prirent position Ă  Neu- kirch; Saint-Cyr se porta de Saint-Biaise sur le Wuttach Ă  StĂŒhlingen. Cependant Moreau sentit la nĂ©cessitĂ© de rappeler Sainte-Suzanne, qui dut passer Ă  Rehl le 27, pour venir par la rive gauche du Rhin Ă  Vieux-Brisach, passer de nouveau le fleuve et se trouver en deuxiĂšme ligne du corps de Saint- Cyr ; il marcha sur Fribourg, y traversa le Val- d’Enfer, et prit position Ă  Neustadt. Telle Ă©tait la position de la rĂ©serve du centre et de la gauche française, lorsque le i er mai la droite, sous Lecourbe, passa le Rhin prĂšs Stein,sans presque aucun obstacle,et se porta sur le fort IlohentwƓl, qui capitula. Il avait quatre-vingts bouches Ă  feu; ainsi, ce fut cinq jours aprĂšs le signal de l’ouverture de la campagne, que Lecourbe put entrer en opĂ©ration. Le 2 mai, l’armĂ©e resta inactive dans ses positions, oĂč elle se trouvait en bataille sur une ligne de quinze lieues obliques au Danube, depuis le fort IlohentwƓl jusqu’à Neustadt. II, M. — MOUKAll, i >7 § VI. Le l'eld-marĂ©ehal Kray eut ainsi le temps de rĂ©unir ses troupes le 2 mai; il Ă©tait en position avec 45,ooo hommes en avant de la petite ville d’Engen, ayant sur sa gauche, Ă  Stoekach, Ă  six lieues, le prince de VaudĂ©mont, avec un corps de 12,000 hommes, liant sa position d’Engen avec le lac de Constance, gardant ses magasins, et assurant sa retraite sur Moeskirch Le 3, Ă  la pointe du jour, Lecourbe, avec ses trois divisions, se dirigea sur Stoekach; Moreau, avec les trois divisions de la rĂ©serve, sur Engen; Saint-Cyr et Sainte-Suzanne, trop Ă©loignĂ©s du champ de bataille, ne purent y arriver Ă  temps. Lecourbe marcha sur trois colonnes; Van- dainme, Ă  la droite, tourna Stoekach; Montri- chard, au centre, entra au pas de charge dans la ville; le gĂ©nĂ©ral Lorge, Ă  la gauche, coupa avec une brigade la communication de Stoekach avec Engen, et seconda avec son autre brigade l’attaque de la rĂ©serve. Le prince de VaudĂ©mont fut mis en dĂ©route ; il se retira en toute hĂąte sur Moeskirch, laissant 3 ,000 prisonniers, cinq piĂšces de canon et des drapeaux au pouvoir de Lecourbe. Pendant ce temps, les trois divisions de la rĂ©serve s’enga- lG8 MEMOIRES DE NAPOLÉON. gĂšrent avec les avant-gardes du fcld-marĂ©chal Kray sur un chemin d’Engen, aux approches de la riviĂšre d’Aach. Le combat devint bientĂŽt vif Ă  Wetterdingen, Ă  Mulhausem ; mais Moreau Ă©tendit bientĂŽt sa ligne sur sa gauche il fit attaquer par Richepanse le mamelon de Ho- henhoven, celui-ci l’attaqua en vain toute la journĂ©e ; les trois divisions de la rĂ©serve, avec la brigade de la division Lorge et la rĂ©serve de grosse cavalerie, formaient une force de 4o,ooo hommes, c’est-Ă -dire un peu moins que l’ennemi n’avait devant Engen. La victoire penchait en faveur des Autrichiens, lorsque Kray fut instruit de la dĂ©faite du prince de VaudĂ©mont, des grands succĂšs de Lecourbe et de l’arrivĂ©e de Saint- Cyr sur Holienhoven ; il battit en retraite. Saint-Cyr Ă©tait parti le matin de StĂŒhlingen; il avait remontĂ© la rive droite du Wuttach, et il fut arrĂȘtĂ© au dĂ©filĂ© de Zollhaus; Ă  la nuit, sa brigade d’avant-garde, commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Roussel, occupa le plateau de Hohenhovcn. La perte fut de 6 Ă  7,000 hommes de chaque cĂŽtĂ©, les Autrichiens perdirent en outre 4,000 prisonniers et quelques piĂšces de canon, la plupart pris par Lecourbe Ă  Stockach. ULM. - ï°9 Bataille de MƓskirch. Pendant la journĂ©e du 4? le feld-marĂ©chal Kray joignit Ă  MƓskirch le prince de VaudĂ©- mont, et fut rejoint par la division que commandait l’archiduc Ferdinand ; il ordonna l’évacuation de ses magasins, et fit ses dispositions pour se porter sur le Danube, qu’il voulait passer sur le pont de Sigrnaringen pendant cette journĂ©e l’armĂ©e française ne fit aucun mouvement; mais le gĂ©nĂ©ral Lecourbe se porta de Stockach sur MƓskirch. qui n’avait pas donnĂ© Ă  Engen, se porta sur Liptin- gen les trois divisions de la rĂ©serve marchĂšrent en deuxiĂšme ligne Ă  l’appui de Lecourbe ; celui-ci marcha sur MƓskirch sur trois colonnes; Vandamme Ă  la droite sur Kloster- Wald; Monlrichard au centre, appuyĂ© par la rĂ©serve de grosse cavalerie; Lorge Ă  la gauche, par Neuhausen il couvrait ainsi un front de deux grandes lieues. La rencontre des troupes lĂ©gĂšres de l’ennemi ne tarda pas Ă  lui indiquer la prĂ©sence de l’armĂ©e bientĂŽt les trois divisions furent aux mains contre toute 1 armĂ©e autrichienne; elles Ă©taient fort compromises, lorsque, dans l’aprĂšs-midi, elles furent soutenues par trois divisions de la rĂ©serve. Le combat 1 70 ‱ MÉMOIRES ni; napolĂ©on. devint fort chaud, les armĂ©es se maintinrent sur leur champ de bataille. Saint-Cyr eut dĂ©cidĂ© de la victoire; mais il n’arriva Ă  Liptin- gen que la nuit, encore Ă©loignĂ© du champ de bataille de plusieurs lieues. Pendant la nuit Kray battit en retraite la moitiĂ© de ses troupes avaient passĂ© le Danube Ă  Sigmaringen ; l’autre moitiĂ© Ă©tait sur la rive droite, lorsque Saint- Cyr, qui avait suivi la rive droite du Danube, arriva le 6 sur les hauteurs qui dominent ce fleuve. Si Moreau eĂ»t marchĂ©, de son cĂŽtĂ©, Ă  la suite de l’ennemi, une partie de l’armĂ©e autrichienne aurait Ă©tĂ© dĂ©truite, mais Moreau ne connaissait pas le prix du temps; il le passait toujours le lendemain des batailles, dans une fĂącheuse indĂ©cision. Bataille de Biberach. Quelques jours aprĂšs la bataille de MƓskirch, LecourbĂ© se porta sur Wurzach et envoya ses flanqueurs au pied des montagnes du Tyrol. Saint-Cyr se porta sur Buchau; Moreau, avec la rĂ©serve , marcha en deuxiĂšme ligne ; Sainte- Suzanne continua son mouvement par la rive gauche du Danube , et se porta Ă  Geissingen , sĂ©parĂ© de l’armĂ©e par le fleuve, ftray avait fait sa retraite sans cire inquiĂ©tĂ©. Se trouvant le 7 IJ 171 Ă  Riedlingen, et ayant eu avis du mouvement dĂ©cousu de la droite de l’armĂ©e sur le Tyrol , et de celui de Sainte-Suzanne sur la rive gauche du Danube, il passa ce fleuve au pont de Riedlingen , et se porta derriĂšre Biberach, plaçant une avant-garde de dix mille hommes sur la route de Buchau, et toute son armĂ©e derriĂšre la Riess,la gauche Ă  Ochsenhausen, la droite sur le plateau de Mettenberg. Le 9 mai, Saint-Cyr partit de Buchau , attaqua cette avant-garde , qui Ă©tait sĂ©parĂ©e du corps de bataille par la Riess, la culbuta dans la riviĂšre, lui fit quinze cents prisonniers, et lui prit du canon ; il la suivit sur la rive droite ; deux divisions de la rĂ©serve Ă©taient survenues dans ces entrefaites. Kray se mit en route sur l’iller ; Lecourbe l’attaqua Ă  Memmingen , lui fit douze cents prisonniers, et lui prit du canon; il se rĂ©fugia dans son camp d’Ulm. ManƓuvres et combats autour d’Vlni. Du 10 au 12 mai, l’armĂ©e française occupait les positions suivantes la droite, sous Lecourbe, avait son quartier-gĂ©nĂ©ral Ă  Memmingen; la rĂ©serve et le centre le long de l’iller , jusqu au Danube; le gĂ©nĂ©ral Sainte-Suzanne, sur la gauche du Danube , Ă  une journĂ©e d’Ulm. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. I72 L’armĂ©e autrichienne Ă©tait toute rĂ©unie dans le camp retranchĂ© d’Ulm, hormis le corps du prince de Reuss, de 20,000 hommes, qui Ă©tait dans le Tyrdl. Ulm avait une enceinte bas- tionnĂ©e; le mont Fellichel qui la domine, Ă©tait occupĂ© par des fortifications de campagne faites avec soin, et armĂ©es d’une nombreuse artillerie sur la rive droite, de forts retranchements protĂ©geaient deux ponts. De grands magasins de fourrages, vivres et munitions de guerre y Ă©taient rĂ©unis. Le gĂ©nĂ©ral autrichien pouvait manƓuvrer sur les deux rives du Danube , protĂ©geant Ă  la fois la Souabe et la BaviĂšre , couvrant la BohĂšme comme l’Autriche ; il recevait tous les jours des recrues , des vivres, et paraissait rĂ©solu Ă  vouloir se maintenir dans cette position centrale, malgrĂ© l’infĂ©rioritĂ© bien constatĂ©e de ses-forces , et les Ă©checs qu’il avait essuyĂ©s. Moreau, pour le dĂ©poster, rĂ©solut de marcher en avant, la droite en tĂȘte Lecourbe quitta Memmingen, et s’approcha du Lech. Le quartier-genĂ©ral passa le GĂŒnt; Saint-Cyr, avec le centre, le suivit en Ă©chelon, longeant le Danube ; Sainte-Suzanne s’approcha d’Ulm par la rive gauche. La division Legrand prit position Ă  Erbach sur le Danube, Ă  deux lieues de la place; la division Souham, Ă  la mĂȘme dis- XJ LM. — MOREAU. 173 tance sur la Blau. Les deux divisions couvraient ainsi une ligne de deux lieues. Sainte - Suzanne n’avait aucun point sur le Danube ; il affrontait avec son seul corps toute l’armĂ©e de Kray, qui s’était contentĂ© d’envoyer le gĂ©nĂ©ral Mer- feld derriĂšre le Lech, et continua Ă  occuper en force toute la rive gauche du Danube, depuis Ulm jusqu’à l’embouchure de cette riviĂšre, poussant des avant-gardes jusque sur la chaussĂ©e d’ oĂč elles cscarmouchaient avec les flanqueurs de gauche de l’armĂ©e française. Le 16, Ă  la pointe du jour, l’archiduc Fer- ‱ dinand dĂ©boucha sur le gĂ©nĂ©ral Legrand , ainsi qu’une autre colonne sur le gĂ©nĂ©ral Souham. Les avant-postes des deux divisions françaises furent bientĂŽt reployĂ©s, leurs commmunica- tions coupĂ©es , le corps des divisions rejetĂ© deux lieues en arriĂšre; Ă  mesure qu’elles reculaient, la distance qui les sĂ©parait s’augmentait. Sainte-Suzanne Ă©tait percĂ©; il ordonna au gĂ©nĂ©ral Legrand d’abandonner le Danube, afin de se rapprocher de la division Souham ce mouvement de concentration, avantageux sous ce point de vue, avait le terrible inconvĂ©nient de 1 Ă©loig ner de l’armĂ©e; mais Saint-Cyr, au brĂčit de la cannonade , rĂ©trograda avec son ar- xiĂšre-garde, et plaça sur la rive droite du Danube des batteries, qui battaient la routed’Ulm 174 MÉMOIRES UE NAPOLÉON. Ă  Erbach, et donnĂšrent de l’inquiĂ©tude Ă  l’archiduc il crut que toute l’armĂ©e allait passer ce fleuve, et le couper ; il se reploya sur 131 m. La perte du corps de Sainte-Suzanne fut considĂ©rable en tuĂ©s et blessĂ©s, moindre cependant qu’elle n’aurait dĂ» l’ĂȘtre, vu la fausse position oĂč on l’avait abandonnĂ© l’intrĂ©piditĂ© des troupes, l’habiletĂ© du gĂ©nĂ©ral, sauvĂšrent ce corps d’une destruction totale. Moreau , Ă©tonnĂ© de cet Ă©vĂšnement, contre- manda la marche sur le Lech ; ordonna Ă  Saint- Cyr et Ă  d’Hautpoult de passer le Danube Ă  Erbach, pour soutenir Sainte-Suzanne; se porta lui-mĂȘine sur l’Iller, et rappela Lecourbe. Sainte- Suzanne passa la Blau , de sorte que des onze divisions qui composaient son armĂ©e , cinq Ă©taient sur la rive gauche, et six Ă©taient sur la rive droite du Danube, Ă  cheval sur ce fleuve, occupant une ligne de quatorze lieues; il passa plusieurs jours dans cette position. Attaquera-t-il Kray sur la rive gauche? re- passera-t-il sur la rive droite ? il se dĂ©cida de nouveau Ă  ce dernier parti. Lecourbe se reporta sur Landsberg, oĂč il arriva le 27 mai; le 28, sur Augsbourg, oĂč il passa le Lech; se porta sur la GĂŒnzt; Sainte-Suzanne passa sur la droite du Danube, et prit position Ă  cheval sur l’Iller. L’armĂ©e française se trouva en bataille, la gau- Ij5 che au Danube , la droite au Lecli, occupant une ligne de vingt lieues. Le iL\ mai, le feld-ma- rĂ©clial Kray lit passer une avant-garde sur la rive droite, qui attaqua Ă  la fois les deux divisions de Sainte-Suzanne le combat fut vif , il dura toute la journĂ©e la perte de part et d’autre fut considĂ©rable; mais le soir, les Autrichiens repassĂšrent le Danube. A cette nouvelle, le gĂ©nĂ©ral Moreau changea encore de rĂ©solution il arrĂȘta son mouvement, et se rapprocha du Danube. Lecourbe abandonna pour la deuxiĂšme fois le Lech. Mais le 4 juin, le feld- marĂ©chal Kray, ayant rĂ©uni une partie de ses forces, passa sur le pont d’Ulm, et attaqua le corps de Sainte-Suzanne, conduit par Richepanse. Sainte-Suzanne avait Ă©tĂ© prendre le commandement des troupes de Mayence, qui se trouvaient en position sur l’iller. Richepanse, environnĂ© par des forces supĂ©rieures, se reploya toute la journĂ©e sa position devenait des plus critiques, lorsque le gĂ©nĂ©ral Grenier il avait remplacĂ© Saint-Cyr , renvoyĂ© de l’armĂ©e par Moreau, fit dĂ©bou- cher p ar [ e p 0n t de Kellmuntz sur l’Uler la division ]\ e y. i e combat se rĂ©tablit. Le gĂ©nĂ©ral Moreau se concentra tout-Ă -fait sur l’iller c’était justement ce que voulait Kray, qui, trop faible pour faire tĂȘte Ă  l’armĂ©e française , voulait l’em- 176 MÉMOIRES llĂŻ NAPOLÉON. pĂȘcher de cheminer, et la consumer dans des combats de dĂ©tail. AprĂšs avoir sĂ©journĂ© plusieurs jours dans cette position , enhardi par l’attitude dĂ©fensive de Kray, qui ne faisait aucun mouvement, et restait dans son camp retranchĂ©, Moreau reprit pour la troisiĂšme fois son projet d’attaque sur la BaviĂšre; il fit mine de passer le Lech. Lecourbe repassa de nouveau le Lech, et les 10, 11 et 12 juin, toute l’armĂ©e se rapprocha de cette riviĂšre. Ainsi il y avait un mois que le combat deBiberach avait eu lieu, et l’armĂ©e Ă©tait toujours dans la mĂȘme position ; elle avait perdu ce temps en marches et contre-marches, qui l’avaient compromise , et avaient donnĂ© lieu Ă  des combats oĂč les troupes françaises, en nombre infĂ©rieur, avaient perdu beaucoup de monde. L’arriĂšre-garde de Lecourbe avait perdu deux mille hommes, en Ă©vacuant Augs- bourg, au combat de Shwaraunchen. Cette hĂ©sitation avait indisposĂ© quelques gĂ©nĂ©raux de l’armĂ©e. Moreau avait renvoyĂ© Saint-Cyr, qu’il avait remplacĂ© par le gĂ©nĂ©ral Grenier; il reprochait Ă  ce gĂ©nĂ©ral les lenteurs de sa marche Ă  Engen, surtout Ă  Moeskirch, et d’ĂȘtre mauvais camarade , de laisser Ă©craser les divisions voisines, lorsqu’il pouvait les secourir; de son cĂŽtĂ©, Saint-Cyr critiquait amĂšrement la ITLM. MOREAU. '77 _ conduite de son gĂ©nĂ©ral en chef, et manifestait hautement la dĂ©sapprobation des manƓuvres qui avaient Ă©tĂ© faites depuis l’ouverture de la campagne. On voit dans les dĂ©pĂȘches de Le- courbe plusieurs lettres pleines d’énergie et de plaintes sur ses lenteurs, ses incertitudes, ses hĂ©sitations, ses ordres et contre-ordres. Cela dĂ©cida enfin le gĂ©nĂ©ral en chef Ă  se porter sur la rive gauche du Danube, en passant la riviĂšre, du 19 au 20 juin, aprĂšs ĂȘtre arrivĂ© sur le fleuve, Ă  la hauteur d’Ulm. § VII. Lecourbe, avec la droite, se porta vis-Ă -vis Hochstet; Moreau, avec la rĂ©serve, vis-Ă -vis Dil- lingen ; Grenier, avec le centre, Ă  Guntzgbourg ; Richepanse, avec la gauche, resta en observation sur l’Iller, vis-Ă -vis Ulm. Le 19 , Ă  la pointe du jour, Lecourbe fit raccommoder le pont du Danube Ă  Blindheim , fit passer son corps d’armĂ©e, se porta avec une division sur Schwo- ni ngen, en descendant Ă  deux lieues, du cĂŽtĂ© ‱de Donawert, et environ deux autres sur Lauin- g en > en remontant le Danube. A peine arrive Ă  vSchwoningen, la division fut attaquĂ©e par une brigade de quatre mille hommes que MĂ©moires.—Tome /. 12 178 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, commandait le gĂ©nĂ©ral Devaux, qui avait son quartier - gĂ©nĂ©ral Ă  Donawert. Le combat fut assez vif, mais ce corps fut dĂ©fait, la moitiĂ© resta sur le champ de bataille, et dans les mains des Français. Peu aprĂšs, l’ennemi attaqua les divisions placĂ©es sur Lauingen ; aprĂšs un combat fort vif, il fut repoussĂ©. Moreau, avec la rĂ©serve, passa au pont de Dillingen. Grenier voulut rĂ©tablir le pont de GĂŒnztbourg, mais il en fut empĂȘchĂ© par le gĂ©nĂ©ral Giulay; ce qui l’obligea Ă  aller passer au pont de Dillingen. AussitĂŽt que Rray apprit que le passage Ă©tait effectuĂ©, il rĂ©solut de se retirer; ce qu’il fit , sous la protection d’un corps de cavalerie qu’il plaça sur la Brenzt mais, pendant les journĂ©es du 20, 21 , 22 et a 3 , l’armĂ©e française resta immobile et ne fit rien. C’était perdre un temps prĂ©cieux, et qui, bien employĂ©, pouvait devenir funeste Ă  son ennemi le gĂ©nĂ©ral autrichien en profita ; il passa par Neresheim , Nordlingen, et arriva sur la Wernitz le 23 au soir. Le gĂ©nĂ©ral Richepanse cerna Ulm , avec son corps. L’armĂ©e se mit trop tard Ă  la suite de l’armĂ©e autrichienne, dont elle n’atteignit que l’arriĂšre-garde. La division Decaen fut dirigĂ©e sur Munich; aprĂšs un lĂ©ger combat contre le gĂ©nĂ©ral Merfeld, il entra dans cette capitale. Lecourbe repassa sur la rive droite du Da- liLM. - MOllEAU. 1 79 nube, se porta sur Bain et Neubourg. Rray Ă©tait en position avec deux mille cinq cents Hommes. En avant de cette ville, sur la rive droite du Danube, Montrichard, qui osa l’y attaquer, fut vivement repoussĂ© çt ramenĂ© pendant deux lieues. Lecourbe rĂ©tablit le combat avec la division Grandjean la valeur des troupes et l’énergie du gĂ©nĂ©ral remĂ©diĂšrent au mal qui eĂ»t pu ĂȘtre beaucoup plus grand. Le champ de bataille resta Ă  l’ennemi; mais dans la nuit il sentit qu’il n’était plus Ă  temps de gagner le Lech, et que le reste de l’armĂ©e française allait l’accabler; il repassa le Danube, se porta sur Ingolstadt, passa de nouveau le fleuve, et porta son quartier-gĂ©nĂ©ral Ă  Landshut, derriĂšre l’Iser. .Le gĂ©nĂ©ral Moreau entra Ă  Ausgbourg; y plaça son quartier-gĂ©nĂ©ral, il envoya la division Leclerc sur Freysing, qui y entra aprĂšs un combat trĂšs-vif contre l’avant-garde autrichienne. Dans ce temps , Sainte - Suzanne sortit de Mayence avec deux divisions rĂ©unies de ce cĂŽtĂ©, et il entra dans la Franconie, se rapprochant du Danube. Cependant le prince de Reuss, occupant toujours Feldkirch, Fuessen et tous les dĂ©bouchĂ©s du Tyrol , Lecourbe repassa le Lech, avec vingt mille Hommes, et se porta sur trois colonnes , la gauche sur Scharnitz , le centre sur 12. l8o MEMOIRES DE NAPOLÉON. Fuessen, et la droite surFeldkirch. Le i/j juillet, Molitor entra dans cette place; l’ennemi lui abandonna le camp retranchĂ©. Le prince de Reuss se retira derriĂšre les dĂ©filĂ©s et les retranchements qui couvraient le Tyrol. § VIII. L’armistice fut conclue le i5 juillet Ă  Parsdorf les trois places d’Ingolstadt, Ulm, Philipsbourg durent rester bloquĂ©es, mais approvisionnĂ©es jour par jour, pendant le temps de la suspension d’armes. Tout le Tyrol resta au pouvoir de l’Autriche, et la ligne de dĂ©marcation passa par User, au pied des montagnes du Tyrol. DĂšs le il\ juin, le feld-marĂ©chal Kray avait proposĂ© de se conformer Ă  l’armistice conclu Ă  Marengo, dont il venait de recevoir la nouvelle. Le reste de juillet, aoĂ»t, septembre, octobre , novembre, les armĂ©es restĂšrent en prĂ©sence , et les hostilitĂ©s ne recommencĂšrent qu’en novembre. L’armistice disait Article premier. Il y aura armistice et suspension des hostilitĂ©s entre l’armĂ©e de sa majestĂ© impĂ©riale et de ses alliĂ©s, en Allemagne, dans la Suisse, le Tyrol et les Grisons, et l’armĂ©e française dans les mĂȘmes pays. La reprise des hostilitĂ©s devra ĂȘtre annoncĂ©e respective- U LM. MOREAU. 181 nient douze jours d’avance.—Art. a. L’armĂ©e française occupera tout le pays qui est compris dans la ligne de dĂ©marcation suivante cette ligne s’étend depuis Balzers, dans les Grisons, sur la rive droite du Rhin, jusqu’aux sources de l’Inn, dont elle comprend toute la vallĂ©e; de lĂ  aux sources du Lech, par le revers des montagnes du Vorarlberg, jusqu’à Reuti, le long de la rive gauche du Lech. L’armĂ©e autrichienne reste en possession de tous les passages qui conduisent Ă  la rive droite du Lech ; elle forme une ligne qui comprend Reuti, s’étend au delĂ  de Scebach, prĂšs de Breitenwang, le long de la rive septentrionale du lac dont sort le Scebach, s’élĂšve sur la gauche, dans Lechtal, jusqu’à la source de l’Ammer; delĂ , par les frontiĂšres, du comtĂ© de Werden- fels, jusqu’à la Loisach. Elle s’étend jusqu’à la rive gauche de cette riviĂšre, jusqu’à Kochel- sce, qu’elle traverse, jusqu’au WalcliensĂ©e, oĂč elle coupe le lac de ce nom, et se prolonge le long de la rive septentrionale de la Jachnai jusqu’à son embouchure dans User; et, traversant cette riviĂšre, elle se dirige sur Reitu, sur le TegernsĂ©e, au delĂ  delaManguald, prĂšs de GmĂŒnd, et sur la rive gauche de celle-ci, au delĂ  de la Falley de lĂ , elle prend la direction par Ob-Laus, Reifing, Elkholin, Fra- l8'2 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. fing, Ecking, Ébersberg’, Malckirchen, Hohen- linden, Krainacher, Weting, Reting, Aidberg, Isen, Penzing, Zuphtenbach, le long de l’Isen jusqu’à Furden et Sendorff, oĂč elle passe vers la source de la Vilz, qu’elle suit jusqu’à son embouchure dans le Danube, et ensuite sur la rive droite de la Vilz jusqu’à Viisbibourg, et au delĂ  de cette riviĂšre jusqu’à Binabi- bourg, oĂč elle suit le cours de la Bina jusqu’à Dornaich. Elle coupe prĂšs de Sculmshan- sen, s’étend vers la source du Colbach, ensuite la rive gauche jusqu’à son embouchure dans la Vilz, et, se portant sur la gauche, vers la Vilz, se prolonge jusqu’à son embouchure dans le Danube. La mĂȘme ligne s’étend sur la rive droite du Danube jusqu’à Kehlheim, oĂč elle passe le fleuve, et se prolonge sur la rive droite de l’AUmĂŒhl jusqu’à Pappenheim; elle se dirige ensuite par la ville de Weissembourg, vers la Bednitz, dont elle longe la rive gauche jusqu’au point oĂč elle se jette dans le Mein; elle suit de lĂ  la rive gauche de cette derniĂšre riviĂšre jusqu’à son embouchure. La ligne de dĂ©marcation, sur la rive droite du Mein, entre cette riviĂšre et Dusseldorff, ne s’étendra plus vers Mayence jusqu’à la Nidda. Dans le cas oĂč les troupes françaises auraient fait, dans l’intervalle, des progrĂšs de ce cĂŽtĂ©, elles conser- 11,1». - MOREAU. t 83 vcrotil ou reprendront Ja mĂȘme ligne quelles occupent aujourd’hui, 1 5 juillet. — Art. 3. L’armĂ©e impĂ©riale occupera de nouveau le haut et bas Engadin, c’est-Ă -dire la partie des Grisons, dont les riviĂšres se jettent dans l’Inu, et de la vallĂ©e de Sainte-Marie, dans l’Adige La ligne de dĂ©marcation française s’étendra depuis Balzers, sur le lac de Corno, par Goire, Tossana , Splugen , Chiavenna , y compris le Luciensteig. La partie des Grisons, situĂ©e entre cette ligne et l’Engadin, sera Ă©vacuĂ©e par les deux parties. Ce pays conservera sa forme de gouvernement actuelle. — Art. /j. Les places qui sont dans la ligne de dĂ©marcation, telles que Llm, Ingolstadt et Philipsbourg, lesquelles sont occupĂ©es par les impĂ©riaux , resteront, sous tous les rapports, dans l’état oĂč elles auront Ă©tĂ© trouvĂ©es par les commis saires nommĂ©s Ă  cct effet, par les gĂ©nĂ©raux eu chef; la garnison n’en sera pas augmentĂ©e, et elles ne troubleront point Ja navigation sur les riviĂšres, et le passage sur les grandes roules, be territoire de ces places fortes s’étend jusqu Ă  deux mille toises des fortifications ; elles s approvisionneront tous les dix jours, et, pour ce qui regarde cet approvisionnement dĂ©terminĂ© , elles ne seront pas censĂ©es comprises dans les pays occupĂ©s par l’armĂ©e française, 1 84 MÉMOIRES DE jNÀPOLÉOJN . laquelle, de son cĂŽtĂ©, ne pourra pas non plus empĂȘcher les transports des munitions dans lesdites places. —Art. 5. Le gĂ©nĂ©ral, commandant l’armĂ©e impĂ©riale, est autorisĂ© Ă  envoyer dans chacune de ces places une personne chargĂ©e d’informer les commandants de la conduite qu’il aurontĂ  tenir.—Art. 6. Il n’y aura pas de ponts sur les riviĂšres qui sĂ©parent les deux armĂ©es, Ă  moins que ces riviĂšres ne soient coupĂ©es par la ligne de dĂ©marcation, et alors les ponts ne pourront ĂȘtre Ă©tablis que derriĂšre cette ligne, sans prĂ©judice cependant des dispositions qui pourraient ĂȘtre faites Ă  l’avenir pour l’utilitĂ© des armĂ©es et du commerce. Les chefs respectifs s’entendront sur cet article. —Art. y. Partout oĂč des riviĂšres navigables sĂ©parent les deux armĂ©es, la navigation sera libre pour elles et pour les habitants. La mĂȘme chose aura lieu pour les grandes routes comprises dans la ligne de dĂ©marcation, et cela pendant Je temps de l’armistice. — Art. 8. Les territoires de l’empire et des Ă©tals autrichiens qui se trouvent dans la ligne de dĂ©marcation de l’armĂ©e française, sont sous la sauve-garde de la loyautĂ© et de la bonne foi. Les propriĂ©tĂ©s et les gouvernements actuels seront respectĂ©s, et aucun des habitants de ces contrĂ©es ne pourra ĂȘtre inquiĂ©tĂ©, soit pour services rendus Ă  l’ar- U LM. MOllEAll. 1 85 mĂ©e impĂ©riale, soit pour opinion politique, soit pour avoir pris une part effective Ă  la guerre. — Art. 9. La prĂ©sente convention sera expĂ©diĂ©e avec la plus grande cĂ©lĂ©ritĂ© possible. — Art. to. Les avant-postes des deux armĂ©es 11e communiqueront pas entre eux. Plan de campagne. PremiĂšre remarque. — i° Un plan de campagne doit avoir prĂ©vu tout ce que l’ennemi peut faire, et contenir en lui-mĂȘme les moyens de le dĂ©jouer. La frontiĂšre d’Allemagne Ă©tait, dans cette campagne, la frontiĂšre prĂ©dominante; la frontiĂšre de la riviĂšre de GĂšnes Ă©tait la frontiĂšre secondaire. Effectivement, les Ă©vĂšnements, qui auraient lieu enltalie^, n’auraient aucune action directe, immĂ©diate et nĂ©cessaire sur les affaires du Rhin ; tandis que les Ă©vĂšnements, qui auraient lieu en Allemagne, auraient une action nĂ©cessaire et immĂ©diate sur l’Italie. En consĂ©quence, le premier consul J'Ă©unit toutes les forces de la rĂ©publique sur la frontiĂšre prĂ©dominante, savoir l’armĂ©e d’Allemagne, qu’il renforça, et l’armĂ©e de Hollande et du Bas-Rhin ; l’armĂ©e de rĂ©serve, qu’il rĂ©unit sur la SaĂŽne, Ă  portĂ©e d’entrer en Allemagne, si cela Ă©tait nĂ©cessaire. Le conseil aulique rĂ©unit sa principale armĂ©e sur la irontiĂšre secondaire, en Italie. Ce 1 86 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. contre-sens, cette violation de ce grand principe, fut la vĂ©ritable cause de la catastrophe des Autrichiens dans cette campagne. a° Le gouvernement avait ordonnĂ© au gĂ©nĂ©ral Moreau de rĂ©unir son armĂ©e derriĂšre le lac de Constance, par la Suisse; de dĂ©rober cette marche Ă  l’ennemi, en interdisant toute communication de la rive gauche Ă  la rive droite du Rhin; de jeter, Ă  la fin d’avril, quatre ponts entre Schaffhausen, Stein et le lac de Constance; de passer sur la rive droite du Da nube avec toute son armĂ©e; de se porter sur Stockach et Engen ; d’appuyer sa droite au Danube , sa gauche au lac de Constance ; de prendre Ă  dos toutes les divisions ennemies qui se trouveraient en position sur les Montagnes Noires et dans la vallĂ©e du Rhin, de les sĂ©parer de leurs magasins, de se porter ensuite sur Ulin avant l’ennemi. Moreau ne comprit pas ce plan ; il envoya le gĂ©nĂ©ral Dessolles au ministre de la guerre, pour proposer de pas ser le Rhin Ă  Mayence, Strasbourg et RĂąle. NapolĂ©on rĂ©solut alors de se mettre lui-mĂȘme Ă  la tĂȘte de cette armĂ©e; mais les Ă©vĂšnements exigĂšrent qu’elle entrĂąt en opĂ©ration en avril, et les circonstances intĂ©rieures de la rĂ©publi que ne lui permettant pas de quitter alors Paris, il se contenta de prescrire que l’armĂ©e du Rhin n’eĂ»t qu’une seule ligne d’opĂ©ration. ULM. 187 DeuxiĂšme remarque. Moreao. — i° Sainte- Suzanne passa le Rhin Ă  Kelh ; Saint-Cyr, Ă  Neuf-Brisach ils devaient se joindre dans le Brisgaw. Moreau en sentit le danger; il rappela Sainte-Suzanne sur la rive gauche, pour lui faire repasser le Rhin sur le pont de Neuf- Rrisach ce fut un faux mouvement, et non pas une ruse de guerre. La marche de trente lieues, depuis Vieux-Brisacli Ă  BĂąle et Schaffhausen, par la rive droite du Rhin, Ă©tant fĂącheuse, l’armĂ©e pressait son flanc droit au Rhin, et son flanc gauche Ă  l’ennemi; elle Ă©tait dans un cul-de-sac, au milieu des ravins, des forĂȘts et des dĂ©filĂ©s. Le feld-marĂ©chal Kray fut ainsi prĂ©venu oĂč voulait aller son ennemi ; il eut huit jours pour se concerter; aussi fĂ»t-il rĂ©uni en bataille Ă  Engen et Stobach, et en mesure de couvrir ses magasins et Ulm avant le gĂ©nĂ©ral français, qui cependant avait l’initiative du mouvement. Si Moreau eĂ»t dĂ©bouchĂ© par le lac de Constance avec toute l’armĂ©e, d eĂ»t surpris, dĂ©fait et pris la moitiĂ© de l’ar- mĂ©e autrichienne; les dĂ©bris n’auraient pu se rallier que sur le Necker il fut arrivĂ© Ă  Ulm avant elle. Que de grands rĂ©sultats! La campagne eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©e dans les quinze premiers jours. ‱i° L’armĂ©e française Ă©tait beaucoup plus l88 MÉMOIRES lĂŻii i\APOLKON. forte que celle de l’ennemi dans un arrondissement de quinze lieues, et cependant l'ennemi fut supĂ©rieur en nombre sur le champ de bataille d’Engen. Moreau Ă©parpilla son armĂ©e, et la compromit; il manƓuvra par sa gauche pour se rĂ©unir Ă  Saint-Cyr, qui Ă©tait trop loin; il fit attaquer, par Richepanse seul, le pic de Hohenhowen, qui Ă©tait une position forte. Il eĂ»t dĂ» tenir ses troupes rĂ©unies, et manƓuvrer par sa droite, s’appuyer Ă  Le- courbe, et couper la ligne de retraite de l’ennemi; lĂ  il n’eĂ»t Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© par aucune forte position. 3° Kray fit sa retraite, dans la nuit du 3 au 4, sur MƓskirch ; il en Ă©tait Ă©loignĂ© de six lieues Lecourbe n’en Ă©tait Ă©loignĂ© que de trois lieues. Si celui-ci eĂ»t reçu l’ordre de marcher, le 4» il eĂ»t coupĂ© l’armĂ©e ennemie, l’eĂ»t attaquĂ©e on tĂȘte et en flanc, dans le temps que Saint- Cyr et la rĂ©serve eussent attaquĂ© en queue; Kray eĂ»t Ă©tĂ© fort compromis, la bataille de MƓskirch n’eĂ»t pas eu lieu. Moreau est restĂ©, le 4> oisif, sans aucune raison. Cette fatale indĂ©cision remit en question, le lendemain, ce qui avait Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© Ă  Engen, et-rendit inutile le sang versĂ© sur le champ de bataille. 4° Sainte-Suzanne Ă©tait Ă  Donauschingen pendant la bataille d’Engen il eĂ»t pu au l/LM. -MOREAU. 189 moins se trouver Ă  la bataille de MƓskirch; il n’y fut pas non plus que Saint-Cyr, de sorte que les six divisions de Lecourbe et de la rĂ©serve s’y trouvĂšrent seules; ce qui faisait une force infĂ©rieure Ă  celle de l’ennemi. 5° La conduite de Saint-Cyr a donnĂ© lieu Ă  des plaintes; il n’est arrivĂ© que la nuit Ă  Lip- tingen, Ă  plusieurs lieues du champ de bataille. 6° Si Moreau eĂ»t marchĂ©, le 6, Ă  la pointe du jour, Ă  la poursuite de l’ennemi; qu’il eĂ»t appuyĂ© Saint-Cyr, le 6, il eĂ»t dĂ©truit une partie de l’armĂ©e ennemie pendant qu’elle Ă©tait occupĂ©e au passage du Danube mais, le 6, eĂŽmme le 4, Moreau resta inactif sur son champ de bataille. 7 0 Que devait faire le gĂ©nĂ©ral français pour dĂ©poster le feld- marĂ©chal Kray, de son camp retranchĂ©? Une seule chose avoir une volontĂ©, suivre un plan ; car l’initiative Ă©tait Ă  lui il Ă©tait vainqueur, plus nombreux , et avait une meilleure armĂ©e. Le 14 mai, il eĂ»t dĂ» passer 1 Hier, se mettre en marche sur trois colonnes, ne pas occuper plus de six lieues de terrain, passer le Lech, et arriver en deux jours ou trois, au plus, Ă  Augsbourg. Le gĂ©nĂ©ral autrichien eĂ»t aussitĂŽt suivi le mouvement par la rive gauche du Danube, se fĂ»t portĂ© lyo MÉMOIRES DE NAPOLÉON. par Neubourg, derriĂšre le Lech, pour couvrir la BaviĂšre et les Ă©tats hĂ©rĂ©ditaires; il ne se fĂ»t pas exposĂ© Ă  suivre l’armĂ©e française sur la rive droite, puisqu’il aurait fallu qu’il s’avançùt sous les murs d’Augsbourg pour l’attendre, et que, faisant volte-face, elle l’aurait battu, coupĂ© d’Ulm , et rejetĂ© dans les Montagnes Noires. L’armĂ©e autrichienne pouvait avoir encore la prĂ©tention de combattre et de vaincre des divisions isolĂ©es; mais elle n’avait, plus celle de lutter contre l’armĂ©e française rĂ©unie. Les Français devaient ĂȘtre le 18 mai Ă  Munich, et maĂźtres de la BaviĂšre. Kray sc serait estimĂ© fort heureux de regagner l’Inn Ă  temps on voit par ses dĂ©pĂȘches, qu’il juge parfaitement de l’irrĂ©solution de son ennemi. Lorsque celui-ci poussa un corps sur Augsbourg, il Ă©crivit l’armĂ©e française fait une dĂ©monstration sur la BaviĂšre, qui n’est pas sĂ©rieuse, puisque scs divisions sont en Ă©chelons jusqu’à l’Iller, et que sa ligne est dĂ©jĂ  trop Ă©tendue; il avait raison. 7 0 Moreau a trois fois, en quarante jours, rĂ©itĂ©rĂ© les mĂȘmes dĂ©monstrations; mais toutes les trois fois, sans leur donner un caractĂšre de vĂ©ritĂ©, il n’a rĂ©ussi qu’à enhardir son rival, et lui a offert des occasions de battre des divisions isolĂ©es. En effet, l’armĂ©e française avait L'LW. -MOREAU. 191 dans ses manƓuvres, la gauche sur Ulm, et la droite Ă  vingt lieues, menaçant la BaviĂšre ; c’était dĂ©fier l’armĂ©e ennemie et la fortune. Pendant cette campagne, l’armĂ©e française qui Ă©tait plus nombreuse, a presque toujours Ă©tĂ© infĂ©rieure en nombre sur le champ de bataille; c’est ce qui arrive aux gĂ©nĂ©raux qui sont irrĂ©solus, et agissent sans principes et sans plans; les tĂątonnements, les mezzo termine perdent tout Ă  la guerre. 8° Le projet de passer sur la rive gauche du Danube, au-dessus d’Ulm , Ă©tait pĂ©rilleux et fort hasardeux; si Kray et le prince de Reuss rĂ©unis eussent manƓuvrĂ© la gauche au Danube , la droite au Tyrol, l’armĂ©e française pouvait ĂȘtre prise en flagrant dĂ©lit et ĂȘtre fort compromise. Mais, puisque le gĂ©nĂ©ral français Ă©tait rĂ©solu Ă  cette opĂ©ration inutile et tĂ©mĂ©raire, il la fallait faire avec rĂ©solution et d’un seul trait; il fallait que le passage ayant Ă©tĂ© surpris le 19, le 20 toute l’armĂ©e se trouvĂąt sur la rive gauche, laissant seulement quelques colonnes mobilesen observation sur la rive droite, et qu’elle se portĂąt droit sur Ulm etNordlingen, afin d’attaquer en flanc l’armĂ©e autrichienne, et de 1 obliger, si Kray prenait le parti de la retraite, Ă  recevoir la bataille, et de s’empa- IÇÀ MÉMOIRES DIÎ NAPOLÉON. rer de son camp retranchĂ©, si Kray se dĂ©cidait Ă  passer sur la rive droite pour marcher sur l’armĂ©e française. De cette maniĂšre le gĂ©nĂ©ral Moreau n’avait rien Ă  redouter ; son armĂ©e supĂ©rieure comme elle l’était en forces et en moral, si elle perdait la rive droite, s’établissait sur la rive gauche toutes les chances Ă©taient pour elle ; elle profitait de son initiative pour marcher rĂ©unie , surprendre l’ennemi pendant ses mouvements, dans le temps qu’elle ne laissait rien exposĂ© aux coups de l’initiative de l’ennemi. C’est l’avantage de toute armĂ©e qui marche toujours rĂ©unie; qu’eĂ»t pu faire le gĂ©nĂ©ral Richepanse, qui Ă©tait le plus prĂšs d’Ulm , si Kray et le prince de Reuss l’eussent attaquĂ© avec 60,000 hommes ; et que fĂ»t devenue l’armĂ©e, si le corps de Riche- panse eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©fait, qu’elle eĂ»t perdu sa ligne d’opĂ©ration sur la rive droite, en y Ă©prouvant un si grand Ă©chec, lorsqu’elle n’avait pas encore pris pied sur la rive gauche ? 9 0 La marche du gĂ©nĂ©ral Decaen sur Munich , celle de Lecourbe sur Neubourg, celle de Leclerc sur Fressing, Ă©taient des mouvements isolĂ©s, oĂč les troupes françaises se sont trouvĂ©es en nombre infĂ©rieur de l’ennemi; elles y ont payĂ© d’audace, atteint le point qu’elles vou- MOREAU. IC3 laient occuper, ont obtenu peu de rĂ©sultat, et perdu autant que l’ennemi. io° La marche rĂ©trograde de Lecourbe sur le Vorarlberg Ă©tait inutile il fallait qu’il marchĂąt sur Inspruck; il y serait arrivĂ© dix jours plus tĂŽt avec moins de difficultĂ©s , et en perdant moins de monde qu’il n’en a perdu Ă  tous ces dĂ©bouchĂ©s du Tyrol , pour n’obtenir aucun rĂ©sultat la possession d’Inspruck Ă©tait d’une toute autre importance, l’armĂ©e se fĂ»t alors trouvĂ©e en ligne sur l’Iun. ii° L’armistice ne remplit pas le but du gouvernement qui voulait avoir les quatre places d’Ulm, Philipsboiirg, lngolstadt et Inspruck , pour bien assurer la position des armĂ©es. TroisiĂšme remarque. — Kray. — i° le feld- marĂ©chal Kray compromit son armĂ©e en la tenant dissĂ©minĂ©e Ă  l’approche de l’ouverture de la campagne ; sou quartier-gĂ©nĂ©ral Ă  Do- nauschingeri et surtout ses magasins de Stoc- kach, Engen, MƓskirch, Ă©taient mal placĂ©s. Il agissait comme si la Suisse eĂ»t Ă©tĂ© neutre ; son quartier-gĂ©nĂ©ral et ses magasins eussent alors Ă©tĂ© couverts par les dĂ©filĂ©s des Montagnes Noires. Mais les Français Ă©taient maĂźtres de la Suisse et de tout le cours du Rhin de Cou- MĂ©moires.—-Tome /. t3 MEMOIRES DE *94 stance Ă  BĂąle; ses magasins se trouvaient Ă  une demi-journĂ©e d’eux, et tout-Ă -fait aux avant- postes. a° Le feld-marĂ©chal Kray a montre de l’habiletĂ© autour d’Ulm il a obtenu un grand succĂšs, puisque avec une armĂ©e battue trois lois en un mois, et fort infĂ©rieure, il a retenu, pendant quarante jours sous le canon de son camp retranchĂ©, une armĂ©e supĂ©rieure et victorieuse ; les marches, les manƓuvres, les fortifications n’ont pas d’autre but. Mais ce marĂ©chal n’eĂ»t-il pas pu faire davantage, lorsque Sainte-Suzanne, avec moins de 20,000 hommes, se trouvait, le 16 mai, sĂ©parĂ© par le Danube du reste de l’armĂ©e, Ă  une heure de marche de son camp retranchĂ©; pourquoi 11e l’attaqua-t-il pas avec scs forces rĂ©unies? De si belles occasions sont rares; il fallait dĂ©boucher sur les deux divisions de Sainte-Suzanne avec Go,000 hommes, et les dĂ©truire. 3 ° Lorsque, le 26 mai, l’armĂ©e française Ă©tait dissĂ©minĂ©e sur une ligne de vingt lieues du Danube au Lech,. pourquoi n’a-t-il pas dĂ©bouchĂ© avec toutes ses forces sur les deux divisions Sainte- Suzanne et Richepanse? Il ne les a attaquĂ©es qu’avec 16,000 hommes; son attaque sur l’Hler, le 4 juin, fut faite avec trop de cir- HLM. Ïp5 conspection et avec trop peu de troupes le prince de Reuss aurait dĂ» y concourir, en descendant du Tyrol avec toutes ses forces. Si le gĂ©nĂ©ral autrichien eĂ»t profitĂ© de ses avantages, de l’indĂ©cision de son adversaire, de ses fausses manoeuvres, il l’eĂ»t, malgrĂ© ses succĂšs et sa supĂ©rioritĂ©, rejetĂ© en Suisse. *9* r/V'ĂŻr*?'.'* ‱** uriw ÂŁ ‱ ‱ ÉfĂżSÊS^o^ tS r-UYĂźj; 03» L>* ‱ jfg'. V. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. GÊNES. — MASSÉNA. l8oO. Positions respectives des armĂ©es d’Italie. — GĂšnes. — MĂȘlas coupe en deux l’armĂ©e française. — Mas- sĂ©na tente inutilement de rĂ©tablir ses communications avec sa gauche. Il est investi dans GĂȘnes. — Blocus de GĂȘnes. MĂȘlas marche sur le Var Suchet abandonne Nice. — MassĂ©na cherche Ă  l'aire lever le blocus. — MassĂ©na, pressĂ© par la famine, entre en nĂ©gociation. Reddition de GĂȘnes. — Les Autrichiens repassent les Alpes pour se porter Ă  la rencontre de l’armĂ©e de rĂ©serve. Suchet les poursuit. — Effets de la victoire de Ma- rengo. Suchet prend possession de GĂȘnes. — Remarques critiques. § I er . La principale armĂ©e de la maison d’Autriche Ă©tait celle d’Italie le feld-marĂ©chal MĂȘlas la com- t8 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. mandait; son effectif Ă©tait de i/jo,ooo hommes, i3o,ooo sous les armes. Toute l’Italie Ă©tait sous Je commandement des Autrichiens, de Rome Ă  Milan, de l’Isonzo aux Alpes cotiennes ni le grand-duc, ni le roi de Sardaigne, ni le pape, n’avaient pu obtenir la permission de rentrer dans leurs Ă©tats; le ministre Thugut retenait le premier Ă  Vienne, le second Ă  Florence, et le troisiĂšme Ă  Venise. L’action de l’administration autrichienne s’é- tendaitsur toute l’Italie. Rien ne la contrariait toutes les richesses de ce beau pays Ă©taient employĂ©es Ă  raviver, amĂ©liorer le matĂ©riel de l’armĂ©e , qui, fiĂšre des succĂšs qu’elle avait obtenus dans la campagne prĂ©cĂ©dente, avait Ă  se rendre digne de fixer l’attention de l’Europe, d’ĂȘtre appelĂ©e Ă  jouer le principal rĂŽle dans la campagne qui allaits’ouvrir. Rien ne lui semblait au-dessus de ses destinĂ©es elle se flattait d’entreF dans GĂšnes, dansjyice; de passer le Var,de se rĂ©unir Ă  l’armĂ©e anglaise de Mahon, dans le port de Toulon, de planter l’aigle autrichienne sur les tours de l’antique Marseille, et de prendre ses quartiers d’hiver sur le RhĂŽne et la Durance. DĂšs le commencement de mars, le feld-ma- rĂ©chal MĂȘlas leva ses cantonnements; il laissa toute sa cavalerie, ses pares de rĂ©serve, sa grosse artillerie, dans les plaines d’Italie tout GÈNES. IW ASSÉNA. I C cela ne lui Ă©tait utile que lorsqu’il aurait passĂ© le Var. 11 mit 3o,ooo hommes d’infanterie sous les ordres des gĂ©nĂ©rauxWuccassowich,Laudon, lladdich et Kaim, pour garder les places et les dĂ©bouchĂ©s du Splugen, du Saint-Gothard, du Simplon, du Saint-Bernard, du montCĂ©nis, du mont GenĂšvrc, d’ÀrgentiĂšre, et avec 70 Ă  80,000 hommes il s’approcha de rApennin ligurien. Sa droite, sous les ordres du feld- marĂ©chal-lieutenant Ott, se porta surBobbio, d’oĂč il poussa une avant-garde sur Sestri de Levante, pour communiquer avec l’escadre anglaise, et attirer de ce cĂŽtĂ© l’attention du gĂ©nĂ©ral français. Avec le centre et le quartier gĂ©nĂ©ral, il se porta Ă  Acqui; il confia sa droite au feld-marĂ©chal-lieutenant EIsnitz. L’armĂ©e française voyait avec confiance Ă  sa tĂȘte le vainqueur de Zurich; elle Ă©tait appelĂ©e Ă  combattre sur un terrain oĂč chaque pas lui retraçait un souvenir de gloire. Il n’y avait pas encore quatre ans rĂ©volus qu’elle avait, quoique peu nombreuse et dans le plus grand dĂ©nuement, supplĂ©ant Ă  tout par son courage et la force de sa volontĂ©, remportĂ© de nombreuses victoires, plantĂ© en cinquante jours ses drapeaux sur les rives de l’Adige, sur les confins du Tyrol, et portĂ© si haut la gloire'du nom français. 1/administration avait Ă©tĂ© orga- SCO MÉMOIRES DE NAPOLÉON. nisĂ©e pendant janvier, fĂ©vrier et mars; la solde Ă©tait alignĂ©e, et des convois considĂ©rables de subsistances avaient fait succĂ©der l’abondance Ă  la disette; les ports de Marseille, Toulon, Antibes, Ă©taient encore pleins de bĂątiments employĂ©s Ă  son approvisionnement elle commençait Ă  perdre le souvenir des dĂ©faites qu’elle avait Ă©prouvĂ©es l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente; elle Ă©tait aussi bien que le pouvait permettre la pauvretĂ© du pays oĂč elle se trouvait. Celte armĂ©e se montait Ă  4 o>ooo hommes; mais elle avait des cadres pour une armĂ©e de 100,000. Toutes les nouvelles qui lui arrivaient de l’intĂ©rieur de la France, pendant la derniĂšre campagne, excitaient l’esprit de faction, de division et de dĂ©couragement ; la rĂ©publique Ă©tait alors dans les angoisses de l’agonie mais aujourd’hui tout Ă©tait propre Ă  autoriser son Ă©mulation ; la France Ă©tait rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e. Ces trente millions de Français, rĂ©unis autour de leur chef, si forts de la confiance rĂ©ciproque qu’ils s’inspiraient, offraient le spectacle de l’Hercule gaulois armĂ© de sa massue, prĂȘt Ă  terrasser les ennemis de sa libertĂ© et de son indĂ©pendance. Le quartier-gĂ©nĂ©ral Ă©tait Ă  GĂȘnes; le gĂ©nĂ©ral de brigade Oudinot Ă©tait chef d’état-major; le gĂ©nĂ©ral LamartelliĂšre commandait l’artillerie. MassĂ©na avait confiĂ© la gauche de son armĂ©e 201 GÊNES. MASSÉNA. au lieutenant-gĂ©nĂ©ral Sucliet, qui avait sous ses ordres quatre divisions la premiĂšre occupait ftocca-Barbena ; la deuxiĂšme, Settepani et MĂ©- logno; la troisiĂšme, Saint-Jacques et Notre- Dame de NĂšve; la quatriĂšme Ă©tait en rĂ©serve Ă  Finale et sur les hauteurs de San-PantalĂ©one sa force Ă©tait de 12,000 hommes. Le lieutenant- gĂ©nĂ©ral Soult commandait le centre, fort de 12,000 hommes , et partagĂ© en trois divisions celle du gĂ©nĂ©ral Gardanne dĂ©fendait Cadibone, Vado, MontĂ©legino, Sa voue; les flanqueurs, les hauteurs de Stella ; le gĂ©nĂ©ral Gasan dĂ©fendait les dĂ©bouchĂ©s en avant et en arriĂšre, et sur les flancs de la Bocchetta; le gĂ©nĂ©ral Marbot commandait la rĂ©serve; le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Miollis commandait la droite, forte de 5 ,000 hommes il barrait la riviĂšre du Levant, occupant Becco par sa droite, le Mont-Cornua par son centre, et par sa gauche le col de Toriglio, situĂ© Ă  la naissance de la vallĂ©e de la ĂŻrĂ©bia. Lue rĂ©serve de 5 ,000 hommes Ă©tait dans la v ille; l’armĂ©e entiĂšre Ă©tait forte de 34 Ă  36 ,000 hom mcs . Les cols, depuis ArgentiĂšres jusqu’aux sources du Tanaro, Ă©taient encore obstruĂ©s de neige. \jne division de 4 >ooo hommes, sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Garnier, Ă©tait repartie pour les observer, et fournir aux garnisons de .Saorgio, de Nice, Montalban, de Vintiinillc 20 2 HliMOlRliS JJi N/VPOLIiON. et des batteries des cĂŽtes. L’approche de l'armĂ©e ennemie dĂ©cida le gĂ©nĂ©ral en chef Ă  ordonner la levĂ©e des cantonnements; et, quoique la saison fĂ»t rigoureuse, qu’il y eĂ»t encore des neiges sur les hauteurs, les troupes prirent leurs camps, et occupĂšrent des positions culminantes. Des escarmouches ne tardĂšrent pas Ă  avoir lieu entre les avant-postes. La situation de l’armĂ©e française Ă©tait dĂ©licate; elle exigeait beaucoup de vigilance tous les jours elle poussait en avant de fortes reconnaissances, dans lesquelles elle avait toujours l’avantage; elle faisait des prisonniers, enlevait des magasins et des bagages. L’occupation de Sestri de Levante gĂȘnait l’arrivĂ©e des convois de blĂ©; les paysans de la vallĂ©e de la Fontana-Bona, de tout temps, dĂ©vouĂ©s Ă  l’oligarchie, profitant du voisinage de l’armĂ©e autrichienne, s’étaient mis sous les armes, et dĂ©clarĂ©s pour l’ennemi. Le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Miollis y marcha sur deux colonnes l’une entra dans la vallĂ©e, dĂ©sarma les insurgĂ©s, brĂ»la cinq de leurs villages, et prit des otages; l’autre longea la mer, chassa de Sestri l’avant-garde de Ott, la poussa au delĂ  des Apennins, et se saisit d’un convoi de six mille quintaux de blĂ© qu’elle fit entrer dans GĂȘnes. GF,IVES- uo'i § n. La ville de GĂȘnes est situĂ©e au bord de la iner, sur le revers d’une arrĂȘte de l’Apennin , qui se dĂ©tache au - dessus de la Bo- clietta. Cette arrĂȘte est coupĂ©e Ă  pic par deux torrents, la Polcevera Ă  l’ouest, et la Bisagno Ă  l’est, qui ont leur embouchure dans la mer, Ă  deux mille toises l’un de l’autre. GĂȘnes a deux enceintes bastionnĂ©es; la premiĂšre est un triangle de neuf mille toises de dĂ©veloppement le cĂŽtĂ© du sud, bordĂ© par la mer, s’étend depuis la lanterne, Ă  l’embouchure de la Polcevera, jusqu’au lazaret, Ă  l’embouchure du Bisagno; les deux mĂŽles, le port, les quais l’occupent dans toute son Ă©tendue le cĂŽtĂ© d’ouest longe la rive gauche de la Polcevera; celui de l’est, la rive droite du Bisagno ils ont chacun trois mille cinq cents toises d’étendue, et se joignent en formant un angle aigu au fort de l’Éperon. Le plan qui passe par ces trois angles fait un angle de i5° avec l’horizon. Cette enceinte est bien revĂȘtue, bien tracĂ©e, bien flanquĂ©e; le terrain a Ă©tĂ© saisi avec art. Le cotĂ© de l’ouest domine toute la vallĂ©e de la Polcevera, oĂč est le faubourg de Saint-Pierre- d’Arena le cĂŽtĂ© de l’est, au contraire, est do- ao4 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. minĂ© par les mamelons de Monte-Ratti et du Monte-Faccio; ce qui a obligĂ© l’ingĂ©nieur Ă  les occuper par ies trois forts extĂ©rieurs de Quezzi sur Monte Valpura, de Richelieu sur le Manego, de San Tecla, entre le Monte Albaro et la Madone-del-Monte. Au-delĂ  de ces montagnes est le torrent de Sturla ; au - dessus du fort de l’Éperon est le plateau des Deux-FrĂšres, parallĂšle Ă  la mer, et dominĂ©, pris Ă  revers, par le fort de Diamant, situĂ© Ă  douze cents toises du fort de l’Éperon. La ville de GĂȘnes est bĂątie prĂšs de l’embouchure du Bisagno; elle est couverte par la deuxiĂšme enceinte, dessinĂ©e avec art, et susceptible de quelque rĂ©sistance. Elle ne peut ĂȘtre bombardĂ©e ni du cĂŽtĂ© du nord, ni du cĂŽtĂ© de l'ouest, puisqu’elle se trouve Ă  plus de deux mille toises du fort de l’Éperon, et Ă  neuf cents toises de la lanterne; elle ne peut l’ĂȘtre du cĂŽtĂ© de l’est que par celui qui serait maĂźtre des trois forts extĂ©rieurs, et qui occuperait la position de Notre-Dame del Monte. La premiĂšre enceinte a Ă©tĂ© bĂątie en i 632 ; la deuxiĂšme est plits ancienne. Le port n’est prĂ©cĂ©dĂ© par aucune rade; la mer bat avec force dans l’intĂ©rieur; ce qui rend nĂ©cessaire la prolongation des mĂŽles , tel que cela avait Ă©tĂ© projetĂ© en 1807. Les deux enceintes Ă©taient parfaitement armĂ©es; l’arsenal abondamment GÈNES- - MASSÉNA. ao5 fourni de toutes espĂšces de munitions de guerre. Le parti dĂ©mocratique qui gouvernait la rĂ©publique depuis la convention de Montebello Ă©tait exclusivement dĂ©vouĂ© Ă  la France. La rĂ©pugnance du peuple pour les Autrichiens avait Ă©tĂ© soigneusement entretenue par le sĂ©nat depuis 1747. GĂȘnes, par l’esprit de ceux qui la gouvernaient, par son opinion, par son dĂ©vouement, Ă©tait une ville française. Le vice-amiral Keith, commandant l’escadre anglaise dans la MĂ©diterranĂ©e, notifia, en mars, aux consuls des diverses nations le blocus de tous les ports et cĂŽtes de la rĂ©publique de GĂȘnes, depuis Vintimille Ă  Sarzane il interdisait aux neutres le commerce avec soixante lieues de cĂŽtes, qu’il ne pouvait cependant pas surveiller rĂ©ellement; c’était, d’un coup de plume, les dĂ©clarer dĂ©chus de la protection du pavillon de leur souverain. Dans les premiers jours d’avril, il Ă©tablit sa croisiĂšre devant GĂȘnes; ce qui rendit difficiles les communications avec la Provence et l’arrivĂ©e des approvisionnements qui Ă©taient en abondance dans les magasins de Marseille, Toulon, Antibes, Nice, etc. \ 90 6 MÉMOIRES DE IVA POEFOIY. § III. Le 6 avril les grandes opĂ©rations commencĂšrent. Le feld - marĂ©chal MĂȘlas avec quatre divisions attaqua Ă  la fois Montelegino et Stella le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Soult accourut avec sa rĂ©serve au secours de la gauche. Le combat fut assez vif tout le jour la division I*alfy entra dans Cadibone et Yado ; celles de Saint-Julien et de Lattermann entrĂšrent Ă  Montelegino et Arbizola; Soult rallia sa gauche sur Savone, complĂ©ta la garnison de la citadelle, et se retira sur Vareggio pour couvrir GĂȘnes ; trois vaisseaux de guerre anglais mouillĂšrent dans la rade de Vado. MĂȘlas porta son quartier- gĂ©nĂ©ral Ă  la Madona de Savone, et fit investir le fort il trouva Ă  Vado plusieurs piĂšces de 36 et de gros mortiers qui armaient les batteries des cĂŽtes. DĂšs cette premiĂšre journĂ©e la ligne française se trouva coupĂ©e. Suchet, avec la gauche, fut sĂ©parĂ© du reste de l’armĂ©e; mais il conserva sa communication avec la France. Le mĂȘmejour,Ott, avec la gauche, dĂ©boucha par trois colonnes sur Miollis; celle de gauche, ‱e long de la mer, celle du centre par Monte- Cornua, celle de droite par le col de Toriglio il fut partout vainqueur; occupa le Monte-Fac- gĂšntĂźs. — nr assĂ©na. 207 cio, le Monte-Ratti, et investit les trois forts de Quezzi, de Richelieu et de San-Tecla; il Ă©tablit le feu de ses bivouacs Ă  une portĂ©e de canon de cette ville. L’atmosphĂšre, jusqu’au ciel, en Ă©tait embrase les GĂ©nois, hommes, femmes, vieillards, enfants, accoururent sur les murailles pour considĂ©rer un spectacle si nouveau et si important pour eux ils attendaient le jour avec impatience; ils allaient donc devenir la proie de ces Allemands, que leurs pĂšres avaient repoussĂ©s, chassĂ©s de leur ville avec tant de gloire ! Le parti oligarque souriait en secret, et dissimulait mal sa joie; mais le peuple tout entier Ă©tait consternĂ©. Au premier rayon du soleil, MassĂ©na fit ouvrir les portes; il sortit avec la division Miollis et la rĂ©serve, attaqua le Monte-Faccio, le Monte- Ratti , les prit Ă  revers, et prĂ©cipita dans les ravins et les fondriĂšres les divisions de l’imprudent Ott, qui s’était approchĂ© avec tant d’inconsidĂ©ration, seul et si loin du reste de son armĂ©e. La victoire fut complĂšte; le Monte-Cornua, hecco,le col de Toriglio, furent repris. Le soir, mille cinq cents prisonniers, un gĂ©nĂ©ral, des canons et sept drapeaux , trophĂ©es de cette journĂ©e, entrĂšrent dans GĂšnes au bruit des acclamations et des Ă©lans de joie de tout ce bon peuple. 208 MEMOIRES DE N/VPOLÉON. Pendant cette mĂȘme journĂ©e du 7, Elsnitz, avec la droite de MĂȘlas, attaqua par cinq colonnes le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Suchet; celle qui dĂ©boucha par le Tanaro et le Saint-Bernard fut battue, rejetĂ©e au-delĂ  du fleuve par la division française qui Ă©tait Ă  Rocca - Barbena ; celles qui attaquĂšrent Settepani, Melogno, Notre- Dame de NĂšve, Saint-Jacques, eurent des succĂšs variĂ©s ; le gĂ©nĂ©ral SĂ©ras se maintint Ă  Melogno; mais Saint-Jacques fut occupĂ© par Elsnitz, comme les hauteurs de Vado l’étaient de la veille par le gĂ©nĂ©ral Palfy. Suchet se retira sur la Pietra et T^oano; il prit la ligne de Borghetta, et renforça sa gauche pour assurer ses communications avec Ăźa France, sa seule retraite. Le 9, le feld-marĂ©chal-lieutenant. Ott fit attaquer et occuper par le gĂ©nĂ©ral Hohenzollern la Bocchetta. MĂȘlas avait obtenu son principal objet ; il avait coupĂ© l’armĂ©e française de la France, et en avait sĂ©parĂ© un corps mais il fallait prĂ©venir le retour offensif des Français, marcher sur GĂȘnes, cerner la ville, et concentrer son armĂ©e. L’intervalle de quatorze lieues qui existait entre sa gauche et son centre Ă©tait bien pĂ©rilleux; il dĂ©boucha, le 10, avec son centre sur plusieurs colonnes celle de droite, commandĂ©e par Lattermann, longea la mer GÊNKS. —‱ M ASSÉNA. 209 par Varaggio; celle du centre, conduite par Palfy, se porta sur les hauteurs de cette ville ; celle de Saint-Julien partit de Sospello pour se porter sur Monte - Fayale, dans le temps que Hohenzollern de la Bochetta, se portait sur Ponte-Decimo, et dirigeait ses flanqueurs de droite par Marcarolo sur les hauteurs de la Madona-dell’Aqua, prĂšs Voltri, pour effectuer sa jonction avec le centre. § iv. MassĂ©na,le mĂȘme jour, 9 avril, Ă©tait Ă  Varaggio avec la moitiĂ© de ses forces; Soult, Ă  Voltri, avec l’autre moitiĂ©; Miollis gardait GĂȘnes; Su- chet, prĂ©venu par moi, sortait des lignes de Borghetta, et se portait Ă  l’attaque de Saint- Jacques. IĂŠ but du gĂ©nĂ©ral MassĂ©na Ă©tait de rĂ©tablir, Ă  quelque prix que ce fĂ»t-, ses communications avec sa gauche et la France. Soult devait se porter de Voltri sur Sassello; MassĂ©na sur Melta ; Suchet sur Cadibone sa jonction devait se faire sur Monten'olte-SupĂ©- rieur. A l’aube du jour, Soult se mit en marche; mais, ses coureurs ayant eu connaissance que des flanqueurs de Hohenzollern s’approchaient de Voltri, il quitta sa route, fit un Ă  MĂ©moires—Tome /. i/ 9 . ro MEMOIRES UE NAPOLÉON, droite, marcha sur eux, les poussa de hauteurs en hauteurs, les prĂ©cipita, le soir, dans la fondriĂšre du torrent de la Piota, tua, blessa ou prit 3 ,ooo hommes. Le 11, il exĂ©cuta son mouvement sur Sassello, oĂč il entra, et apprit que le gĂ©nĂ©ral Saint-Julien en Ă©tait parti le matin pour se porter sur Monte-Fayale; il marcha aussitĂŽt Ă  lui, le dĂ©fit et le rejeta sur Montenotte, aprĂšs lui avoir fait grand nombre de prisonniers; de lĂ , il se porta sur le Monte- 1 ’Hermette, dont il s’empara, aprĂšs des combats fort vifs, oĂč l’audace, l’intrĂ©piditĂ© et la nĂ©cessitĂ© de vaincre, suppléÚrent au nombre. Pendant ce temps, MassĂ©na avait Ă©tĂ© moins heureux; il attendit, le io, avec impatience que Soult arrivĂąt sur sa droite ne le voyant pas venir, il partit, le n, de Yaraggio, et marcha sur Stella; mais Lattermann, qui longeait la mer, entra dans Varaggio, et menaça Voltri, dans le temps que Palfy et Bellegarde l’attaquaient de front ; il craignit d’ĂȘtre cernĂ© il battit en retraite sur Cogareto. Le lendemain, il dĂ©tacha le gĂ©nĂ©ral Fressinet par sa droite pour soutenir Sotdt Fressinet arriva Ă  propos; il dĂ©cida de l’occupation du Monte-I’Her- mette. De son cĂŽtĂ©, Suchet attaqua et prit Settepani, Melogno, San-Pantaleone; mais il fut repoussĂ© Ă  Saint-Jacques. Les 10, m, 12, GÈNES. - MASSÉNA. ail i3, j 4 et i5 se passĂšrent en marches, manƓuvres et combats souvent les colonnes des lieux armĂ©es se cĂŽtoyĂšrent en sens inverse, sĂ©parĂ©es entre elles par des torrents, des fondriĂšres, qui les empĂȘchaient de se combattre dans leurs marches, quoique trĂšs-prĂšs l’une de l’autre. MassĂ©na reconnut l’impossibilitĂ© de rĂ©tablir ses communications le dĂ©faut de concert entre les attaques de MassĂ©na et celles de Suchet empĂȘcha qu’elles ne fussent simultanĂ©es; mais la perte de l’ennemi, dans les combats, fut double de celle des Français. Le 21 , MassĂ©na Ă©vacua Vol tri pour s’approcher des remparts de GĂȘnes, dans laquelle il fit dĂ©filer devant lui cinq mille prisonniers. Le colonel Mouton, du troisiĂšme de ligne, depuis le comte de Lobau , se couvrit de gloire dans toutes ces attaques; il sauva l’arriĂšre-garde au passage du pont de Voltri, par sa bonne contenance. Le peuple de GĂȘnes, tĂ©moin de l’intrĂ©piditĂ© du soldat français, du dĂ©vouement, de la rĂ©solution des gĂ©nĂ©raux, se prit d’enthousiasme et d’amour pour l’armĂ©e. L’armĂ©e de MassĂ©na, dĂšs ce jour, 21 avril, cessa d’avoir l’attitude d’une armĂ©e en campagne ; elle n’eut plus que celle d’une forte et courageuse garnison d’une place de premier ordre. Cette situation lui offrit encore des lauriers Ă  J 4- 2 12 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. cueillir; peu de positions Ă©taient plus avantageuses que celle que MassĂ©na occupait. MaĂźtre d’un aussi grand camp retranchĂ©, qui barre toute la chaĂźne de l’Apennin, il pouvait en peu d’heures se porter de la droite Ă  la gauche, en traversant la ville; ce que l’ennemi n’aurait pu faire qu’en plusieurs jours de marche. Le gĂ©nĂ©ral autrichien ne tarda pas Ă  sentir tous les avantages que donnait Ă  son ennemi un pareil théùtre. Le 3o, par une attaque combinĂ©e, il s’approcha des murailles de GĂȘnes, dans le temps que l’amiral Keith engageait une vive canonnade avec les batteries des mĂŽles et des quais. La fortune sourit d’abord Ă  toutes ses combinaisons, il s’empara du plateau des Deux-FrĂšres, cerna le fort de Diamant, surprit le fort de Quezzi, bloqua celui de Richelieu, occupa tous les revers de Monte Ratti, de Monte Fac- cio, et mĂȘme de la Madone del Monte; il voulait y mettre vingt mortiers en batterie, pendant la nuit, sur la position d’Albana, brĂ»ler la superbe GĂȘnes , et y porter l’incendie et la rĂ©volte. Mais, dans l’aprĂšs-midi, Mas- sĂ©ua, ayant concentrĂ© toutes les forces derriĂšre ses remparts, confia la garde de la ville, et dĂ©boucha sur Monte-Faccio, qu’il cerna de tous cĂŽtĂ©s, le reprit malgrĂ© la plus vive rĂ©sistance ses troupes,rentrĂšrent dans le fort de GÊNES. —- MASSÉNA. 2l3 Quezzi. Soult marcha alors par le plateau des Beux-FrĂšres; il s’en rendit maĂźtre. L’ennemi perdit toutes les positions qu’il avait prises le matin. Le soir, le gĂ©nĂ©ral en chef rentra dans GĂȘnes, menant Ă  sa suite douze cents prisonniers , des drapeaux, les Ă©chelles dont l’armĂ©e autrichienne s’était munie pour l’escalade qu elle avait voulu tenter au point de rĂ©union des deux enceintes, du cĂŽtĂ© de Bisogno. Suchet se maintint long-temps maĂźtre de Saint-Pantaleone et de Melogno; mais enfin il se retira dans la position de Borghetto, n’espĂ©rant plus rien de ses efforts pour rĂ©tablir la ligne de l’armĂ©e. § V. our venir servir la patrie sous les ordres du premier consul. Une levĂ©e de 3o,o'oo conscrits fut ordonnĂ©e pour recruter cette armĂ©e. Le gĂ©nĂ©ral fierthier, ministre de la guerre, partit de Paris, le 2 avril, pour la commander; car les principes de la constitution de l’an VIII, ne permettaient pas au premier consul d’en prendre lui-mĂȘme le commandement. La magistrature consulaire Ă©tant essentiellement civile, le principe de la division des pouvoirs et de la responsabilitĂ© des ministres, ne voulait pas que le premier magistrat de la rĂ©publique commandĂąt immĂ©diatement en chef une armĂ©e ; mais aucune disposition , commç aucun principe , ne s’opposait Ă  ce qu’il y fĂ»t prĂ©sent. Dans le fait, le premier consul commanda l’armĂ©e de rĂ©serve, et Berthier, son major-gĂ©nĂ©ral, eut le titre de gĂ©nĂ©ral en chef. AussitĂŽt que l’on eut des nouvelles du commencement des hostilitĂ©s, en Italie, et de la tournure que prenaient les opĂ©rations de l’ennemi , le premier consul jugea indispensable de marcher directement au secours de l’armĂ©e d’Italie ; mais il prĂ©fĂ©ra dĂ©boucher par le grand Saint-Bernard, afin de tomber sur les derriĂšres le l’armĂ©e de MĂȘlas, enlever ses magasins, scs [tares, ses hĂŽpitaux, et enfin lui prĂ©senter la MMIENGO. 2 53 bataille, aprĂšs l’avoir coupĂ© de l’Autriche. La perte d’une seule bataille devait entraĂźner la perte totale de l’armĂ©e autrichienne, et opĂ©rer la conquĂȘte de toute l’Italie. Un pareil plan exigeait, pour son exĂ©cution, de la cĂ©lĂ©ritĂ©, un profond secret, et beaucoup d’audace le secret Ă©tait le plus difficile Ă  conserver ; comment tenir cachĂ© aux nombreux espions de l’Angleterre et de l’Autriche, le mouvement de l’armĂ©e ? Le moyen que le premier consul jugea le plus propre, fut de le divulguer lui- mĂȘme, d’y mettre une telle ostentation qu’il devĂźnt un objet de raillerie par l’ennemi, et de faire en sorte que celui-ci considĂ©rĂąt toutes ces pompeuses annonces comme un moyen de faire une diversion aux opĂ©rations de l’armĂ©e autrichienne qui bloquait GĂȘnes. Il Ă©tait nĂ©cessaire de donner aux observateurs et aux espions un point de direction prĂ©cis on dĂ©clara donc par des messages, au corps-lĂ©gislatif, au sĂ©nat, et par des dĂ©crets , par la publication dans les journaux, et enfin par des intimations de toute espĂšce, que le point de rĂ©union de l’armĂ©e de rĂ©serve Ă©tait Dijon ; que Je premier consul en passerait la revue, etc. AussitĂŽt tous les espions et les observateurs se dirigĂšrent sur cette ville ils y virent, dans les premiers jours d’avril, un grand Ă©tat-major sans armĂ©e; et dans le u54 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. courant de ce mois, 5 Ă  6,000 conscrits et militaires retires, dont mĂȘme plusieurs estropiĂ©s consultaient plutĂŽt leur zĂšle que leurs forces. BientĂŽt cette armĂ©e devint un objet de ridicule; et, lorsque le premier consul en passa lui- mĂȘme la revue, le 6 mai , on fut Ă©tonnĂ© de n’y voir que 7 Ă  8,000 hommes, la plupart n’étant pas mĂȘme habillĂ©s. On s’étonna comment le premier magistrat de la rĂ©publique quittait son palais pour passer une revue que pouvait faire un gĂ©nĂ©ral de brigade. — Ces doubles rapports allĂšrent par la Bretagne, GenĂšve, BĂąle, Ă  Londres, Ă  Vienne et en Italie l’Europe fut pleine de caricatures l’une d’elles reprĂ©sentait un enfant de douze ans , et un invalide avec une jambe de bois; au bas on lisait ArmĂ©e de rĂ©serve de Bonaparte. Cependant la vĂ©ritable armĂ©e s’était formĂ©e en route ; sous divers points de rendez-vous , les divisions s’étaient organisĂ©es. Ces lieux Ă©taient isolĂ©s, et n’avaient point de rapports entre eux. ; — Les mesures conciliantes qui avaient Ă©tĂ© employĂ©es par le gouvernement consulaire, pendant l’hiver, jointes Ă  la rapiditĂ© des opĂ©rations militaires, avaient pacifiĂ© la VendĂ©e et la chouannerie.—Une grande par- > tie des troupes qui composaient l’armĂ©e de rĂ©serve, avait Ă©tĂ© retirĂ©e de ce pays. Le directoire avait senti le besoin d’avoir Ă  Paris plusieurs rĂ©giments pour sa garde, et pour comprimer les factieux. — Le gouvernement du premier consul Ă©tant Ă©minemment national, la prĂ©sence de ces troupes dans la capitale devenait tout-Ă - fait inutile elles furent dirigĂ©es sur l’armĂ©e de rĂ©serve. — Bon nombre de ces rĂ©giments n’avaient pas fait la dĂ©sastreuse campagne de 1799, avaient tout entier le sentiment de leur supĂ©rioritĂ© et de leur gloire. — Le parc d’artillerie s’était formĂ© avec des piĂšces, des caissons envoyĂ©s partiellement d’un grand nombre d’arsĂ©naux et de places fortes. Le plus difficile Ă  cacher, Ă©tait le mouvement des vivres indispensables pour une armĂ©e qui doit faire un passage de montagnes arides , et oĂč l’on ne peut rien trouver l’ordonnateur Lambret fit confectionner Ă  Lyon deux millions de rations de biscuits. On en expĂ©dia sur Toulon une centaine de mille, pour ĂȘtre envoyĂ©es Ă  GĂȘnes; mais dix-huit cent mille rations lurent dirigĂ©es sur GenĂšve, embarquĂ©es sur le lac, et dĂ©barquĂ©es Ă  Ville-Neuve, au moment oĂč l’armĂ©e y arrivait. En mĂȘme temps que l’on annonçait, avec la plus grande ostentation, la formation de l’armĂ©e de rĂ©serve, on faisait faire Ă  la main des petits bulletins, oĂč, au milieu de beaucoup 256 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. d’anecdotes scandaleuses sur le premier consul, on prouvait que l’armĂ©e de rĂ©serve n’existait pas et ne pouvait pas exister ; qu’au plus, on pourrait rĂ©unir 12 Ă  i5,ooo conscrits. On en donnait la preuve par les efforts qui avaient Ă©tĂ© faits, la campagne prĂ©cĂ©dente, pour former les diverses armĂ©es qui avaient Ă©tĂ© battues en Italie, par ceux qu’on avait faits pour complĂ©ter cette formidable armĂ©e du Rhin ; enfin, disait-on, laisserait-on l’armĂ©e d’Italie si faible, si on avait pu la renforcer? L’ensemble de tous ces moyens de donner le change aux espions , fut couronnĂ© du plus heureux succĂšs. On disait Ă  Paris, comme Ă  Dijon , comme Ă  Vienne Il n’y a point d’armĂ©e de rĂ©serve. » Au quartier-gĂ©nĂ©ral de MĂȘlas, on ajoutait L’armĂ©e de rĂ©serve dont on nous menace tant, est une bande de 7 Ă  8,000 conscrits ou invalides, avec laquelle on espĂšre nous tromper pour a nous faire quitter le siĂšge de GĂȘnes. Les France çais comptent trop sur notre simplicitĂ© ils E NAPOLÉON. af>8 § VIII. Le quartier-gĂ©nĂ©ral de l’armĂ©e autrichienne Ă©tait Ă  Turin; mais la moitiĂ© des forces ennemies Ă©tait devant GĂšnes, et l’autre moitiĂ© Ă©tait supposĂ©e, et Ă©tait effectivement en chemin pour venir par le col de Tende, renforcer les corps qui Ă©taient Ă  Turin. Dans cette circonstance, quel parti prendra le premier consul? marchera-t-il sur Turin, pour en chasser MĂȘlas, se rĂ©unir avec Turreau et se trouver ainsi assurĂ© de ses communications avec la France et avec ses arsenaux de Grenoble et de Briançon? jettera-t-il un pont Ă  Chivasso,profitantdesbarques que la fortune a fait tomber en son pouvoir ? et se dirigera-t-il Ă  tire-d’aile sur GĂȘnes pour dĂ©bloquer cette place importante? ou bien, laissant MĂȘlas sur ses derriĂšres, passera- t-il la SĂ©sia, le TĂ©sin, pour se porter sur Milan et sur l’Adda, faire sa jonction avec le corps de Moncey, composĂ© de i5,ooo hommes, qui venaient de l’armĂ©e du Rhin , et qui avaient dĂ©bouchĂ© par le Saint-Gothard ? De ces trois partis, le premier Ă©tait contraire aux vrais principes de la guerre, puisque MĂȘlas avait des forces assez considĂ©rables avec lui l’armĂ©e française courait donc ln MARENGO. a6 chance de livrer une bataille, n’ayant pas de retraite assurĂ©e ; le fort de Bard n’étant pas encore pris. D’ailleurs, si MĂȘlas abandonnait Turin et se portait sur Alexandrie, la campagne Ă©tait manquĂ©e, chaque armĂ©e se trouvait dans une position naturelle l’armĂ©e française appuyĂ©e au Mont-Blanc et au DauphinĂ©; et celle de MĂȘlas aurait eu sa gauche Ă  GĂȘnes et derriĂšre elle les places de Mantoue, Plaisance et Milan. Le deuxiĂšme parti ne paraissait pas praticable comment s’aventurer au milieu d’une armĂ©e aussi puissante que l’armĂ©e autrichienne, entre le PĂŽ et GĂȘnes, sans avoir aucune ligne d’opĂ©ration, aucune retraite assurĂ©e ? Le troisiĂšme parti, au contraire, offrait tous les avantages l’armĂ©e française , maĂźtresse de Milan, on s’emparait de tous les magasins, de tous les dĂ©pĂŽts, de tous les hĂŽpitaux de l’armĂ©e ennemie; on se joignait Ă  la gauche que commandait le gĂ©nĂ©ral Moncey; on avait une retraite assurĂ©e par le Simplon et le Saint- Gothard. Le Simplon conduisait sur le Valais et sur Sion, oĂč Ton avait dirigĂ© tous les magasins de vivres pour l’armĂ©e. Le Saint-Gothard conduisait sur la Suisse, dont nous Ă©tions en possession depuis deux ans, et que couvrait l’armĂ©e du Rhin alors sur Piller ? Dans cette 27° MÉMOIRES DE NAPOLÉON. position, le gĂ©nĂ©ral français pouvait agir selon sa volontĂ© MĂȘlas marchait-il avec son armĂ©e rĂ©unie de Turin, sur la SĂ©sia et le TĂ©sin ; l’armĂ©e française pouvait lui livrer bataille avec l’immense avantage que, si elle Ă©tait victorieuse, MĂȘlas, sans retraite, serait poursuivi et jetĂ© en Savoie; et, dans le cas oĂč l’armĂ©e française serait battue, elle se retirait par le Simplon et le Saint-Gothard. Si MĂȘlas, comme il Ă©tait naturel de le supposer, se dirigeait sur Alexandrie pour s’y rĂ©unir Ă  l’armĂ©e qui venait de GĂšnes, on pouvait espĂ©rer, en se portant Ă  sa rencontre, en passant le PĂŽ, de le prĂ©venir et de lui livrer bataille. L’armĂ©e française, ayant ses derriĂšres assurĂ©s sur le fleuve et Milan, le Simplon et le Saint-Gothard; tandis que l’armĂ©e autrichienne , ayant sa retraite coupĂ©e, et n’ayant aucune communication avec Mantoue et l’Autriche, serait exposĂ©e Ă  ĂȘtre jetĂ©e sur les montagnes de la riviĂšre du Ponent, et entiĂšrement dĂ©truite ou prise au pied des Alpes, au col de Tende et dans le comtĂ© de Nice. Enfin, en adoptant le troisiĂšme parti,si une fois maĂźtre de Milan, il convenait au gĂ©nĂ©ral français de laisser passer MĂȘlas , et de rester entre le PĂŽ, l’Adda et le TĂ©sin; il avait ainsi, sans bataille, reconquis la Lombardie et le PiĂ©mont, les Alpes maritimes, la MARENGO. 27 l riviĂšre de GĂšnes, et fait lever le blocus de cette ville c’étaient des rĂ©sultats assez beaux. Un corps de 2,000 Italiens rĂ©fugiĂ©s, commandĂ© par le gĂ©nĂ©ral IĂŠccIu, s’était portĂ©, le ai mai, de ChĂ tillon sur la haute SĂ©sia. Ce corps eut un combat avec la lĂ©gion de Rohan, la battit; et vint prendre position aux dĂ©bouchĂ©s du Simplon, dans la vallĂ©e de Domo- d’Ossola, afin d’assurer les communications de l’armĂ©e par le Simplon. Le 27, le gĂ©nĂ©ral Murat se dirigea sur Ver- ceil et passa la SĂ©sia. Le 3 i mai, le premier consul se porta rapidement sur le TĂ©sin ; les corps d’observation, que le gĂ©nĂ©ral MĂȘlas avait laissĂ©s contre les dĂ©bouchĂ©s de la Suisse, et les divisions de cavalerie et d’artillerie qu’il n’avait pas menĂ©es avec lui au siĂšge de GĂȘnes, se rĂ©unirent pour dĂ©fendre le passage du fleuve et couvrir Milan. Le TĂ©sin est extrĂȘmement large et rapide. L’adjudant-gĂ©nĂ©ral Girard, officier du plus haut mĂ©rite et de la plus rare intrĂ©piditĂ©, passa le premier le fleuve. Le combat fut chaud toute la journĂ©e sur la rive gauche. L’armĂ©e française n’avait pas de pont, elle passait sur quatre nacelles mais comme le pays est trĂšs-coupĂ© et boisĂ©, et que l’on Ă©tait favorisĂ© par la position du Naviglio de Milan, la cavalerie en- 1 „. > '"'Ni J’.’JT. MÉMOIRES 1E NAPOLÉON. nemie ne s’engagea qu’avec rĂ©pugnance sur un tel terrain. Le 2 juin, le premier consul ent,ra dans Milan; il fit aussitĂŽt cerner la citadelle. Le gĂ©nĂ©ral Lannes, avec l’avant-garde, s’était mis en marche forcĂ©e le 3o ; et, laissant un corps d’observation sur la gauche de la Dora BaltĂ©a, et , une garnison dans IvrĂ©e, il marcha en toute hĂąte sur Pavie, oĂč il entra le I er juin. Il y trouva des magasins considĂ©rables et deux cents bouches Ă  feu, dont trente de campagne. Cependant, le 4, la division Duhesmc entra Ă  Lodi; le i5, elle cerna Pizzighitone, sa cavalerie lĂ©gĂšre occupa CrĂ©mone l’alarme fut bientĂŽt dans Mantoue, dĂ©sapprovisionnĂ©e et sans garnison. Le corps de Moncey, avec i5,ooo hommes de l’armĂ©e du Rhin, arriva Ă  Belinzona le 3i mai. 1 On se peindrait difficilement l’étonnement et l’enthousiasme des Milanais, en voyant arriver l’armĂ©e française le premier consul marchait avec l’avant-garde, de sorte qu’une des premiĂšres personnes qui s’offrit aux regards des Milanais, que l’enthousiasme et la curiositĂ© faisaient arriver par tous les chemins dĂ©tournĂ©s au-devant de l’armĂ©e française, fut le gĂ©nĂ©ral Bonaparte. Le peuple de Milan ne voulait pas le croire on avait dit qu’il Ă©tait mort i MARENGO. ^3 dans la mer Rouge, et que c’était un de ses frĂšres qui commandait l’armĂ©e française. Du a au 8 juin, c’est-Ă -dire, pendant six jours, le premier consul fut occupĂ© Ă  recevoir les dĂ©putations, et Ă  se montrer aux peuples accourus de tous les points de la Lombardie, pour voir leur libĂ©rateur. Le gouvernement de la rĂ©publique cisalpine fut rĂ©organisĂ© ; mais un grand nombre des plus chauds patriotes italiens gĂ©missaient dans les cachots de l’Autriche. Le premier consul adressa Ă  l’armĂ©e la proclamation suivante. ARMÉE DE RÉSERVE. Milan, le 17 prairial an VIII. PREMIER CONSUL A l’aRMÉE. Soldats ! Un de nos dĂ©partements Ă©tait au pouvoir de l’ennemi; la consternation Ă©tait dans tout le midi de la France. La plus grande partie du territoire du peuple ligurien, le plus fidĂšle ami de la rĂ©publique, Ă©tait envahie. MĂ©moires.—Tome I. 18 MEMOIRES DE NAPOLÉON. 274 La rĂ©publique cisalpine, anĂ©antie dĂšs la campagne passĂ©e, Ă©tait devenue le jouet du grotesque rĂ©gime fĂ©odal. Soldats! vous marchez. et dĂ©jĂ  le territoire français est dĂ©livrĂ©! La joie et l’espĂ©rance succĂšdent, dans notre patrie, Ă  la consterna-’ tion et Ă  la crainte. Vous rendrez la libertĂ© et l’indĂ©pendance au peuple de GĂȘnes; il sera pour toujours dĂ©livrĂ© de ses Ă©ternels ennemis. Vous ĂȘtes dans la capitale de la Cisalpine ! I/ennemi, Ă©pouvantĂ©, n’aspire plus qu’à regagner les frontiĂšres. Vous lui avez enlevĂ© ses hĂŽpitaux, ses magasins, ses parcs de rĂ©serve. Le premier acte de la campagne est terminĂ©. Des millions d’hommes, vous l’entendez tous les jours, vous adressent des actes de reconnaissance. Mais aura-t-on donc impunĂ©ment violĂ© le sol français? Laisserez-vous retourner dans ses foyers l’armĂ©e qui a portĂ© l’alarme dans vos familles? Vous courez aux arrhes!.... Eh bien! s marchez Ă  sa rencontre, opposez-vous Ă  sa retraite; arrachcz-lui les lauriers dont elle s’est parĂ©e, et par lĂ  apprenez au monde que la malĂ©diction est sur les insensĂ©s qui osent insulter le territoire du grand peuple. MARENGO. 2^5 Le rĂ©sultat le tous nos efforts sera, Gloire sans nuage et paix solide. Le premier consul, SignĂ©, Bonaparte. § v. Les 15 ,ooo hommes, que conduisait le gĂ©nĂ©ral Moncey, arrivaient lentement; leur marche ne se faisait que par rĂ©giment. Ce retard fut nuisible; le premier consul passa la revue de ces troupes, les 6 et 7 juin. Le 9, il partit pour se rendre Ă  Pavie. Le gĂ©nĂ©ral Murat s’était portĂ©, le 6 mai, devant Plaisance, l’ennemi y avait un pont et une tĂšte de pont; Murat eut le bonheur de surprendre la tĂȘte de pont et de s’emparer de la presque totalitĂ© des bĂąteaux. Le mĂȘme jour, il intercepta une dĂ©pĂȘche du ministĂšre de Vienne Ă  M. de MĂȘlas; cette dĂ©pĂȘche contenait des renseignements curieux sur la prĂ©tendue armĂ©e de rĂ©serve de Bonaparte. Elle n’existait pas, et l’on prescrivait Ă  MĂȘlas de continuer avec vigueur ses opĂ©rations offensives en Provence. Le ministre espĂ©rait que GĂȘnes aurait capitulĂ©, et que l’armĂ©e anglaise serait arrivĂ©e. On lui mandait Ă©galement qu’il fallait des succĂšs; que l’armĂ©e française du Rhin Ă©tait au coeur 18. 2^6 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. de l’Allemagne, et que des succĂšs forceraient Ă  la rappeler au secours de la Provence; que des mouvements, qui avaient eu lieu Ă  Paris, avaient obligĂ© le premier consul Ă  retourner promptement de GenĂšve en cette capitale; que la cour de Vienne mettait toute sa confiance dans les talents du gĂ©nĂ©ral MĂȘlas et dans l’intrĂ©piditĂ© de sa victorieuse armĂ©e d’Italie. Le corps d’observation, que nous avions sur la rive gauche de la Dora BaltĂ©a, Ă©tait tranquille, ainsi que la garnison d’IvrĂ©e. Depuis le . j uin, le fort de Barcl Ă©tait pris, et IvrĂ©e se remplissait de toute espĂšce de munitions de guerre, de vivres et des embarras de l’armĂ©e. MĂȘlas avait abandonnĂ© Turin , et paraissait se porter sur Alexandrie pour opĂ©rer sur la rive droite du PĂŽ. Le premier consul envoya la division La- poype, du corps du gĂ©nĂ©ral Moncey, pour border le PĂŽ depuis Pavie jusqu’à la Dora BaltĂ©a, et Ă©clairer le mouvement de l’ennemi vis-Ă -vis Plaisance ; et rĂ©solut de se porter Ă  la Stradella, sur la rive droite du PĂŽ, afin de couper Ă  MĂȘlas la route de Mantoue, et l’obliger Ă  recevoir une bataille, ayant sa ligne d’opĂ©ration coupĂ©e; dĂ©bloquera la fois GĂȘnes, et poursuivre l’ennemi en l’acculant aux Alpes. Le gĂ©nĂ©ral Lannes, avec l’avant-garde, passa MARJJNGO. 2 77 le PĂŽ vis-Ă -vis Pavie Ă  Belgiojoso,danslajournĂ©e du 6. — Le 7, le gĂ©nĂ©ral Murat passa le PĂŽ Ă  Nocetta, et s’empara de Plaisance, oĂč il trouva des magasins considĂ©rables. Le lendemain, il battit un corps autrichien qui Ă©tait venu l’attaquer, et lui fit 2,000 prisonniers. Le gĂ©nĂ©ral Murat eut l’ordre de se porter sur la Stradella pour s’y joindre Ă  l’avant-garde; toute l’armĂ©e se rĂ©unissait sur ce point important. Cependant, au milieu de si grands succĂšs, et l’esprit livrĂ© aux plus belles espĂ©rances, on apprit une fĂącheuse nouvelle GĂȘnes avait capitulĂ© le 4? et les troupes autrichiennes, du blocus, revenaient Ă  marche forcĂ©e se joindre Ă  l’armĂ©e de MĂȘlas sur Alexandrie. Des rĂ©fugiĂ©s milanais, qui avaient Ă©tĂ© renfermĂ©s dans GĂȘnes, donnĂšrent des dĂ©tails sur les opĂ©rations de ce siĂšge. MassĂ©na, aprĂšs la capitulation, avait commis la faute impardonnable de s’embarquer de sa personne sur un corsaire pour se rendre Ă  Antibes. Une partie de son armĂ©e avait Ă©tĂ© Ă©galement embarquĂ©e pour la mĂȘme destination; seulement un corps de 8 , 5 oo hommes se dirigeait par terre. — Les troupes avaient conservĂ© leurs armes, munitions, etc. La capitulation ne pouvait pas ĂȘtre plus honorable; mais cette funeste disposition du gĂ©nĂ©ral MassĂ©na, d’autant moins excusable, qu’il connaissait l’arrivĂ©e de l’armĂ©e du premier 2^8 MÉMOIRES DE NAPOLÉOiV. consul sur le PĂŽ, annula tout ce que les conditions de la capitulation avaient d’avantageux. Si, d’aprĂšs la capitulation, MassĂ©na Ă©tait sorti Ă  la tĂȘte de toutes ses troupes et il avait encore 12,000 hommes disponibles, armĂ©s, et son artillerie , et qu’arrivĂ© Ă  Yoltri, il eĂ»t repris ses opĂ©rations, il aurait contenu un pareil nombre de troupes autrichiennes ; il eĂ»t Ă©tĂ© promptement jpint par les troupes du gĂ©nĂ©ral Suchet, qui Ă©taient en marche sur Port-Maurice, et aurait alors manƓuvrĂ© contre l’ennemi avec une vingtaine de mille hommes. Mais ces troupes sortirent sans leur gĂ©nĂ©ral; elles se dirigĂšrent par la riviĂšre de GĂȘnes leur mouvement ne fut arrĂȘtĂ© que lorsqu’elles furent rencontrĂ©es par le gĂ©nĂ©ral Suchet. Trois ou quatre jours avaient Ă©tĂ© ainsi perdus; ces troupes furent inutiles. La victoire de Ma- rengo avait remĂ©diĂ© Ă  tout. S VI. Le premier consul vit alors qu’il ne pouvait corqpter que sur ses propres forces, et qu’il allait avoir affaire Ă  toute l’armĂ©e. Le 8 , au soir, les coureurs ennemis vinrent observer les Français, qui avaient passĂ© le PĂŽ, et Ă©taient bivouaques sur la rive droite; ils les crurent peu nombreux, et une avant-garde de quatre Ă  MAllEMGO. a 79 cinq mille Autrichiens vint les attaquer; mais toute l’avant-garde et une partie de l’annĂ©e française avaient dĂ©jĂ  passĂ©. Le gĂ©nĂ©ral Latines mena battant cette avant-garde ennemie; et, Ă  la nuit, il prit position devant l’armĂ©e autrichienne, qui occupait Montebello et Cas- teggio. Cette armĂ©e Ă©tait commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Ott, le mĂȘme qui avait commandĂ© le blocus de GĂȘnes. Ce corps Ă©tait venu en trois marches. L’observation des feux des bivouacs, le rapport des prisonniers et des dĂ©serteurs, faisaient monter cette partie de l’armĂ©e autrichienne Ă  trente bataillons, formant 18,000 hommes. Les grenadiers dâ€™ĂŒtt, l’élite de l’armĂ©e autrichienne, en faisaient partie. Le gĂ©nĂ©ral Lannes Ă©tait en position , et, attendant Ă  chaque instant des renforts, il n’avait pas intĂ©rĂȘt d’attaquer; mais le gĂ©nĂ©ral autrichien, Ă  la pointe du jour, engagea la bataille. Le gĂ©nĂ©ral Lannes n’avait avec lui que 8,000 hommes ; mais la division Victor, qui avait passĂ© le fleuve, n’était qu’à trois lieues. La bataille fut sanglante Lannes s’y couvrit de gloire ; ses troupes firent des prodiges d’intrĂ©piditĂ©. Sur le midi, l’arrivĂ©e de la division Victor dĂ©cida entiĂšrement la victoire. Les Autrichiens se battirent en dĂ©sespĂ©rĂ©s ils a8 MEMOIRES UK NAPOLHOiX. Ă©taient encore fiers des succĂšs qu’ils avaient obtenus, la campagne prĂ©cĂ©dente; ils sentaient que leur position les mettait dans la nĂ©cessitĂ© d’ĂȘtre vainqueurs. Le premier consul, Ă  la premiĂšre nouvelle de l’attaque de l’ennemi contre l’avant-garde française, Ă©tait accouru sur le champ de bataille ; mais, Ă  son arrivĂ©e, la victoire Ă©tait dĂ©jĂ  dĂ©cidĂ©e les ennemis avaient perdu 3 ,ooo hommes tuĂ©s, et six mille prisonniers. Le champ de bataille Ă©tait tout jonchĂ© de morts. Le gĂ©nĂ©ral Lannes Ă©tait couvert de sang les troupes, qui avaient le sentiment de s’ĂȘtre bien comportĂ©es, Ă©taient extĂ©nuĂ©es de fatigue, mais ivres de joie. Les io, n et 12, le premier consul resta Ă  la position de la Stradella, employant ce temps Ă  rĂ©unir son armĂ©e, Ă  assurer sa retraite par l’établissement de deux ponts sur le PĂŽ, avec des tĂȘtes de pont. Plus rien ne le pressait; GĂȘnes Ă©tait tombĂ©e. Il envoya par des affidĂ©s, Ă  travers les montagnes, l’ordre au gĂ©nĂ©ral Suchet de marcher sur la Scrivia par le dĂ©bouchĂ© du col de Ca- dibone. L’ennemi avait une cavalerie formidable et une artillerie trĂšs-nombreuse. Ni l’une ni l’autre de ces armes n’avĂ ient souffert, tandis que 28 l noire cavalerie et notre artillerie Ă©taient trĂšs- infĂ©rieures en nombre il Ă©tait donc hasardeux de s’engager dans la plaine de Marengo. Si l’ennenw voulait rouvrir ses communications, et regagner Mantoue, c’était par la Stradella qu’il fallait qu’il passĂąt, et qu’il marchĂąt sur le ventre de l’armĂ©e française. Cette position de la Stradella semblait avoir Ă©tĂ© faite exprĂšs pour l’armĂ©e française la cavalerie ennemie ne pouvait rien contre elle, et la trĂšs-grande supĂ©rioritĂ© de son artillerie Ă©tait moindre lĂ  que partout ailleurs. La droite de l’armĂ©e du premier consul s’appuyait au PĂŽ et aux plaines marĂ©cageuses et impraticables qui l’avoisinaient le centre, placĂ© sur la chaussĂ©e, Ă©tait appuyĂ© de gros villages, ayant de grandes maisons en maçonnerie solide; et la gauche, sur de belles hauteurs. § VII. Dans la journĂ©e du ir, Desaix, qui revenait d’Égypte, et qui avait fait la quarantaine Ă  Toulon, arriva au quartier-gĂ©nĂ©ral de Monte- bello avec ses aides-de-camp, Rapp et Savary. La nuit entiĂšre se passa en longues confĂ©rences entre le premier consul et Desaix sur tout ce qui s’était passĂ© en Égypte depuis que MÉMOIRES lE NAPOLÉON. le premier consul en Ă©tait parti; sur les dĂ©tails de la campagne de la Haute-Égypte; sur les nĂ©gociations d’El-Arisch, et la composition de la grande-armĂ©e turque du grand-visir; enfin sur la bataille d’HĂ©liopolis, et la situation actuelle de l’armĂ©e française. Comment, dit le premier consul, avez-vous pu, vous, Desaix, attacher votre nom Ă  la capitulation d’El- Arisch?— Je l’ai fait, rĂ©pondit Desaix; je le ferais encore, parce que le gĂ©nĂ©ral en chef ne voulait plus rester en Égypte ; et que, dans une armĂ©e Ă©loignĂ©e et hors de l’influence du gouvernement, les dispositions du gĂ©nĂ©ral en chef, Ă©quivalent Ă  celles des cinq sixiĂšmes de l’armĂ©e. J’ai toujours eu le plus grand mĂ©pris pour l’armĂ©e du grand-visir, que j’ai observĂ©e de prĂšs. J’ai Ă©crit Ă  KlĂ©ber que je rne faisais fort de la repousser avec ma seule division. Si vous m’aviez laissĂ© le commandement de Tarte mĂ©e d’Égypte, et que vous eussiez emmenĂ© KlĂ©ber, je vous aurais conservĂ© cette belle proie vince , et vous n’eussiez jamais entendu parte 1er de capitulation mais enfin les choses ont et bien tournĂ©;et KlĂ©ber,Ă  HĂ©liopolis, a rĂ©parĂ© les fautes qu’il avait faites /lepuis six mois. » Desaix brĂ»lait de se signaler. Son cƓur Ă©tait ulcĂ©rĂ© des mauvais traitements que lui avait fait Ă©prouver, Ă  Eivourne^ l’amiral Keith; il MAllKJNCO. a83 avait soif de se venger. Le premier consul lui donna sur-le-champ le commandement de la division Boudet. § VIII. MĂȘlas avait son quartier-gĂ©nĂ©ral Ă  Alexandrie toute son armĂ©e y Ă©tait rĂ©unie depuis deux jours; sa position Ă©tait critique, parce qu’il avait perdu sa ligne d’opĂ©ration. Plus il tardait Ă  prendre un parti, plus sa position s’empirait, parce que d’un cĂŽtĂ© le corps de Suchet arrivait sur les derriĂšres, et-que d’un autre cĂŽtĂ© l’armĂ©e du premier consul se fortifiait et se retranchait, chaque jour davantage, Ă  sa position de la Stradella. Cependant le gĂ©nĂ©ral MĂȘlas ne faisait aucun mouvement dans la situation oĂč il se trouvait; il avait trois partis Ă  prendre le premier Ă©tait de passer sur le ventre de l’armĂ©e du premier consul, l’armĂ©e autrichienne lui Ă©tait trĂšs-supĂ©rieure en nombre, de gagner Plaisance, et de reprendre sa ligne d’opĂ©ration sur Mantoue. Le deuxiĂšme parti Ă©tait de passer le PĂŽ Ă  Turin, ou entre cette ville et l’embouchure de la SĂ©zia, de se porter ensuite Ă  grandes marches sur le TĂ©sin, de le passer; et, arrivant Ă  Milan avant l’armĂ©e du premier consul, de lui couper sa ligne et le jeter derriĂšre l’Adda. 284 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Le troisiĂšme parti Ă©tait de se jeter d’Alexandrie sur Novi, de s’appuyer Ă  GĂȘnes et Ă  l’escadre anglaise de l’amiral Keith, de ne point prendre l’offensive jusqu’à l’arrivĂ©e de l’armĂ©e anglaise dĂ©jĂ  rĂ©unie Ă  Mahon. L’armĂ©e autrichienne Ă©tait sĂ»re de ne point manquer de vivres ni de munitions, et mĂȘme de recevoir des renforts, puisque par sa droite elle eut communiquĂ© avec Florence et Bologne; qu’en Toscane, il y avait une division napolitaine, et qu’en outre les communications par mer Ă©taient en son pouvoir. De cette position le gĂ©nĂ©ral MĂȘlas pouvait, quand il le voulait, regagner Mantoue, en faisant transporter, par mer, en Toscane,une grande partie de sa grosse artillerie. Le gĂ©nĂ©ral Lapoype, qui Ă©tait le long du PĂŽ, avait l’ordre de se plier sur le TĂ©sin dans le cas oĂč l’ennemi se porterait sur la rive gauche; il y aurait Ă©tĂ© joint par cinq ou six mille hommes, que pouvait rĂ©unir le gĂ©nĂ©ral Moncey qui commandait Ă  Milan. Ces dix mille hommes Ă©taient plus que suffisants pour retarder le passage, et donner le temps au premier consul de revenir par les deux ponts, derriĂšre le TĂ©sin. Le 12, dans l’aprĂšs midi, le premier consul, surpris de l’inaction du gĂ©nĂ©ral MĂȘlas, conçut des inquiĂ©tudes, et craignit que l’armĂ©e auiri- MARENGO. 285 chienne ne se fĂ»t portĂ©e sur GĂȘnes ou sur le TĂ©sin, ou bien quelle n’eĂ»t marchĂ© contre Su- chet, pour l’écraser et revenir ensuite contre le premier consul; ce dernier rĂ©solut de quitter la Stradella, et de se porter sur la Scrivia en forme d’une grande reconnaissance, afin de pouvoir agir selon le parti que prendrait l’ennemi. Le soir, l’armĂ©e française i proposition sur la Scrivia, Tortone Ă©tait cernĂ©e, le quartier - gĂ©nĂ©ral fut placĂ© Ă  Voghera dans ce mouvement, on n’obtint aucune nouvelle de l’ennemi ; on n’aperçut que quelques coureurs de cavalerie, qui n’indiquaient pas la prĂ©sence d’une armĂ©e dans les plaines de Marengo. — Le premier consul ne douta plus que l’armĂ©e autrichienne ne lui eĂ»t Ă©chappĂ©. i ArmĂ©e française , les 12 et i3 juin. Divisions Vatrin et Mainoni. Lannes ; aile droite Ă  Castel- novo di Scrivia. Divisions Boudet et Monnier. Desaix; centre. Ponte Curone. Division Lapoype; ordre de rejoindre Desaix. La cavalerie sons Murat, entre Ponte-Curone et Tortone, ayant une avant-garde au delĂ  de Tortone, sous Kellermann. Divisions Gardanne et Chambarlhac. Victor; aile gauche en avant de Tortone, et soutenant l’avant-garde Keller- mann. MÉMOIRES DK NAPOLÉON. Le i3, Ă  la pointe lu jour, il passa la Scrivia, et se porta Ă  Saint-Juliano, au milieu de l’immense plaine de Marengo. La cavalerie lĂ©gĂšre ne reconnut pas d’ennemi; il n’y eut plus aucun doute qu’il ne fĂ»t en pleine manƓuvre, puisque, s’il eĂ»t voulu attendre l’armĂ©e française, il n’eĂ»t pas nĂ©gligĂ© le beau champ de bataille que lui offrait la plaine de MarengĂŽ, si avantageuse au dĂ©veloppement de son immense cavalerie il parut probable que l’ennemi marchait sur GĂȘnes. Le premier consul, dans cette pensĂ©e, dirigea en toute hĂąte le corps de Desaix en forme d’avant-garde sur son extrĂȘme gauche, avec ordre d’observer la chaussĂ©e qui de Novi conduit Ă  Alexandrie il ordonna Ă  la division Victor de se porter sur le village de Marengo , et d’envoyer des coureurs sur la Bormida, pour s’assurer si l’ennemi n’y avait point de pont. Victor arriva Ă  Marengo il y trouva une arriĂšre-garde de trois Ă  quatre mille Autrichiens ; il l’attaqua, la mit en dĂ©route, et s’empara du village. Ses coureurs arrivĂšrent sur la Bormida Ă  la nuit tombante; ils mandĂšrent que l’ennemi n’y avait point de pont, et qu’il n’y avait qu’une simple garnison dans Alexandrie ; ils ne donnĂšrent point de nouvelles de l’armĂ©e de MĂȘlas. I MAKENGO. 287 Le corps de Lannes bivouaqua diagonale- ment en arriĂšre de Marengo, sur la droite. Le premier consul Ă©tait fort inquiet; Ă  la nuit, il rĂ©solut de se rendre Ă  son quartier-gĂ©nĂ©ral de la veille, afin d’aller Ă  la rencontre des nouvelles du gĂ©nĂ©ral Moncey, du gĂ©nĂ©ral Lapoype et des agents qui avaient Ă©tĂ© envoyĂ©s du cĂŽtĂ© deGĂȘnes, et qui avaient rendez-vous Ă  oe quartier-gĂ©nĂ©ral, mais la Scrivia Ă©tait dĂ©bordĂ©e. Ce torrent en peu d’heures grossit considĂ©rablement, et peu d’heures lui suffisent aussi pour le remettre en son premier Ă©tat. Cela dĂ©cida le premier consul Ă  arrĂȘter son quartier-genĂ©ral Ă  Torredi Ga- rafolo, entre Tortone et Alexandrie. La nuit se passa dans cette situation. Cependant la plus horrible confusion rĂ©gnait dans Alexandrie , depuis le combat de Monte- bello. Les plus sinistres pressentiments agitaient le conseil autrichien ; il voyait l’armĂ©e autrichienne, coupĂ©e de sa ligne d’opĂ©ration, de ses dĂ©pĂŽts , et placĂ©e entre l’armĂ©e du premier consul et celle du gĂ©nĂ©ral Suchet, dont les avant- postes avaient passĂ© les montagnes, et commençaient Ă  se faire sentir sur les derriĂšres du flanc droit des Autrichiens. La plus grande irrĂ©solution agitait les esprits. AprĂšs bien des hĂ©sitations, le 11, MĂȘlas se dĂ©cida Ă  faire un gros dĂ©tachement sur Suchet, a88 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. le reste de l’armĂ©e autrichienne restant couvert par la Bormida et la citadelle d’Alexandrie ; mais, dans la nuit du 11 au 12, MĂȘlas apprit le mouvement du premier consul sur la Scrivia. 11 rappela, le 12,son dĂ©tachement, et passa, tout le i 3 et la nuit du i 3 au i/J, en dĂ©libĂ©rations enfin , aprĂšs de vives et orageuses discussions, le conseil de MĂȘlas dĂ©cida que l’existence de l’armĂ©e de rĂ©serve lui avait Ă©tĂ© inconnue ; que les ordres et les instructions du conseil auli- que n’avaient mentionnĂ© que l’armĂ©e de Mas- sĂ©na ; que la fĂącheuse position oĂč l’on se trouvait devait donc ĂȘtre attribuĂ©e au ministĂšre , et non au gĂ©nĂ©ral ; que dans cette circonstance imprĂ©vue, de braves soldats devaient faire leur devoir; qu’il fallait donc passer sur le ventre de l’armĂ©e du premier consul, et rouvrir ainsi les communications avec Vienne; que si l’on rĂ©ussissait, tout Ă©tait gagnĂ©, puisque l’on Ă©tait maĂźtre de la place de GĂȘnes, et qu’en retournant trĂšs-vite sur Nice , on exĂ©cuterait le plan d’opĂ©rations arrĂȘtĂ© Ă  Vienne; et qu’enfin, si l’on Ă©chouait et que l’on perdĂźt la bataille, la position serait affreuse sans doute, mais que la responsabilitĂ© en tomberait tout entiĂšre sur le ministĂšre. Ce raisonnement fixa toutes les opinions ; il n’y eut plus qu’un cri Aux armes ! aux armes ! TABLEAU Faisant connaĂźtre la composition et la force de l’armĂ©e de rĂ©serve au 14 juin itfoo. BONAPARTE F CONSUL, COMMANDANT EN PERSONNE ALEX. BERTHIER, GÉNÉRAL EN CHEF. marescot, DUPONT, CHEF DE L ETAT-MAJOR-GENERAI MARMONT, COMMANDANT LF GENIE COMMANDANT L ARTILLERIE. DEVANT LES PLACES ET EN POSITION SUR L'ES RIVES DU PO EN LIGNE A MARENGO INFANTERIE. INFANTERIE NOMBRE des Bataillons ou Escadrons GENERAUX TOTAUX N OMBRE des Bataillons on Escadrons. TOTAUX GENERAUX ANS- GÉNÉRAUX LIEUTENANS- GKNÉRAUX DE B R IU A I DE BRIGADE DIVISION. DB DIVISIO DIVISION. DE DIVISION Broussiei Gobert Loison Duhesme Gardanoe Victor Herbin Rivaud Malher. Watrin. ! Genc y Maiooay Charobarlhac. Lapoype Moncey ./ Lorge 5,o83 Lanne» i,ioo Cara St-Cyr ShĂźlt Musnier Guesnean Monnier Desaix Chabran 5,3i6 Boadet Davin Turreau Rethcnconrt... Grenadiers et Chasseurs de la gar de du Cousul, commandĂ©s par SoĂ»lĂ©s Total de l’Infanterie Total de 1 Infanterie 24,004 CAVALERIE. CAVALERIE Dumoulin. . . . KeUermaan... Champeaux. ‱ ‱ Ilarville Chabran CĂ©s. Berthier, J R . d 120 Murat Broussier Gobert Loisou GrenadierA et Cliassenrft d* la garde du Cousul, commandĂ©s par \ BessiĂšres m Kistcr Tnrrcau Total de la Cavalerie 3,3i2 3,688 Total de la Cavalerie Artillerie et Gente Artillerie et Geme RK C A PIT U L A T I O IN R K CAPITULATION Infanterie. 24,964 Cavalerie. 3,3 12 Artillerie et GĂ©nie. 1,400 lulanterie. * 3,79 1 Cavalerie. 3,688 Artillerie et GĂ©nie. 690 29,676 hommes. 28,169 hommes RECAPITULATION C EN E 1 \ A L R. En ligne X Marongo. 28,169 Devant les places.. . 37,845 hom mes ' ——-—-— POSITIONS OCCUPÉES EN ITALIE, LE JOUR DE LA BATAILLE DE MARENGO, PAR LES ARMÉES FRANÇAISE. AUTRICHIENNE. 1 ' Le gĂ©nĂ©ral en chef, MĂȘlas avec une armĂ©e de 4 Ăź,ooo hommes, composĂ©e des divisions d’Ott, d’Elnitz, dcHad- dicket de Kaim. > occupĂ©s par la division Cliabran. Cresccntino. ' ‱ Trino. , I Verceil. 1 Devant Ârona.. t ,, , la division Bcthencourt. Devant le chĂąteau de Milan. la division Gilly♩ A CrĂ©ma. . la division Lorge. occupĂ©es par les troupes autrichiennes. A Brescia. la lĂ©gion Italique. A CrĂ©mone... ] Devant le chĂąteau de Plaisance. le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Dnlresme ,avcc la division Loison. Devant PĂ»siighcttone. Bobbio. A Castel St-Jean A Pavie. . . la division Lapoype. Le gĂ©nĂ©ral Wucassowilsch. A SalĂ©.' . la brigade de cavalerie Rivaud. Sa garnison. le quartier-gĂ©nĂ©ral de la division Monnier. Dedowitsch. le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Lannes, avec la d 1 * Vessona , sur les frontiĂšres du Tirol. vision Watrin. le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Victor, avec les di* 1 visions Gardanne, Chatnbarlbac , et A Marengo. PtzzĂźghettone. . . A Rivalta... A Cassino, Acqui, Spiguo , Dego , et en j les brigades de cavalerie de Keller- [ raann et Cliampeanx. 1 le lieutenanl-gĂ©nĂ©ral Desaix f avec la di- vision Boudet. le gĂ©nĂ©ral MassĂ©na rĂ©uni avec le gĂ©nĂ©ral Le chĂąteau de Milan. Le fort d’Arona.. occupĂ©s par les Autrichiens et assiĂ©gĂ©s I ou masques parles Français. A Bussolino prĂšs Suse., la division Turreau. J t° i, pai^u 289. HT A H EN GO. 389 et chacun alla faire ses dispositions pour 1^ bataille du lendemain. Toutes les chances, pour le succĂšs de la bataille, Ă©taient en faveur de l’armĂ©e autrichienne; cette armĂ©e Ă©tait trĂšs-nombreuse ; sa cavalerie Ă©tait au moins triple de celle de l’armĂ©e française. On ne savait pas positivement quelle Ă©tait la force de celle-ci; mais l’armĂ©e autrichienne, malgrĂ© la perte Ă©prouvĂ©e Ă  la bataille de Mon- tebello, malgrĂ© celles essuyĂ©es du cĂŽtĂ© de GĂšnes et du cĂŽtĂ© de Nice depuis la retraite, l’armĂ©e autrichienne devait ĂȘtre encore bien supĂ©rieure Ă  l’armĂ©e de rĂ©serve. Voyez le tableau ci-contre. Le 14, Ă  l’aube du jour, les Autrichiens dĂ©filĂšrent sur les trois ponts de la Bormida, et attaquĂšrent avec fureur le village de Marengo. La rĂ©sistance fut opiniĂątre et longue. Le premier consul, instruit par la vivacitĂ© de la canonnade, que l'armĂ©e autrichienne attaquait , expĂ©dia sur-le-champ l’ordre au gĂ©nĂ©ral Desaix de revenir avec son corps sur San- Juliano. Il Ă©tait Ă  une demi-marche de distance, sur la gauche. Le premier consul arriva sur le champ de bataille Ă  dix heures du matin, entre Sau- Juliano et Marengo. L’ennemi avait enfin em- O portĂ© Marengo, et la division Victor, aprĂšs la MĂ©moires.—Tome f. 19 29° MÉMOIRES DE NAPOLÉON. plus vive rĂ©sistance, ayant Ă©tĂ© forcĂ©e, s’était mise dans une complĂšte dĂ©route. La plaine sur la gauche Ă©tait couverte de nos fuyards , qui rĂ©pandaient par-tout l’alarme, et meme plusieurs faisaient entendre ce cri funeste Tout est perdu ! Le corps du gĂ©nĂ©ral Lannes, un peu en arriĂšre de la droite de Marengo, Ă©tait aux mains avec l’ennemi, qui, aprĂšs la prise de ce village, se dĂ©ployant sur sa gauche, se mettait en bataille devant notre droite qu’elle dĂ©bordait dĂ©jĂ . Le premier consul envoya aussitĂŽt son bataillon de la garde consulaire , composĂ© de huit cents grenadiers , l’élite de l’armĂ©e, se placer Ă  cinq cents toises sur la droite de Lannes, dans une bonne position, pour contenir l’ennemi. Lb premier consul se porta lui-mĂȘme , avec la soixante-douziĂšme demi-brigade au secours du corps de Lannes, et dirigea la division de rĂ©serve Gara Saint-Cyr sur l’extrĂȘme droite Ă  Castel-CĂ©riolo, pour prendre en flanç toute la gauche de l’ennemi. Cependant, au milieu de cette immense plaine, l’armĂ©e reconnaĂźt le premier consul, entourĂ© de son Ă©tat-major et de deux cents grenadiers Ă  cheval, avec leurs bonnets Ă  poil; ce seul aspect suffit pour rendre aux troupes l’espoir de la victoire la confiance renaĂźt; les fuyards se rallient sur San-Juliano, en arriĂšre de la MARENGO. 29I gauche du gĂ©nĂ©ral Lan nĂ©s. Celui-ci , attaquĂ© par une grande partie de l’armĂ©e ennemie, opĂ©rait sa retraite au milieu de cette vaste plaine , avec un ordre et un sang-froid admirables. Ce corps mit trois heures pour faire en arriĂšre trois-quarts de lieue, exposĂ© en entier au feu de mitraille de quatre-vingts bouches Ă  feu , dans le temps que, par un mouvement inverse, Cara Saint-Cyr marchait en avant sur l’extrĂȘme droite , et tournait la gauche de l’ennemi. Sur les trois heures aprĂšs midi, le corps de Desaix arriva le premier consul lui fit prendre position sur la chaussĂ©e, en avant de San- Juliano. MĂȘlas qui croyait la victoire dĂ©cidĂ©e, accablĂ© de fatigue, repassa les ponts et rentra dans Alexandrie, laissant au gĂ©nĂ©ral Zach, son chef d’état-major, le soin de poursuivre l’armĂ©e française. Celui-ci croyant que la retraite de cette armĂ©e s’opĂ©rait sur la chaussĂ©e de Tortone , cherchait Ă  arriver sur cette chaussĂ©e derriĂšre San-Juliano; mais, au commencement de l’action, le premier consul avait changĂ© sa ligne de retraite , et l’avait dirigĂ©e entre Sale et Tortone , de sorte que la chaussĂ©e de Tortone n’était d’aucune importance pour l’armĂ©e française. En opĂ©rant sa retraite, le corps de Lannes refusait constamment sa gauche, se dirigeant 2Q2 MEMOIRES DE NAPOIJiON. ainsi sur le nouveau point de retraite; et Cara Saint-Cyr, qui Ă©tait Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la droite, se trouvait presque sur la ligne de retraite dans le temps que le gĂ©nĂ©ral Zach croyait ses deux corps coupĂ©s. Cependant la division Victor s’était ralliĂ©e et brĂ»lait d’impatience d’en venir de nouveau aux mains. Toute la cavalerie de l’armĂ©e Ă©tait massĂ©e en avant de San-Juliano, sur la droite de Desaix , et en arriĂšre de la gauche du gĂ©nĂ©ral La unes. Les boulets et les obus tombaient sur San-Juliano; une colonne de six mille grenadiers de Zach en avait dĂ©jĂ  gagnĂ© la gauche. premier consul envoya Tordre au gĂ©nĂ©ral Desaix de se prĂ©cipiter, avec sa division toute fraĂźche, sur cette colonne ennemie. Desaix fit aussitĂŽt ses dispositions pour exĂ©cuter cet ordre; mais, comme il marchait Ă  la tĂȘte de deux cents Ă©claireurs de la neuviĂšme lĂ©gĂšre, il fut frappĂ© d’une balle au cƓur, et tomba roide mort au moment oĂč il venait d’ordonner la charge ce coup enleva Ă  l’empereur l’homme qu’il jugeait le plus digne de devenir son lieutenant. Ce malheur ne dĂ©rangea en rien le mouvement , et le gĂ©nĂ©ral Boudet fit passer facilement dans l’ame de ses soldats ce vif dĂ©sir dont il Ă©tait lui-mĂȘme pĂ©nĂ©trĂ©, de venger Ă  l’instant MARRNGO. 293 un chef tant aimĂ©. La neuviĂšme lĂ©gĂšre , qui, lĂ , mĂ©rita le titre d’incomparable , se couvrit de gloire. En mĂȘme temps le gĂ©nĂ©ral Kellermann, avec 800 hommes, grosse cavalerie, faisait une charge intrĂ©pide sur le milieu du flanc gauche de la colonne en moins d’une demi-heure, ces six mille grenadiers furent enfoncĂ©s, culbutĂ©s, dispersĂ©s ; ils disparurent. Le gĂ©nĂ©ral Zach et tout son Ă©tat-major furent faits prisonniers. Le gĂ©nĂ©ral Lannes marcha sur-le-champ en avant au pas de charge. Gara Saint-Cyr, qui Ă  notre droite se trouvait en potence sur le flanc gauche de l’ennemi, Ă©tait beaucoup plus prĂšs des ponts sur la Bormida que l’ennemi lui- mĂȘme. Dans un moment, l’armĂ©e autrichienne fut dans la plus Ă©pouvantable confusion. Huit Ă  dix mille hommes de cavalerie, qui couvraient la plaine, craignant que l’infanterie de Saint- Cyr n’arrivĂąt au pont avaut eux , se mirent en retraite au galop , en culbutant tout ce qui se trouvait sur leur passage. La division Victor se porta en toute hĂąte pour reprendre son champ de bataille au village de Marengo. L’armĂ©e ennemie Ă©tait dans la plus horrible dĂ©route; chacun ne pensait plus qu’à fuir. L’encombrement devint extrĂȘme sur les ponts de la Bormida, oĂč la masse des fuyards Ă©tait obligĂ©e de sc resser- MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 294 rer ; et Ă  la nuit tout ce qui Ă©tait restĂ© sur la rive gauche tomba au pouvoir de la rĂ©publique. § IX. Il serait difficile de se peindre la confusion et le dĂ©sespoir de l’armĂ©e autrichienne. D’un cĂŽtĂ©, l’armĂ©e française Ă©tait sur les bords delĂ  Bormida, et il Ă©tait Ă  croire qu’à la pointe du jour elle la passerait; d’un autre cĂŽtĂ©, le gĂ©nĂ©ral Suchet, avec son armĂ©e, Ă©tait sur ses derriĂšres, dans la direction de sa droite. OĂč opĂ©rer sa retraite? En arriĂšre, elle se trouverait acculĂ©e aux Alpes et aux frontiĂšres de France; sur la droite, vers GĂȘnes, elle eĂ»t pu faire ce mouvement avant la bataille mais elle ne pouvait plus espĂ©rer pouvoir le faire aprĂšs sa dĂ©faite, et pressĂ©e par l’armĂ©e victorieuse. Dans cette position dĂ©sespĂ©rĂ©e, le gĂ©nĂ©ral MĂȘlas rĂ©solut de donner toute la nuit pour rallier et faire reposer ses troupes , de profiter pour cela du rideau de la Bormida et de la protection de la citadelle d’Alexandrie, et ensuite, s’il le fallait, de repasser le Tanaro, et de se maintenir ainsi dans cette position ; que cependant on chercherait, en ouvrant des nĂ©gociations, Ă  sauver l’armĂ©e par une capitulation. Le 1 5, Ă  la pointe du jour , un parlemeu- MAItEftGO. a 9 5 taire autrichien vint proposer une suspension d’armes; ce qui donna lieu le mĂȘme jour Ă  la convention suivante , par laquelle la place de GĂȘnes, toutes celles du PiĂ©mont, de la Lombardie, des lĂ©gations, furent remises Ă  l’armĂ©e française ; et l’armĂ©e autrichienne obtint ainsi la permission de retourner derriĂšre Mantoue, sans ĂȘtre prisonniĂšre de guerre. Par lĂ  toute Tltalie fut conquise. CONVENTION Entre les gĂ©nĂ©raux en chef des armĂ©es française et impĂ©riale. Art. I er 11 y aura armistice et suspension d’hostilitĂ©s entre l’armĂ©e de sa majestĂ© impĂ©riale et celle de la rĂ©publique française en Italie, jĂŒsqu’à la rĂ©ponse de la cour de Vienne. 2 . L’armĂ©e de sa majestĂ© impĂ©riale occupera j tous les pays compris entre le Mincio , la Fossa- Maestra et le PĂŽ; c’est-Ă -dire, Peschicra, Mantoue , Borgo-Forte, et depuis lĂ , la rive gauche du PĂŽ; et, Ă  la rive droite, la ville et citadelle de Ferrare. 3. L’armĂ©e de sa majestĂ© impĂ©riale occupera Ă©galement la Toscane et AncĂŽne. 2j6 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 4 - L’armĂ©e française occupera le pays compris entre la Chiesa, l’Oglio et le PĂŽ. 5 . Le pays, entre la Chiesa et le Mincio, ne sera occupĂ© par aucune des deux armĂ©es. L’armĂ©e de sa majestĂ© impĂ©riale pourra tirer des vivres des pays qui faisaient partie du duchĂ© de Mantoue. L’armĂ©e française tirera des vivres des pays qu i faisaient partie de la province de Bresci a. 6. Les chĂąteaux de Tortone, d’Alexandrie, de Milan,de Turin, de Pizzighettone, d’Arona, de Plaisance, seront remis Ă  l’armĂ©e française, du 27 prairial au I er messidor ou du 16 juin au 20 du mĂȘme mois. 7. La place de Coni, les chĂąteaux de Ceva, Savone, la ville de GĂȘnes, seront remis Ă  l’armĂ©e française, du 16 au 24 juin ou du 27 prairial au 5 messidor. 8. Le fort Urbin sera remis le 26 juin 7 messidor. g. L’artillerie des places sera classĂ©e de la maniĂšre suivante i° toute l’artillerie des calibres et fonderies autrichiennes appartiendra Ă  l’armĂ©e autrichienne; 2 0 celle des calibres et fonderies italiennes, piĂ©montaiscs et françaises, Ă  l’armĂ©e française; 3 ° les approvisionnements de bouche seront partagĂ©s; moitiĂ© sera Ă  la disposition du commissaire ordonnateur de l’armĂ©e française, et moitiĂ© Ă  celle du coin- MARENGO. 297 missaire ordonnateur de l’armĂ©e autrichienne. 10. Les garnisons sortiront avec les honneurs militaires, et se rendront, avec armes et bagages, par le plus court chemin, Ă  Mantoue. ir. L’armĂ©e autrichienne se rendra Ă  Mantoue par Plaisance en trois colonnes la premiĂšre, du 27 prairial au I er messidor du 16 au 20 juin; la seconde, du i cr messidor au 5 messidor ou du 20 au 24 juin; la troisiĂšme, du 5 au 7 messidor ou du 24 au 26 juin. 12. Messieurs le gĂ©nĂ©ral de Schver- tinck , de l’artillerie; de Brun , du gĂ©nie; Tel- siegĂ© , commissaire des vivres; et les citoyens Dejean, conseiller d’état, et Daru, inspecteur des revues; l’adjudant-gĂ©nĂ©ral LĂ©opold Stabed- rath , et le chef de brigade d’artillerie Mossel, sont nommĂ©s commissaires, Ă  l’effet de pourvoir Ă  l’exĂ©cution des articles de la prĂ©sente convention, soit Ă  la formation des inventaires, aux subsistances et aux transports, soit pour tout autre objet. 1 3 . Aucun individu ne pourra ĂȘtre maltraitĂ© pour raison de services rendus Ă  l’armĂ©e autrichienne, ou pour opinions politiques. Le gĂ©nĂ©ral en chef de l’armĂ©e autrichienne fera relĂącher les individus qui auraient Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s dans la rĂ©publique cisalpine , pour opinions politiques, et qui se trouveraient dans les forteresses sous son commandement. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 298 i 4 - Quelle que soit la rĂ©ponse de Vienne, aucune des deux arme'es ne pourra attaquer l’autre qu’en se prĂ©venant dix jours d’avance. i 5 . Pendant la suspension d’armes, aucune armĂ©e ne fera des dĂ©tachements pour l’Allemagne. Alexandrie, le 26 prairial an VIII de la rĂ©publique française i 5 juin 1800. signĂ© , Alexandre BERTHIER; MĂȘlas, gĂ©nĂ©ral de cavalerie. Le gĂ©nĂ©ral MĂȘlas agit conformĂ©ment aux intĂ©rĂȘts de son souverain , en sauvant le fond de l’armĂ©e autrichienne; et rendant des places, qui, mal approvisionnĂ©es, mal pourvues de garnisons, ne pouvaient pas faire de longues rĂ©sis* tances , et ĂȘtre d’ailleurs d’aucune utilitĂ©, l’ar mĂ©e Ă©tant dĂ©truite. De l’autre part, le premier consul considĂ©rait qu’une armĂ©e de vingt mille Anglais allait arriver Ă  GĂȘnes; ce qui, avec les dix mille Autrichiens qui Ă©taient restĂ©s dans cette place, formait une armĂ©e ; que, sans aucune place forte en Italie , la position des Français Ă©tait chanceuse ; qu’ils avaient beaucoup souffert aux batailles de Montebello et de Marengo; que l’armĂ©e française de GĂȘnes et celle de Suchel EM GO. 2 99 avaient Ă©galement fait de grandes pertes, tant avant le siĂšge, que pendant sa durĂ©e, tant pendant les mouvements sur Nice, qu’à la poursuite des Autrichiens; que le gĂ©nĂ©ral MĂȘlas , en passant le Tanaro Ă©tait pour plusieurs jours Ă  l’abri de toute attaque ; qu’il pouvait donc parfaitement se rallier , se remettre , et qu’une fois l’armĂ©e autrichienne rĂ©organisĂ©e, il suffirait qu’il surprĂźt une marche d’avance, pour se dĂ©gager, soit en se jetant sur GĂȘnes, soit en gagnant par une marche de nuit la Stradella; que sa grande supĂ©rioritĂ© en cavalerie lui donnait beaucoup d’avantages pour cacher ses mouvements ; et que, enfin , si l’armĂ©e autrichienne , perdant mĂȘme son artillerie et ses bagages, parvenait Ă  se dĂ©gager, il faudrait bien du temps et bien des peines pour reprendre tant de places fortes. § X. Le gĂ©nĂ©ral Suchet, avec son corps , se dirigea sur GĂȘnes, et entra le a4 juin dans cette ville, que lui remit le prince Hohenzollern , au grand dĂ©plaisir des Anglais, dont l’avant-garde venantdeMahon , Ă©taitarrivĂ©e Ă  la vue du port, pour urendre possession de cette place. Les places de Tortone, Alexandrie, Goni,Fenestrelles, Milan, Pizzighitone, Peschiera , Urbin et Ferrare 300 TVlKMOUUiS 1JÎ HAPGLÉON. furent successivement remises Ă  l’armĂ©e française, avec toute leur artillerie. L’armĂ©e de MĂȘlas traversa la Stradella et Plaisance, par divisions, et reprit sa position derriĂšre Mantoue. La joie des PiĂ©montais, des GĂ©nois, des Italiens, ne peut s’exprimer; ils se voyaient rendus Ă  la libertĂ©, sans passer par les horreurs d’une longue guerre, que dĂ©jĂ  ils voyaient reportĂ©e sur leurs frontiĂšres, et sans Ă©prouver les inconvĂ©nients de siĂšge de places fortes , toujours si dĂ©sastreux pour les villes et les campagnes environnantes. .En France, cette nouvelle parut d’abord incroyable. Le premier courrier, arrivĂ© Ă  Paris,fut un courrier du commerce il portait la nouvelle que l’armĂ©e française avait Ă©tĂ© battue; il Ă©tait parti le i4juin entre dix heures et midi, au moment oĂč le premier consul arrivait sur le champ de bataille. La joie n’en fut que plus grande, quand on apprit la victoire remportĂ©e par le premier consul, et tout ce que ses suites avaient d’avantageux pour la rĂ©publique. Les soldats de l’armĂ©e du Rhin furent honteux du peu qu’ils avaient fait; et une noble Ă©mulation les poussa Ă  ne conclure d’armistice, que lorsqu’ils seraient maĂźtres de toute la BaviĂšre. Les troupes anglaises entassĂ©es sur le rocher de Mahon, furent en proie Ă  de nombreuses marengo. 3o i maladies, et perdirent beaucoup de soldats. Peu de jours aprĂšs cette cĂ©lĂšbre journĂ©e du 14 juin, tous les patriotes italiens sortirent des cachots de l’Autriche, et entrĂšrent en triomphe dans la capitale de leur patrie, au milieu des acclamations de tous leurs compatriotes , et des Viva el liheratore delV Italia ! § XI. Le premier consul partit le 17 juin , de Ma- rengo, et se rendit Ă  Milan , oĂč il arriva de nuit il trouva la ville illuminĂ©e, et dans la plus vive allĂ©gresse; il dĂ©clara le rĂ©tablissement de la rĂ©publique cisalpine ; mais la constitution qui l’avait gĂ©rĂ©e, Ă©tant susceptible de modification, il Ă©tablit un gouvernement provisoire, qui laissait plus de facilitĂ©s pour terminer , Ă  la paix, l’organisation complĂšte et dĂ©finitive de cette rĂ©publique. Il chargea l’ordonnateur Petiet, qui avait Ă©tĂ© ministre de la guerre, en France, de remplir les fonctions de ministre de France, prĂšs la rĂ©publique cisalpine, d’en diriger l’administration, et de pourvoir aux besoins de l’armĂ©e française, en surveillant et en s’opposant Ă  tous les abus. La rĂ©publique ligurienne fut aussi rĂ©organisĂ©e , et rĂ©acquit son indĂ©pendance. Les Autri- 302 MEMOIRES DE NAPOLÉON. chiens , lorsqu’ils Ă©taient maĂźtres du PiĂ©mont, n’y avaient pas rĂ©tabli le roi de Sardaigne, et avaient administrĂ© ce pays Ă  leur profit. Ils avaient en cela diffĂ©rĂ© de sentiment avec les Russes, qui auraient voulu le rĂ©tablissement du roi dans le PiĂ©mont ce prince qui avait dĂ©barquĂ© de la Sardaigne, Ă©tait en Toscane, et n’avait pas eu la permission de se rendre Ă  Turin. Le premier consul Ă©tablit un gouvernement provisoire en PiĂ©mont, et nomma le gĂ©nĂ©ral Jourdan, ministre de la rĂ©publique française prĂšs de ce gouvernement. Il Ă©tait chargĂ© de le diriger , et de concilier les intĂ©rĂȘts des peuples du PiĂ©mont avec ceux de la rĂ©publique française. Ce gĂ©nĂ©ral, dont la conduite avait Ă©tĂ© douteuse, lors du 18 brumaire , fut reconnaissant de voir que le premier consul, non-seulement avait oubliĂ© entiĂšrement les Ă©vĂšnements passĂ©s, mais encore qu’il lui donnait une si haute marque de confiance. Il consacra tout son zĂšle au bien public. Quoique le gĂ©nĂ©ral MassĂ©na eĂ»t commis une faute, en s’embarquant de GĂȘnes, au lieu de conduire son armĂ©e par terre, il avait toutefois montrĂ© beaucoup de caractĂšre et d’énergie les services qu’il avait rendus dans les premiĂšres campagnes, et derniĂšrement Ă  Zurich, par- MARENGO. 3o3 laient aussi en sa faveur. Le premier consul le nomma au commandement en chef de l'armĂ©e d’Italie. Les affaires de la re’publique française nĂ©cessitaient la prĂ©sence du premier consul, Ă  Paris. Il partit le5messidor 24 juin, passaĂ  Turin, et ne s’y arrĂȘta que deux heures, pour en visiter la citadelle; il traversa le Mont-CĂ©nis, et arriva Ă  Lyon, oĂč il s’arrĂȘta pour donner une consolation Ă  cette ville, et poser la premiĂšre pierre de la reconstruction de la place Belle- cour ; cette cĂ©rĂ©monie fut belle par le concours et l’enthousiasme d’un peuple immense. Il arriva Ă  Paris, le i3 messidor 2 juillet au milieu de la nuit, et sans ĂȘtre attendu; mais aussitĂŽt que, le lendemain, la nouvelle en fut rĂ©pandue dans les divers quartiers de cette vaste capitale, toute la ville et les faubourgs accoururent dans les cours et les jardins du palais des Tuileries les ouvriers quittaient leurs ateliers, simultanĂ©ment; toute la population se pressait sous les fenĂȘtres, dans l’espoir de voir celui Ă  qui la France devait tant. Dans le jardin, les cours et sur les quais, partout les acclamations de la joie se faisaient entendre. Le soir, riche ou pauvre, chacun Ă  l’envi illumina sa maison. Ce fut un bien beau jour. PIÈCES JUSTIFICATIVES. Lettre de Barras et FrĂ©ron , reprĂ©sentants du peuple , prĂšs T armĂ©e sous Toulon, A leurs collĂšgues composant le comitĂ© de salut public. Marseille , i x frimaire, la a II de la rĂ©publique française, une et indivisible, i 793* Citoyens nos collĂšgues, dans ce moment, nous renonçons Ă  tout autre objet, pour vous entretenir exclusivement de notre position dans les dĂ©partements du Var et des Bouches-du-llllĂŽne ; vous qui ĂȘtes au timon de la rĂ©publique, vous avez reconnu que l’arme la plus meurtriĂšre des despotes coalisĂ©s contre notre libertĂ©, c’est l’espoir de nous affamer. Malheureusement nos greniers, dans l’intĂ©rieur, ne nous laissent pas sans inquiĂ©tudes ; nos efforts, depuis long-temps, se sont rĂ©unis ainsi que ceux de tous les dĂ©putĂ©s dans les dĂ©partements , au zĂšle des bons citoyens, pour trouver des mesures qui nous procurassent du blĂ©. Depuis l’entrĂ©e des troupes de la rĂ©publique dans le pays rebelle, nous vivons au jour le jour, et c’est avec une peine excessive que nous faisons vivre et notre MĂ©moires.—Tome J. ao MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 3oi armĂ©e en Italie, et celle sous Toulon. Ces deux dĂ©partements Ă©taient dĂ©jĂ  affamĂ©s par la longue prĂ©sence les escadres combinĂ©es, avant mĂȘme que la ville sacrilĂšge tombĂąt en leur pouvoir ; nous nous flattions de parvenir Ă  tirer considĂ©rablement des grains de l’Italie et du Levant ; il faut y renoncer depuis que Naples et la Toscane sont entrĂ©s dans la ligue. Tunis, selon toutes les apparences , vient d’ĂȘtre gagnĂ©e par les forces et l’or des Anglais ; tout annonce que le Dey devient notre ennemi ; le convoi immense qui s’y trouvait est perdu pour la rĂ©publique, trois frĂ©gates seulement ont Ă©chappĂ© et ont pu se rĂ©fugier en Corse ; mais y seront-elles long-temps en sĂ»retĂ©, et de quels secours pour nous P D’un autre cĂŽtĂ© , les esclaves s’accumulent Ă  Toulon; d’aprĂšs le rapport de tous nos espions, il y sont en force de trente-cinq mille hommes, et en attendent encore trente mille ; les Portugais y paraissent fournir. Il est certain que s’ils se dĂ©ployaient, ils forceraient nos lignes; mais ils craignent l’armĂ©e de Nice, qui pourrait les mettre entre deux feux , et il y a un plan de la couper. La valeur de nos troupes et la surveillance de nos gĂ©nĂ©raux dĂ©joueront sans doute ces combinaisons ; mais nos dĂ©fenseurs courent risque d’ĂȘtre affamĂ©s. Le mauvais temps dĂ©grade les chemins , les greniers y sont vides , tout y est transportĂ© Ă  dos de mulet ; avec les pluies , ces braves gens sont exposĂ©s. Robespierre jeune est ici, et nous confirme ces tristes dĂ©tails. Quinze jours de pluies pourraient nous jeter dans le plus grand malheur. DĂšs le second , la riviĂšre PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3o^ * de la Durance dĂ©borde et nous tue ; elle nous retient des bestiaux depuis long-temps. Il faut observer en outre que le vent d’Est, qui nous prive de tout secours par mer, soit d’Arles, soit de Cette, est presque continuel, et ce meme vent mĂšne tout Ă  nos ennemis. Enfin , ne recevraient-ils pas d’autres forces, avec la position de Toulon , ils sont plus que suffisants pour ne pas craindre nos attaques. Il faudrait mieux de la moitiĂ© de monde que nous sommes; faire des tentatives avec ce nombre, c’est sacrifier inutilement nos frĂšres; attendre d’ĂȘtre renforcĂ©s, nos ennemis peuvent l’ĂȘtre proportionnellement , et la famine est certaine. Qu’est-ce qui fait la force de la ci-devant Provence ? c’est exclusivement Toulon. Pourquoi ne leur abandonnerions-nous pas tout le terrain stĂ©rile jusqu’à la Durance, aprĂšs avoir enlevĂ© les provisions en toutgenre? Les Ă©goĂŻstes de Marseille ont dĂ©jĂ  payĂ© de leur bourse ; alors il se forme un boulevard immense sur les bords de cette riviĂšre ; vous y accumulez deux cent mille hommes, et les y nourrissez avec aisance; vous laissez aux infĂąmes Anglais le soin de nourrir toute la Provence. La belle saison revient, le temps des moissons approche, les vĂ©gĂ©taux rendent dĂ©jĂ  ; comine un torrent les rĂ©publicains repoussent la horde esclave, et les rendent Ă  la mer qui les vomit. Ce serait la façon de penser des gĂ©nĂ©raux ; la crainte de manquer de vivres enlĂšve le courage aux soldats. Pesez ces rĂ©flexions en comitĂ©, et dĂ©libĂ©rez. Nous ferons exĂ©cuter les ordres 20. 38 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. qui nous seront donnĂ©s; mais il n’y a pas un instant Ă  perdre. Salut et fraternitĂ©. Vos coopĂ©rateurs, Barras, Frkron. SĂ©ance du 7 nivĂŽse. Carnot, au nom du comitĂ© de salut public, donnq lecture des lettres suivantes FrĂȘron et Paul Barras, reprĂ©sentants du peuple prĂšs l’armĂ©e sous Toulon, A leurs collĂšgues composant le comitĂ© de salut public. Au quartier-gĂ©nĂ©ral de Toulon , ce 3o frimaire, l’an IT de la rĂ©publique, une et indivisible. Nous avons lu avec indignation, citoyens collĂšgues, la lettre fausse qui nous Ă©tait attribuĂ©e, et dont le comitĂ© n’a pas Ă©tĂ© la dupe. Ce trait est parti de Marseille, dans le mĂȘme temps que cette ville a tentĂ© de produire un mouvement contre-rĂ©volutionnaire que nous avons Ă©touffĂ©. Remarquez que c’est au moment que nous allions nous rĂ©unir Ă  Ollioule, avec nos collĂšgues , pour frapper le grand coup, que l’on a voulu nous perdre ; que nos calomniateurs, que nos dĂ©nonciateurs continuaient Ă  nous noircir , Ă  nous prĂȘter des crimes. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3o Nous avons contribue Ă  prendre Toulon , nous avons rĂ©pondu. SignĂ©, Barras et FrĂ©ron. P. S. Un patriote de Toulon , qui n'Ă©tait sorti de prison que depuis quinze jours, et qui, depuis cinq mois n’a pas lu les papiers publics, nous a dit qu’on avait rĂ©pandu le bruit ici pendant le siĂšge, et que l’on disait publiquement que les reprĂ©sentants du peuple avaient dĂ©cidĂ© de faire rĂ©trograder l’armĂ©e française jusqu’aux bords de la Durance, et que c’était Robespierre aĂźnĂ© qui avait fait prĂ©dominer cet avis au comitĂ© de salut public. Ce fut pour nous un trait de lumiĂšre 5 il est Ă©vident que ce sont les Ă©missaires de Pitt qui sont les auteurs de cette calomnie et de la lettre oĂč nos signatures ont Ă©tĂ© contrefaites. Adresse de la Convention nationale, A VannĂ©s de la rĂ©publique, sous les murs de Toulon. 3o frimaire, l’an II de la rĂ©publique, une et indivisible. Soldats rĂ©publicains, vous avez trop long-temps diffĂ©rĂ© la vengeance nationale ; trop long-temps vous avez ajournĂ© votre gloire. Les infĂąmes traĂźtres de Toulon sont debout; nos ennemis nous bravent ; la tyrannie nous menace, et vous demeurez les tranquilles tĂ©moins 3io MÉMOIRES DE NAPOLÉON. de ce spectacle honteux n’existeriez-vous donc plus, puisqu’ils vivent encore ! A vos yeux flotte le drapeau du royalisme ; il dĂ©fie votre courage et vous dĂ©robe la vue de la MĂ©diterranĂ©e. L’étendard tricolore a-t-il donc perdu ses couleurs ? ne rallie-t-il plus les dĂ©fenseurs de la patrie P Un vil troupeau d’esclaves , parquĂ© dans des murs odieux, insulte Ă  la rĂ©publique , et ses nombreux bataillons cernent en vain les brigands de Londres et de Madrid. Le Nord a triomphĂ©; les rebelles sont vaincus dans la Sartlie. Le Midi serait-il seul dĂ©shĂ©ritĂ© de la portion qu’il doit avoir dans la gloire nationale ? Habitants des contrĂ©es mĂ©ridionales, vous, dans l’ame de qui un ciel de feu a versĂ© des passions gĂ©nĂ©reuses et cet enthousiasme brĂ»lant qui fait les grands succĂšs, non, vou-s n’avez pas Ă©tĂ© assez fortement indignĂ©s des trahisons toulonnaises, de la corruption anglaise et de la lĂąchetĂ© espagnole. Les travaux du siĂšge languissent. Faudra-t-il donc appeler le Nordpourvous dĂ©fendre ? Faudra-t-il d’autres bras pour remuer la terre qui doit former les retranchements protecteurs de la vie du soldat, et garants de la victoire P Direz-vous que la conquĂȘte de Toulon est votre gloire, si le Nord doit l’émouvoir pour l’obtenir ? Laisserez-vous moissonner par d’autres mains les lauriers que la libertĂ© a fait naĂźtre Ă  cĂŽtĂ© de vous ? Oseriez-vous rentrer dans vos foyers, si la victoire ne vous en ouvre bientĂŽt la route glorieuse ? Souffrirez-vous qu’on dise en France , en Europe , dans l’a- PrKCKS JUSTIFICATIVES. 3i i venir La rĂ©publique leur commanda de vaincre , ils craignirent de mourir. Ombre malheureuse et respectable des reprĂ©sentants du peuple victimes de la barbarie anglaise ! apparais Ă  nos troupes , et montre-leur le chemin de la gloire. Que le bruit des chaĂźnes des patriotes français dĂ©portĂ©s Ă  Gibraltar retentisse Ă  vos oreilles ; ils demandent vengeance , ils doivent l’obtenir. Oui, braves rĂ©publicains , la convention nationale la confie Ă  votre courage ; vous rendrez Ă  la France le domaine de la MĂ©diterranĂ©e, aux subsistances leur circulation , au commerce ses ports , Ă  la marine ses vaisseaux, et Ă  la politique les routes de l’Italie et des Dardanelles. Marchez, soldats de la patrie, que le crime de Toulon ne reste plus impuni ! La rĂ©publique vous commande la victoire. Soldats, vous ĂȘtes Français , vous ĂȘtes libres voilĂ  des Espagnols , des Anglais , des esclaves ; la libertĂ© vous observe ! 3 la MÉMOIRES DE NAPOLÉON. SĂ©ance du 4 nivĂŽse an II. Les reprĂ©sentants du peuple auprĂšs de l’armĂ©e dirigĂ©e contre Toulon, Au comitĂ© de salut public. Au quartier-gĂ©nĂ©ral d’Oilioule, le 28 frimaire, l’an II de la rĂ©publiqueune et indivisible. Nous vous avions annoncĂ©, citoyens collĂšgues, que le rĂ©sultat de l’affaire du i o, n’était que l’avant-cou- reur de plus grands succĂšs. L’évĂšnement vient de justifier notre prĂ©diction. En conformitĂ© de votre arretĂ© , toutes les mesures avaient Ă©tĂ© prises pour que les brigands qui s’étalent lĂąchement emparĂ©s de l’infĂąme Toulon, en fussent bientĂŽt chassĂ©s avec ignominie. Nous n’avons pas perdu un seul instant, et avant mĂȘme que toutes les forces attendues fussent rĂ©unies, nous avons commencĂ© notre attaque ; elle a Ă©tĂ© principalement dirigĂ©e sur la redoute anglaise, dominant les forts de l’Aiguillette et de Balaguier, dĂ©fendue par plus de trois mille hommes , vingt piĂšces de canon et plusieurs mortiers. Les ennemis avaient Ă©puisĂ© les ressources de l’art pour la rendre imprenable; et nous vous assurons qu’il est peu de forts qui prĂ©sentent une dĂ©fense aussi inexpugnable que cette redoute, cependant elle n’a PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3 I 3 pu tenir Ă  l’ardeur et au courage des braves dĂ©fenseurs de la patrie. Les forces de cette division, sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Laborde, et oĂč le gĂ©nĂ©ral Dugommier s’est honorablement distinguĂ©, ont attaquĂ© la redoute Ă  cinq heures du matin , et Ă  six heures le pavillon de la rĂ©publique y flottait. Si ce premier succĂšs coĂ»te Ă  la patrie environ deux cents hommes tuĂ©s et plus de cinq cents blessĂ©s , l’ennemi y a perdu toute la garnison dont 5oo hommes soht prisonniers , parmi lesquels on compte huit officiers et un principal napolitain. La malveillance n’avait rien nĂ©gligĂ© pour faire manquer cette importante expĂ©dition ; mais, distribuĂ©s dans les diffĂ©rentes colonnes, nous avons ralliĂ© ceux qu’on avait effrayĂ©s un instant. A notre voix, au nom de la libertĂ© , au nom de la rĂ©publique , tous ont volĂ© Ă  la victoire, et la redoute anglaise et les forts de l’Aiguillette et de Balaguier ont Ă©tĂ© emportĂ©s de vive force. La prise de cette redoute, dans laquelle les ennemis mettaient tout leur espoir, et qui Ă©tait pour ainsi dire le boulevard de toutes les puissances coalisĂ©es, les a dĂ©routĂ©s; effrayĂ©s de ce succĂšs, ils ont abondonnĂ© , pendant la nuit, les forts de Malbosquet et du Toinet; ils ont fait sauter le dernier de dĂ©sespoir; ils ont Ă©vacuĂ© aussi les redoutes rouge et blanche , la redoute et le fort Pharon ; ils ont pris des mesures, pour mettre leur flotte Ă  l’abri de nos canons et de nos bombes , qui n’ont cessĂ© de les accabler. La dans’ce moment hors de la grande i MÉMOIIUiS 1E HAPOLÉON. 3i4 rade les ennemis ont embarquĂ© beaucoup de Tou- lonnais et la plus grande partie de leurs forces; ils ont pourtant laissĂ© des troupes au fort Lamalgue, et dans la ville, pour protĂ©ger leur retraite. Nous sommes maĂźtres de la croix des signaux, du fort VArtigue et du cap Brun. Nous espĂ©rons que dans la nuit nous serons maĂźtres du fort Lamalgue, et demain nous serons dans Toulon , occupĂ©s Ă  venger la rĂ©publique. Plus de quatre cents bƓufs, des moutons, des cochons , seules troupes que le pape ait envoyĂ©es avec quelques moines , des fourrages, des provisions de toutes espĂšces, des tentes, tous les Ă©quipages que les ennemis avaient dans leurs forts et redoutes, et plus de cent piĂšces de gros calibre sont en notre pouvoir; nous vous donnerons, sous peu de jours, l’état de ceux qui se sont le plus distinguĂ©s , et Ă  qui nous aurons accordĂ© des rĂ©compenses. Yous verrez par cet Ă©tat que nous avions tirĂ© de la diversion de Nice toutes les forces qui se trouvaient disponibles , et que nous n’avons rien nĂ©gligĂ© pour prendre cette ville Ă  jamais exĂ©crable. Notre premiĂšre lettre sera datĂ©e des ruines de Toulon. Nous ne vous avons pas Ă©crit plutĂŽt, par la raison qu’étant Ă  cheval depuis plusieurs jours et plusieurs nuits, tous nos moments ont Ă©tĂ© tellement employĂ©s, que nous n’avons pu disposer d’un seul pour vous Ă©crire. Signes , llicoui, Fur no \ et Uodespierre jeune. P- S. Notre collĂšgue Barras , qui se trouve Ă  la PIÈCES JUSTIFICATIVES. 31 5 division commandĂ©e par le general Lapoype , nous a annoncĂ© la prise de vive force de toutes les hauteurs de la montagne du Pliaron , et de l’évacuation de la redoute du fort de ce nom, et de quatre-vingt prisonniers , y compris un lieutenant anglais. 11 vous fera part des succĂšs que cette division a obtenus , et qui sont le rĂ©sultat de l’exĂ©cution du plan arrĂȘtĂ© par le comitĂ© de salut public. En un mot, l’attaque gĂ©nĂ©rale a Ă©tĂ© si bien combinĂ©e , que , dans vingt-quatre heures , tous les postes ont Ă©tĂ© attaquĂ©s et occupĂ©s par les deux divisions de l’armĂ©e de la rĂ©publique. Salut et fraternitĂ©. Lettre du gĂ©nĂ©ral en chef 1ugominier, au ministre de la guerre. Du quartier-gĂ©nĂ©ral d’OUioule, le io frimaire, l’an IF de la rĂ©publique , une et indivisible. Citoyen ministre, Cette journĂ©e a Ă©tĂ© chaude , mais heureuse; depuis deux jours une batterie essentielle faisait feu sur Malbosquet et inquiĂ©tait beaucoup, vraisemblablement, ce poste et ses environs. Ce matin, Ă  cinq heures, l’en- 3i 6 MÉMOllUÎS JJi NAPOLIÎOW. nemi a fait une sortie vigoureuse, qui l’a rendu maĂźtre d’abord , de tous nos avant-postes de la gauche et de cette batterie, Ă  la premiĂšre fusillade. Nous nous sommes transportes avec cĂ©lĂ©ritĂ© Ă  l’aile gauche , je trouvai presque toutes ses forces en dĂ©route ; le gĂ©nĂ©ral Garnier se plaignant que ses troupes l’avaient abandonnĂ©, je lui ordonnai de les rallier et de se porter Ă  la reprise de notre batterie ; je me mis Ă  la tĂȘte du troisiĂšme bataillon de l’IsĂšre , pour me porter de mĂȘme par un autre chemin Ă  la mĂȘme batterie. Nous avons eu le bonheur de rĂ©ussir ; bientĂŽt ce poste est repris ; les ennemis vivement repoussĂ©s se replient de tous cĂŽtĂ©s , en laissant sur le terrain un grand nombre de morts et de blessĂ©s ; cette sortie enlĂšve Ă  leur armĂ©e plus de douze cents hommes, tant tuĂ©s que blessĂ©s et faits prisonniers ; parmi ces derniers , plusieurs officiers d’un grade supĂ©rieur ; et enfin, leur gĂ©nĂ©ral en chef, M. Ohara, blessĂ© d’un coup de feu au bras droit; les deux gĂ©nĂ©raux devaient ĂȘtre touchĂ©s dans cette action, car j’ai reçu deux fortes contusions, dont une au bras droit, et l’autre Ă  l’épaule, mais sans danger. AprĂšs avoir renvoyĂ© vivement l’ennemi d’oĂč il revenait , nos rĂ©publicains, par un Ă©lan gĂ©nĂ©reux, mais dĂ©sordonnĂ©, ont marchĂ© vers Malbosquet, sous le feu vraiment formidable de ce fort ; ils ont enlevĂ© les tentes d’un camp qu’ils avaient fait Ă©vacuer par leur intrĂ©piditĂ©; cette action, qui est un vrai triomphe pour les armes de la rĂ©publique, est d’un excellent augure pour nos opĂ©rations ultĂ©rieures; car, que ne devons-nous pas attendre d’une attaque concertĂ©e et X* ' PIÈCES JUSTIFICATIVES. 31 7 bien mesurĂ©e , lorsque nous faisons bien Ă  l’impro- viste. Je ne saurais trop louer la bonne conduite de tous ceux de nos frĂšres d’armes qui ont voulu se battre ; parmi ceux qui se sont le plus distinguĂ©s, et qui m’ont le plus aidĂ© Ă  rallier et pousser en avant, ce sont les citoyens Buonaparte, commandant l’artillerie; Arena et Gervoni, adjudants-gĂ©nĂ©raux. Dtigommier , gĂ©nĂ©ral en chef. Lettre adressĂ©e au ministre de la guerre par le gĂ©nĂ©ral en chef de l’armĂ©e d’Italie. Du quartier-gĂ©nĂ©ral d’OllĂźoule, !e a frimaire an II de la rĂ©publique, une et indivisible. Citoyen ministre, Toulon est rendu Ă  la rĂ©publique, et le succĂšs de nos armes est complet. Le promontoire de l’Aiguillette devant dĂ©cider le sort de la ville infĂąme, comme je vous l’avais mandĂ©, les positions qu’il prĂ©sente devant assurer la retraite des ennemis, ou le brĂ»lement de leurs vaisseaux par l’effet de nos bombes, le 26 frimaire, tous les moyens furent reunis pour la conquĂȘte de cette position; le temps nous contraria et nous persĂ©cuta jusqu a prĂšs d’une heure du matin; mais rien ne put Ă©teindre l’ardeur des hommes libres combattant des tyrans. Ainsi, malgrĂ© tous les obsta- 318 MÉMOIRES DE NAPOLÉON- clĂ©s du temps, nos frĂšres s’élancĂšrent dans le chemin de la gloire aussitĂŽt l’ordre donnĂ©. Les reprĂ©sentants du peuple, Robespierre, Salicetti, RicĂŽrd et FrĂ©ron, Ă©taient avec nous ; ils donnaient Ă  nos frĂšres l’exemple du dĂ©vouement le plus signalĂ©. Cet ensemble fraternel et hĂ©roĂŻque Ă©tait bien fait pour mĂ©riter la victoire ; aussi ne tarda-t-elle pas Ă  se dĂ©clarer pour nous, et nous livra bientĂŽt, par un prodige Ă  citer dans l’histoire, la redoute anglaise dĂ©fendue par une double enceinte, un camp retranchĂ© de buissons composĂ© des chevaux de frise, des abattis, des ponts, treize piĂšces de canons de 36, 2 4 , etc., cinq mortiers, et deux mille hommes de troupes choisies ; elle Ă©tait soutenue en outre par les feux croisĂ©s de trois autres redoutes qui renfermaient trois mille hommes. L’impĂ©tuositĂ© des rĂ©publicains et l’enlĂšvement subit de cette terrible redoute, qui paraissait Ă  ses hauteurs un volcan inaccessible, Ă©pouvantĂšrent tellement l’ennemi, qu’il nous abandonna bientĂŽt le reste du promontoire, et rĂ©pandit dans Toulon une terreur panique qui acquit son dernier degrĂ©, lorsqu’on apprit que les escadres venaient d’évacuer les rades. Je fis continuer, dans la mĂȘme journĂ©e, les attaques de Malbosquet et autres postes; alors Toulon perdit tout espoir, et les redoutes rouges, celles des Pom- mets, de Pharon , et plusieurs autres, furent abandonnĂ©es dans la nuit suivante. Enfin, Toulon fut aussi Ă©vacuĂ© Ă  son tour; mais l’ennemi, en se retirant, eut l’adresse de couvrir sa fuite, et nous ne pĂ»mes le poursuivre. Il Ă©tait garanti PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3Ig par les remparts de la ville, dont les portes, fermĂ©es avec le plus grand soin, rendaient impossible le moindre avis. Le feu qui parut Ă  la tĂȘte du port fut le seul indice de son dĂ©part; nous nous approchĂąmes aussitĂŽt de Toulon, et ce ne fut qu’aprĂšs minuit, que nous fĂ»mes assurĂ©s qu’il Ă©tait abandonnĂ© par ses vils habitants , et l’infĂąme coalition qui prĂ©tendait follement nous soumettre Ă  son rĂ©voltant rĂ©gime. Le prĂ©cipitation avec laquelle l’évacuation gĂ©nĂ©rale a Ă©tĂ© faite, nous a sauvĂ© presque toutes nos propriĂ©tĂ©s et la plus grande partie des vaisseaux. Toulon nous rend par la force tout ce que sa trahison nous avait ravi. Je vous enverrai incessamment l’état que je fais dresser de tous les objets qui mĂ©ritent attention. Tandis que la division de l’ouest de notre armĂ©e prĂ©parait ce grand Ă©vĂšnement, celle de l’est, commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Lapoype, s’était portĂ©e avec le citoyen Barras, reprĂ©sentant du peuple, sur la montagne de Pharon,et avait enlevĂ© la premiĂšre redoute; toutes les autres, ainsi que le fort Pharon, furent Ă©vacuĂ©s par l’ennemi comme celles de l’ouest. Nous avons perdu soixante-quinze Ă  quatre-vingt de nos frĂšres, et le nombre des blessĂ©s est d’environ deux cent cinquante. Il n’est guĂšre possible de connaĂźtre la perte de l’ennemi que par leurs blessĂ©s arrivĂ©s dans notre ambulance ; mais on peut assurer qu’en y ajoutant les morts et les prisonniers, nous lui avons enlevĂ© dans cette journĂ©e plus de douze mille combattants. 320 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Ainsi se termine, citoyen ministre, la contre-rĂ©volution du Midi nous le devons aux braves rĂ©publicains formant cette armĂ©e, qui toute entiĂšre a bien mĂ©ritĂ© de la patrie, et dont quelques individus doivent ĂȘtre distinguĂ©s par la reconnaissance nationale. Je vous en envoie la liste, et vous prie de bien accueillir mes demandes ; elle vous fera connaĂźtre tous ceux qui opt Ă©tĂ© les plus saillants dans l’action, et j’attends avec confiance l’avancement que je sollicite pour eux. Salut et fraternitĂ© , Dugommier. Lettre de FouchĂ© Ă  Collot-d’Herbois son collĂšgue et son ami, membre, du comitĂ© de salut public. Toulon , 28 frimaire i’au II de la rĂ©publique, une et indivisible. Et nous aussi, mon ami, nous avons contribuĂ© Ă  la prise de Toulon, en portant l'Ă©pouvante parmi les lĂąches qui y sont entrĂ©s en offrant Ă  leurs regards des milliers de cadavres de leurs complices. La guerre est terminĂ©e , si nous savons mettre Ă  profit cette mĂ©morable victoire. Soyons terribles, pour ne pas craindre de devenir faibles ou cruels; anĂ©antissons dans notre colĂšre et d’un seul coup tous les PIECES JUSTIFICATIVES. 32 I rebelles , tous les conspirateurs, tous les traĂźtres, pour nous Ă©pargner la douleur, le long supplice de les punir en rois. Exerçons la justice Ă  l’exemple de la nature, vengeons-nous en peuple ; frappons comme la foudre, et que la cendre mĂȘme de nos ennemis disparaisse du sol de la libertĂ©. Que de toutes parts les perfides et fĂ©roces Anglais soient assaillis; que la rĂ©publique entiĂšre ne forme qu’un volcan qui lance sur eux la lave dĂ©vorante ; que l’üle infĂąme qui produisit ces monstres , qui n’appartiennent plus Ă  l’humanitĂ©, soit Ă  jamais ensevelie sous les flots de la mer! Adieu, mon ami, les larmes de la joie coulent de mes yeux, elles inondent mon ame. Le courrier part, je t’écrirai par le courrier ordinaire. SignĂ© , FouchĂ©. P. S. Nous n’avons qu’une maniĂšre de cĂ©lĂ©brer la victoire ; nous envoyons ce soir deux cent treize rebelles sous le feu de la foudre. Des courriers extraordinaires vont partir dans le moment pour donner .la nouvelle aux armĂ©es. MĂ©moires.—Tome 1. 21 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 3 Il Salicetti, Ricord, FrĂ©ron, Robespierre, Barras, reprĂ©sentants du peuple prĂšs l’armĂ©e dirigĂ©e contre Toulon, A leurs collĂšgues composant le comitĂ© de salut public. Toulon, au quartier-gĂ©nĂ©ral, le 3o frimaire l’an II de la rĂ©pnbliqne, une et indivisible. L’armĂ©e de la rĂ©publique, chers collĂšgues, est entrĂ©e dans Toulon, le 29 frimaire, Ă  sept heures du matin, aprĂšs cinq jours et cinq nuits de combats et de fatigues ; elle bridait d’impatience de donner l’assaut; quatre mille Ă©chelles Ă©taient prĂȘtes onais la lĂąchetĂ© des ennemis, qui avaient Ă©vacuĂ© la place aprĂšs avoir enclouĂ© tous les canons des remparts, a rendu l’escalade inutile. Quand ils surent la prise de la redoute anglaise et de tout le promontoire , et que, d’un autre cĂŽtĂ©, ils virent toutes les hauteurs du Pliaron occupĂ©es par la division du gĂ©nĂ©ral Lapoype, l’épouvante les saisit ; ils Ă©taient entrĂ©s ici en traĂźtres, ils s’y sont maintenus en lĂąches, ils en sont sortis en scĂ©lĂ©rats. Ils ont fait sauter en l’air le ThĂ©mistocle , qui servait de prison aux patriotes heureusement ces derniers, Ă  l’exception de six, ont trouvĂ© le moyen de se sauver pendant l’incendie. Ils nous ont brillĂ© neuf vaisseaux, et en ont emmenĂ© trois ; quinze sont conservĂ©s Ă  la rĂ©publique, parmi lesquels ils faut remarquer le superbe i PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3a3 sans-culotte, de cent trente piĂšces de canon ; des canots s’en sont approchĂ©s jusque dans le port, tandis que nous Ă©tions dans Toulon ; deux piĂšces de campagne, placĂ©es sur le quai, les ont Ă©cartĂ©s. DĂ©jĂ  quatre frĂ©gates brĂ»laient, quand les galĂ©riens , qui sont les plus honnĂȘtes gens qu’il y ait Ă  Toulon, ont coupĂ© les cĂąbles et Ă©teint le fĂ©u. La corderie et le magasin de bois ne sont pas endommagĂ©s ; des flammes menaçaient de dĂ©vorer le magasin gĂ©nĂ©ral, nous avons commandĂ© cinq cents travailleurs qui ont coupĂ© la communication. Il nous reste encore des frĂ©gates, de maniĂšre que la rĂ©publique a encore ici des forces navales respectables. Nous avons trouvĂ© des provisions de toute espĂšce ; on travaille Ă  en faire un Ă©tat que ^ nous vous enverrons. ' La vengeance nationale se dĂ©ploie, l’on fusille Ă  force; dĂ©jĂ  tous les officiers de la marine sont exterminĂ©s; la rĂ©publique sera vengĂ©e d’une maniĂšre digne d’elle les mĂąnes des patriotes seront apaisĂ©s. Comme quelques soldats , dans l’ivresse de la victoire , se portĂšrent au pillage, nous avons fait proclamer dans toute la ville que le butin de tous les rebelles Ă©tait la propriĂ©tĂ© de l’armĂ©e triomphante , mais qu’il fallait dĂ©poser tous les meubles et effets dans un vaste local que nous avons indiquĂ© , pour ĂȘtre estimĂ©s et vendus sur-le-champ au profit de nos ^ braves dĂ©fenseurs , et nous avons promis en sus un million Ă  1 armĂ©e. Cette proclamation a produit le plus heureux effet. Beauvais a Ă©tĂ© dĂ©livrĂ© de son cachot ; il est mĂ©connaissable; nous l’avons fait transfĂ©rer dans 21 . i MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 3»4 une maison commode ; il nous a embrassĂ©s avec attendrissement ; quand il a passĂ© au travers des rangs, l’annĂ©e a fait en l’air un feu gĂ©nĂ©ral en signe d’alle- gresse. Le pĂšre de Pierre liagle est aussi dĂ©livrĂ©. Une de nos batteries a coulĂ© bas une frĂ©gate anglaise. A demain d’autres dĂ©tails vous concevez facilement nos occupations et nos fatigues. Salut et fraternitĂ©. SignĂ©', Salicetti, FrĂ©ron, Ricord , Robespierre et Barras. Extrait du Moniteur universel, du 20 brumaire an FUI de la rĂ©publique française , une et indivisible. Le 19 brumaire, Ă  neuf heures du matin , le directoire ignorait encore ce qui se passait Gohier , Moulins et Barras Ă©taient rĂ©unis SiĂ©yĂšs se promenait dans le jardin du Luxembourg, et Roger-Ducos Ă©tait chez lui ; SiĂ©yĂšs ayant Ă©tĂ© instruit du dĂ©cret du conseil des anciens, se rendit aux Tuileries. Roger-Ducos demanda Ă  ses trois autres collĂšgues quelle foi on devait ajouter aux bruits qui se rĂ©pandaient?Ceux-ci n’ayant' pu lui donner d’éclaircissements, se rendirent au conseil des anciens. A dix heures, Gohier, Barras et Moulin formant PIÈGES JUSTIFICATIVES. 3*5 Li majoritĂ© du directoire, ont mandĂ© le gĂ©nĂ©ral LefĂšvre, commandant la dix-septiĂšme division militaire, pour rendre compte de sa conduite et de ce qui se passait LefĂšvre rĂ©pondit que, d’aprĂšs le dĂ©cret que venait de rendre le conseil des anciens, il n’avait plus de compte Ă  rendre qu’à Bonaparte, qui Ă©tait devenu son gĂ©nĂ©ral. A cette nouvelle, les trois directeurs furent consternĂ©s. Moulin entra en fureur et voulait envoyer un bataillon pour cerner la maison Bonaparte mais il n’y avait plus moyen de faire exĂ©cuter aucun ordre ; la garde du directoire l’avait quittĂ© pour se rendre aux Tuileries. Cependant les barriĂšres furent fermĂ©es pendant quelques instants, et l’on croit que l’ordre en fut donnĂ© par les trois directeurs. Dans la matinĂ©e, on vit venir au conseil des anciens, Bellot, secrĂ©taire de Barras, qui venait parler Ă  Bonaparte. Il entretint le gĂ©nĂ©ral pendant quelque temps en particulier, puis Bonaparte Ă©levant la voix, lui dit en prĂ©sence d’une foule d’officiers et de soldats Qu’avez-vous fait de cette France que je vous ai lais- sĂ©e si brillante P Je vous ai laissĂ© la jiaix, j’ai re- trouvĂ© la guerre ; je vous ai laissĂ© des victoires , j’ai trouvĂ© partout des lois spoliatrices et la misĂšre. Qu’a- vez-vous fait de cent mille Français que je connais- » sais, tous mes compagnons de gloire ? ils sont morts ! Cet Ă©tat de choses ne peut durer. Avant trois ans il nous mĂšnerait au despotisme. Mais nous voulons la rĂ©publique , la rĂ©publique assise sur les bases de lĂ©galitĂ©, de la morale , de la libertĂ© civile, et de la tolĂ©rance politique avec urxe bonne administration, 3a6 MÉMOIRES JK NAPOLÉON. tous les individus oublieront les factions dont on les fĂźt membres, pour leur permettre detre Français. Il est temps enfin que l’on rende aux dĂ©fenseurs de la patrie la confiance Ă  laquelle ils ont tant de droits. A entendre quelques factieux, bientĂŽt nous serions tous des ennemis de la rĂ©publique, nous qui l’avons affermie par nos travaux et notre courage. Nous ne voulons pas de gens plus patriotes que les braves qui sont mutilĂ©s au service de la rĂ©publique. » Lettre de Barras, adressĂ©e au conseil des Cinq-Cents. 1 x 8 brumaire. EngagĂ© dans les affaires publiques, uniquement par ma passion pour la libertĂ©, je n’ai consenti Ă  accepter la premiĂšre magistrature de letat que pour la soutenir dans les pĂ©rils par mon dĂ©vouement ; pour prĂ©server des atteintes de ses ennemis les patriotes compromis dans sa cause, et pour assurer aux dĂ©fenseurs de la patrie ces soins particuliers qui ne pouvaient leur ĂȘtre plus constamment donnĂ©s que par un citoyen anciennement tĂ©moin de leurs vertus hĂ©roĂŻques, et. toujours touchĂ© de leurs besoins. La gloire qui accompagne le retour du guerrier illustre Ă  qui j’ai eu le bonheur d’ouvrir le chemin de la gloire, les marques Ă©clatantes de confiance que * PIÈCES JUSTIFICATIVES. 327 lui donne le corps lĂ©gislatif, et le decret de la reprĂ©sentation nationale , m’ont convaincu que quelque soit le poste oĂč m’appelle dĂ©sormais l’intĂ©rĂȘt public, les pĂ©rils de la libertĂ© sont surmontĂ©s et les intĂ©rĂȘts des armĂ©es garantis. Je rentre avec joie dans les rangs de simple citoyen ; heureux, aprĂšs tant d’orages , de remettre entiers et plus respectables que jamais les destins de la rĂ©publique , dont j’ai partagĂ© le dĂ©pĂŽt ! Salut et respect, JIarras. PROCLAMATION Du ministre de la police gĂ©nĂ©rale, A scs concitoyens. 18 brumaire. La rĂ©publique Ă©tait menacĂ©e d’une dissolution prochaine. Le corps lĂ©gislatif vient de saisir la libertĂ© sur le penchant du prĂ©cipice, pour la replacer sur d’inĂ©branlables bases. Les Ă©vĂšnements sont enfin prĂ©parĂ©s pour notre bonheur et pour celui de la postĂ©ritĂ©. Que tous les rĂ©publicains soient calmes, puisque leurs vƓux doivent ĂȘtre remplis ; qu’ils rĂ©sistent aux 1 1 3a8 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. suggestions perfides de ceux qui ne cherchent dans les Ă©vĂšnements politiques que les moyens de troubles, et dans les troubles que la perpĂ©tuitĂ© des mouvements et des vengeances. Que les faibles se rassurent, ils sont avec les forts ; que chacun suive avec sĂ©curitĂ© le cours de ses affaires et de ses habitudes domestiques. Ceux-lĂ  seuls ont Ă  craindre et doivent s’arrĂȘter, qui sĂšment les inquiĂ©tudes , Ă©garent les esprits et prĂ©parent le dĂ©sordre. Toutes les mesures de rĂ©pression sont prises et assurĂ©es ; les instigateurs des troubles, les provocateurs Ă  la royautĂ©, tous ceux qui pourraient attenter Ă  la sĂ»retĂ© publique ou particuliĂšre, seront saisis et livrĂ©s Ă  la justice. SignĂ©, FouchĂ©. SĂ©ance du conseil des Anciens. 18 brumaire. Le conseil des anciens s’assembla le 19 brumaire, Ă  deux heures , dans la grande galerie du chĂąteau de Saint-Cloud. À quatre heures, le gĂ©nĂ©ral Bonaparte fut introduit, et ayant reçu du prĂ©sident le droit de parler , il s’exprima ainsi ReprĂ©sentants du peuple , vous n’ĂȘtes point dans des circonstances ordinaires ; vous ĂȘtes sur un volcan. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3^9 Permettez-moi de vous parler avec la franchise d’un soldat, avec celle d’un citoyen zĂ©lĂ© pour le Lien de son pays, et suspendez, je vous en prie , votre jugement jusqu’à ce que vous m’ayez entendu jusqu’à la fin. J’étais tranquille Ă  Paris , lorsque je reçus le dĂ©cret du conseil des anciens, qui me parla de ses dangers , de ceux de la rĂ©publique. A l’instant j’appelai , je retrouvai mes frĂšres d’armes , et nous vĂźnmes vous donner notre appui ; nous vĂźnmes vous offrir les bras de la nation, parce que vous en Ă©tiez la tĂȘte. Nos intentions furent pures , dĂ©sintĂ©ressĂ©es ; et pour prix du dĂ©vouement que nous avons montrĂ© hier, aujourd’hui dĂ©jĂ  on 'nous abreuve de calomnies. On parle d’un nouveau CĂ©sar , d’un nouveau Cromwel ; on rĂ©pand que je veux Ă©tablir un gouvernement militaire. ReprĂ©sentants du peuple, si j’avais voulu opprimer la libertĂ© de mon pays, si j’avais voulu usurper l’autoritĂ© suprĂȘme, je ne me serais pas rendu aux ordres que vous m’avez donnĂ©s, je n’aurais pas eu besoin de recevoir cette autoritĂ© du sĂ©nat. Plus d’une fois, et dans des circonstances trĂšs-favorables, j’ai Ă©tĂ© appelĂ© Ă  la prendre. AprĂšs nos triomphes en Italie , j’y ai Ă©tĂ© appelĂ© par le vƓu de mes camarades, par celui de ces soldats qu’on a tant maltraitĂ©s depuis qu’ils ne sont plus sous mes ordres ; de ces soldats qui sont obligĂ©s encore aujourd’hui, d’aller faire dans les dĂ©serts de 1 ouest une guerre horrible, que la sagesse et le retour 33o MÉMOIRES DE NAPOLÉON. aux principes avaient calmĂ©e, et que l'ineptie ou la trahison vient de rallumer. Je vous le jure, reprĂ©sentants du peuple, la patrie n’a pas de plus zĂ©lĂ© dĂ©fenseur que moi ; je me dĂ©voue tout entier pour faire exĂ©cuter vos ordres ; mais c’est sur vous seuls que repose son salut car il n’y a plus de directoire; quatre des membres qui en faisaient partie ont donnĂ© leur dĂ©mission, et le cinquiĂšme a Ă©tĂ© mis en surveillance pour sa sĂ»retĂ©. Les dangers sont pressants , le mal s’accroĂźt ; le ministre de la police vient de m’avertir que dans la VendĂ©e plusieurs places Ă©taient tombĂ©es entre les mains des chouans. ReprĂ©sentants du peuple, le conseil des anciens est investi d’un grand pouvoir; mais il est encore animĂ© d’une plus grande sagesse ne consultez qu’elle et l’imminence du danger, prĂ©venez les dĂ©chirements ; Ă©vitons de perdre ces deux choses pour lesquelles nous avons fait tant de sacrifices , la libertĂ© et l’égalitĂ© !.... Interrompu par un membre qui lui rappelait la constitution, Ronaparte continua de cette maniĂšre La constitution ! vous l’avez violĂ©e au 18 fructidor; vous l’avez violĂ©e au a a florĂ©al ; vous l’avez violĂ©e au 3o prairial. La constitution ! elle est invoquĂ©e par toutes les factions, et elle a Ă©tĂ© violĂ©e par toutes ; elle est mĂ©prisĂ©e par toutes ; elle ne peut plus ĂȘtre pour nous un moyen de salut, parce qu’elle n’obtient plus le respect de personne. ReprĂ©sentants du peuple, vous ne voyez pas en moi un misĂ©rable intrigant qui se PIÈCES JUSTIFICATIVES. 331 couvre d’un masque hypocrite. J’ai fait mes preuves de dĂ©vouement Ă  la rĂ©publique, et toute dissimulation t m’est inutile. Je ne vous tiens ce langage que parce que je desire que tant de sacrifices ne soient pas perdus. La constitution, les droits du peuple ont Ă©tĂ© violĂ©s plusieurs fois et puisqu’il ne nous est plus permis de rendre Ă  cette constitution le respect quelle devait avoir, sauvons les bases sur lesquelles elle se repose ; sauvons l’égalitĂ©, la libertĂ© ; trouvons des moyens d’assurer Ă  chaque homme la libertĂ© qui lui est due et que la constitution n’a pas su lui garantir. Je vous dĂ©clare qu’aussitĂŽt que les dangers qui m’ont fait confier des pouvoirs extraordinaires seront passĂ©s, j’abdiquerai ces pouvoirs. Je ne veux ĂȘtre, Ă  l’égard de la magistrature que vous aurez nommĂ©e , que le bras qui la soutiendra et fera exĂ©cuter ses ordres. Un membre demande que le gĂ©nĂ©ral Bonaparte fournisse des preuves des dangers qu’il annonce. Bonaparte. S’il faut s’expliquer tout-Ă -fait ; s’il faut nommer les hommes , je les nommerai ; je dirai que les directeurs Barras et Moulin m’ont proposĂ© de me mettre Ă  la tĂšte d’un parti tendant Ă  renverser tous les hommes qui ont des idĂ©es libĂ©rales.... On discute si Bonaparte continuera de s’énoncer publiquement et si l’assemblĂ©e ne se formera pas en comitĂ© secret. Il est dĂ©cidĂ© que le gĂ©nĂ©ral sera entendu en public. Bonaparte. Je vous le rĂ©pĂšte, reprĂ©sentants du peuple ; la constitution, trois fois violĂ©e , n’offre plus de garantie aux citoyens ; elle ne peut entretenir l’har- 33a MÉMOIRES DE NAPOLÉON. monie, parce qu’elle n’est respectĂ©e de personne. Je le rĂ©pĂšte encore, qu’on ne croie point que je tiens ce langage pour m’emparer du pouvoir aprĂšs la chute des autoritĂ©s ; le pouvoir, on me l’a offert encore depuis mon retour Ă  Paris. Les diffĂ©rentes factions sont venues sonner Ă  ma porte, je ne les ai pas Ă©coutĂ©es , parce que je ne suis d’aucune cotterie , parce que je ne suis que du grand parti du peuple français. Plusieurs membres du conseil des anciens savent que je les ai entretenus des propositions qui ont Ă©tĂ© faites, et je n’ai acceptĂ© l’autoritĂ© que vous m’avez confiĂ©e que pour soutenir la cause de la rĂ©publique. Je ne vous le cache pas , reprĂ©sentants du peuple , en prenant le commandement, je n’ai comptĂ© que sur le conseil des anciens. Je n’ai point comptĂ© sur le conseil des cinq-cents qui est divisĂ©, sur le conseil des cinq-cents oĂč se trouvent des hommes qui voudraient nous rendre la convention , les comitĂ©s rĂ©volutionnaires et les Ă©chafauds ; sur le conseil des cinq- cents oĂč les chefs de ce parti viennent de prendre sĂ©ance en ce moment ; sur le conseil des cinq-cents , d’oĂč viennent de partir des Ă©missaires chargĂ©s d’aller organiser un mouvement Ă  Paris. Que ces projets criminels ne vous effraient point, reprĂ©sentants du peuple environnĂ© de mes frĂšres d’armes, je saurai vous en prĂ©server ; j’en atteste votre courage, vous mes braves camarades , vous aux yeux de qui l’on voudrait me peindre comme un ennemi de la libertĂ© ; vous grenadiers dont j’aperçois les bonnets, vous braves soldats dont j’aperçois les PIÈCES JCSTIFICAT1VES. 333 baĂŻonnettes que j'ai si souvent l'ait, tourner Ă  la honte de l’ennemi, Ă  l’humiliation des rois , que j’ai employĂ©es Ă  fonder des rĂ©publiques et si quelque orateur, payĂ© par l’étranger , parlait de me mettre hors la loi, qu’il prenne garde de porter cet arrĂȘt contre lui- inĂȘine ! S’il parlait de me mettre hors la loi, j’en appellerais Ă  vous , mes braves compagnons d’armes ; Ă  vous , braves soldats que j’ai tant de fois menĂ©s Ă  la victoire ; Ă  vous , braves dĂ©fenseurs de la rĂ©publique avec lesquels j’ai partagĂ© tant de pĂ©rils pour affermir la libertĂ© et l’égalitĂ© je m’en remettrais , mes braves amis , au courage de vous tous et Ă  ma fortune. Je vous invite, reprĂ©sentants du peuple, Ă  vous former en comitĂ© gĂ©nĂ©ral, et Ă  y prendre des mesures salutaires que l’urgence des dangers commande impĂ©rieusement. Vous trouverez toujours mon bras pour faire exĂ©cuter vos rĂ©solutions. Le prĂ©sident invite le gĂ©nĂ©ral, au nom du conseil, Ă  dĂ©voiler dans toute son Ă©tendue le complot dont la rĂ©publique Ă©tait menacĂ©e. Bonaparte. J’ai eu l'honneur de dire au conseil que la constitution ne pouvait sauver la patrie, et qu’il fallait arriver Ă  un ordre de choses tel que nous puissions la retirer de l’abyme oĂč elle se trouve. La premiĂšre partie de ce que je viens de vous rĂ©pĂ©ter, m’a Ă©tĂ© dite par deux membres du directoire que je vous ai nommĂ©s , et qui ne seraient pas plus coupables qu’un trĂšs - grand nombre d’autres Français , s’ils n’eussent fait qu’articuler une chose qui est connue de la France entiĂšre. Puisqu’il est reconnu que la MEMOIRES DE NAPOLÉON. ‱334 constilution ne peut pas sauver la rĂ©publique, hĂątez- vous clone de prendre des moyens pour la retirer du danger, si vous ne voulez pas recevoir de sanglants et d’éternels reproches du peuple français, de vos familles et de vous-mĂȘmes. DĂ©cret cĂźe dĂ©portation du 29 brumaire an VIII de la rĂ©publique française, une et indivisible. Les consuls de la rĂ©publique, en exĂ©cution de l’article III de la loi du 19 de ce mois, qui les charge spĂ©cialement de rĂ©tablir la tranquillitĂ© intĂ©rieure , ont arrĂȘtĂ©, le 25 brumaire Art. I er Les individus ci-aprĂšs nommĂ©s Destrem, ex-dĂ©putĂ©; ArĂ©na, ex-dĂ©putĂ©; Marquesi, ex-dĂ©putĂ©; Truc , ex-dĂ©putĂ© ; FĂ©lix Lepelletier ; Charles Hesse ; Scipion-du-Iloure ; Gagny; Massard ; Fournier; Giraud; Fiquet; lĂźasch; Marchand; Gabriel; Mamin; J. Sabathier; ClĂ©mence; MarnĂ© ; Jourdeuil ; Metge ; Mourgoing ; Corchaut; Maignant de Marseille; Henriot ; Lebois; Soulavie; Dubrueil ; Didier; Lam- bertĂ© ; Daubigny ; Xavier Audouin , sortiront du territoire continental de la rĂ©publique française. Ils seront Ă  cet effet tenus de se rendre Ă  Rochefort pour ĂȘtre ensuite conduits et retenus dans le dĂ©partement de la Guyane française. II. Les individus ci-aprĂšs nommĂ©s Briot ; Antonelle, LachevardiĂšre ; Poulain - GrandprĂ© ; Grandmaison ; PIÈCES JUSTIFICATIVES. 335 Talot ; Quirot; Daubermesnil ; Frison; Declercq; Jourdan de la Haute - Vienne ; Lesage - SĂ©naidt ; Prudhon ; Groscassand-Dorimond ; Guesdon ; Julien de Toulouse ; Sontlionax ; Tilly, ex-chargĂ© des affaires de GĂȘnes ; StĂ©venette , Castaing ; Bouvier et Delbrel, seront tenus de se rendre dans la commune de la Rochelle, dĂ©partement de la Charente-InfĂ©rieure, pour ĂȘtre ensuite conduits et retenus dans tel lieu de ce dĂ©partement qui sera indiquĂ© par le ministre de la police gĂ©nĂ©rale. III. ImmĂ©diatement aprĂšs la publication du prĂ©sent arrĂȘtĂ©, les individus compris dans les deux articles prĂ©cĂ©dents, seront dĂ©ssaisis de l’exercice de tout droit de propriĂ©tĂ©, et la remise ne leur en sera faite que sur la preuve authentique de leur arrivĂ©e au lieu fixĂ© par le prĂ©sent arrĂȘtĂ©. IV. Seront pareillement dĂ©ssaisis de ce droit,ceux qui quitteront le lieu oĂč ils se seront rendus , ou celui oĂč ils auront Ă©tĂ© conduits en vertu des dispositions prĂ©cĂ©dentes. V. Le prĂ©sent arrĂȘtĂ© sera insĂ©rĂ© au bulletin des lois; les ministres de la police gĂ©nĂ©rale, de la marine et des finances seront chargĂ©s, chacun en ce qui le concerne , d’en surveiller et d’en assurer l’exĂ©cution. Par les consuls de la rĂ©publique , SiĂ©yĂšs, Rogeh-Ducos, Bonaparte. 336 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. ArrĂȘtĂ© du directoire exĂ©cutif, en date du 26 vendĂ©miaire. Le directoire executif, sur le rapport du ministre des relations extĂ©rieures; considĂ©rant, i° Que l’emprisonnement dans les cachots de Hambourg, des citoyens Napper-Tandy et Blackwell, naturalisĂ©s français, et attachĂ©s au service de la rĂ©publique, ainsi que celui des citoyens Morris et Corbett, et leur extradition dans les main s des agens de l’Angleterre, est un attentat contre le droit des gens, un crime contre l’humanitĂ© , une grave offense faite Ă  la rĂ©publique française; 2 ° Que les lois de la neutralitĂ© imposent aux Ă©tats qui jouissent de ses bienfaits, des devoirs qui tiennent Ă  tout ce que les principes de la sociabilitĂ© et ceux du droit publie ont de plus sacrĂ© ; 3° Que le plus impĂ©rieux de ces devoirs est d’éloigner tout acte d’hostilitĂ© du territoire neutre, et parla, d’offrir Ă  la personne de tous les citoyens et sujet» des nations belligĂ©rantes, une protection assurĂ©e et un asyle Ă©gal contre toute violence exercĂ©e en vertu des lois de la guerre ; 4° ConsidĂ©rant que depuis que l’orgueil et le fanatisme de quelques gouvernements sont parvenus Ă  rallumer le feu de la guerre, les attentats contre le droit des gens, se multiplient d’une maniĂšre effrayante ; que c’est surtout le chef d’un empire reculĂ© au nord de l’Europe et de l’Asie, qui, sans provocation de la part les Français , s’est fait l’instrument PIÈCES JUSTIFICATIVES. 337 de la haine du gouvernement anglais contre la rĂ©publique française, et contre les principes libĂ©raux et philanthropiques sur lesquels elle est fondĂ©e ; que ce chef prodigua les menaces et les insultes Ă  tous les gouvernements qui ne partagent pas sa politique aveugle et passionnĂ©e; 5 ° Que si le cours de eette corruption morale et politique n’était pas arrĂȘtĂ© par un appel Ă  tous les gouvernements qui n’ont pas encore participĂ© Ă  cet Ă©tat de dĂ©gradation , et par la punition de ceux qui en ont partagĂ© la honte; si, enfin, ces attentats n’étaient pas signalĂ©s Ă  l’opinion publique avec la rĂ©probation qu’ils mĂ©ritent, on pourrait craindre qu’un jour les lois de la guerre fussent sans frein, et les droits de la paix sans garantie; qu’il n’existĂąt plus de barriĂšres contre les progrĂšs d’une dissolution gĂ©nĂ©rale, et que l’Europe rĂ©trogradĂąt rapidement vers l’état de barbarie ; ConsidĂ©rant enfin que la dĂ©fĂ©rence d’un gouvernement Ă  des ordres atroces, ne peut ĂȘtre excusĂ©e par la considĂ©ration de sa faiblesse, surtout quand ce gouvernement s’est rendu coupable de la dĂ©pendance de la position dans laquelle il s’est volontairement placĂ©, et que tel est le cas oĂč se sont mis les magistrats de Hambourg, en ordonnant l’incarcĂ©ration des citoyens Napper-Tandy, lĂźlackwel, Moris et Cor- bett, et en refusant leur dĂ©livrance sur la preuve officielle qu’ils Ă©taient citoyens et officiers français ; A arrĂȘtĂ©, le 17 vendĂ©miaire Aiit. 1 CI L’attentat commis par le gouvernement MĂ©moires .— Tome /. 22 338 \ MÉMOIRES DE NAPOLÉON, de Hambourg, sera dĂ©noncĂ© Ă  tous les gouvernements alliĂ©s et neutres, par les ministres de la rĂ©publique, en rĂ©sidence auprĂšs de ces gouvernements. II. Les agents consulaires et diplomatiques,en rĂ©sidence auprĂšs du sĂ©nat de Hambourg, quitteront sur le champ la ville et son territoire. III. Tout agent du gouvernement Hambourgeois, rĂ©sidant en France , recevra l’ordre de quitter le lieu de sa rĂ©sidence dans les vingt-quatre heures , et le territoire français dans huit jours. IV. Un embargo gĂ©nĂ©ral sera mis sur tous les bĂątiments et vaisseaux portant pavillon Hambourgeois, et existants dans les ports de la rĂ©publique. PROCLAMAIT OIV De Bonaparte, gĂ©nĂ©ral en chef , Aux citoyens composant la garde nationale sĂ©dentaire de Paris. 18 brumaire, an VIII de la rĂ©publique, une et indivisible. Citoyens, le conseil des anciens, dĂ©positaire de la sagesse nationale, vient de rendre le dĂ©cret ci-joint,- il est autorisĂ© par les articles 102 et io3 de l’acte constitutionnel. Il me charge de prendre les mesures nĂ©cessaires pour la sĂ»retĂ© de la reprĂ©sentation nationale. Sa ira ns- PIÈCES JUSTIFICATIVES. lation est nĂ©cessaire et momentanĂ©e. Le corps lĂ©gislatif se trouvera Ă  mĂȘme 1e tirer la reprĂ©sentation du danger imminent oĂč la dĂ©sorganisation nous conduit. Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l’union et de la confiance des patriotes. Ralliez-vous autour de lui c’est le seul moyen d’asseoir la rĂ©publique sur les bases de la libertĂ© civile , du bonheur intĂ©rieur, de la victoire et de la paix. Bonaparte. proclamation De Bonaparte gĂ©nĂ©ral en chef, A l’armĂ©e. Le gĂ©nĂ©ral Lefebvre conserve le commandement de la dix-septiĂšme division militaire. Les troupes rentreront dans leurs quartiers respectifs ; le service se fera comme Ă  l’ordinaire. Le gĂ©nĂ©ral Bonaparte est trĂšs-satisfait de la conduite des troupes de ligne , des invalides, des gardes nationales sĂ©dentaires, qui, dans la journĂ©e d’hier, si heureuse pour la rĂ©publique, se sont montrĂ©s les vrais amis du peuple; il tĂ©moigne sa satisfaction particuliĂšre aux braves grenadiers prĂšs la reprĂ©sentation nationale , qui se sont couverts de gloire en sauvant la 22 . MEMOIRES DE NAPOLÉON. 34o vie Ă  leur gĂ©nĂ©ral prĂšs de tomber sous les coups de reprĂ©sentants armĂ©s de poignards. .Bonaparte. PROCLAMATION Des consuls de la rĂ©publique, Au peuple français. La constitution de l’an 111 pĂ©rissait; elle n’avait su, ni garantir vos droits, ni se garantir elle-inĂȘme. Des atteintes multipliĂ©es lui ravissaient sans retour le respect du peuple; des factions haineuses et cupides se partagaient la rĂ©publique. La France approchait enfin du dernier terme d’une dĂ©sorganisation gĂ©nĂ©rale. Les patriotes se sont entendus. Tout ce qui pouvait vous nuire a Ă©tĂ© Ă©cartĂ© ; tout ce qui pouvait vous servir , tout ce qui Ă©tait restĂ© pur dans la reprĂ©sentation nationale, s’est rĂ©uni sous les banniĂšres de la libertĂ©. Français , la rĂ©publique, affermie et replacĂ©e dans l’Europe au rang qu’elle n’aurait jamais dĂ» perdre , verra se rĂ©aliser toutes les espĂ©rances des citoyens , et accomplira ses glorieuses destinĂ©es. PrĂȘtez avec nous le serment que nous faisons d’ĂȘtre PIÈCES JUSTIFICATIVES. 341 'fidĂšles h la rĂ©publique , une et indivisible , fondĂ©e sur VĂ©galitĂ© , la liljertĂ© et le systĂšme reprĂ©sentatif. Par les consuls de la rĂ©publique , Roger-Ducos , Bonaparte , SiĂ©yĂšs. Les consuls de la RĂ©publique , A la commission lĂ©gislative du conseil des cinq-cents. a 4 brumaire. Citoyens reprĂ©sentants, Par un rapport joint au prĂ©sent message, le ministre Ăźles finances vient d’exposer aux consuls de la rĂ©publique la nĂ©cessitĂ© de rapporter la loi sur l’emprunt forcĂ©, et de lui substituer une subvention de guerre, rĂ©glĂ©e dans la proportion des vingt-cinq centimes des contributions fonciĂšre , mobiliĂšre et somptuaire. En conformitĂ© de l’art. 9 de la loi du 19 de ce mois , les consuls de la rĂ©publique vous font la proposition formellement nĂ©cessaire de statuer sur cet objet. Par les consuls de la rĂ©publique , Roger-Ducos , Bonaparte , SiĂ©yĂšs. MÉMOIRES 1E KAPOLÉOJN,. 342 Bonaparte , premier consul de la rĂ©publique, Aux Français. Rendre la rĂ©publique chĂšre aux citoyens, respectable aux Ă©trangers, formidable aux ennemis, telles sont les obligations que nous avons contractĂ©es en acceptant la premiĂšre magistrature. Elle sera chĂšre aux citoyens, si les lois, si les actes de l’autoritĂ© sont toujours empreints de l’esprit d’ordre, de justice , de modĂ©ration. Sans l’ordre , l’administration n’est qu’un chaos ; point de finances, point de crĂ©dit public ; et avec la fortune de l’état s’écroulent les fortunes particuliĂšres. Sans justice , il n’y a que des partis, des oppresseurs et des victimes. La modĂ©ration imprime un caractĂšre auguste aux gouvernements comme aux nations. Elle est toujours la compagne de la force et de la durĂ©e des institutions sociales. La rĂ©publique sera imposante aux Ă©trangers , si elle sait respecter dans leur indĂ©pendance le titre de sa propre indĂ©pendance; si ses engagements prĂ©parĂ©s par la sagesse , formĂ©s par la franchise, sont gardĂ©s par la fidĂ©litĂ©. Elle sera enfin formidable aux ennemis, si ses armĂ©es de terre et de mer sont fortement constituĂ©es, si chacun de ses dĂ©fenseurs trouve une famille dans le corps auquel il appartient, et dans cette famille un PIÈCES JUSTIFICATIVES. 343 hĂ©ritage de vertus et de gloire; si l’officier formĂ© partie longues Ă©tudes , obtient par un avancement rĂ©gulier la rĂ©compense due Ă  ses talents et Ă  ses services. A ces principes tiennent la stabilitĂ© du gouvernement, les succĂšs du commerce et de l’agriculture, la grandeur et la prospĂ©ritĂ© des nations. En les dĂ©veloppant, nous avons tracĂ© la rĂšgle qui doit nous juger. Français, nous avons dit nos devoirs; ce sera vous qui nous direz si nous les avons remplis. Bonaparte. Le premier consul , Au sĂ©nat conservateur. 6 oivose. SĂ©nateurs , Les consuls de la rĂ©publique s’empressent de vous faire connaĂźtre que le gouvernement est installĂ©. Ils emploieront dans toutes les circonstances, tous leurs moyens pour dĂ©truire l’esprit de faction, crĂ©er l’esprit public, et consolider la constitution qui est l’objet des espĂ©rances du peuple français. Le sĂ©nat conservateur sera animĂ© du mĂȘme esprit, et par sa rĂ©union avec les consuls, seront dĂ©jouĂ©s les mal intentionnĂ©s, s’il pouvait en exister dans les premiers corps de l’état. Le premier consul , Bonaparte. 344 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. PROCLAMATION Du premier consul , Aux habitants des dĂ©partements de l’Ouest. Une guerre impie menace l’embraser une seconde fois les dĂ©partements de l’Ouest. Le devoir des premiers magistrats de la rĂ©publique est l’en arrĂȘter les progrĂšs et de l’éteindre dans son foyer ; mais ils ne veulent dĂ©ployer la force qu’aprĂšs avoir Ă©puisĂ© les voies de la persuasion et de la justice. Les artisans de ces troubles sont les traĂźtres vendus Ă  l’Anglais , et instruments de ses fureurs, ou les brigands qui ne cherchent dans les discortles civiles que l’aliment et l’impunitĂ© de leurs forfaits. A le tels hommes, le gouvernement ne doit ni mĂ©nagement , ni dĂ©claration de ses principes. Mais il est des citoyens chers Ă  la patrie qui ont Ă©tĂ© sĂ©duits par leurs artifices; c’est Ă  ces citoyens que sont lues les lumiĂšres et la vĂ©ritĂ©. Des lois injustes promulguĂ©es et exĂ©cutĂ©es; des actes arbitraires ont alarmĂ© la sĂ©curitĂ© des citoyens et la libertĂ© les consciences ; partout des inscriptions hasardĂ©es sur des listes tl’émigrĂ©s , ont frappĂ© des citoyens qui n’avaient jamais abandonnĂ© ni leur patrie, ni mĂȘme leurs foyers ; enfui, de grands principes l’ordre social ont Ă©tĂ© violĂ©s. D’est pour rĂ©parer ccs injustices et ces erreurs qu’un gouvtirnement, fondĂ© sur les hases sacrĂ©es de la libertĂ©, PIÈCES JUSTIFICATIVES. 345 de lĂ©galitĂ©, du systĂšme reprĂ©sentatif, a Ă©tĂ© proclamĂ© et reconnu par la nation. La volontĂ© constante, comme l’intĂ©rĂȘt et la gloire des premiers magistrats qu’elle s’est donnĂ©s, sera de fermer toutes les plaies de la France, et dĂ©jĂ  cette volontĂ© est garantie par des actes qui sont Ă©manĂ©s d’eux. Ainsi la loi dĂ©sastreuse de l’emprunt forcĂ©, la loi plus dĂ©sastreuse des otages , ont Ă©tĂ© rĂ©voquĂ©es ; des individus dĂ©portĂ©s sans jugement prĂ©alable, sont rendus Ă  leur patrie et Ă  leur famille. Chaque jour est et sera marquĂ© par des actes de justice ; et le conseil d’état travaille sans relĂąche Ă  prĂ©parer la rĂ©formation des mauvaises lois , et une combinaison plus heureuse des contributions publiques. Les consuls dĂ©clarent encore que la libertĂ© des cultes est garantie par la constitution ; qu’aucun magistrat ne peut y porter atteinte ; qu’aucun homme ne peut dire Ă  un autre Tu exerceras un tel culte, tu ne Vexerceras qu'un tel jour. La loi du 11 prairial an III qui laisse aux citoyens l’usage des Ă©difices destinĂ©s au culte religieux, sera exĂ©cutĂ©e. Tous les dĂ©partements doivent ĂȘtre Ă©galement soumis Ă  l’empire des lois gĂ©nĂ©rales ; mais les premiers magistrats accorderont toujours et des soins et un intĂ©rĂȘt plus marquĂ© Ă  l’agriculture, aux fabriques et au commerce, dans ceux qui ont Ă©prouvĂ© de plus grandes calamitĂ©s. Le gouvernement pardonnera ; il lera grĂące au repentir; l’indulgence sera entiĂšre et absolue mais il 346 MÉMOIRES DK NAPOLÉON. frappera quiconque, aprĂšs cette dĂ©claration , oserait encore rĂ©sister Ă  la souverainetĂ© nationale. Français habitants des dĂ©partements de l’Ouest, ralliez-vous autour d’une constitution qui donne aux magistrats quelle a crĂ©es, la force comme le devoir de protĂ©ger les citoyens, qui les garantit Ă©galement et de l’instabilitĂ© et de l’intempĂ©rance des lois ! Que ceux qui veulent le bonheur de la France, se sĂ©parent des hr "mes qui persisteraient Ă  vouloir les Ă©garer pour les livrer au fer de la tyrannie, ou Ă  la domination de l’étranger ! Que les bons habitants des campagnes rentrent dans leurs foyers et reprennent leurs utiles travaux ; qu’ils se dĂ©fendent des insinuations de ceux qui voudraient les ramener Ă  la servitude fĂ©odale ! Si , malgrĂ© toutes les mesures que vient de prendre le gouvernement, il Ă©tait encore des hommes qui osassent provoquer la guerre civile, il ne resterait aux premiers magistrats qu’un devoir triste, mais nĂ©cessaire Ă  remplir , celui de les subjuguer par la force. Mais non tous ne connaĂźtront qu’un seul sentiment, l’amour de la patrie. Les ministres d’un Dieu de paix seront les premiers moteurs de la rĂ©conciliation et de la concorde 5 qu’ils parlent aux cƓurs le langage qu’ils apprirent Ă  l’école de leur maĂźtre ; qu’ils aillent dans ces temples qui se rouvrent pour eux , offrir, avec leurs concitoyens, le sacrifice qui expiera les crimes de la guerre et le sang quelle a fait verser. Le premier consul , Bonaparte. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 347 PROCLAMATION Du premier’ consul, A VannĂ©e de l'Ouest. i5 nivĂŽse. Soldats ! Le gouvernement a pris les mesures pour Ă©clairer les habitants Ă©garĂ©s des dĂ©partements de l’Ouest; avant de prononcer , il les a entendus. Il a fait droit Ă  leurs griefs, parce qu’ils Ă©taient raisonnables. La masse des bons habitants a posĂ© les armes. Il ne reste plus que des brigands, des Ă©migrĂ©s, des stipendiĂ©s de l’Angleterre. Des Français stipendiĂ©s de l’Angleterre! ce ne peut ĂȘtre que des hommes sans aveu , sans cƓur et sans honneur. Marchez contre eux ; vous ne serez pas appelĂ©s Ă  dĂ©ployer une grande valeur. L’armĂ©e est composĂ©e de plus de soixante mille braves que j’apprenne bientĂŽt que les chefs des rebelles ont vĂ©cu. Que les gĂ©nĂ©raux donnent l’pxemple de l’activitĂ© ! La gloire ne s’acquiert que par les fatigues , et si l’on pouvait l’acquĂ©rir en tenant son quartier-gĂ©nĂ©ral dans les grandes villes, ou en restant dans de bonnes casernes , qui n’en aurait pas P Soldats, quel que soit le rang que vous occupiez dans l’armĂ©e, la reconnaissance de la nation vous attend. Pour en ĂȘtre dignes, il faut braver l’intempĂ©rie 348 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. des saisons , les glaces, les neiges , le froid excessif des nuits ; surprendre vos ennemis Ă  la pointe du jour, et exterminer ces misĂ©rables, le dĂ©shonneur du nom français. . a Faites une campagne courte et bonne. Soyez inexorables pour les brigands ; mais observez une discipline sĂ©vĂšre. UoNAPARTE. PROCLAMATION Du premier consul, Aux habitants des dĂ©partements de l'Ouest. 2i nivĂŽse an VIII. Tout ce que la raison a pu conseiller, le gouvernement l’a fait pour ramener le calme et la paix au sein de vos foyers ; aprĂšs de longs dĂ©lais , un nouveau dĂ©lai a Ă©tĂ© donnĂ© pour le repentir. Un grand nombre de citoyens a reconnu ses erreurs et s’est ralliĂ© au gouvernement qui, sans haine et sans vengeance, sans crainte et sans soupçon, protĂšge Ă©galement tous les citoyens , et punit ceux qui en mĂ©connaissent les devoirs. Il ne peut plus rester armĂ©s contre la France que des hommes sans foi comme sans patrie, des perfides instruments d’un ennemi Ă©tranger, ou des brigands PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3 /f noircis de crimes, que l’indulgence mĂȘme ne saurait pardonner. La sĂ»retĂ© de l’état et la sĂ©curitĂ© des citoyens veulent que de pareils hommes pĂ©rissent par le fer, et tombent sous le glaive de la force nationale ; une plus longue patience ferait le triomphe des ennemis de la rĂ©publique. Des forces redoutables n’attendent que le signal pour disperser et dĂ©truire ces brigands, que le signal soit donnĂ©. Gardes nationales, joignez les efforts de vos bras Ă  celui des troupes de ligne! Si vous connaissez parmi vous des hommes partisans des brigands, arrĂštez- les ; que nulle part ils ne trouvent d’asyle contre le soldat qui va les poursuivre ; et s’il Ă©tait des traĂźtres qui osassent les recevoir et les dĂ©fendre, qu’ils pĂ©rissent avec eux ! Habitants de l’Ouest, de ce dernier effort dĂ©pend la tranquillitĂ© de votre pays, la sĂ©curitĂ© de vos familles, la sĂ»retĂ© de vos propriĂ©tĂ©s ; d’un mĂȘme coup vous terrasserez et les scĂ©lĂ©rats qui vous dĂ©pouillent, et l’ennemi qui achĂšte et paie leurs forfaits ! Le premier consul , Bonaparte. Proclamation de la constitution. 18 pluviĂŽse an VIII. Les consuls de la rĂ©publique > en conformitĂ© de ’35o MÉMOIRES 1E NAPOLÉON, l’art. 5 le la loi du 23 frimaire, qui rĂšgle la maniĂšre dont la constitution sera prĂ©sentĂ©e au peuple français, aprĂšs avoir entendu le rapport des ministres de la justice, de l’intĂ©rieur, de la guerre et de la marine, Proclament le rĂ©sultat des votes Ă©mis par les citoyens français sur l’acte constitutionnel. ‹» Sur trois millions douze mille cinq cent soixante- neuf votants, i 562 ont rejetĂ©; trois millions onze mille sept cents ont acceptĂ© la constitution. Le premier consul , Bonaparte. Extrait du rapport du ministre de la police gĂ©nĂ©rale, sur les naufragĂ©s de Calais. Je suis loin d’attĂ©nuer le dĂ©lit d’hommes coupables envers la patrie, et d’affaiblir le sentiment d’une juste indignation qu’ils inspirent; mais les Ă©migrĂ©s naufragĂ©s Ă  Calais ont subi plusieurs fois la peine portĂ©e contre le crime de l’émigration car la mort n’est pas dans le coup qui frappe et qui nous enlĂšve Ă  la vie, elle est dans les angoisses et les tourments qui la prĂ©cĂšdent. Depuis quatre annĂ©es rĂ©volues, ces individus, jetĂ©s par la tempĂȘte sur le sol de leur patrie, n’y ont respirĂ© que l’air des tombeaux. Quel que soit leur dĂ©sir , ils l'ont donc expiĂ©, et ils en sont absous par le naufrage. A la suite de ce rapport', les consuls ont adoptĂ© l’arrĂȘtĂ© suivant PliiCES JUSTIFICATIVES. 351 Les consuls de la rĂ©publique, chargĂ©s spĂ©cialement du rĂ©tablissement de l’ordre dans l’intĂ©rieur, aprĂšs avoir entendu le rapport du ministre de la police gĂ©nĂ©rale; ConsidĂ©rant i°, que les Ă©migrĂ©s dĂ©tenus-au chĂąteau de Ham, ont fait naufrage sur les cĂŽtes de Calais ; 2 0 Qu’ils ne sont dans aucun cas prĂ©vu par les lois sur les Ă©migrĂ©s; 3° Qu’il est hors du droit des nations policĂ©es de profiter de l’accident d’un naufrage, pour livrer, mĂȘme au juste courroux des lois , des malheureux Ă©chappĂ©s aux flots, arrĂȘtent Art. 1 er . Les Ă©migrĂ©s français, naufragĂ©s Ă  Calais le 23 brumaire an IV, et dĂ©nommĂ©s dans le jugement de la commission militaire Ă©tablie Ă  Calais le g nivĂŽse an IV, seront dĂ©portĂ©s hors du territoire de la rĂ©publique. II. Les ministres tle la police gĂ©nĂ©rale et de la guerre sont chargĂ©s, chacun en ce qui le concerne, de l’exĂ©cution du prĂ©sent arrĂȘtĂ©, qui sera imprimĂ© au bulletin des lois. SignĂ©, Roger-Ducos , SiĂ©yĂšs et Bonaparte. Le ministre de la. police gĂ©nĂ©rale , SignĂ©, FouchĂ©. 35-2 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Lettre du ministre des relations extĂ©rieures de la rĂ©publique française, Au lord Qrenville, ministre des affaires Ă©trangĂšres. Paris, 5 nivĂŽse, an VIII de la rĂ©publique. Milord, J’expĂ©die , par l’ordre du gĂ©nĂ©ral Bonaparte, premier consul de la rĂ©publique française, un courrier Ă  Londres. Il est porteur d’une lettre du premier consul de la rĂ©publique, pour Sa MajestĂ© le roi d’Angleterre. Je vous prie de donner les ordres nĂ©cessaires pour qu’il puisse vous la remettre sans intermĂ©diaire. Cette dĂ©marche annonce d’elle-mĂȘme l’importance de son objet. Recevez, milord, l’assurance de ma plus haute considĂ©ration. Ch. Mau. Talleyrand. RĂ©publique française.— SouverainetĂ© du peuple.— LibertĂ©. —- EgalitĂ©. Bonaparte, premier consul de la rĂ©publique, A S. M. le roi de la Grande-Bretagne et d'Irlande. AppelĂ© par les vƓux de la nation française Ă  occuper VIÈCES JUSTIFICATIVES. 353 la premiĂšre magistrature de la rĂ©publique, je crois convenable, en entrant en charge, d’en faire directement part Ă  votre majestĂ©. La guerre qui, depuis huit ans, ravage les quatre parties du monde, doit-elle ĂȘtre Ă©ternelle? N’est-il donc aucun moyen de s’entendre ? Comment les deux nations les plus Ă©clairĂ©es de l’Europe , puissantes et fortes plus que ne l’exigent leur sĂ»retĂ© et leur indĂ©pendance, peuvent-elles sacrifier Ă  des idĂ©es de vaine grandeur le bien du commerce, la prospĂ©ritĂ© intĂ©rieure, le bonheur des familles? Comment ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins comme la premiĂšre des gloires ? Ces sentiments ne peuvent pas ĂȘtre Ă©trangers au cƓur de votre majestĂ© qui gouverne une nation libre et dans le seul but de la rendre heureuse. Votre majestĂ© ne verra dans cette ouverture que mon dĂ©sir sincĂšre de contribuer efficacement, pour la seconde fois , Ă  la pacification gĂ©nĂ©rale, par une dĂ©marche prompte, toute de confiance, et dĂ©gagĂ©e de ces formes qui, nĂ©cessaires peut-ĂȘtre pour dĂ©guiser la dĂ©pendance des Ă©tats faibles , ne dĂ©cĂšlent dans les Ă©tats forts que le dĂ©sir mutuel de se tromper. La France, l’Angleterre, par l’abus de leurs forces, peuvent long-temps encore, pour le malheur de tous les peuples, en retarder l’épuisement; niais , j’ose le dire, le sort de toutes les nations civilisĂ©es est attachĂ© Ă  la fin d’une guerre qui embrase le monde entier. De votre majestĂ© , etc., etc. Bonaparte. 23 MĂ©moires.—Tome J. 354 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. RĂ©ponse de lord Gremille, Au Ministre des relations extĂ©rieures , a Paris. Monsieur, J’ai reçu et remis sous les yeux de sa majestĂ© les deux lettres que vous m’avez adressĂ©es. Sa majestĂ© ne voyant point de raison pour se dĂ©partir des formes depuis long-temps Ă©tablies en Europe, au sujet des affaires qui se transigent entre les Ă©tats, m’a ordonnĂ© de vous rendre, en son nom , la rĂ©ponse officielle qui se trouve incluse dans cette note. J’ai l’honneur d’ĂȘtre, avec une haute considĂ©ration , monsieur , votre tres-humble serviteur, Grenville. Note au ministre des relations extĂ©rieures, Ă  Paris. Downiog-Street, 4 janvier 1800. Le roi a donnĂ© des preuves frĂ©quentes de son dĂ©sir sincĂšre pour le rĂ©tablissement d’une tranquillitĂ© sĂ»re et permanente en Europe. Il n’est, ni n’a Ă©tĂ© engagĂ© dans aucune contestation pour une vaine et fausse PIÈCES JUSTIFICATIVES. 355 gloire. Il n’a eu d’autres vues que celles de maintenir, contre toute agression, les droits et le bonheur do ses sujets. C’estpour ces objets que jusque ici il a luttĂ© contre une attaque non provoquĂ©e; c’est pour les memes objets qu’il est forcĂ© de lutter encore ; et il ne saurait espĂ©rer, dans le moment actuel, qu’il pĂ»t Ă©carter cette nĂ©cessitĂ©, en nĂ©gociant avec ceux qu’une rĂ©volution nouvelle a si rĂ©cemment investis du pouvoir en France. En effet, il ne peut rĂ©sulter d’une telle nĂ©gociation aucun avantage rĂ©el, pour ce grand objet si dĂ©sirable d’une paix gĂ©nĂ©rale, jusqu’à ce qu’il paraisse distinctement qu’elles ont cessĂ© d’agir , ces causes qui originairement ont produit la guerre , qui en ont depuis prolongĂ© la durĂ©e, et qui, plus d’une fois, en ont renouvelĂ© les effets. Ce mĂȘme systĂšme, dont la France accuse Ă  juste titre l’influence dominante, comme la cause de ses malheurs prĂ©sents, est aussi celui qui a enveloppĂ© le reste de l’Europe dans une guerre longue et destructive , et d’une nature inconnue, depuis bien des annĂ©es , aux usages des nations civilisĂ©es. C’est pour Ă©tendre ce systĂšme et exterminer tous les gouvernements Ă©tablis , que, d’annĂ©e en annĂ©e , les ressources de la France ont Ă©tĂ© prodiguĂ©es et Ă©puisĂ©es, au milieu mĂȘme d’une dĂ©tresse sans exemple. A cet esprit de destruction qui ne savait rien distinguer, on a sacrifiĂ© les Pays-Bas, les Provinces- Unies, et les Cantons Suisses , ces anciens amis et alliĂ©s de sa majestĂ©. L’Allemagne a Ă©tĂ© ravagĂ©e ; l’Italie, 23 . MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 356 maintenant arrachĂ©e Ă  ses envahisseurs, a Ă©tĂ© le théùtre de rapines et d’anarchie sans bornes. Sa majestĂ© s’est vue elle-mĂȘme dans la nĂ©cessitĂ© de soutenir une lutte difficile et onĂ©reuse , pour garantir l’indĂ©pendance et l’existence de ses royaumes. Et ces calamitĂ©s rie sont pas bornĂ©es Ă  l’Europe seule ; elles se sont Ă©tendues aux parties les plus reculĂ©es du monde, et mĂȘme jusqu’à des pays si Ă©loignĂ©s de la contestation prĂ©sente, tant par leur situation que par leurs intĂ©rĂȘts , que l’existence mĂȘme de la guerre Ă©tait peut-ĂȘtre inconnue Ă  ceux qui se sont trouvĂ©s subitement enveloppĂ©s dans toutes ses horreurs. Tant que dominera tin systĂšme pareil , et que le sang et les trĂ©sors d’une nation populeuse et puissante peuvent ĂȘtre prodiguĂ©s pour soutenir ce systĂšme , l’expĂ©rience a dĂ©montrĂ© qu’on ne pouvait s’en garantir efficacement d’aucune autre maniĂšre que par des hostilitĂ©s ouvertes et fermes. Les traitĂ©s les plus solennels n’ont fait que prĂ©parer la voie Ă  de nouvelles agressions. C’est uniquement Ă  une rĂ©sistance dĂ©terminĂ©e que l’on doit aujourd’hui la conservation de ce qui reste en Europe, de stabilitĂ© pour les propriĂ©tĂ©s , pour la libertĂ© personnelle, l’ordre social, et le libre exercice de la religion. En veillant donc Ă  la garantie de ces objets essentiels, sa majestĂ© ne peut placer sa confiance dans le simple renouvellement de profession gĂ©nĂ©rale , annonçant des dispositions pacifiques. Ces professions ont Ă©tĂ© rĂ©itĂ©rativement proclamĂ©es par tous ceux qui P1KCES . ‱ 3f>7 ont successivement dirigĂ© les ressources de la France vers la destruction de l’Europe ; par ceux-lĂ  memes que les gouvernants actuels de la France ont dĂ©clarĂ©s, depuis le commencement et dans tous les temps, ĂȘtre tous incapables de maintenir les rapports d’ainitiĂ© et de paix. Sa majestĂ© ne pourra que ressentir un plaisir particulier, dĂšs qu’elle s’apercevra qu’il n’existe plus rĂ©ellement, ce danger qui a si long-temps menacĂ© et ses propres domaines, et ceux de ses alliĂ©s; dĂšs quelle pourra se convaincre que la rĂ©sistance nest plus une nĂ©cessitĂ©; qu’enfin, aprĂšs l’expĂ©rience de tant d’annĂ©es de crimes et de malheurs, elle verra rĂ©gner en France de meilleurs principes; en un nĂżot, quand on aura totalement abandonnĂ© ces projets gigantesques d’ambition, et les plans inquiets de destruction qui ont mis en problĂšme jusqu’à l’existence de la sociĂ©tĂ© civile. Mais la conviction d’un pareil changement, quelque agrĂ©able qu’il doive ĂȘtre au vƓu de sa majestĂ©, ne peut rĂ©sulter que de l’expĂ©rience et de l’évidence des faits. Le garant le plus naturel et le meilleur, en mĂȘme temps, et delĂ  rĂ©alitĂ© et de la stabilitĂ© de ce change ment, se trouverait dans le rĂ©tablissement de cette race de princes qui, durant tant de siĂšcles, surent maintenir au dedans la prospĂ©ritĂ© de la nation française , et lui assurer de la considĂ©ration et du respect au dehors. Un tel Ă©vĂšnement aurait Ă©cartĂ© Ă  l’instant, et dans tous les temps il Ă©cartera les obstacles qui s’op- 358 MÉmoikks me napolĂ©on. poseraient aux nĂ©gociations de paix. Il assurerait Ă  la France la jouissance incontestĂ©e de son ancien territoire , et donnerait Ă  toutes les nations de l’Europe, par des moyens tranquilles et paisibles, la sĂ©curitĂ© qu elles sont maintenant forcĂ©es de chercher par d’autres moyens. Mais, quelque dĂ©sirable que puisse ĂȘtre un pareil Ă©vĂšnement, et pour la France et pour le monde entier, sa majestĂ© n’y attache pas exclusivement la possibilitĂ© d’une pacification solide et durable. Sa majestĂ© ne prĂ©tend pas prescrire Ă  la France quelle sera la forme de son gouvernement, ni dans quelles mains elle dĂ©posera l’autoritĂ© nĂ©cessaire pour conduire les affaires d’une grande et puissante nation. Sa majestĂ© ne regarde que la sĂ©curitĂ© de ses propres Ă©tats, de ceux de ses alliĂ©s , ainsi que celle de l’Europe en gĂ©nĂ©ral. DĂšs qu’elle jugera que cette sĂ©curitĂ© peut s’obtenir d’une maniĂšre quelconque, soit quelle rĂ©sulte de la situation intĂ©rieure de ce pays-lĂ , dont la situation intĂ©rieure a causĂ© le danger primitif ; soit quelle provienne dĂ© toute autre circonstance qui mĂšne Ă  la mĂȘme fin , sa majestĂ© embrassera avec ardeur l’occasion de se concerter avec ses alliĂ©s sur les moyens d’une pacification immĂ©diate et gĂ©nĂ©rale. Malheureusement jusque ici il n’existe point une telle sĂ©curitĂ© nulle garantie des principes qui doivent diriger le nouveau gouvernement; nul motif raisonnable pour juger de sa stabilitĂ©. Dans cette situation, il ne reste pour le prĂ©sent Ă  sa majestĂ©, qu’à poursuivre de concert avec les autres PIÈCES JUSTIFICATIVES. 35g puissances une guerre juste et dĂ©fensive ; que son zĂšle pour le bonheur de ses sujets ne lui permettra jamais, ni de continuer au-delĂ  de la nĂ©cessitĂ© Ă  laquelle elle doit son origine, ni de cesser Ă  d’autres conditions que celles qu’elle croira devoir contribuer Ă  leur garantir la jouissance de leur tranquillitĂ©, de leur constitution et de leur indĂ©pendance. Ghenvilee. PROCLAMATION Du premier consul de la rĂ©publique, Atix Français. Français ! Vous desirez la paix; votre gouvernement la desire avec plus d’ardeur encore. Ses premiers vƓux, ses dĂ©marches constantes ont Ă©tĂ© pour elle. Le ministĂšre anglais la repousse ; le ministĂšre anglais a trahi le secret de son horrible politique. DĂ©chirer la France, dĂ©truire sa marine et ses ports, l’effacer du tableau de l’Europe, ou l’abaisser au rang des puissances secondaires , tenir toutes les nations du continent divisĂ©es , pour s’emparer du commerce de toutes et s’enrichir 36o MÉMOIRES DE NAPOLÉON. de leurs dĂ©pouilles ; c’est pour obtenir ces affreux succĂšs que l’Angleterre rĂ©pand l’or , prodigue les promesses , et multiplie les intrigues. Mais ni l’or, ni les promesses, ni les intrigues de l’Angleterre n’enchaĂźneront Ă  ses vues les puissances du continent. Elles ont entendu le vƓu de la France; elles connaissent la modĂ©ration des principes qui la dirigent ; elles Ă©couteront la voix de l’humanitĂ© et la voix puissante de leur intĂ©rĂȘt. S’il en Ă©tait autrement, le gouvernement, qui n’a pas craint d’offrir et de solliciter la paix, se souviendra que c’est Ă  vous de la commander. Pour la commander, il faut de l’argent, du fer et des soldats. Que tous s'empressent de payer le tribut qu’ils doivent Ă  la dĂ©fense commune; que les jeunes citoyens marchent; ce n’est plus pour le choix des tyrans qu’ils vont s’armer c’est pour la garantie de ce qu’ils ont de plus cher; c’est pour l’honneur de la France; c’est pour les intĂ©rĂȘts sacrĂ©s de l’humanitĂ© et de la libertĂ©. DĂ©jĂ  les armĂ©es ont repris cette attitude, prĂ©sage de la victoire ; Ă  leur aspect, Ă  l’aspect de la nation entiĂšre, rĂ©unie dans les mĂȘmes intĂ©rĂȘts et dans les mĂȘmes vƓux, n’en doutez point, Français, vous n’aurez plus d’ennemis sur le continent. Que si quelque puissance encore veut tenter le sort des combats, le premier consul a promis la paix ; il ira la conquĂ©rir Ă  la tĂȘte de ces guerriers qu’il a plus d’une fois conduits Ă  la victoire. Avec eux il saura retrouver ces champs encore pleins du souvenir de leurs exploits ; mais, au milieu des batailles, il invoquera la paix , et il jure de ne PIÈCES JUSTIFICATIVES. 36 I combattre que pour le bonheur de la France et le repos du monde. Le premier consul , Bonaparte. CONSTITUTION CONSULAIRE DE I 799. Loi qui supprime le directoire exĂ©cutif, et orga- \ nise un gouvernement provisoire. 19 brumaire au VIII 10 novembre 1799. Le conseil des anciens, adoptant les motifs de la dĂ©claration d’urgence t qui prĂ©cĂšde la rĂ©solution ci-aprĂšs, approuve l’acte d’urgence. Teneur de la dĂ©claration d'urgence et de la rĂ©solution du 19 brumaire. 1 Le conseil des cinq-cents , considĂ©rant la situation de la rĂ©publique, dĂ©clare l’urgence, et prend la rĂ©solution suivante Art. i er . Il n’y a plus de directoire; et ne sont plus membres de la reprĂ©sentation nationale, pour les exces et les attentats auxquels ils se sont constamment portĂ©s, et notamment le plus grand nombre d’entre 36a MÉMOIRES DE NAPOLÉON. eux, dans la sĂ©ance de ce matin, les individus ci-aprĂšs nommĂ©s i. 2 . Le corps lĂ©gislatif crĂ©e provisoirement une commission consulaire exĂ©cutive, composĂ©e des citoyens SiĂ©yĂšs, Roger-Ducos , ex-directeurs, et Bonaparte , gĂ©nĂ©ral, qui porteront le nom de consuls de la rĂ©publique française. 3. Cette commission est investie de la plĂ©nitude du pouvoir directorial, et spĂ©cialement chargĂ©e d’organiser l’ordre dans toutes les parties de l’administration, de rĂ©tablir la tranquillitĂ© intĂ©rieure, et de procurer une paix honorable et solide. 4- Elle est autorisĂ©e Ă  envoyer des dĂ©lĂ©guĂ©s, avec un pouvoir dĂ©terminĂ©, et dans les limites du sien. 5 Le corps lĂ©gislatif s’ajourne au premier ventĂŽse prochain ; il se rĂ©unira de plein droit Ă  cette Ă©poque, Ă  Paris, dans ses palais. 6. Pendant l’ajournement du corps lĂ©gislatif, les membres ajournĂ©s conservent leur indemnitĂ©, et leur garantie constitutionnelle. 7 . Ils peuvent, sans perdre leur qualitĂ© de reprĂ©sentants du peuple, ĂȘtre employĂ©s comme ministres, agents diplomatiques, dĂ©lĂ©guĂ©s de la commission consulaire exĂ©cutive, et dans toutes les autres fonctions civiles. Ils sont mĂȘme invitĂ©s, au nom du bien public, Ă  les accepter. 1 DĂ©nommĂ©s dans l’article, au nombre de sdisante-Ăčn dĂ©putĂ©s d u conseil des cinq-cents. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 363 8 . Avant sa sĂ©paration, et sĂ©ance tenante, chaque conseil nommera dans son sein une commission composĂ©e de vingt-cinq membres. g. Les commissions nommĂ©es par les deux conseils, statueront, avec la proposition formelle et nĂ©cessaire de la commission consulaire exĂ©cutive, sur tous les objets urgents de police, de lĂ©gislation et de finances. 10. La commission des cinq-cents exercera l’initiative; la commission des anciens, l’approbation. x i. Les deux commissions sont encore chargĂ©es de prĂ©parer dans le mĂȘme ordre de travail et de concours , les changements Ă  apporter aux dispositions organiques de la constitution, dont l’expĂ©rience a fait sentir les vices et les inconvĂ©nients. 12. Ces changements ne peuvent avoir pour but que de consolider, garantir et consacrer inviolable- ment la souverainetĂ© du peuple français, la rĂ©publique une et indivisible, le systĂšme reprĂ©sentatif, la division des pouvoirs, la libertĂ©, l’égalitĂ©, la svlretĂ©, et la propriĂ©tĂ©. 1 3 . La commission consulaire exĂ©cutive pourra leur prĂ©senter ses vues Ă  cet Ă©gard. i/j. Enfin, les deux commissions sont chargĂ©es de prĂ©parer un code civil. 1 5 . Elles siĂ©geront Ă  Paris, dans les palais du corps lĂ©gislatif, et elles pourront le convoquer extraordinairement pour la ratification de la paix, ou dans un plus grand danger public. 16. La prĂ©sente sera imprimĂ©e, envoyĂ©e par des courriers extraordinaires dans les dĂ©partements, et 364 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. '' solennellement publiĂ©e et affichĂ©e dans toutes les communes de la rĂ©publique. AprĂšs une seconde lecture, le conseil des anciens approuve la rĂ©solution ci-dessus. A Saint-Cloud, le 19 brumaire an VIII de la rĂ©publique française. Les consuls de la rĂ©publique ordonnent que la loi ci-dessus sera publiĂ©e, exĂ©cutĂ©e, et qu’elle sera munie du sceau de la rĂ©publique. Fait au palais national des consuls Ăźle la rĂ©publique française, le 20 brumaire an VIII de la rĂ©publique. RpGEK-Ducos, Bonaparte, SiĂ©yĂšs. CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE- FRANÇAISE, DÉCRÉTÉE PAR LES COMMISSIONS LÉGISLATIVES DES DEUX CONSEILS, ET PAR LES CONSULS. 22 frimaire an VIII i 3 dĂ©cembre 1799 ‱ TITRE I er . De l’Exercice des Droits de citĂ©. La rĂ©publique française est une et indi- ÉÉÉ j Art. i er . visible. PIKCTS JUSTIFICATIVES. 365 Son territoire europĂ©en est distribuĂ© en dĂ©partements et arrondissements communaux. a. Tout homme nĂ© et rĂ©sidant en France, qui, AgĂ© de vingt-un ans accomplis, s’est fait inscrire sur le registre civique de son arrondissement communal, et qui a demeurĂ© depuis pendant un an sur le territoire de la rĂ©publique, est citoyen français. 3. Un Ă©tranger devient citoyen français, lorsque aprĂšs avoir atteint l’ñge de vingt-un ans accomplis, et avoir dĂ©clarĂ© l’intention de se fixer en France, il t» a rĂ©sidĂ© pendant dix annĂ©es consĂ©cutives. 4- La qualitĂ© de citoyen français se perd, Par la naturalisation en pays Ă©tranger ; Par l’acceptation de fonctions ou de pensions offertes par un gouvernement Ă©tranger ; Par l’affiliation Ă  toute corporation Ă©trangĂšre qui supposerait des distinctions de naissance ; Par la condamnation Ă  des peines afflictives ou infamantes. 5. L’exercice des droits de citoyen français est suspendu, par l’état de dĂ©biteur failli, ou d’hĂ©ritier immĂ©diat dĂ©tenteur Ă  titre gratuit de la succession totale ou partielle d’un failli ; Par l’état de domestique Ă  gages, attachĂ© au service de la personne ou du mĂ©nage; Par l’état d’interdiction judiciaire, d’accusation ou de contumace. 6 . Pour exercer les droits de citĂ© dans un arrondissement communal, il faut y avoir acquis domicile par une annĂ©e de rĂ©sidence, et ne 1 avoir pas perdu par une annĂ©e d’absence. 366 MÉMOIRES IE NAPOLÉON. 7. Les citoyens de cliaque arrondissement communal dĂ©signent par leurs suffrages ceux d’entre eux qu’ils croient les plus propres Ă  gĂ©rer les affaires publiques. Il en rĂ©sulte une liste de confiance, contenant un nombre de noms Ă©gal au dixiĂšme du nombre des citoyens ayant droit d’y coopĂ©rer. C’est dans cette premiĂšre liste communale que doivent ĂȘtre pris les fonctionnaires publics de l’arrondissement. 8. Les citoyens compris dans les listes communales d’un dĂ©partement, dĂ©signent Ă©galement un dixiĂšme d’entre eux. Il en rĂ©sulte une seconde liste dĂ©partementale, dans laquelle doivent ĂȘtre pris les fonctionnaires publics du dĂ©partement. 9. Les citoyens portĂ©s dans la liste dĂ©partementale, dĂ©signent pareillement un dixiĂšme d’entre eux il en rĂ©sulte une troisiĂšme liste qui comprend les citoyens de ce dĂ©partement Ă©ligibles aux fonctions publiques nationales. 10. Les citoyens ayant droit de coopĂ©rer Ă  la formation de l’une des listes mentionnĂ©es aux trois articles prĂ©cĂ©dents, sont appelĂ©s tous les trois ans Ă  pourvoir au remplacement des inscrits dĂ©cĂ©dĂ©s, ou absents pour toute autre cause que l’exercice d’une fonction publique. ri. Ils peuvent, en mĂȘme temps, retirer de la liste les inscrits qu’ils ne jugent pas Ă  propos d’y maintenir, et les remplacer par d’autres citoyens dans lesquels ils ont une plus grande confiance. la. Nul n’est retirĂ© d’une liste que par les votes de la majoritĂ© absolue des citoyens ayant droit de coopĂ©rer Ă  sa formation. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 36^ 13. On n’est point retirĂ© d’une liste d'Ă©ligibles par cela seul qu’on n’est pas maintenu sur une autre liste d’un degrĂ© infĂ©rieur ou supĂ©rieur. 14. L’inscription sur une liste d’éligibles n’est nĂ©cessaire qu’à l’égard de celles des fonctions publiques pour lesquelles cette condition est expressĂ©ment exigĂ©e par la constitution ou par la loi. Les listes d’éligibles seront formĂ©es pour la premiĂšre fois dans le cours de l’an IX. Les citoyens qui seront nommĂ©s pour la premiĂšre formation des autoritĂ©s constituĂ©es, feront partie nĂ©cessaire des premiĂšres listes d’éligibles. TITRE II. Du SĂ©nat conservateur. 15. Le sĂ©nat conservateur est composĂ© de quatre- vingts membres, inamovibles et Ă  vie, ĂągĂ©s de quarante ans au moins. Pour la formation du sĂ©nat, il sera d’abord nommĂ© soixante membres ce nombre sera portĂ© Ă  soixante- deux dans le cours de l’an VIII, Ă  soixante-quatre en l’an IX, et s’élĂšvera ainsi graduellement Ă  quatre-vingts par l’addition de deux membres en chacune des dix premiĂšres annĂ©es. 16 . La nomination Ă  une place de sĂ©nateur se fait par le sĂ©nat, qui choisit entre trois candidats prĂ©sentĂ©s le premier, par le corps lĂ©gislatif ; le second, par le tribunat ; et le troisiĂšme, par le premier consul. MÉMOJHES DE 368 11 ne choisit qu’entre deux candidats , si l’un d’eux est proposĂ© par deux des trois autoritĂ©s prĂ©sentantes il est tenu d’admettre celui qui serait proposĂ© Ă  la fois pan les trois autoritĂ©s. 17. Le premier consul sortant de place, soit par l’expiration de ses fonctions, soit par dĂ©mission, devient sĂ©nateur de plein droit et nĂ©cessairement. Les deux autres consuls, durant le mois qui suit l’expiration de leurs fonctions, peuvent prendre place dans le sĂ©nat, et ne sont pas obligĂ©s d’user de ce droit. Ils ne l’ont point quand ils quittent leurs fonctions consulaires par dĂ©mission. 18. Un sĂ©nateur est Ă  jamais inĂ©ligible Ă  toute autre fonction publique. 19. Toutes les listes faites dans les dĂ©partements en vertu de l’art. 9, sont adressĂ©es au sĂ©nat elles composent la liste nationale. 20. Il Ă©lit dans cette liste les lĂ©gislateurs, les tribuns, les consuls, les juges de cassation, et les commissaires Ă  la comptabilitĂ©. 21. Il maintient ou annulle tous les actes qui lui sont dĂ©fĂ©rĂ©s comme inconstitutionnels par le tribunat ou par le gouvernement. Les listes d'Ă©ligibles sont comprises parmi ces actes. 22. Des revenus de domaines nationaux dĂ©terminĂ©s sont affectĂ©s aux dĂ©penses du sĂ©nat. Le traitement annuel de chacun de ses membres se prend sur ces revenus, et il est Ă©gal au vingtiĂšme de celui du premier consul. l'iÈCKS JUSTIFICATIVES. 36 a3. Les sĂ©ances du sĂ©nat ne sont pas publiques. 24- Les citoyens SiĂ©yĂšs et Roger-Ducos , consuls sortants, sont nommĂ©s membres du sĂ©nat conser- servateur; ils se rĂ©uniront avec le second et le troisiĂšme consul nommĂ©s par la prĂ©sente constitution. Ces quatre citoyens nomment la majoritĂ© du sĂ©nat , qui se complĂšte ensuite lui mĂȘme, et procĂšde aux Ă©lections qui lui sont confiĂ©es. TITI1E III. Du Pouvoir lĂ©gislatif. a5. 11 ne sera promulguĂ© des lois nouvelles que lorsque le projet en aura Ă©tĂ© proposĂ© par le gouvernement , communiquĂ© au tribunat, et dĂ©crĂ©tĂ© par le corps lĂ©gislatif. 26 . Les projets que le gouvernement propose, sont rĂ©digĂ©s en articles. En tout Ă©tat de la discussion de ces projets, le gouvernement peut les retirer; il peut les reproduire modifiĂ©s. 27 . Le tribunat est composĂ© de cent membres, ĂągĂ©s de vingt-cinq ans au moins, ils sont renouvelĂ©s par cinquiĂšme tous les ans, et indĂ©finiment rééligibles tant qu’ils demeurent sur la liste nationale. 28 . Le tribunat discute les projets de loi ; il en vote l’adoption ou le rejet. Il envoie trois orateurs pris dans son sein, par lesquels les motifs du vƓu qu’il a exprimĂ© sur chacun de ces projets, sont exposĂ©s et dĂ©fendus devant le corps lĂ©gislatif. MĂ©moires.—Tome 1 . 24 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 370 Il dĂ©fĂšre au sĂ©nat, pour cause d’inconstitutionnalitĂ© seulement, les listes d’éligibles, les actes du corps lĂ©gislatif, et ceux, du gouvernement. 29. Il exprime son vƓu sur les lois faites et Ă  faire, sur les abus Ă  corriger, sur les amĂ©liorations Ă  entre- prendre dans toutes les parties de l’administration publique, mais jamais sur les affaires civiles ou criminelles portĂ©es devant les tribunaux. Les vƓux qu’il manifeste, en vertu du prĂ©sent article , n’ont aucune suite nĂ©cessaire, et n’obligent aucune autoritĂ© constituĂ©e Ă  une dĂ©libĂ©ration. 30. Quand le tribunat s’ajourne, il peut nommer une commission de dix Ă  quinze membres, chargĂ©e de le convoquer si elle le juge convenable. 31. Le corps lĂ©gislatif est composĂ© de trois cents membres, ;\gĂ©s de trente ans au moins ils sont renouvelĂ©s par cinquiĂšme tous les ans. 11 doit toujours s’y trouver un citoyen au moins de chaque dĂ©partement de la rĂ©publique. 3a. ITn membre sortant du corps lĂ©gislatif ne peut y rentrer qu’aprĂšs un an d’intervalle ; mais il peut ĂȘtre immĂ©diatement Ă©lu Ă  toute autre fonction publique y compris celle de tribun, s’il y est d’ailleurs Ă©ligible. 33. La session du corps lĂ©gislatif commence chaque annĂ©e le i er frimaire, et ne dure que quatre mois; il peut ĂȘtre extraordinairement convoquĂ© durant les huit autres par le gouvernement. . 34. Le corps lĂ©gislatif fait la loi en Statuant par scrutin secret, et sans aucune discussion de la part de ses membres, sur les projets de loi dĂ©battus de- PIÈCES JUSTIFICATIVES. 37 I vant lui par les orateurs du tribunat et du gouvernement. 35. Les sĂ©ances du tribunat et celles du corps lĂ©gislatif sont publiques ; le nombre des assistants, soit aux unes, soit aux autres, ne peut excĂ©der deux cents. 36. Le traitement annuel d’un tribun est de quinze mille francs; celui d’un lĂ©gislateur, de dix mille francs. 37 . Tout dĂ©cret du corps lĂ©gislatif, le dixiĂšme jour aprĂšs son Ă©mission, est promulguĂ© par le premier consul, Ă  moins que, dans ce dĂ©lai, il n’y ait eu recours au sĂ©nat pour cause d’inconstitutionnalitĂ©. Ce recours n’a point lieu contre les lois promulguĂ©es. 38. Le premier renouvellement du corps lĂ©gislatif et du tribunat, n’aura lieu que dans le cours de l’an X. TITRE IV. Du Gouvernement. 39 . Le gouvernement est confiĂ© Ă  trois consuls nommĂ©s pour dix ans et indĂ©finiment rééligibles. Chacun d’eux est Ă©lu individuellement, avec la qualitĂ© distincte ou de premier, ou de second, ou de troisiĂšme consul. La constitution nomme premier consul le citoyen Bonaparte, ex-consul provisoire; second consul, le citoyen CambacĂ©rĂšs , ex-ministre de la justice; et troisiĂšme consul, le citoyen Lebrun , ex-membre de la commission du conseil des anciens. 24. 372 MEMOIRES TlĂź NAPOÏ/lioiV. Pour cette fois, le troisiĂšme consul n’est nommĂ© que pour cinq ans. / o. Le premier consul a. des fonctions et. des attributions particuliĂšres, dans lesquelles il est momentanĂ©ment suppléé, quand il y a lieu, par un de ses collĂšgues. 41. Le premier consul promulgue les lois ; il nomme et rĂ©voque Ă  volontĂ© les membres du conseil d’état, les ministres, les ambassadeurs et les autres agents extĂ©rieurs en chef, les officiers de l’armĂ©e de terre et de mer, les membres des administrations locales, et les commissaires du gouvernement prĂšs les tribunaux. 11 nomme tous les juges criminels et civils, autres que les juges de paix et les juges de cassation, sans pouvoir les rĂ©voquer. 42 . Dans les autres actes du gouvernement , le second et le troisiĂšme consul ont voix consultative ; ils signent le registre de ces actes pour constater leur prĂ©sence; et s’ils le veulent, ils y consignent leurs opinions aprĂšs quoi la dĂ©cision du premier consul suffit. 43. Le traitement du premier consul sera de cinq cent mille francs en l’an VIII. Le traitement de chacun des deux autres consuls estĂ©gal aux trois dixiĂšmes de celui du premier. 44- Le gouvernement propose les lois, et fait les rĂ©glements nĂ©cessaires pour assurer leur exĂ©cution. 45. Le gouvernement dirige les recettes et les dĂ©penses de l’état, conformĂ©ment Ă  la loi annuelle qui dĂ©termine le montant tics unes et des autres; il sur- PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3^3 veille la fabrication des monnaies, dont la loi seule ordonne 1 Ă©mission, fixe le titre, le poids, et le type. 46’. Si le gouvernement est. informĂ© qu’il se trame quelque conspiration contre l’état, il peut dĂ©cerner des mandats d’amener et des mandats d’arrĂȘt contre les personnes qui en sont prĂ©sumĂ©es les auteurs ou les complices; mais si, dans un dĂ©laide dix jours aprĂšs leur arrestation, elles ne sont mises en libertĂ© ou en justice rĂ©glĂ©e, il y a de la part du ministre signataire du mandat, crime de dĂ©tention arbitraire. 47- Le gouvernement pourvoit Ă  la sfiretĂ© intĂ©rieure et Ă  la dĂ©fense extĂ©rieure de l’état; il distribue les forces de terre et de mer, et en rĂšgle la direction. 48. La garde nationale en activitĂ© est soumise aux rĂ©glements d’administration publique la garde nationale sĂ©dentaire n’est soumise qu’à la loi. 4q- Le gouvernement entretient des relations politiques au-dehors, conduit les nĂ©gociations, fait les stipulations prĂ©liminaires, signe, l'ait signer et conclut tous les traitĂ©s de paix, d’alliance, de trĂȘve, de neutralitĂ©, de commerce, et autres conventions. 5ov Les dĂ©clarations de guerre et les traitĂ©s de paix, d’alliance et de commerce, sont proposĂ©s, discutĂ©s, dĂ©crĂ©tĂ©s et promulguĂ©s comme des lois. Seulement les discussions et dĂ©libĂ©rations sur ces objets, tant dans le tribunat que dans' le corps lĂ©gislatif , se font en comitĂ© secret quand le gouvernement le demande. 01 . Les articles secrets d’un traitĂ© ne peuvent ĂȘtre destructifs des articles patents. 3^4 MÉMOIRES lK NAPOLEON. 52. Sous la direction des consuls, le conseil d’état est chargĂ© de rĂ©diger les projets de lois et les rĂ©glements d’administration publique, et de rĂ©soudre les difficultĂ©s qui s’élĂšvent en matiĂšre administrative. 53. C’est parmi les membres du conseil d’état que sont toujours pris les orateurs chargĂ©s de porter la parole au nom du gouvernement devant le corps lĂ©gislatif. Ces orateurs ne sont jamais envoyĂ©s au nombre de plus de trois pour la dĂ©fense d’un mĂȘme projet de loi. 54. Les ministres procurent l’exĂ©cution des lois et des rĂ©glements d’administration publique. 55. Aucun acte du gouvernement ne peut avoir d’effet, s’il n’est signĂ© par un ministre. 56 . L’un des ministres est spĂ©cialement chargĂ© de l’administration du trĂ©sor public il assure les recettes, ordonne les mouvements de fonds et les paiements autorisĂ©s par la loi. Il 11 e peut rien faire payer qu’en vertu, i° d’une loi, et jusqu’à la concurrence des fonds qu’elle a dĂ©terminĂ©s pour un genre de dĂ©penses ; 2 0 d’un arrĂȘtĂ© du gouvernement ; 3° d’un mandat signĂ© par un ministre. 57 . Les comptes dĂ©taillĂ©s de la dĂ©pense de chaque ministre, signĂ©s et certifiĂ©s par lui, sont rendus publics. 58. Le gouvernement ne peut Ă©lire ou conserver pour conseillers d’état, pour ministres, que des citoyens dont les noms se trouvent inscrits sur la liste nationale. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3^5 5. Les administrations locales Ă©tablies, soit pour chaque arrondissement communal, soit pour des portions plus Ă©tendues du territoire, sont subordonnĂ©es aux ministres. Nul ne peut devenir ou rester membre de ces administrations, s’il n’est portĂ© ou maintenu sur l’une des listes mentionnĂ©es aux aft. y et 8. TITRE V. Des Tribunaux. 60. Chaque arrondissement communal a un ou plusieurs juges de paix, Ă©lus immĂ©diatement par les citoyens pour trois annĂ©es. Leur principale fonction consiste Ă  concilier les parties, qu’ils invitent, dans le cas de non - conciliation , Ă  se faire juger par des arbitres. 61. En matiĂšre civile, il y a des tribunaux de premiĂšre instance et des tribunaux d’appel. La loi dĂ©termine l’organisation des uns et des autres, leur compĂ©tence, et le territoire formant le ressort de chacun. 61. En matiĂšre de dĂ©lits emportant peine afflictive ou infamante, un premier jury admet ou rejette l’accusation si elle est admise, un second jury reconnaĂźt le fait, et les juges, formant un tribunal criminel, appliquent la peine. Leur jugement est sans appel. 63. La fonction d’accusateur public prĂšs un tribunal criminel est remplie par le commissaire du gouvernement. 64. Les dĂ©lits qui n’emportent pas peine afflictive MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 376 ou infamante, sont juges par des tribunaux de police correctionnelle, sauf l’appel aux tribunaux criminels. 65 . Il y a, pour toute la rĂ©publique, un tribunal de cassation, qui prononce sur les demandes en cassation contre les jugements en dernier ressort rendus par les tribunaux, sur les demandes en renvoi d’un tribunal Ă  un autre pouf cause de suspicion lĂ©gitime ou de sĂ»retĂ© publique, sur les prises Ă  partie contre un tribunal entier. 66 . Le tribunal de cassation ne connaĂźt point du fond des affaires ; mais il casse les jugements rendus sur des procĂ©dures dans lesquelles les formes ont Ă©tĂ© violĂ©es, ou qui contiennent quelque contravention expresse Ă  la loi, et il renvoie le fond du procĂšs au tribunal qui doit en connaĂźtre. 67 . Les juges composant les tribunaux de premiĂšre instance, et les commissaires du gouvernement Ă©tablis pi'Ăšs ces tribunaux, sont pris dans la liste communale ou dans la liste dĂ©partementale. Les juges formant les tribunaux d’appel, et les commissaires placĂ©s prĂšs d’eux, sont pris dans la liste dĂ©partementale. Les juges composant le tribunal de cassation, et les commissaires Ă©tablis prĂšs ce tribunal, sont pris dans la liste nationale. 68 . Les juges, autres que les juges de paix, conservent leurs fonctions toute leur vie, Ă  moins qu’ils ne soient condamnĂ©s pour forfaiture, ou qu’ils ne soient pas maintenus sur les listes d’éligibles. PIECES JUSTIFICATIVES. 3 77 TITRE VI. \ De la ResponsabilitĂ© des fonctionnaires publics. 69. Les fonctions des membres soit du sĂ©nat, soit du corps lĂ©gislatif, soit du tribunat, celles des consuls et des conseillers d’état, ne donnent lieu Ă  aucune responsabilitĂ©. 70. Les dĂ©lits personnels emportant peine afflictive ou infamante, commis par un membre, soit du sĂ©nat, soit du tribunat, soit du corps lĂ©gislatif, soit du conseil d’état, sont poursuivis devant les tribunaux ordinaires, aprĂšs qu’une dĂ©libĂ©ration du corps auquel le prĂ©venu appartient, a autorisĂ© cette poursuite. 71. Les ministres prĂ©venus de dĂ©lits privĂ©s emportant peine afflictive ou infamante, sont considĂ©rĂ©s comme membres du conseil d Ă©tat. 72. Les ministres sont responsables, i° de tout acte de gouvernement signĂ© par eux, et dĂ©clarĂ© inconstitutionnel par le sĂ©nat; 2 0 de l’inexĂ©cution des lois et des rĂ©glements d’administration publique ; 3 ° des ordres particuliers qu’ils ont donnĂ©s, si ces ordres sont contraires Ă  la constitution, aux lois, et aux rĂ©glements. 73. Dans les cas de l’article prĂ©cĂ©dent, le tribunal dĂ©nonce le ministre par un acte sur lequel le corps lĂ©gislatif^dĂ©libĂšre dans les formes ordinaires, aprĂšs avoir entendu ou appelĂ© le dĂ©noncĂ©. Le ministre mis MÉMOIRES lE NAPOLÉON. 3;8 en jugeaient par un dĂ©cret du corps lĂ©gislatif, est jugĂ© par une haute-cour, sans appel et sans recours en cassation. La haute-cour est composĂ©e de juges et de jurĂ©s. Les juges sont choisis par le tribunal de cassation, et dans son sein ‱ les jurĂ©s sont pris dans la liste nationale le tout suivant les formes que la loi dĂ©termine. 74. Les juges civils et criminels sont, pour les dĂ©lits relatifs Ă  leurs fonctions, poursuivis devant les tribunaux auxquels celui de cassation les renvoie aprĂšs avoir annulĂ© leurs actes. 76. Les agents du gouvernement, autres que les ministres, ne peuvent ĂȘtre poursuivis pour des faits relatifs Ă  leurs fonctions, qu’en vertu d’une dĂ©cision du conseil d’état en ce cas, la poursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires. TITRE VII. Dispositions gĂ©nĂ©rales . 7b. La maison de toute personne habitant le territoire français, est un asyle inviolable. Pendantla nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de rĂ©clamation faite de l’intĂ©rieur de la maison. Pendant le jour, on peut y entrer pour un objet spĂ©cial dĂ©terminĂ©, ou par une loi, ou par un ordre Ă©manĂ© d’une autoritĂ© publique. 77- Pour que l’acte qui ordonne l’arrestation d’une personne puisse ĂȘtre exĂ©cutĂ©, il faut, i° qu’il exprime PIÈCES JUSTIFICATIVES. 379 formellement le motif de l’arrestation, et la loi en exĂ©cution de laquelle elle est ordonnĂ©e; s>.° qu’il Ă©mane d’un fonctionnaire Ă  qui la loi ait donnĂ© formellement ce pouvoir; 3 ° qu’il soit notifiĂ© Ă  la personne arrĂȘtĂ©e, et qu’il lui en soit laissĂ© copie. 78. Un gardien ou geĂŽlier ne peut recevoir ou dĂ©tenir aucune personne qu’aprĂšs avoir transcrit sur son registre l’acte qui ordonne l’arrestation cet acte doit ĂȘtre un mandat donnĂ© dans les formes prescrites par l’article prĂ©cĂ©dent, ou une ordonnance de prise de corps, ou un dĂ©cret d’accusation, ou un jugement. 79. Tout gardien ou geĂŽlier est tenu sans qu’aucun ordre puisse l’en dispenser, de reprĂ©senter la personne dĂ©tenue Ă  l’officier civil ayant la police de la ‱maison de dĂ©tention, toutes les fois qu’il en sera' requis par cet officier. 80. La reprĂ©sentation de la personne dĂ©tenue ne pourra ĂȘtre refusĂ©e Ă  ses parents et amis porteurs de l’ordre de l’officier civil, lequel sera toujours tenu de l’accorder, Ă  moins que le gardien ou geĂŽlier ne reprĂ©sente une ordonnance du juge pour tenir lit personne au secret. 81. Tous ceux qui, n’ayant point reçu de la loi le pouvoir de faire arrĂȘter, donneront, signeront, exĂ©cuteront l’arrestation d’une personne quelconque ; tous ceux qui, mĂȘme dans le cas de l’arrestation autorisĂ©e par la loi, recevront ou retiendront la personne arrĂȘtĂ©e, dans un lieu de dĂ©tention non publiquement et lĂ©galement dĂ©signĂ© comme tel, et tous les gardiens ou geĂŽliers qui contreviendront aux dis- 38o MÉMOIRES UE NAPOLÉON. positions des trois articles prĂ©cĂ©dents, seront coupables du crime de dĂ©tention arbitraire. 82. Toutes rigueurs employĂ©es dans les arrestations, dĂ©tentions ou exĂ©cutions, autres que celles autorisĂ©es par les lois, sont des crimes. 83. Toute personne a le droit d’adresser des pĂ©titions individuelles Ă  toute autoritĂ© constituĂ©e, et spĂ©cialement au tribunat. 84. La force publique est essentiellement obĂ©issante ; nul corps armĂ© ne peut dĂ©libĂ©rer. 85. Les dĂ©lits des militaires sont soumis Ă  des tribunaux spĂ©ciaux, et Ă  des formes particuliĂšres de jugement. 86. La nation française dĂ©clare qu’il sera accordĂ© des pensions Ă  tous les militaires blessĂ©s Ă  la defense de la patrie , ainsi qu’aux veuves et enfants des militaires morts sur le champ de bataille ou des suites de leurs blessures. 87. Il sera dĂ©cernĂ© des rĂ©compenses nationales aux guerriers qui auront rendu des services Ă©clatants en combattant pour la rĂ©publique. 88. Un institut national est chargĂ© de recueillir les dĂ©couvertes, de perfectionner les sciences et les arts. 89. Une commission de comptabilitĂ© nationale rĂšgle et vĂ©rifie les comptes des recettes et des dĂ©penses de la rĂ©publique. Cette commission est composĂ©e de sept membres choisis par le sĂ©nat dans la liste nationale. 90. Un corps constituĂ© 11e peut prendre de dĂ©libĂ©ration que dans une sĂ©ance oĂč les deux tiers au moins de ses membres se trouvent prĂ©sents. , PIl'ĂźCIiS JUSTIFICATIVES. 38 I m. Le rĂ©gime des colonies françaises est dĂ©terminĂ© par des lois spĂ©ciales. 92. Dans le cas de rĂ©volte Ă  main annĂ©e, ou de troubles qui menacent la sĂ»retĂ© de letat, la loi peut suspendre, dans les lieux et pour le temps qu’elle dĂ©termine, l’einpire de la constitution. Cette suspension peut ĂȘtre provisoirement dĂ©clarĂ©e dans les mĂȘmes cas, par un arrĂȘtĂ© du gouvernement, le corps lĂ©gislatif Ă©tant en vacance, pourvu que ce corps soit convoquĂ© au plus court terme par un article du mĂȘme arrĂȘtĂ©. p 3 . La nation française dĂ©clare qu’en aucun cas elle 11e souffrira le retour des Français qui, ayant abandonnĂ© leur patrie depuis le i4 juillet 1789, ne .sont pas compris dans les exceptions portĂ©es aux lois rendues contre les Ă©migrĂ©s ; elle interdit toute exception nouvelle sur ce point. Les biens des Ă©migrĂ©s sont irrĂ©vocablement acquis au profit de la rĂ©publique. 94. La nation française dĂ©clare qu’aprĂšs une vente lĂ©galement consommĂ©e de biens nationaux, quelle qu’en soit l’origine, l’acquĂ©reur lĂ©gitime ne peut en ĂȘtre dĂ©possĂ©dĂ©, sauf aux tiers rĂ©clamants Ă  ĂȘtre, s’il y a lieu, indemnisĂ©s par le trĂ©sor public. r SIEGE DE TOULON Ollioulra ^ - A* vTTiJlffl*v-' >Wf/XüÇ? 7 **nw*OT \i > lfe' Livre au j- \> a/i\ le 36'UcA Tl\zm>i T RG Vtenlo/’ç WrrytntAĂšvti tyiVl/ĂŽll K s Nurem yAiinp'ad WoriUi Brtfvufe/i VfÀ lïÂin xalo/'nf J 9 Lj/ Bruc/ural \rsmteury f /tvujt>, arlsruln Lautout'a%i Straubiug iA/umy 'ffrarfo'lt y\ Zottw&H&iĂŻ S c ' Nonllmyonl 1 > ' ' / Prattltna ’otistailt vytatebottra TGA 11 R JTenlonnlum iilgĂŽ 'AttM on vif fĂ nl*G& ./r&P* vwAvvr Wfc R*T ÉM B .K R i ; J \ 'tufluitft’n , ÀPĂżZ-~' * HTIIAXBO yyywgjyr/^j' Auluwlt \j wÂŁ. a Awy; L 0 /lnl>u/'i ,7 l/uit'A // lĂźittm/ii/o/i f'oholfJmt Arlat'A 'au/um Ăč A f /nilmuru A 0/1/ \ y ’ofAoot'/ l{*fillĂč\if.'‱///?>? tlef/cance. CAMPAGNE S. Maurice continuitĂ©* Je tr h/itill lierait Verrua ’liicri Wf^Mrrc/h/o T^yj'nVt o Lx / J JufftrnĂŽjfM'e Jt &s\rĂč/ti Novi ft ‱VrVT-rf- 5 VXÆ'5’ 1 mMg*' -4-vfc' \-AK mu > Hsmc-nqia H*i*Ăź*Z HX3 ^r'.- nÜK, - 1 tlx-TT -' rWiSM i . St»». ^^KJS s . S\\ 'f*Ùf % VsĂąSS * **> SM 9 d&$» ,tV *2 j'IlfĂź' ,% 4 *i »S^ .^ i v / 3 *e ÜVivYV'V*** Ăźw^Y* *'J*lTfc f ĂŻ ,J Ăź A çjjç* \ÂŁ h^T* - y» JT^jya » r i \* ’ * r w \? ‹» %>‱ A’fltljf.' iss; ' I. il* f/2 r-Si-.>-'.W9itf! . ;. .-‱WW» '''- ' ! *f& À. -\ s&aSĂš-S' MEMOIRES DE NAPOLÉON. I DE L’IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT, RUE JACOB , N° 24- V * * / / MÉMOIRES POUR SERVIR A L’HISTOIRE DE FRANCE, SOUS NAPOLÉON, ÉCRITS A SAINTE-HÉLÈNE, Par les gĂ©nĂ©raux qui ont partagĂ© sa captivitĂ©, ET PUBLIES SUR LES MANUSCRITS ENTIEREMENT CORRIGES DE MAIN DE NAPOLÉON. TOME PREMIER, ÉCRIT PAR LE GÉNÉRAL COMTE 11 K MONTHOLON. PARIS, firmin didot, pĂšre et fils, libraires, rue. iacob, n" a4- BOSSANGE FRÈRES, LIBRAIRES, RUE DE SEINE, N° 12. l823. r '&-&Si&Ă©sr y-, T** >nvn! . *'”*V MÉLANGES HISTORIQUES NOTES. TOME PREMIER. . - V AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS. Depuis sept ans on a beaucoup Ă©crit sur NapolĂ©on chacun a voulu dire ce qu’il savait ; beaucoup ont dit ce qu’ils ne savaient pas. Les administrateurs, les militaires, les Ă©crivains de toutes les nations ont voulu le juger tout le monde en a parlĂ©, exceptĂ© lui-mĂȘme. Il rompt enfin le silence, et d’une maniĂšre solennelle. Lors de son abdication Ă  Fontainebleau, il avait dit aux dĂ©bris de ses vieilles phalanges , J’écrirai les grandes choses que nous avons faites ensemble ; mais les Ă©vĂšnements qui se succĂ©dĂšrent avec rapiditĂ© et amenĂšrent le 20 mars, ne lui per- viij AVERTISSEMENT, mirent pas dĂ©crire ses MĂ©moires Ă  Illc d’Elbe; ce n’est qu’à Sainte-HĂ©lĂšne qu’il put tenir la parole qu’il avait donnĂ©e Ă  Fontainebleau. Trop actif pour retarder d’un instant l’exĂ©cution d’un projet arrĂȘtĂ©, il n’attendit pas qu’il fĂ»t arrivĂ© sur le l'ocher de l’exil ; Ă  bord mĂȘme du navire qui l’y transportait, il commença la rĂ©daction de ses MĂ©- moires. Il a employĂ© les six annĂ©es de sa captivitĂ© Ă  Ă©crire la relation des vingt annĂ©es de sa vie politique. Ce fut tellement son occupation constante, que l’énumĂ©ration des travaux que ces MĂ©moires lui ont coĂ»tĂ©s, serait presque l’histoire de sa vie Ă  Sainte- HĂ©lĂšne. Il Ă©crivait rarement lui-mĂȘme; il s’impatientait de ce que sa plume se refusait Ă  suivre la rapiditĂ© de sa pensĂ©e. Lorsqu’il voulait Ă©crire la relation d’un Ă©vĂšnement, il faisait faire des recherches par les gĂ©nĂ©raux qui l’entouraient ; et lorsque tous les matĂ©riaux Ă©taient rassemblĂ©s ., il leur dictait d’improvisation. NapolĂ©on relisait ce travail et le corri- AVERTISSEMENT. ix geait de sa propre main; souvent il le dictait de nouveau ; plus souvent encore, il recommençait toute une page dans la marge. Ces manuscrits, recouverts de son Ă©criture, ont Ă©tĂ© conservĂ©s avec soin, parce que rien de ce qui vient d’un homme si extraordinaire ne sera indiffĂ©rent aux yeux de la postĂ©ritĂ©, et. que d’ailleurs ces manuscrits prĂ©cieux sont une preuve irrĂ©cusable d’authenticitĂ©. NapolĂ©on avait demandĂ© qu’on lui fit venir de France tous les ouvrages nouveaux; quelques-uns lui parvinrent. Il les lisait avec aviditĂ© et surtout ceux qui Ă©taient publiĂ©s contre lui. Les injures et les libelles n’obtenaient qu’un sourire de mĂ©pris ; mais, lorsqu’il rencontrait dans des ouvrages importants des passages oĂč sa politique avait Ă©tĂ© mal comprise ou mal interprĂ©tĂ©e, il se rĂ©criait avec sa vivacitĂ© ordinaire. Il relisait plusieurs fois le passage; puis, croisant les bras et se promenant avec plus ou moins de rapiditĂ©, selon l’agitation de ses pensĂ©es, il dictait une rĂ©ponse; mais emportĂ© par la force de son imagination, il arrivait presque toujours qu’au bout de X AVERTISSEMENT, quelques phrases, il oubliait l’auteur et le livre, pour ne plus s’occuper que du fait dont il Ă©tait question. NapolĂ©on regardait ces notes comme des matĂ©riaux qui devaient servir Ă  ses MĂ©moires ; elles sont d’autant plus intĂ©ressantes , qu’étant le jet d’une improvisation naĂŻve, la pensĂ©e de l’auteur y est Ă  dĂ©couvert; et qu’elles jettent une vive lumiĂšre sur des Ă©vĂšnements dont les dĂ©tails ont Ă©tĂ© inconnus jusqu’à ce jour; nous en faisons l’objet d’une collection particuliĂšre. Comme CĂ©sar et FrĂ©dĂ©ric , NapolĂ©on a Ă©crit Ă  la troisiĂšme personne; il ne mettait pas une grande importance Ă  son style la vĂ©racitĂ© des faits et le besoin de faire connaĂźtre Ă  ses contemporains et Ă  la postĂ©ritĂ© les motifs qui ont dĂ©terminĂ© ses actions, tel est le but qu’il semble avoir voulu atteindre. En publiant ces MĂ©moires, nous ne craignons pas qu’on nous assimile Ă  ces Ă©diteurs d’ouvrages, destinĂ©s Ă  rĂ©veiller la haine et Ă  irriter les partis. Ici, tout porte le caractĂšre sĂ©vĂšre de l’histoire; et, de tout ce qu’on pourra publier sur notre mĂ©morable AVERTISSEMENT. x j Ă©poque, les MĂ©moires de NapolĂ©on seront les piĂšces les plus importantes et les plus remarquables monument honorable pour la gloire française, et plus propre Ă  calmer les passions qu’à les exciter. Cet ouvrage est Ă©crit avec l’impartialitĂ© qu’exige l’histoire; mais comme il serait possible que, privĂ© de matĂ©riaux, l’illustre historien se fĂ»t trompĂ© quelquefois, nous pensons remplir ses intentions, en ouvrant carriĂšre aux rĂ©clamations. Nous nous ferons un devoir de les accueillir, et nous les publierons toutes les fois quelles seront de quelque importance historique,et appuyĂ©es de piĂšces irrĂ©cusables. Nous prĂ©parons une grande Ă©dition qui, par son luxe typographique, sera plus convenable Ă  l’importance de ces MĂ©moires et des grands Ă©vĂšnements qu’ils retracent. SEPT NOTES SUR L’OUVRAGE INTITULÉ. TRAITÉ DES GRANDES OPÉRATIONS MILITAIRES, Pau le gĂ©nĂ©rai, baron J O MINI /i. DeuxiĂšme Ă©dition, troisiĂšme et derniĂšre partie, contenant les campagnes de Bonaparte en Italie, en 1796 et 1797. G*, BATAILLE IF, MONTENOTTK. - 4, BATAILLE DF. LODI. - 3 e , BATAILLE DF. 4 , BATAILLE DE RASSANO. - 5 , BATAILLE d’aRCOLE. - 6, BATAILLE DF. 7, CAMPAGNE d’.ALLEMAGNE DE 1797- Cet ouvrage est un des plus distinguĂ©s qui aient paru sur ces matiĂšres. Ces notes pourront ĂȘtre utiles Ă  l’auteur pour ses prochaines Ă©ditions, et intĂ©resseront les militaires. ° NapolĂ©on, parlant de ce gĂ©nĂ©ral dans line de ses notes sur un ouvrage publiĂ© en Allemagne au sujet de la campagne de Saxe, dit C’est Ă  tort que l’auteur de ce livre attribue au gĂ©nĂ©ral MĂ©langes.—Tome /. t *1 WKMOTrtKS DF PT 4 PO LÉO\. I re NOTE chapitre xxv. Bataille de Montenotte. i° L’armĂ©e autrichienne, en avril 1796, Ă©tait forte de quarante-deux bataillons et quarante- quatre escadrons quelques-uns de ces bataillons Ă©taient de quinze cents hommes ; l’armĂ©e piĂ©montaise , compris l’artillerie et la cavalerie, Ă©tait de trente mille hommes ; la division de cavalerie napolitaine Ă©tait de deux mille hommes. Ces armĂ©es rĂ©unies avaient quatre-vingt mille hommes sons les armes, et deux cents piĂšces de canon. L’armĂ©e française Ă©tait de vingt-huit mille hommes d’infanterie, trois mille de cavalerie , et trente piĂšces de canon attelĂ©es. Total, trente-un mille hommes en campagne. \ Jomini d’avoir portĂ© aux alliĂ©s le secret des opĂ©rations de la campagne, et la situation du corps de Ney. Cet officier ne connaissait pas le plan de l’empereur. L’ordre du mouvement gĂ©nĂ©ral, qui Ă©tait toujours envoyĂ© Ă  cha- cun des marĂ©chaux, ne lui avait pas Ă©tĂ© communi- quĂ©; et l’eĂ»t-il connu, l’empereur ne l’accuserait pas du crime qu’on lui impute. Il n’a pas trahi ses drapeaux \'VI VVVVV4 I r NOTE. — M O R E AU. p age 87. / . Mais le nom de Moreau Ă©tait plus populaire, et la nation i’eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ©, si la dictacture l’avait sĂ©duit, ou si la noble et secrĂšte ambition de se faire le Monck des Fran- çais l’avait excitĂ© ; il aurai t pu, bien avant cette Ă©poque, faire intervenir l’armĂ©e, et devancer son rival; il avait plus que lui l’affection du soldat on le connaissait davantage. Il avait eu partout de grands succĂšs, en Flandre, en Al- lemagne et en Italie, oĂč sa retraite devant Sonvarow ne 1 l'illustra pas moins que celle qu’il avait faite devant M. l’ar- chiduc. Moreau n’avait pas la rĂ©solution d’esprit nĂ©ces- saire pour de telles entreprises ; il crut, en secondant l’élĂ©vation du premier consul, se rĂ©server le rĂŽle de gĂ©nĂ©- ralissime, qui lui convenait mieux mais ce partage parut trop inĂ©gal Ă  ce brillant et farouche amant de la gloire, qui se montra toujours jaloux de ses moindres faveurs, et n’en connut jamais le vĂ©ritable prix.» Page 82. Son plan de campagne ne fut point d’abord adoptĂ© par le gouvernement; il voulait agir par son aile droite, et se borner Ă  observer Saint-' avait dĂ©cidĂ© du sort d’une armĂ©e qui ne pouvait plus ĂȘtre recrutĂ©e, ni secourue par la mĂ©tropole; elle devait pĂ©rir reuses, entravĂ©es par une immense quantitĂ© de bagages» s’avancaient lentement. » Page iĂź5. . Il avait Ă  choisir entre le gĂ©nĂ©ral Menou, vieil et brave officier, mais tout neuf au commandement, et le gĂ©nĂ©ral Reynier, dont les talents Ă©prouves Ă  l’armĂ©e du Rhin, oĂč il avait Ă©tĂ© chef de l’état-major, inspiraient plus de confiance. La passion dicta ce choix de Bonaparte; le secret orgueil, la vaine satisfaction de faire prĂ©dominer a ce qu’il appelait son parti, l’emportĂšrent sur le salut de l’armĂ©e, sur l’intĂ©rĂȘt mĂȘme de sa gloire.» Page 171 . Quels qu’aient Ă©tĂ© les motifs qui dĂ©terminĂšrent Bona- parte Ă  l’entreprendre, il se mĂȘla de grandes vues Ă  l’esprit aventureux qui l’entraĂźna toujours hors des routes ordi- naires et au-delĂ  des bornes de la raison. Ni la situation dans laquelle il laissait l’intĂ©rieur de la France, ni l’état de " la marine, ne pouvaient lui permettre d’espĂ©rer les se- cours sans lesquels la colonie et* le fondateur devaient nĂ©cessairement pĂ©rir; ils eussent Ă©tĂ©, comme au temps des croisades, tĂŽt ou tard dĂ©vorĂ©s par le climat ou par des peuples Ă  demi-barbares, que le fer ne pouvait soumettre, et qu’aucun lien religieux ni politique ne pouvait unir au vainqueur, mais frapper au cƓur le commerce de l’An- “ gleterre, en attirant en Égypte celui de l’Orient; rouvrir la route des trĂ©sors de la’ncien monde; dĂ©dommager la France de la perte de ses colonies occidentales par de nouveaux et nombreux Ă©tablissements sur les cĂŽtes de l’Afrique; rendre au berceau des sciences et des arts sa premiĂšre splendeur; explorer un pays si riche de grands MĂ©langes.—Tome /. 5 MliMOlRliS DF NAPOLKUK. 60 souvenirs ; aller marquer sa place entre les plus illustres conquĂ©rants; quels plus brillants prestiges sĂ©duisirent ja- mais les favoris de la fortune ! Volume VII, page 197. . La sortie de l’amiral Gantheaume fut une rĂ©solu- tion aussi audacieuse que l’entreprise de la conduire Ă  Alexandrie Ă©tait tĂ©mĂ©raire. C’était hasarder de livrer aux Anglais la meilleure partie de ce qu’il restait de la raa- n rine française mais ce secours pouvait sauver la colo nie d’Égypte et dĂ©terminer la paix maritime. Si l’escadre Ă©chappait Ă  la flotte anglaise de la Manche, elle devait, en entrant dans la MĂ©diterranĂ©e, rencontrer celle de l’amiral Ixeith, et si elle parvenait Ă  l’éviter, il n’était pas probable que les escadres de Warren et de Bickerton, qui croisaient ou Ă  l’ouvert du dĂ©troit, ou dans le canal de Malte, et dans la mer de Libye, ne coupassent sa route avant l’attĂ©rage Ă  la eĂ»te d’Égypte. Il fallait donc autant de bonheur que f NapolĂ©on lui envoya l’ordre de venir le joindre, ne voulant pas risquer une vie si prĂ©cieuse dans une occasion oĂč son gĂ©nĂ©ral de brigade le pouvait remplacer. Quand le gĂ©nĂ©ral eu chef prit le parti d’accourir en Europe au secours de la rĂ©publique, il pensa d’abord Ă  laisser le commandement Ă  Desaix ; ensuite Ă  amener avec lui en France Desaix et KlĂ©ber; et enfin il rĂ©solut d’amener le pi’emier et d’investir le second du commandement. Ce serait une singuliĂšre marque de jalousie que d’élever un gĂ©nĂ©ral de division au poste de gĂ©nĂ©ral en chef! Il est fĂącheux de lire une telle assertion dans un ouvrage estimable; car enfin de quoi aurait pu ĂȘtre jaloux le vainqueur de tant de batailles ! et quelle preuve en a-t-il donnĂ©e? L’armĂ©e d’Egypte pouvait se maintenir et mĂȘme se perpĂ©tuer dans le pays sans recevoir aucun secours de France les vivres, les objets d’habillement, tout ce qui est nĂ©cessaire Ă  une armĂ©e se trouvait en abondance en Egypte. Il y avait des munitions de guerre pour plusieurs campagnes. D’ailleurs Champy et ContĂ© avaient Ă©tabli des poudriĂšres l’armĂ©e avait des cadres pour 80,000 hommes ; elle pouvait faire autant de recrues qu’elle voulait , spĂ©cialement parmi les jeunes gens Cophtes, Grecs, Syriens et Noirs de Darfour et de Sennaar. La 21 e demi-brigade 70 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. a recrutĂ© 5oo Cophtes, dont plusieurs ont Ă©tĂ© faits sous-officiers et ont obtenu la lĂ©gion-d’hon- neur; il en existe sans doute encore en France. Mais quelle Ă©tait la puissance qui pouvait attaquer l’Égypte? La Porte ottomane? elle avait perdu ses deux armĂ©es de Syrie et de Rhodes ; les batailles des Pyramides, du Mont-Tabor et d’Aboukir avaient dĂ©cĂ©lĂ© toute la faiblesse des armĂ©es ottomanes. Le grand-visir avec un ramassis de canaille asiatique, n’était pas un Ă©pouvantail, mĂȘme pour les habitants. La Russie? c’était un fantĂŽme dont on menaçait l’armĂ©e. Le czar desirait que l’armĂ©e française se consolidĂąt en Égypte ; elle jouait son jeu, et lui ouvrait les portes de Constantinople. Restait donc l’Angleterre? mais il fallait une armĂ©e d’aumoins 36,ooo hommes pour rĂ©ussir dans une pareille opĂ©ration, et l’Angleterre n’avait pas cette armĂ©e disponible. Il Ă©tait Ă©vident, puisque l’Angleterre Ă©tait parvenue Ă  former une seconde coalition , qu’elle conquerrait l’Égypte en Italie, en Suisse ou en France. Mais d’ailleurs l’armĂ©e d’Orient pouvait recevoir des secours de France pendant l’hiver, rien ne pouvait l’empĂȘcher. La destruction de l’escadre d’Aboukir fut un grand malheur sans doute; mais la perte de onze bĂątiments, dont trois Ă©taient trĂšs-vieux n’était NOTES ET MÉLANGES. 7 l pas le mois d’aoĂ»t 1797,l’amiral Brueys dominait dans la MĂ©diterranĂ©e avec /jo vaisseaux de guerre ; s’il eĂ»t voulu jeter i 5 ,ooo hommes en Egypte, il en Ă©tait le maĂźtre; il ne le fit pas, parce que la guerre allumĂ©e sur le continent rendait nĂ©cessaires toutes les troupes françaises en Italie, en Suisse, ou sur le Rhin. Dans le mois de janvier 1800, immĂ©diatement aprĂšs le 18 brumaire, on eĂ»t pu faire passer autant d’hommes que l’on eĂ»t voulu, en les embarquant sur l’escadre de Brest, sur celle de Ro- chefort; mais les hommes Ă©taient nĂ©cessaires en France pour dissoudre la deuxiĂšme coalition ; ce 11e fut qu’aprĂšs Marengo oĂč l’état de la rĂ©publique changea, qu’on songea Ă  envoyer des renforts considĂ©rables Ă  cette armĂ©e. Gantheaume partit avec sept vaisseaux de guerre de Brest, portant 5 ,000 hommes. Quarante vaisseaux devaient appareiller au moment oĂč les .premiers coups de canon seraient tirĂ©s dans la Baltique; ce qui obligerait l’Angleterre d’y envoyer trente vaisseaux de guerre de ren- lort. Ces quarante vaisseaux de Brest auraient donc dominĂ© dans la MĂ©diterranĂ©e, pendant une partie de l’étĂ© ; ils auraient embarquĂ© Ă  Tarente les troupes nĂ©cessaires pour l’Égypte. Dans le mois d’octobre 1800, des avisos, des frĂ©gates, des bĂątiments de commerce, arrivĂ©- ya MÉMOIRES DE .» APOLÉOR'. relit frĂ©quemment en Egypte , le vin et les marchandises d’Europe y furent en grande abondance, et l’armĂ©e reçut des nouvelles de France tous les mois. Il n’y avait aucun moyen d’empĂȘcher des frĂ©gates et des corvettes partant de Toulon, d’AncĂŽne, de Tarente, de Brindisi, d’arriver Ă  Damiette ou Alexandrie, dans les mois de novembre, dĂ©cembre, janvier, fĂ©vrier, et mars Y Égyptienne et la Justice parties de Toulon, arrivĂšrent dans le mois de janvier en dix jours; la RĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e de Rochefort y arriva en dix-sept jours. Concluons i° l’armĂ©e d’Orient n’avait pas besoin de secours ; i° elle pouvait rester plusieurs annĂ©es sans faire de nouvelles recrues; 3° elle pouvait faire des recrues tant qu’elle voulait, en choisissant des chrĂ©tiens, mĂȘme des jeunes musulmans, et enfin en achetant des Noirs de Darfour et de Sennaar. L’Égypte n’est pas une forteresse, ce n’est pas une Ăźle stĂ©rile, c’est un immense royaume qui a une .cĂŽte de cent-vingt lieues. Appliquer Ă  un pays aussi riche, aussi Ă©tendu, les principes qui conviennent Ă  une citadelle, c’est Ă©trangement se tromper et se fourvoyer. Les croisĂ©s furent maĂźtres plus de cent ans de la Syrie. C’était une guerre de religion. Les instructions dĂ©taillĂ©es que-le gĂ©nĂ©ral en chef fit remettre au gĂ©nĂ©ral KlĂ©ber, et la lettre NOTES ET MÉLANGES. 7J datĂ©e d’Aboukir du 5 fructidor, qui est imprimĂ©e, et qu’il lui Ă©crivait au moment de son dĂ©part, font assez connaĂźtre ses projets sur l’Egypte, ses espĂ©rances de retour pour complĂ©ter son expĂ©dition, et la sĂ©curitĂ© parfaite oĂč il Ă©tait, que KlĂ©ber consoliderait sa colonie. TantquelaFrance aurait la guerre, et que la deuxiĂšme coalition ne serait pas dissoute, on ne pouvait que rester stationnaire en Égypte, et seulement conserver le pays, et pour ce but KlĂ©ber ou Desaix Ă©taient plus que suffisants. NapolĂ©on obĂ©it au cri de la France, qui le rappelait en Europe en partant; il avait reçu du directoire carte blanche pour toutes ses opĂ©rations, soit pour les affaires de Malte, soit pour celles de la Sicile, soit pour l’Égypte, soit pour Candie. Il avait des pouvoirs en rĂšgle pour faire des traitĂ©s avec la Russie, la Porte, les rĂ©gences et les princes de l’Inde, il pouvait ramener, nommer son successeur, revenir quand cela lui conviendrait. Quand il reçut la nouvelle de l’assassinat de KlĂ©ber, et que le gĂ©nĂ©ral Menou, comme le plus ancien gĂ©nĂ©ral, avait pris le commandement, il pensa Ă  rappeler Menou et Reynier, et Ă  donner le commandement au gĂ©nĂ©ral Lanusse. Fe gĂ©nĂ©ral Menou paraissait avoir toutes les qualitĂ©s nĂ©cessaires pour le commandement trĂšs-instruit bon administrateur, intĂšgre. Il s’élait fait mu- 7^ MÉMOIUKS DK JVAl’OLÉOJN. sLilman, ce qui Ă©tait assez ridicule, mais fort, agrĂ©able au pays ou Ă©tait en doute sur ses talents militaires ; on savait qu’il Ă©tait extrĂȘmement brave, il s’était bien comportĂ© dans la VendĂ©e, et Ă  l’assaut d’Alexandrie. Le gĂ©nĂ©ral Reynier avait plus d’habitude de la guerre ; mais il manquait de lĂ  premiĂšre qualitĂ© d’un chef bon pour occuper le deuxiĂšme rang, il paraissait impropre au premier. Il Ă©tait d’un caractĂšre silencieux, aimant la solitude ne sachant pas Ă©lectriser, dominer, conduire les hommes. Le gĂ©nĂ©ral Lanussc avait le feu sacrĂ© ; il s’était distinguĂ© par des actions d’éclat aux PyrĂ©nĂ©es , en Italie ; il avait l’art de communiquer ses sentiments aux deux premiers ; mais ce qui dĂ©cida le premier consul Ă  laisser les choses comme elles Ă©taient, c’est la crainte que le dĂ©cret de nomination ne fĂ»t interceptĂ© par les croisiĂšres ennemies, et qu’ils ne s’en servissent comme d’un moyen, pour mettre de la division , du trouble dans l’armĂ©e, qui paraissait dĂ©jĂ  disposĂ©e Ă  se diviser. Il Ă©tait impossible alors de prĂ©voir Ă  quel point Menou avait d’incapacitĂ© pour la direction des affaires de guerre, puisqu’il avait Ă©tĂ© militaire toute sa vie, cpi’il avait beaucoup lu, qu’il avait fait plusieurs campagnes, qu’il connaissait parfaitement le théùtre oĂč il se trouvait. NapolĂ©on n’avait en Égypte aucun parti, il NOTES ET MÉLANGES. ^5 Ă©tait chef de l’armĂ©e; Berthier, Desaix, KlĂ©ber, Menou, Reynier, Ă©taient Ă©galement ses subordonnĂ©s ; et en supposant qu’il y eut eu des partis, comment l’homme qui, dans toute son administration, a toujours fait taire tout esprit de parti, qui, pour premier acte de son autoritĂ©, a rapportĂ© la loi du dix-neuf fructidor, a rempli le ministĂšre, le conseil d’état, et toute les grandes places de l’administration par des fructidorisĂ©s, tels que Portalis, BĂ©nĂ©zech, Carnot, au ministĂšre ; Dumas, Laumond, FiĂ©vĂ©, au conseil d’état; BarthĂ©lemy, Fontanes, Pastoret, etc., au sĂ©nat, aurait-il pu se dĂ©terminer par des vues petites et Ă©troites? Si cela est absurde, pourquoi donc en tacher un ouvrage estimable ? Gantheaume est parti de Brest, le vingt-cinq janvier; il a passĂ© le dĂ©troit le six fĂ©vrier s’il avait continuĂ© sa route, il aurait Ă©tĂ© le vingt fĂ©vrier Ă  Alexandrie, et il n’y aurait trouvĂ© personne que la croisiĂšre ordinaire composĂ©e de deux voiles ; il eĂ»t dĂ©barquĂ© 5,ooo soldats qu’il portait, et un millier d’hommes, formant l’équipage des trois frĂ©gates ou corvettes, qu’il eĂ»t laissĂ©s Ă  Alexandrie. Fai soixante-douze heures il eĂ»t dĂ©barquĂ© tous les objets dont il Ă©tait chargĂ©, et serait retournĂ© Ă  Toulon il n’y avait aucune escadre dans la MĂ©diterranĂ©e que celle de l’amiral Keith, de neuf vaisseaux de guerre, qui MÉMO lit O il JN A 1*0 LÉO 1Y. Ă©tait dans ia baie de Macri embarrassĂ©e d’un convoi de 180 voiles le contre-amiral Waren Ă©tait Ă  Gibraltar, avec quelques vaisseaux dĂ©gréés ; ce ne fut que long-temps aprĂšs qu’il put prendre la mer. L’amiral Calder avec sept vaisseaux s’était mis Ă  la poursuite de l’amiral Gantheaume et Ă©tait allĂ© le chercher en AmĂ©rique , tant on avait mis d’adresse Ă  donner le change aux espions anglais. Effectivement des agents de l’adminis- tration de la Guadeloupe et de Saint-Domingue et grand nombre d’habitants, hommes et femmes, s’embarquĂšrent Ă  Brest, comptant aller en AmĂ©rique. La frĂ©gate la RĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e est partie de Ro- chefort, elle a passĂ© le dĂ©troit le dix-neuf fĂ©vrier , et elle est arrivĂ©e Ă  Alexandrie le premier mars ; ce qui est une preuve matĂ©rielle que l’amiral Gantheaume, qui avait passĂ© le dĂ©troit le six fĂ©vrier, y serait arrivĂ© avant cette Ă©poque et ce n’est que le premier mars, que l’amiral Keith mouilla Ă  Aboukir et dĂ©barqua l’armĂ©e d’Aber- crombie. Le gĂ©nĂ©ral Friant, qui commandait Ă  Alexandrie, aurait donc eu 8,000 hommes pour s’opposer au dĂ©barquement. Les Anglais eussent Ă©chouĂ©, et l’Egypte Ă©tait sauvĂ©e; l’armĂ©e et les flottes anglaises Ă©taient divisĂ©es par la guerre que la France et l’Espagne faisaient au Portugal, et par la quadruple alliance qui exigeait une flotte dans la Baltique. Depuis NOTES ET 77 que l’on avait rĂ©ussi Ă  donner le change Ă  l’amiral Calder, il n’y avait plus rien Ă  craindre dans la MĂ©diterranĂ©e. L’amiral français, ayant donc manquĂ© de rĂ©solution, aprĂšs avoir pris une frĂ©gate et une corvette anglaise, mouilla vers la mi-fĂ©vrier dans le port de Toulon le premier consul fut trĂšs- mĂ©content; il le fit repartir, mais il ne put appareiller que le dix-neuf mars. Il se rencontra sur les cĂŽtes de Sardaigne avec l’escadre de l’amiral Waren, qui s’était formĂ©e Ă  Gibraltar elle lui Ă©tait infĂ©rieure; mais comme son objet n’était pas de combattre, il manƓuvra fort habilement, et pendant la nuit fit fausse route. Waren ne le voyant plus au point du jour fit route sur Alexandrie, pour se ranger sous les ordres de FamiralKeith. Gantheaume eĂ»t dĂ» Ă©galement faire route, reconnaĂźtre le mont Carmel ou le mont Cassins; et dĂ©barquer sa petite armĂ©e Ă  Damiette. Il y fut arrivĂ© en avril; nous occupions encore Damiette, il eĂ»t encore sauvĂ© l’Egypte. Au lieu de cela, il retourna encore Ă  Toulon; le premier consul fut encore mĂ©content il le fit repartir une troisiĂšme fois avec l’ordre de dĂ©barquer sa petite armĂ©e Ă  Damiette en allant par les cĂŽtes de Syrie, ou de dĂ©barquer Ă  El-Ba- retoun en altĂ©rant sur la cĂŽte d’Afrique. El-Ba- retoim est un bon port, il y a beaucoup d’eau. 78 MÉMOIKKS 1 K N A POT. ICON. d’El - Baratoau Ă  Alexandrie, on trouve tous les jours de l’eau et des pĂąturages ; il eĂ»t dĂ©barquĂ©, avec les 5,ooo hommes, deux mois de vivres, des outres et de l’argent. En cinq ou six jours de marche, ces 5,ooo hommes seraient arrivĂ©s Ă  Alexandrie. Gantheaume atteignit cette troisiĂšme fois le parage d’Égypte, le 8 juin ces 5,ooo hommes seraient donc arrivĂ©s vers le i5 au 20 juin, dans le moment le plus propice; les secours venant d’Angleterre n’étaient pas encore arrivĂ©s Ă  l’armĂ©e anglaise. En juin, le gĂ©nĂ©ral Cool n’avait plus que 4? 000 hommes au camp des Romains, vis-Ă -vis d’Alexandrie Hutchinson, avec 5,ooo hommes, Ă©tait prĂšs de Gesch. Le gĂ©nĂ©ral Menou, renforcĂ© de ce secours, eĂ»t pu attaquer le gĂ©nĂ©ral Cool avec 10,000 hommes, l’eĂ»t battu, eĂ»t dĂ©gagĂ© Belliard au Caire, la victoire eĂ»t Ă©tĂ© assurĂ©e. Ainsi, toutes les trois fois, l’amiral français a pu sauver l’Égypte ; il s’en est laissĂ© imposer par de faux rapports s’il eĂ»t eu la dĂ©cision de Nelson, son escadre Ă©tait une escadre lĂ©gĂšre, trĂšs-bonne marcheuse , trĂšs-bien Ă©quipĂ©e il pouvait se moquer de l’escadre de Keith, non pour la combattre, mais pour lui Ă©chapper. Gantheaume connaissait parfaitement toutes les cĂŽtes de Syrie, toutes les cĂŽtes d’Égypte, et les circonstances Ă©taient uniques. Toutes les flottes anglaises Ă©taient nĂ©cessaires dans la Baltique. Une NOTES F, T MÉLANGES. 79 petite escadre, bonne marcheuse et bien Ă©quipĂ©e, peut entreprendre tout, ce qu’elle veut. Trois frĂ©gates, pendant le siĂšge de Saint-Jean-d’Acre, sous les ordres du contre-amiral PerĂ©e, ont couru toutes les mers entre Rhodes et Acre, ont plusieurs fois communiquĂ© Ă  deux lieues de Sidney Smith, derriĂšre le mont Carmel, et ont interceptĂ© plusieurs bĂątiments de l’armĂ©e de Rhodes, qui se rendaient Ă  Acre, chargĂ©s de vivres, de canons et de munitions pour l’armĂ©e assiĂ©gĂ©e ; cependant XAlceste, la Courageuse, la Junon, ne marchaient que mĂ©diocrement si le contre- amiral eĂ»t eu trois frĂ©gates comme la Justice et la Diane, il eĂ»t manoeuvrĂ© avec beaucoup plus de hardiesse ; il eĂ»t jouĂ© aux barres avec le Tigre et le ThĂ©sĂ©e, les deux vaisseaux de 80, de Sydney Smith. En rĂ©sumĂ©, l’expĂ©dition d’Egypte a parfaitement rĂ©ussi dĂ©barquĂ© le I er juillet 1798 Ă  Alexandrie, NapolĂ©on Ă©tait le x er aoĂ»t maĂźtre du Caire, et de toute la basse Égypte; au r er janvier 1799, il Ă©tait maĂźtre de tonte l’Égypte; au i er juillet 1799, il avait dĂ©truit l’armĂ©e turque de Syrie, et lui avait pris son Ă©quipage de campagne de piĂšces, et i 5 o caissons. Enfin, au mois d’aoĂ»t, il dĂ©truisit l’élite de l’armĂ©e de la Porte, et prit Ă  Aboukir son Ă©quipage de campagne de 3 a piĂšces de canon. KlĂ©ber s’en laissa 80 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. imposer" jwr le grand-visir il lui remit toutes les places fortes, et consentit Ă  une convention fort Ă©trange , celle d’El-Arich. Cependant le colonel Latour-Maubourg, Ă©tant arrivĂ© le premier mars 1800, avec des lettres du premier consul avant que le Caire 11e fut livrĂ©, KlĂ©ber battit le grand-visir,le chassa dans le dĂ©sert, et reconquit l’Égypte. Au mois de mars 1801 , les Anglais dĂ©barquĂšrent une armĂ©e de 18,000 hommes, sans attelages d’artillerie et sans chevaux de cavalerie elle devait ĂȘtre dĂ©truite ; mais KlĂ©ber avait Ă©tĂ© assassinĂ©, et, par une fatalitĂ© dĂ©solante, cette brave armĂ©e avait pour chef un homme bon Ă  beaucoup de choses, mais dĂ©testable pour la guerre. L’armĂ©e vaincue aprĂšs six mois dĂ©faussĂ©s manƓuvres, dĂ©barqua sur les cĂŽtes de Provence au nombre de 2/1,000 hommes. L’armĂ©e d’Égypte, lorsde son arrivĂ©e Ă  Malte en 1798, Ă©tait de 32 ,000 hommes elleyrecut un renfort de 2,000 hommes; mais elle y laissa une garnison de 4>ooo hommes, et elle arriva Ă  Alexandrie au nombre de 3 o,ooo hommes. Elle reçut 3 ,000 hommes des dĂ©bris de l’escadre d’Aboukir, ce qui la porta Ă  33 ,000 hommes ; 2/1,000 hommes rentrĂšrent en France 1,000 y Ă©taient rentrĂ©s prĂ©cĂ©demment comme blessĂ©s, aveugles, sur les deux frĂ©gates la Muiron et la CarrĂšre, qui portĂšrent NapolĂ©on; mais un pareil nombre de troupes Ă©tait arrivĂ© sur la NOTES ET MÉLANGES. 8l Justice, XÉgyptienne et la RĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e la perte a donc Ă©tĂ© de 9,000 hommes, dont 4>°oo morts en 1798 et 1799, et 5 ,000 en 1800 et 1801, morts aux hĂŽpitaux ou sur le champ de bataille. Quand NapolĂ©on a quittĂ© Ă  la fin d’aoĂ»t 1799, l’effectif de l’armĂ©e Ă©tait de 28,5oo hommes français, compris les malades, les vĂ©tĂ©rans, les hommes de dĂ©pĂŽt, et les non-combattants Ă  la suite de l’armĂ©e. L’armĂ©e anglaise en 1801, n’était d’abord que de 18,000 hommes mais elle reçut dans les mois de juillet et d’aoĂ»t 7,000 hommes, partis de Londres, Malte et Mahon, et 8,000 hommes partis des Indes, qui dĂ©barquĂšrent Ă  CosseĂŻr; ce qui la porta Ă  3 a ou 3 /,ooo hommes. En y ajoutant i 5 ,ooo Turcs; on voit que les forces alliĂ©es employĂ©es contre l’Égypte, s’élevaient Ă  prĂšs de 60,000 hommes; sans doute que si elles eussent attaquĂ© ensemble, il eĂ»t Ă©tĂ© impossible de leur rĂ©sister mais comme elles entrĂšrent en action Ă  plusieurs mois de distance, la victoire eĂ»t Ă©tĂ© immanquable pour les Français, si Desaix ou KlĂ©ber eussent Ă©tĂ© Ă  la tĂȘte de l’armĂ©e, ou mĂȘme tout autre gĂ©nĂ©ral que Menou, qui cependant n’avait qu’à imiter la manƓuvre qu avait faite NapolĂ©on en 1799, lorsque Mustapha-pacha dĂ©barqua Ă  Aboukir. Le fanatisme religieux qui avait Ă©tĂ© regardĂ© comme le plus MĂ©langes.—Tome /. 6 MÉMOIRES U F. NAPOLÉON. grand obstacle Ă  l’établissement des Français en Fgypte , Ă©tait levĂ©; tons les ulĂ©mas et les grands-cheychs Ă©taient affectionnĂ©s Ă  l’armĂ©e française. Saint-Louis, en ia5o , dĂ©barqua Ă  Damiette avec G,ooo hommes, s’il se fĂ»t comportĂ© comme les Français l’ont fait en 1798, il eĂ»t triomphĂ© comme eux, et eĂ»t conquis toute HĂŻgypte; et si NapolĂ©on en 1798 se fĂ»t comportĂ© comme le firent les croisĂ©s, en iv> 5 o, il eĂ»t Ă©tĂ© battu et dĂ©fait. En effet, Saint-Louis parut devant Damiette le 5 juin ; il dĂ©barqua le lendemain, les Musulmans Ă©vacuĂšrent la ville, il y entra le 6; mais du 6 juin au 6 dĂ©cembre, il ne bougea pas le 6 dĂ©cembre il se mit eu marche, remontant la rive droite du Nil, arriva le 17 dĂ©cembre sur la rive gauche du canal d’Achmoun, vis-Ă -vis Mansourali, y campa deux mois; ce canal Ă©tait alors plein d’eau. Le 12 fĂ©vrier ia5i, lĂ©s eaux ayant baissĂ©, il passa ce bras du Nil et livra une bataille huit mois aprĂšs son dĂ©barquement en Égypte- Si le 8 juin 1 a5o, Saint-Louis eĂ»t manƓuvrĂ© comme ont fait les Français en 1798, il serait arrivĂ© le 12 juin Ă  Mansourali; il aurait traversĂ© le canal d’Achmoun Ă  sec, puisque c’est le moment des plus basses eaux du Nil; il serait arrivĂ© le 26 juin au Caire; il aurait conquis la basse Egypte dans NOTES ET TI ELANCES. 83 le mois de son arrivĂ©e. Lorsque le premier pigeon porta au Caire la nouvelle du dĂ©barquement des infidĂšles Ă  Damiette, la consternation fut gĂ©nĂ©rale ; il n’y avait aucun moyen de rĂ©sister les fidĂšles remplirent les mosquĂ©es et passĂšrent les jours et les nuits en priĂšres ; ils s’étaient rĂ©signĂ©s, ils attendaient l’armĂ©e des Français mais dans huit mois les vrais croyants eurent le temps de prĂ©parer leur rĂ©sistance. La haute Égypte, l’Arabie, la Syrie, envoyĂšrent des forces, et Saint-Louis battu, chassĂ©, fut fait prisonnier. Si NapolĂ©on eĂ»t agi en 1798, comme Saint-Louis en i 25 o, qu’il eĂ»t passĂ©, juillet, aoĂ»t, septembre, octobre, novembre, dĂ©cembre, sans sortir d’Alexandrie, il aurait trouvĂ© en janvier et fĂ©vrier des obstacles insurmontables. Dumanhour, Rahmanieh, Rosette, eussent Ă©tĂ© fortifiĂ©s; Girch, le Caire, eussent Ă©tĂ© retranchĂ©s et couverts de canons et de troupes ; 12,000 mamelucks, 20,000 Arabes, 5 o,ooo janissaires arabes, renforcĂ©s par les armĂ©es de l’Arabie, du pachalic de Damas, d’Acre, de JĂ©rusalem , de Tripoli, accourus au secours de cette clef de la Sainte-Caba, eussent rendu vains tous les efforts de l’armĂ©e française, qui eĂ»t dĂ» se rembarquer; en l’Égypte Ă©tait moins eu Ă©tat de se dĂ©fendre, Saint-Louis ne sut pas' en profiter il perdit huit mois Ă  dĂ©libĂ©rer avec fi. 84 M K M O 1 Ji i s 1 K NAPOLÉON, les lĂ©gats du pape, et Ă  prier; il eĂ»t dĂ» les employer 4 vaincre. An volume IV, page 117, est la lettre de NapolĂ©on au gĂ©nĂ©ral KlĂ©ber, datĂ©e du 5 fructidor, au moment de son embarquement; elle est en grande partie exacte. Quatre passages sont tronquĂ©s , ce qui en dĂ©nature le sens dans quelques idĂ©es importantes. MĂȘme volume, page 128, se trouve la lettre du gĂ©nĂ©ral KlĂ©ber au directoire. Elle est datĂ©e du 26 septembre 1 799, nous la mettons ici avec des observations propres Ă  la faire apprĂ©cier. NOTES ET MÉLANGES. 85 LETTRE DĂŒ GÉNÉRAL KLÉBER, AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF, AVEC LES OBSERVATIONS MISES EN REGARD. MÉMOIRES H1- NAPOLEON. sr> LETTRE DĂ» GÉNÉRAL RLEBER, AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF DE FRANCE. Au quariiei-gĂ©iiĂ©ial du Caire, ie 4 vendĂ©miaire an VIII 26 septembre 1799- Citoyens directeurs, A. Le gĂ©nĂ©ral en chef Bonaparte est parti pour France, le 6 fructidor au malin, sans en avoir prĂ©venu personne il m’avait donnĂ© rendez-vous Ă  Rosette, le 7 ; je n’y ai trouvĂ© que ses dĂ©pĂȘches. Dans l’incertitude si le gĂ©nĂ©ral a eu le bonheur de passer, je crois devoir vous envoyer copie, et de la lettre par laquelle il nie donne le commandement de l’armĂ©e, et de celle qu’il adresse au grand-visir Ă  Constantinople, quoiqu’il sĂ»t parfaitement que ce pacha Ă©tait dĂ©jĂ  arrivĂ© Ă  Damas. H. Mon premier soin a Ă©tĂ© de prendre une connaissance exacte de la situation actuelle de l’armĂ©e. Vous savez, citoyens directeurs, et vous ĂȘtes Ă  mĂȘme de vous faire reprĂ©senter l’état de sa force lors de son arrivĂ©e en Égypte ; elle est rĂ©duite de moitiĂ©, et nous occupons tous les N JVOj'ES K T MELANGES. 8 7 OBSERVATIONS DE NAPOLEON SUR LA LETTRE DU GÉNÉRAL KLÉBER MJ DIRECTOIRE EXÉCUTIF .UE FRANCE. Le grand-visir Ă©tait Ă  la fin d’aoĂ»t Ă  Érivan dans la haute ArmĂ©nie; il n’avait avec lui que 5 ,ooo hommes. Le 22 aoĂ»t on ignorait en Egypte que ce premier ministre eĂ»t quittĂ© Constantinople; l’aurait-on su, qu’on y aurait attache fort peu d’importance;au 26 septembre, lorsque cette lettre Ă©tait Ă©crite, le grand-visir n’était ni Ă  Damas ni Ă  Alep ; il Ă©tait au delĂ  du Taurus. B. L’armĂ©e française Ă©tait forte de 3 o,ooo hommes au moment de son dĂ©barquement en Égypte en 1798; puisque le gĂ©nĂ©ral KlĂ©ber dĂ©clare qu’elle Ă©tait rĂ©duite de moitiĂ© au 27 septembre j 799 elle Ă©tait donc de J 5 ,000 hommes ; ceci est une faussetĂ© Ă©vidente, puisque les Ă©tals de situation de tous les chefs des corps envoyĂ©s au ministre de la guerre, datĂ©s du .1" septembre , portaient la force de l’armĂ©e Ă  28 , 5 oo hommes, sans compter les gens du pays; les 88 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Suite de la lettre de KlĂ©ber. points capitaux du triangle des Cataractes Ă  El-Arisch, d’El-Arisch Ă  Alexandrie, et d’Alexandrie aux Cataractes. MÛTES ET MELANGES. 8 9 Suite des observations de NapolĂ©on. Ă©tats de l’ordonnateur Daure faisaient monter la consommation Ă  35,ooo hommes, y compris les abus, les auxiliaires, les rations doubles, les femmes, et les enfants; les Ă©tats du payeur EstĂšve, envoyĂ©s Ă  la trĂ©sorerie, faisaient monter l’armĂ©e Ă  a8,5oo hommes comment, dira-t-on, la conquĂȘte de la haute et basse Égypte, de la Syrie, les maladies, la peste, n’avaient fait pĂ©rir que i,5oo hommes? Non, il en a pĂ©ri 4,5oo; mais, aprĂšs son dĂ©barquement, l’armĂ©e fut augmentĂ©e de 3,ooo hommes, provenant des dĂ©bris de l'escadre de l’amiral Brueys. Voulez-vous une autre preuve toute aussi forte; c’est qu’au mois d’octobre et de novembre 1801, deux ans aprĂšs, il a dĂ©barquĂ© en France 27,500 hommes venant d’Égypte, sur lesquels 24,000 appartenaient Ă  l’armĂ©e les autres Ă©taient des marins, des mamelucks, ou des gens du pays or, l’armĂ©e n’avait reçu aucun renfort, si ce n’est un millier d’hommes partis par les trois frĂ©gates, la Justice, l’Égyptienne et la RĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e, et une douzaine de corvettes ou avisos qui y arrivĂšrent dans cet intervalle. En 1800 et 1801, l’armĂ©e a perdu 4,800 hommes, soit de maladie, soit Ă  la campagne contre le grand-visir, en 1800 ; soit Ă  celle contre les Anglais, en 1801 2,000 hommes ont en outre 9 ° .MEMOIRES J>1 Suite de la lettre de KlĂ©ber. C. Cependant il ne s'agit plus aujourd'hui comme autrefois de lutter contre quelques hordes de mamelucks dĂ©couragĂ©s ; mais de combattre et de rĂ©sister aux efforts rĂ©unis de. trois grandes puissances la Porte, les Anglais, et les IĂź tisses. Le dĂ©nuement d’armes, de poudres de guerre, de fer coulĂ© et de plomb, prĂ©sente un tableau aussi alarmant que la grande et subite diminution d’hommes dont je viens de parler les essais de fonderie faits n’ont point rĂ©ussi ; la manufacture de poudre Ă©tablie Ă  KuondĂ  n’a pas encore donnĂ© et ne donnera probablement pas le rĂ©sultat qu’on se flattait d’en obtenir enfin la rĂ©paration des armes,Ă  feu est lente; et il faudrait pour activer ces Ă©tablissements des fonds el des moyens que nous n’avons pas NOTES ET MÉLANGES. 9 ' Suite des observations de NapolĂ©on. Ă©tĂ© faits prisonniers dans les forts d’AboulĂŒr, Julien, Rahinanieh, dans le dĂ©sert avec le colonel Cavisier sur le convoi de Djermes, au Marabou; mais ces troupes ayant Ă©tĂ© renvoyĂ©es en France, sont comprises dans le nombre des 27,500 qui ont opĂ©rĂ© leur retour. 11 rĂ©sulte donc de cette seconde preuve, qu’au mois de septembre 1 799, l’armĂ©e Ă©tait de 28,600 hommes,Ă©clopĂ©s, vĂ©tĂ©rans, hĂŽpitaux, etc., tout compris. C. Les fusils ne manquaient pas plus que les hommes ; il rĂ©sulte des Ă©tats des chefs de corps de septembre 1799, qu’ils avaient 7,000 fusils et 11,000 sabres au dĂ©pĂŽt et des Ă©tals de l’artillerie, qu’il y en avait 5 ,000 neufs, et 3 oo en piĂšces de rechange au parc; cela fait donc 1 5 ,ooo fusils. Les piĂšces de canon ne manquaient pas davantage il y avait, comme le constatent les Ă©tats de l’artillerie 1/126 bouches Ă  feu, dont 180 de campagne, 225,000 projectiles, 1100 milliers de poudre ; 3 millions de cartouches d’infanterie , 27,000 cartouches Ă  canon confectionnĂ©es ; et ce qui prouve l’exactitude de ces Ă©tals, c’est que deux ans aprĂšs, les Anglais trouvĂšrent 1,376 bouches Ă  feu, 190,000 projectiles, et 900 milliers de poudre. MÉMOIRES 11. JVAPOLÉOK. ;p Suite de la lettre de KlĂ©ber. U. Les troupes sont nues, et cette absence de vĂȘtements est d’autant plus fĂącheuse, qu’il est reconnu que, dans ce pays, elle est une des causes les plus actives des dyssenteries et des ophthalmies, qui sont les maladies constamment rĂ©gnantes ; la premiĂšre surtout a agi cette annĂ©e puissamment sur des corps affaiblis, et Ă©puisĂ©s par les fatigues. Les officiers de santĂ© remarquent et rapportent constamment que, quoique l’armĂ©e soit si considĂ©rablement diminuĂ©e, il y a cette annĂ©e un nombre beaucoup plus grand de malades, qu’il n’y en avait l’annĂ©e derniĂšre Ă  la mĂȘme Ă©poque. E. Le gĂ©nĂ©ral Bonaparte avait effectivement, avant son dĂ©part, donnĂ© des ordres pour habiller l’armĂ©e en drap; mais pour cet objet comme pour beaucoup d’autres, il s’en est tenu lĂ * et la pĂ©nurie des finances, qui est un nouvel obstacle Ă  combattre, l’eĂ»t mis dans la nĂ©cessitĂ© sans doute d’ajourner l’exĂ©cution de cet utile projet il faut parler de cette pĂ©nurie. Le gĂ©nĂ©ral Bonaparte a Ă©puisĂ© toutes les ressources extraordinaires, dans les premiers mois de notre arrivĂ©e; il a levĂ© alors autant de cou tributions de guerre que le pays pouvait en supporter revenir aujourd’hui Ă  ces moyens, alors que nous sommes au dehors entourĂ©s NOTES ET MÉLANGES. 9 3 Suite des observations de NapolĂ©on. D. Les draps ne manquaient pas plus que les munitions, puisque les Ă©tats de situation des magasins des corps, portaient qu’il existait des draps au dĂ©pĂŽt, que l’habillement Ă©tait en confection ; et qu’effectivement au mois d’octobre, l’armĂ©e Ă©tait habillĂ©e de neuf d’ailleurs comment manquer d’habillement dans un pays qui habille 3,000,000 d’hommes, les populations de l’Afrique , de l’Arabie ; qui fabrique des co- tonades, des toiles, des draps de laine en si grande quantitĂ©. E. Depuis long-temps la solde Ă©tait au courant, il y avait i 5 ,ooo francs d’arriĂ©rĂ©; mais cela datait de longue main les contributions dues Ă©taient de 16,000,000 comme le prouvent les Ă©tats du payeur EstĂ© ve, datĂ©s du 1" septembre. MÉMOIKES DE NAPOLÉON". t4 Suite de la lettre de KlĂ©ber. . d’ennemis, serait prĂ©parer un soulĂšvement Ă  la premiĂšre occasion favorable. Cependant Bonaparte Ă  son dĂ©part n’a pas laissĂ© un sou en caisse, ni aucun objet Ă©quivalent il a laissĂ© au contraire un arriĂšre de prĂšs de r?.,000,000 ; c’est plus que le revenu d’une annĂ©e dans la circonstance actuelle la solde arriĂ©rĂ©e pour toute l’armĂ©e, se monte seulement Ă  4,000,000. F. L’inondation rend impossible, en ce moment , le recouvrement de ce qui est dĂ» sur l’annĂ©e qui vient d’expirer, et qui suffirait Ă  peine pour la dĂ©pense d’un mois; ce ne sera donc qu’au mois de frimaire qu’on pourra en recommencer la perception, et alors, il n’eu faut pas douter, on ne pourra pas s’v livrer, parce qu’il faudra combattre. Enfin, le Nil Ă©tant cette annĂ©e trĂšs-mauvais, plusieurs provinces, faute d’inondations, offriront des non-valeurs auxquelles on ne pourra se dispenser d’avoir Ă©gard. Tout ce que j’avance ici, citoyens directeurs, je puis le prouver et par des procĂšs-verbaux et par des Ă©tats certifiĂ©s des diffĂ©rents services. Quoique l’Égypte soit tranquille en apparence, elle n'est rien moins que soumise; le peuple est inquiet, et ne voit en nous, quelque chose que l’on puisse faire, que des enne- JY OTES ET MELANGES. 9 5 Suite des observations de NapolĂ©on. F. La conduite de ce peuple pendant la guerre de Syrie, ne laissa aucun doute sur ses bonnes dispositions; mais il ne faut lui laisser aucune inquiĂ©tude sur sa religion, et se concilier les ulĂ©mas. 9 g MÉMOIRES IK NAPOLÉON. Suite de la lettre de KlĂ©ber. rais de sa propriĂ©tĂ© son cƓur est sans cesse ouvert Ă  l’espoir d’un changement favorable. G. Les Mamelucks sont dispersĂ©s, mais ils ne sont pas dĂ©truits. Mourad-Bey est toujours dans la haute Égypte avec assez de monde pour occuper sans cesse une partie de nos forces si on l’abandonnait un moment, sa troupe se grossirait bien vite, et il viendrait nous inquiĂ©ter sans doute jusque dans la capitale, qui, malgrĂ© la plus grande surveillance, n’a cessĂ© jusqu’à ce jour de lui procurer des secours en argent et en armes. Ibrahim est Ă  Gaza, avec environ 2,000 Mamelucks, et je suis informĂ© que 3 o,ooo hommes de l’armĂ©e du grand-visir et de Djezzar pacha, y sont dĂ©jĂ  arrivĂ©s. H. Le grand-visir est parti de Damas, il y a environ vingt jours; il est actuellement campĂ© auprĂšs d’Acre. J. Telle est, citoyens directeurs, la situation dans laquelle le gĂ©nĂ©ral Bonaparte m’a laissĂ© l’énorme fardeau de l’armĂ©e d’Orient; il voyait la crise fatale s’approcher. Vos ordres, sans doute, ne lui ont pas permis de la surmonter. Que cette crise existe; ses lettres, ses instructions, sa nĂ©gociation entamĂ©e, en font foi elle \ O T E S E T JVI É 1j A AT 0 F. S. 97 Suite des observations de A apoleon. G. Mourad-Bey, rĂ©fugiĂ© dans l’Oasis, ne possĂ©dait plus un seul point dans la vallĂ©e; il n'y possĂ©dait plus un magasin, ni une barque; il n’avait plus un canon; il n’était suivi que de ses plus fidĂšles esclaves. Ibrahim-Bey Ă©tait Ă  Gaza avec 45o Mamelucks; comment pouvait-il en avoir a,ooo, puisqu’il n’en a jamais eu que q5o, et qu’il avait fait des pertes dans tous les combats de la Syrie? 11 n’y avait pas, Ă  la fin de septembre, un seul homme de l’armĂ©e du grand-visir en Syrie; au contraire, Djezzar, pacha, avait retirĂ© ses propres troupes de Gaza pour les concentrer sur Acre. Il n’y avait Ă  Gaza que les 4oo Mamelueks d’Ibrahim-Bey. H. Le grand-visir n’était point en Syrie, le 26 septembre ; il n’était pas mĂȘme Ă  Damas, pas mĂȘme Ă  Alep il Ă©tait au delĂ  du mont Taurus. I. Cette crise fatale Ă©tait dans l’imagination du gĂ©nĂ©ral, et surtout des intrigants qui voulaient l’exciter Ă  quitter le pays. NapolĂ©on avait commencĂ© les nĂ©gociations avec Constantinople, dĂšs le surlendemain de son arrivĂ©e Ă  Alexandrie; il les a continuĂ©es en Syrie il avait plusieurs buts ; d’abord d’empĂȘcher la Porte de dĂ©clarer la guerre ; puis MĂ©lan ses .- - To m e 1. O y MÉMOIRES TE iVAVOLÉOlN. Suite de. la lettre de KlĂ©ber. est de notoriĂ©tĂ© publique, et nos ennemis semblent aussi peu l’ignorer que les Français qui sont en Égypte. Si cette annĂ©e, me dit le gĂ©nĂ©ral Bona- parte, malgrĂ© toutes les prĂ©cautions, la peste Ă©tait en Égypte, et que vous perdiez plus de i,5oo soldats, perte considĂ©rable, puisqu’elle serait en sus de celle que les Ă©vĂšnements de la guerre occasionneraient journellement; je dis que, dans ce cas, vous ne devez pas vous hasarder Ă  soutenir la campagne prochaine; et vous ĂȘtes autorisĂ© Ă  conclure la paix avec la Porte ottomane, quand mĂȘme l’évacuation de l’Égypte en serait la condition principale. » Ce passage de la lettre du 5 fructido,r est tron- quĂ©. 3e vous fais remarquer ce passage, citoyens directeurs, parce qu’il est caractĂ©ristique sous plus d’un rapport, et qu’il indique surtout la situation critique dans laquelle je me trouve. Que peuvent ĂȘtre i,5oo hommes de plus ou de moins dans l’immensitĂ© du terrain que j’ai Ă  dĂ©fendre,et aussi journellement Ă  combattre? HOTES ET MÉLANGES. 99 Suite des observations de NapolĂ©on. le la dĂ©sarmer, ou au moins rendre ses hostilitĂ©s moins actives; enfin de connaĂźtre ce qui se passait par les allĂ©es et venues des agents turcs et français, qui le tenaient au courant des Ă©vĂšnements d’Europe. OĂč Ă©tait la crise fatale ? L’armĂ©e russe, qui soi-disant Ă©tait aux Dardanelles, Ă©tait un premier fantĂŽme; l’armĂ©e anglaise, qui dĂ©jĂ  avait passĂ© le dĂ©troit, en Ă©tait un second; enfin, le grand-visir, Ă  la fin de septembre, Ă©tait encore bien Ă©loignĂ© de l’Egypte. Quand il aurait passĂ© le mont Taurus et le Jourdain , il avait Ă  lutter contre la jalousie de Djezzar ; il n’avait avec lui que 5,ooo hommes; il devait for mer son armĂ©e en Asie, et peut-ĂȘtre y rĂ©unir 4 Ă  5o,ooo hommes, qui n’avaient jamais fait la guerre et qui Ă©taient aussi peu redoutables que l’armĂ©e du Mont-Tabor c’était donc en rĂ©alitĂ© un troisiĂšme fantĂŽme. Les troupes de Mustapha - Pacha, Ă©taient les meilleures troupes ottomanes; elles occupaient Ă  Aboukir une position redoutable cependant elles n’avaient opposĂ© aucune rĂ©sistance. Le grand-visir n’aurait jamais osĂ© passer le dĂ©sert devant l’armĂ©e française; ou , s’il l’avait osĂ©, il aurait Ă©tĂ© trĂšs-facile de le battre. 7 * IOO MÉMOIRES DE MAPOLÉON. Suite de la lettre de KlĂ©ber. L. Le gĂ©nĂ©rai dit ailleurs Alexandrie et El-Arisch , voilĂ  les deux clĂ©s de l’Egypte. » El-Arisch est un mĂ©chant fort, Ă  quatre journĂ©es, dans le dĂ©sert. La grande difficultĂ© de l’approvisionner ne permet pas d’y jeter une garnison de plus de a5o hommes 600 Mame- lucks pourront, quand ils le voudront, intercepter sa communication avec Qatioh ; et "VOTES ET MELANGES. TOI Suite des observations de NapolĂ©on. L’Égypte ne courait donc de danger que par le mauvais esprit qui s’était mis dans l’état- major. La peste, qui avait affligĂ© l’armĂ©e, en 1799, lui avait fait perdre 700 hommes. Si celle qui l’affligerait en 1800, lui en faisait perdre i, 5 oo, elle serait donc double en malignitĂ© dans ce cas, le gĂ©nĂ©ral, partant, voulait prĂ©venir les seuls dangers que pouvait courir l’armĂ©e , et diminuer la responsabilitĂ© de son successeur, l'autorisant Ă  traiter, s’il ne recevait pas de nouvelles du gouvernement avant le mois de mai 1800, Ă  condition que l’armĂ©e française resterait en Égypte jusqu’à la paix gĂ©nĂ©rale. Mais enfin le cas n’était point arrivĂ© on n’était pas encore au mois de mai, puisqu’on n’était qu’au mois de septembre ; on avait donc tout l’hiver Ă  passer, pendant lequel il Ă©tait probable que l’on recevrait des nouvelles de France ; enfin, la peste n’affligea pas l’armĂ©e en 1800 et 1801. L. Le fort d’El-Àrisch , qui peut contenir 5 ou 600 hommes de garnison, est construit en bonne maçonnerie; il domine les puits et la forĂȘt de palmiers de l’Oasis de ce nom. C’est une vedette, situĂ©e prĂšs de la Syrie; la seule porte par oĂč toute armĂ©e, qui veut attaquer U a Il ÉMOI R IL S IK MAPOLKOV. Suite de la lettre de KlĂ©ber. comme, lors du dĂ©part de Bonaparte , cette garnison n’avait pas pour quinze jours de vivres, en avance , il ne faudrait pas plus de temps pour l’obliger Ă  se rendre sans coup fĂ©rir. Les Arabes seuls Ă©taient dans le cas de faire des convois soutenus dans les brĂ»lants dĂ©serts; mais , d’un cĂŽtĂ©, ils ont Ă©tĂ© tant de fois trompĂ©s, que, loin de nous offrir leurs services, ils s’éloignent et se cachent ; d’un autre cĂŽtĂ©, l’arrivĂ©e du grand-visir, qui enflamme leur fanatisme et leur prodigue des dons, contribue tout autant Ă  nous en faire abandonner. M. Alexandrie n’est point une place, c’est un vaste camp retranchĂ©; il Ă©tait, Ă  la vĂ©ritĂ©, assez bien dĂ©fendu par une nombreuse artillerie de siĂšge mais, depuis que nous avons perdu cette artillerie dans la dĂ©sastreuse campagne de Syrie, depuis que le gĂ©nĂ©ral Bonaparte a retirĂ© toutes les piĂšces de marine, pour armer au complet les deux frĂ©gates avec lesquelles il est parti, ce camp ne peut plus offrir qu’une faible rĂ©sistance. N. Le gĂ©nĂ©ral Bonaparte enfin s’était fait illusion sur l’effet que devait produire le succĂšs qu’il a obtenu aux portes d’Aboukir; il a eu effet dĂ©truit la presque totalitĂ© des Turcs qui avaient dĂ©barquĂ© mais qu’est-ce qu’une perle NOTKS K T MÊLA WOKS. 10S Suite des observations de JSapoleon. l'Égypte par terre, doit passer. Les localitĂ©s offrent beaucoup de difficultĂ©s aux assiĂ©geants. C’est donc Ă  juste titre qu'il peut ĂȘtre appelĂ© une des clĂ©s du dĂ©sert. M. Il y avait dans Alexandrie 45 cĂź bouches Ă  feu de tous calibres. Les a/j piĂšces que l’on avait perdues en Syrie , appartenaient Ă  l’équipage de siĂšge, et n’avaient jamais Ă©tĂ© destinĂ©es Ă  faire partie de l’armement de cette place. Les Anglais y ont trouvĂ©, en i8oi,plus de 4oo piĂšces de canon, indĂ©pendamment des piĂšces qui armaient les frĂ©gates et autres bĂątiments. -IV- L’armĂ©e de Mustapha, pacha de RomĂ©lie, qui dĂ©barqua Ă  Aboukir, Ă©tait de 18,000 liom mes; c’était l’élite des troupes de la Porte, qui avaient fait la guerre contre la Russie. Ces troupes Ă©taient incomparativement meilleures K>4 11 ÉJIOII! KS DK Suite de In lettre de KlĂ©ber. pareille pour une grande nation, Ă  laquelle on a ravi la plus belle partie de son empire, et Ă  qui la religion, l’honneur et l’intĂ©rĂȘt prescrivent Ă©galement de se venger, et de reconquĂ©rir ce que l’on avait pu lui enlever? Aussi cette victoire n'a-t-elle pas retardĂ© d’un instant, ni les prĂ©paratifs, ni la marche du grand-visir. P. Dans cet Ă©tat de choses, que puis-je ? que dois-je faire? Je pense, citoyens directeurs, que c’est de continuer les nĂ©gociations entamĂ©es par Bonaparte; quand elles ne donneraient d’autres rĂ©sultats que celui de gagner du temps, j’aurais dĂ©jĂ  lieu d’ĂȘtre satisfait. Vous trouverez ci-jointe la lettre que j’écris en consĂ©quence au grand-visir, en lui envoyant duplicata de celle de Bonaparte ; si ce ministre rĂ©pond Ă  ces avances, je lui proposerai la restitution de l’Égypte, aux conditions suivantes. Le grand-seigneur y Ă©tablira un pacha comme par le passĂ© on lui abandonnerait le myri que la Porte a toujours perçu de droit, et jamais dĂ©fait. Le commerce sera ouvert rĂ©ciproquement entre l’Egypte et la Syrie. Les Français demeureraient dans le pays, occuperaient les places et les forls, et percevraient tous les autres droits, avec ceux des N X E S K X Al KL AN O K S. I Suite des observations de NapolĂ©on. que celles du Mont-l’abor et toutes les troupes asiatiques, dont devait se composer l’armĂ©e du grand-visir. Le grand-visir n’a reçu la nouvelle de la dĂ©faite d’Aboukir qu’à Erivan , dans l’ArmĂ©nie, prĂšs la mer Caspienne. P. Ceci est bien projetĂ©, mais a Ă©tĂ© mal exĂ©cutĂ© ; il y a loin de lĂ  Ă  la capitulation d’El- Arisch. Tout traitĂ© avec la Porte, s’il avait ces deux rĂ©sultats, de lui faire tomber les armes des mains et de conserver l’armĂ©e en Égypte, Ă©tait bon. loG MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Suite de la lettre de KlĂ©ber. douanes, jusqu’à ce que le gouvernement eĂ»t fait la paix avec l’Angleterre. Si ce s conditions prĂ©liminaires et sommaires Ă©taient acceptĂ©es, je croirais avoir fait plus pour la patrie qu’en obtenant la plus Ă©clatante victoire ; mais je doute que l’on veuille prĂȘter l’oreille Ă  ces dispositions si l’orgueil des Turcs ne s’y opposait pas, j’aurais Ă  combattre l’influence des Anglais; dans tous les cas, je me guiderai d'aprĂšs les circonstances. Q. Je connais toute l’importance de la possession de l’Égypte ; je disais en Europe qu’elle Ă©tait pour la France le point d’appui par lequel elle pouvait remuer le systĂšme du commerce des quatre parties du monde; mais, pour cela, il faut un puissant levier; ce levier, c’est la marine la nĂŽtre a existĂ©, depuis lors tout est changĂ©; et la paix avec la Porte peut seule, ce me semble, nous offrir une voie honorable, pour nous tirer d’une entreprise qui ne peut plus atteindre l’objet qu’on avait pu s’en proposer. Je n’entrerai point, citoyens directeurs, dans le dĂ©tail de toutes les combinaisons diplomatiques que la situation actuelle de l’Europe peut offrir; ils ne sont point de mon ressort. NOTES EK MÉLANGES. I0 7 Suite des observations de NapolĂ©on. J. La destruction de onze vaisseaux de guerre, dont trois Ă©taient hors de service, ne changeait rien Ă  la situation de la rĂ©publique, qui Ă©tait en 1800 toute aussi infĂ©rieure sur mer, qu’en *798 ; si l’on eĂ»t Ă©tĂ© maĂźtre de la mer, on eĂ»t marchĂ© droit Ă  la fois sur Londres, sur Dublin, et sur Calcuta c’était pour le devenir, que la rĂ©publique voulait possĂ©der l’Égypte. Cependant la rĂ©publique avait assez de vaisseaux pour pouvoir envoyer des renforts en Égypte, lorsque ce serait nĂ©cessaire. Au moment oĂč le gĂ©nĂ©ral Ă©crivait cette lettre, l’amiral Brueys, avec 46 vaisseaux de haut-bord Ă©tait maĂźtre de la MĂ©diterranĂ©e ; il eĂ»t secouru l’armĂ©e d’Orient, si les troupes n’eussent Ă©tĂ© nĂ©cessaires en Italie, en Suisse, et sur le Rhin. MÉMOIRES DK \ A VOJL ÉOJV . 108 Suite de la lettre de KlĂ©ber. Dans la dĂ©tresse oĂč je me trouve, et trop Ă©loignĂ© du centre des mouvements, je ne puis guĂšre m’occuper que du salut et de l’honneur de l’armĂ©e que je commande. Heureux si dans mes sollicitudes, je rĂ©ussis Ă  remplir vos vƓux ! plus rapprochĂ© de vous, je mettrai toute ma gloire Ă  vous obĂ©ir. Je joins ici, citoyens directeurs, un Ă©tat exact de ce qui nous manque en matĂ©riel pour l'artillerie, et un tableau sommaire de la dette contractĂ©e et laissĂ©e par Bonaparte. Salut et respect. SignĂ©, KlĂ©ber. H. P. S. Au moment, citoyens directeurs, oĂč je vous expĂ©die cette lettre ; quatorze ou quinze voiles turques, sont mouillĂ©es devant Damiette, attendant la flotte du capitan-pacha, mouillĂ©e Ă  Jaffa, et portant, dit-on, i 5 Ă  20,000 hommes de dĂ©barquement ; i 5 ,ooo sont toujours rĂ©unis Ă  Gaza , et le grand-visir s’achemine de Damas ; il nous a renvoyĂ© ces jours derniers un soldat de la 25 e demi-brigade, fait prisonnier du fort d’El-Arisch , aprĂšs lui avoir fait voir tout le camp ; il lui a intimĂ© de dire Ă  ses compagnons ce qu’il avait vu , et Ă  leur gĂ©nĂ©ral de trembler. Ceci paraĂźt annoncer ou la confiance que le S O T E S ET MÉLANGES. I 09 Suite des observations de. NapolĂ©on, fi. Cette apostille peint l'Ă©tat d’agitation du gĂ©nĂ©ral KlĂ©ber il avait servi huit ans, comme officier dans un rĂ©giment autrichien; il avait fait les campagnes de Joseph II, qui s’était laissĂ© battre contre les Ottomans; il avait conservĂ© une opinion fort exagĂ©rĂ©e de ceux-ci. Sydney- Smith, qui avait dĂ©jĂ  fait perdre Ă  la Porte l’armĂ©e de Mustapha pacha de RomĂ©lie, qu’il avait dĂ©barquĂ©e Ă  Aboukir, vint mouiller Ă  Damiette, avec 60 transports, sur lesquels Ă©taient embarquĂ©s 7,000 janissaires , de trĂšs-bonnes troupes c’était l’arriĂšre-garde de l’armĂ©e de Mustapha, pacha; au j cr novembre, il la dĂ©barqua sur les plages de Damiette. L’intrĂ©pide gĂ©nĂ©ral Verdier marcha Ă  eux, avec 1,000 hommes, les prit, les tua ou les jeta dans la 1 lO MÉMOIRES DK NAPOLÉON. Suite de la lettre de KlĂ©ber. grand-visir met dans ses forces, ou un dĂ©sir de rapprochement quant Ă  moi, ii me serait de toute impossibilitĂ© de rĂ©unir plus de 5,ooo hommes en Ă©tat d’entrer en campagne nonobstant ce -, je tenterai la fortune, si je ne puis parvenir Ă  gagner du temps par des nĂ©gociations. Djezzar a retirĂ© ses troupes de Gaza, et les a fait revenir Ă  Acre. SignĂ© , KlĂ©ber. VOTES ET MÉLANGES. Suite des observations de NapolĂ©on. mer ; six piĂšces de canon furent ses trophĂ©es. Le capitan-pacha n’était pas Ă  Jaffa, le grand- visir n’était point entrĂ© en Syrie; il n’y avait donc pas 3 o,ooo hommes Ă  Gaza. Les armĂ©es russes et anglaises ne songeaient point Ă  attaquer l’Égypte. Cette lettre est donc pleine de fausses assertions. On croyait que NapolĂ©on n’arriverait point en France on s’était dĂ©cidĂ© Ă  Ă©vacuer le pays ; on voulait justifier cette Ă©vacuation, car cette lettre arriva Ă  Paris, le 12 janvier le gĂ©nĂ©ral Berthier, la mit sous les yeux du premier consul ; elle Ă©tait accompagnĂ©e des rapports et des comptes de l’ordonnateur Daure, du payeur EstĂšve, et de vingt-huit rapports de colonels et de chefs de corps d’artillerie, infanterie, cavalerie, dromadaires, etc. Tous ces Ă©tats que fit dĂ©pouiller le ministre de la guerre, prĂ©sentaient des rapports, qui contredisaient le gĂ©nĂ©ral en chef. Mais heureusement pour l’Egypte, qu’un duplicata de cette lettre tomba entre les mains de l’amiral Keith, qui l’envoya aussitĂŽt Ă  Londres. Le ministre anglais Ă©crivit sur-le-champ , pour qu’on ne reconnĂ»t aucune capitulation , qui aurait pour but de ramener l’armĂ©e d’Egypte en France, et que si dĂ©jĂ  elle 1 I i MÉMOIRES l» F. .NAPOLÉON. Suite des observations de JSapolĂ©on. Ă©tait en mer, il fallait la prendre et la conduire dans la Tamise. Par un second bonheur, le colonel Latour- Maubourg, parti de France Ă  la fin de janvier, avec la nouvelle de l’arrivĂ©e de NapolĂ©on en France, celle du 18 brumaire, la constitution de l’an Vlll, et la lettre du ministre de la guerre du 12 janvier, en rĂ©ponse Ă  celle de KlĂ©ber ci- dessus, arriva au Caire le [\ mai, dix jours avant le terme fixĂ© pour la remise de cette capitale au grand-visir. KlĂ©ber comprit qu’il fallait vaincre ou mourir il n’eut qu’à marcher. Ce ramassis de canaille qui se disait l’armĂ©e du grand-visir, fut rejetĂ© au. delĂ  du dĂ©sert, sans faire aucune rĂ©sistance. L’armĂ©e française n’eut pas joo hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, en tua 1 5 ,ooo, leur prit leurs tentes, leurs bagages et leur Ă©quipage de campagne. KlĂ©ber changea alors entiĂšrement; il s’appliqua sĂ©rieusement Ă  amĂ©liorer le sort de l’armĂ©e et du pays; mais, le i[\ juin 1800, il pĂ©rit sous le poignard d’un misĂ©rable fanatique. S’il eĂ»t vĂ©cu lorsque, la campagne suivante, l’armĂ©e anglaise dĂ©barqua Ă  Aboukir, elle eĂ»t Ă©tĂ© perdue ‱' peu d’Anglais se fussent rembarques, et l'Égypte eĂ»t Ă©tĂ© Ă  la France. SIX NOTES SUR L’OUVRAGE INTITULÉ, LES QUATRE CONCORDATS, IMPRIMÉ EN l8l8 i° Sur le Concordat de 1801. a° Sur les PiĂšces imprimĂ©es Ă  Londres. 3° Sur VenlĂšvement du Pape. 4° Sur le Concile de 1811. 5° Sur les Bulles. 6° Sur les Prisons cl’état. Cet ouvrage n’est pas un libelle s’il contient quelques idĂ©es erronĂ©es, il en contient un plus grand nombre qui sont saines et dignes d’ĂȘtre mĂ©ditĂ©es. T e NOTE. — CONCORDAT de i8or. Volumell, page 90. Lorsqu’il se sentit enlacĂ© NapolĂ©on dans les querelles religieuses toujours croissantes ; lorsque, aprĂšs avoir tra- vaille en vue de tout pacifier, il se trouva avoir semĂ© des .1 germes de dĂ©sordre; lorsque, aprĂšs avoir comptĂ© sur l’appui > du clergĂ© , il le trouva hĂ©rissĂ© d’ombrages contre lui, il chercha d’oĂč provenait un rĂ©sultat aussi diffĂ©rent de celui MĂ©langes. — Tome T. 8 ĂŻ 14 MÉMOIRES DF. NAPOLÉON. ju’il croyait avoir prĂ©parĂ© ; et recueillant les tristes fruits de son inexpĂ©rience, il reconnut avec douleur la faute ’ qu’il avait faite en se mĂȘlant de la religion autrement que » comme garant de la libertĂ© des cultes, etc., etc. » NapolĂ©on avait portĂ©, en 1796 et 1797, en Italie, une attention particuliĂšre aux affaires de religion ces connaissances Ă©taient nĂ©cessaires au conquĂ©rant et au lĂ©gislateur des rĂ©publiques transpadanes, cispadanes, etc. En 1798 et 1799, il dut Ă©tudier le Coran ; il fallait qu’il connĂ»t les principes de l’islamisme, le gouvernement , les opinions des quatre sectes et leurs rapports avec Constantinople et la Mecque ; il fallait bien qu’il se fĂ»t rendu habile dans les connaissances de l’une et l’autre religion, car cela contribua h lui captiver l’affection du clergĂ© en Italie , et des ulĂ©mas en Egypte. Il ne s’est jamais repenti d’avoir fait le concordat de 1801, et les propos qu’on lui prĂȘte, Ă  cette occasion, sont faux il n’a jamais dit que le concordat fut la plus grande faute de son rĂšgne. Les discussions qu’il a eues depuis avec Rome , proviennent de l’abus que faisait cette cour du mĂ©lange du spirituel et du temporel. Cela peut lui avoir occasionnĂ© quelques moments d’impatience ; c’était le lion qui se sentait piquĂ© par des mouches mais ils n’ont jamais altĂ©rĂ© ses dispositions, ni pour les prin- NOTES ET MÉLANGES. llĂŒ cipes de sa religion, ni pour ce grand Ɠuvre qui a eu des rĂ©sultats si importants il n’a jamais dit que les malheurs qui lui arrivaient , provenaient de ce quil avait blessĂ© les idĂ©es libĂ©rales , ou de ce qu’il avait offensĂ© les peuples. Toutes ses lois ont Ă©tĂ© libĂ©rales, celle mĂȘme de la conscription, mĂȘme les rĂ©glements sur les prisons d’état ce ne sont pas les peuples qui ont Ă©tĂ© ses ennemis, mais l’oligarchie ; car son gouvernement a Ă©tĂ© Ă©minemment populaire. Le concordat de 1801 Ă©tait nĂ©cessaire Ă  la religion, Ă  la rĂ©publique, au gouvernement ; les temples Ă©taient fermĂ©s ; les prĂȘtres Ă©taient persĂ©cutĂ©s, ils Ă©taient divisĂ©s en trois sectes les constitutionnels, les vicaires apostoliques, les Ă©vĂȘques Ă©migrĂ©s Ă  la solde de l’Angleterre. Le concordat mit fin Ă  ces divisions, et fit sortir de ses ruines l’Église catholique , apostolique et romaine. NapolĂ©on releva les autels , fit cesser les dĂ©sordres, prescrivit aux fidĂšles de prier pour la rĂ©publique, dissipa tous les scrupules des acquĂ©reurs de domaines nationaux, et rompit le dernier fil par lequel l’ancienne Dynastie communiquait encore avec le pays , en destituant les Ă©vĂȘques qui lui Ă©taient restĂ©s fidĂšles, les signalant comme des rebelles qui avaient prĂ©fĂ©rĂ© les affaires du monde et les 8 . 1 iG MÉMOIRES DK NAPOLÉON. intĂ©rĂȘts terrestres aux affaires du ciel et Ă  la cause de Dieu. On a dit NapolĂ©on eĂ»t dĂ» ne pas se mĂȘler des affaires religieuses, mais tolĂ©rer la religion en pratiquant le culte, en lui restituant ses temples. » Pratiquer le culte.... mais lequel ? Restituer ses temples— mais Ă  qui ? aux constitutionnels, au clergĂ©, ou aux vicaires papistes Ă  la solde de l’Angleterre ? Il fut question dans les confĂ©rences , pour la nĂ©gociation du concordat, d’assigner un dĂ©lai Ă  l’exercice du droit confĂ©rĂ© au pape , d’instituer les Ă©vĂȘques ; mais il avait dĂ©jĂ  fait de grandes concessions il consentait Ă  la suppression de soixante diocĂšses, dont les siĂšges dataient de la naissance du christianisme ; il destituait de sa propre autoritĂ© un grand nombre d’évĂȘques anciens, et consommait la vente , sans aucune indemnitĂ©, de 400,000,000, des biens du clergĂ© il fut jugĂ© que mĂȘme, dans l’intĂ©rĂȘt de la rĂ©publique, il ne fallait pas exiger de stipulations nouvelles qui auraient favorisĂ© les ultramontains. Ce fut dans une de ces confĂ©rences, que NapolĂ©on dit Si le pape na- vait pas existĂ©, il eĂ»t fallu le crĂ©er pour cette occasion, comme les consuls romainsfaisaient un dictateur dans les circonstances difficiles. Il est vrai que le concordat reconnaissait dans l’état NOTES ET MELANGES. 1 i 7 un pouvoir Ă©tranger, propre Ă  le troubler un jour; mais il ne l’introduisait pas , il existait de tout temps. MaĂźtre de l’Italie, NapolĂ©on se considĂ©rait comme maĂźtre de Rome , et cette influence italienne lui servait Ă  dĂ©truire l’influence anglaise. MÉMOIRES 1>E NAPOLÉON. Ăź 1 8 II e NOTE. — PIÈCES IMPRIMÉES A LONDRES. Yolnme II, page 24g. Il faut distinguer dans sa carriĂšre d’affaires religieuses deux Ă©poques, et si j’ose parler ainsi, deux Ă©ducations diffĂ©rentes, la premiĂšre fut celle dans laquelle il agit par » lui-mĂȘme, indĂ©pendamment de tout conseil Ă©clairĂ© dans cette matiĂšre ; la seconde, celle dans laquelle il consulta et forma un conseil ecclĂ©siastique, etc. Les piĂšces imprimĂ©es Ă  Londres, sur les discussions entre la cour des Tuileries et celle de Rome, sont apocryphes; elles n’ont jamais Ă©tĂ© avouĂ©es on a espĂ©rĂ©, par leur publication , exalter les imaginations espagnoles , et celles des bĂ©ats de toute la chrĂ©tientĂ© la petite Ă©glise les a colportĂ©es avec fureur ; quelques- unes de ces piĂšces sont fausses ;les autres sont toutes plus ou moins falsifiĂ©es. Il est fĂącheux qu’elles aient trouvĂ© place dans un ouvrage important ; il n’était pas difficile de constater leur faussetĂ©. — i° La cour des Tuileries n’a jamais promis directement ni indirectement les lĂ©gations , et le pape n’a jamais mis cette condition pour prix de son voyage Ă  Paris; il se peut qu’il se soit flattĂ© d’obtenir la Romagne oĂč est NOTES ET MÉLANGES. I IC CesĂšne , sa patrie , de ]a reconnaissance impĂ©riale ; il se peut que, pendant son sĂ©jour Ă  Paris, il en ait tĂ©moignĂ© quelque chose directement Ă  l’empereur, mais bien lĂ©gĂšrement et sans espĂ©rance de succĂšs. — i° Comment supposer qu’on ait demandĂ© Ă  la cour de Borne d’instituer un patriarche ? Un patriarche n’eĂ»t eu de l’influence qu’en France le pape qui Ă©tait celui du grand empire , Ă©tendait la sienne sur l’univers on eĂ»t donc perdu au change. — 3° Comment l’empereur eĂ»t - il demandĂ© l’acceptation du code civil le code napolĂ©on ne rĂ©gissait-il pas et la France et l’Italie ? Avait-il donc besoin de la cour de Rome pour faire des lois chez lui ? — 4° Comment aurait - il demandĂ© la libertĂ© des cultes ? La libertĂ© des cultes n’était-elle pas une loi fondamentale de la constitution française ? Cette loi avait - elle donc plus besoin de la sanction du pape que de celle du ministre Marron et. des consistoires de GenĂšve ? — 5° Comment aurait - il demandĂ© la rĂ©forme des Ă©vĂȘchĂ©s trop nombreux en Italie? Le concordat d’Italie n’y avait-il donc pas pourvu ? Il y eut, il est vrai, quelques nĂ©gociations pour les Ă©vĂȘchĂ©s de Toscane et de GĂȘnes, mais dans les formes Ă©tablies pour ces sortes d’affaires. —6° Quel intĂ©rĂȘt pouvait-il y avoir Ă  ce que les bulles pontificales pour les Ă©vĂȘ- 120 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. chĂ©s et les cures, en Italie, lussent abolies? Tout cela n’était - il pas rĂ©glĂ© par le concordat d’Italie ? — 7 0 Pourquoi aurait - il demandĂ© l’abolition des ordres religieux ? Ces ordres n’étaient - ils donc pas abolis en France et en Italie ? La vente de leurs biens n’avait - elle donc pas Ă©tĂ© consommĂ©e et ratifiĂ©e par les concordats?— 8° Comment supposer que, brouillĂ© avec la cour de Rome, il ait demandĂ© le mariage des prĂȘtres ; ce qui eĂ»t Ă©tĂ© , de gaietĂ© de cƓur, donner beau jeu Ă  ses ennemis ? que lui importait le cĂ©libat des prĂȘtres ! Avait - il du temps Ă  perdre en discussions thĂ©ologiques ? '— 9° Quel intĂ©rĂȘt pouvait-il avoir que Joseph Bonaparte fĂ»t sacrĂ© par le pape roi de Naples? Si le pape l’eĂ»t voulu, il s’y serait opposĂ© de peur qu’il n’en voulĂ»t prendre acte de sa suzerainetĂ© sur Naples. La correspondance directe de l’empereur et du pape, depuis i 8 o 5 Ă  1809, est restĂ©e secrĂšte ; elle ne roulait que sur des affaires temporelles, sur lesquelles il n’avait besoin ni du consentement, ni de l’avis de ses Ă©vĂȘques ; mais, en 1809, lorsque, par le bref de Savone adressĂ© au chapitre de Florence et Ă  celui de Paris , le pape , s’appuyant d’un passage du concile de Lyon , prĂ©tendit troubler l’exercice des vicaires capitulaires, pendant les vacances NOTES ET MELANGES. 12 f des siĂšges, les discussions entrĂšrent dans la spiritualitĂ©. Alors il sentit le besoin du conseil et de l’intervention du clergĂ© il Ă©tablit un conseil de thĂ©ologiens le choix qu’il fit fut heureux ; l’évĂȘque de Nantes, qui Ă©tait depuis un demi-siĂšcle un des oracles de la chrĂ©tientĂ©, en Ă©tait l’ame depuis cette Ă©poque, toutes les discussions sont devenues publiques. Fox causant avec NapolĂ©on , aprĂšs le traitĂ© d’Amiens , lui reprocha de n’avoir pas obtenu le mariage des prĂȘtres; il lui rĂ©pondit J’avais et j’ai besoin de pacifier ; cest avec de Veau et non avec de l’huile, qu’on calme les volcans thĂ©ologiques j’aurais eu moins de peine a a Ă©tablir la confession d’Augsbourg dans mon a empire. » Depuis le couronnement , il y eut des discussions pour les chapeaux de cardinaux, pour des rĂ©ticences que le pape s'Ă©tait permises dans ses allocutions sur les lois organiques, sur des brefs de pĂ©nitencerie ; pour quelques circonscriptions des Ă©vĂȘchĂ©s de Toscane et de GĂȘnes, pour quelques affaires secrĂštes , relatives au royaume d’Italie ; mais aucune de ces discussions n’occupa directement les deux souverains ; elles furent constamment abandonnĂ©es aux soins des chancelleries, qui traitĂšrent toutes ces affaires avec modĂ©ration et sagesse. 122 MEMOIRES DE NAPOLÉON. III e NOTE. — ENLÈVEMENT DU PAPE. Volume II, page t t i5. Il importe peu, pour le fond de la chose, quel ait Ă©tĂ© n l’auteur de l’enlĂšvement du pape. De quelque main qu’il soit parti, il n’en est pas moins odieux. Ici tout l’intĂ©rĂȘt est du cĂŽtĂ© de l’iĂčstoire, etc. » L’origine de la querelle qui dura cinq ans entre l’empereur et le pape, se termina par la rĂ©union, en 181 o, Ă  l’empire, des Ă©tats temporels du saint-siĂšge elle date de i8o5. La cour de Vienne, la Russie et l’Angleterre, venaient de conclure la troisiĂšme coalition contre la France une armĂ©e autrichienne s’empara de Munich, en chassa le roi de BaviĂšre, et prit position sur Piller, oĂč elle devait ĂȘtre jointe par deux armĂ©es russes; l’archiduc Jean Ă  la tĂȘte de la principale armĂ©e de la maison d’Autriche, se porta sur l’Adige, menaçant d’envahir toute l’Italie; un corps d’observation de i5 Ă  ao,ooo Francais,sous les ordres du marĂ©chal Saint-Cyr, occupait la presqu’üle d’Otrante ; il Ă©tait sĂ©parĂ© de l’armĂ©e de l’Adige par les Ă©tats du pape. Une escadre anglaise se faisait voir dans la MĂ©diterranĂ©e, et avait des croiseurs dans l’Adria- NOTES ET MÉLANGES. 123 tique ; une armĂ©e anglo-russe Ă©tait attendue Ă  Naples. Le corps d’observation d’Otrante Ă©tait compromis, la citadelle d’AncĂŽne appartenait au pape ; Ă©tant sur la ligne de communication avec l’armĂ©e française d’Italie, elle n’était pas armĂ©e un dĂ©barquement de 1,200 hommes, pouvait se saisir de ce poste important. NapolĂ©on pria le pape, dans une communication directe, d’armer AncĂŽne; d’y mettre 3 ,ooo hommes de garnison, et d’en confier le commandement Ă  un homme sur; de permettre qu’il y envoyĂąt garnison française il fut refusĂ©; alors il insista et exigea de nouvelles garanties. Il demanda catĂ©goriquement i° que le pape conclĂ»t un traitĂ© offensif avec le roi d’Italie et le roi de Naples, pour la dĂ©fense de l’Italie; la cour de NĂąples, qui dissimulait, y avait consenti; i° que les ports des Ă©tats romains fussent fermĂ©s aux Anglais; 3 ° qu’une garnison de 3 ,ooo hommes Français, fĂ»t reçue dans la citadelle d’AncĂŽne. A ces demandes, le pape rĂ©pondit que, pĂšre des fidĂšles, il ne pouvait entrer dans aucune ligue contre ses enfants, que ce serait d’ailleurs compromettre les catholiques romains, sujets des puissances contre lesquelles il se dĂ©clarerait qu’il n’avait Ă  se plaindre d’aucune, et qu’il ne voulait ni ne pouvait faire la guerre Ă  personne. L’empereur MÉMOIRES DE NAPOLÉON. lui rĂ©pondit que lorsque Charlemagne avait investi le pape d’une souverainetĂ© temporelle, au milieu de l’Italie, c’était pour le bien de l’Italie et de l’Europe, et non pour y introduire les infidĂšles, et les hĂ©rĂ©tiques; que l’histoire des papes Ă©tait pleine de ligues, de contre- ligues, tant avec les empereurs qu’avec les rois d’Espagne, ou les rois de France ; que Jules II avait commandĂ© des armĂ©es; qu’en 1797, le gĂ©nĂ©ral Bonaparte avait eu son quartier-gĂ©nĂ©ral dans le palais Ă©piscopal de l’évĂȘque Chia- ramonte, lorsqu’il marchait contre l’armĂ©e du cardinal Busca, que Pie VI avait levĂ©e pour faire une diversion, en faveur des Autrichiens, guerre qui fut terminĂ©e par le traitĂ© de Tolen- tino; qu’ainsi, puisque de nos jours la banniĂšre de Saint-Pierre avait marchĂ© contre la France, Ă  cĂŽtĂ© de l’aigle autrichienne, elle pouvait aujourd’hui marcher avec l’aigle française ; que cependant voulant tĂ©moigner toute sa condescendance pour le saint-pĂšre, il consentait que ce traitĂ© ne s’étendĂźt pas contre l’Autriche et l’Espagne, et qu’il fĂ»t uniquement applicable aux infidĂšles et aux hĂ©rĂ©tiques. A ce prix il s’engageait Ă  protĂ©ger les cĂŽtes et le pavillon de l’Église, contre les barbaresques. La correspondance roula sur ces matiĂšres, pendant 180Û et 1806. Les lettres du pape Ă©taient Ă©crites avec NOTES ET MÉLANGES. IS»5 la plume de GrĂ©goire VII; elles contrastaient avec la douceur et l’amĂ©nitĂ© de son caractĂšre, il n’en Ă©tait que le signataire. Il parlait sans cesse de sa juridiction, de sa suprĂ©matie sur les puissances terrestres; parce que, disait-il, le ciel est au-dessus de la terre, l’ame au-dessus de la matiĂšre. Cependant, aprĂšs la paix de Presbourg , une armĂ©e française Ă©tait entrĂ©e dans Naples ; le roi Ferdinand s’était rĂ©fugiĂ© en Sicile, tout le royaume avait Ă©tĂ© conquis ; un prince français Ă©tait montĂ© sur le trĂŽne , qui se trouvait sĂ©parĂ© par les Ă©tats du pape de l’armĂ©e de la haute Italie; les agents de la cour de Palerme, de celle de Cagliari, les intrigants que l’Angleterre soudoie toujours sur le continent, avaient Ă©tabli le centre de leurs intrigues Ă  Rome; des soldats Ă©taient souvent assassinĂ©s, en parcourant isolĂ©ment la partie de la route qui passe sur les Ă©tats de l’Église, entre Milan et Naples. Cet ordre de choses n’était pas tolĂ©rable l’empereur en prĂ©vint le pape, et lui fit connaĂźtre que par la nature des choses, il fallait que la cour de Rome fĂźt une ligue offensive et dĂ©fensive avec la France; qu’elle fermĂąt ses ports Ă  l’Angleterre ; qu’elle chassĂąt de Rome tous les intrigants Ă©trangers, ou qu’elle s’attendit Ă  perdre la partie de son territoire situĂ©e entre lesApen- 126 MÉMOIRES UE NAPOLÉON, nins et l’Adriatique ; c’est-Ă -dire, les marches d’AncĂŽne, qui, rĂ©unies au royaume d’Italie, assureraient la communication entre Naples et Milan. Le saint-siĂšge rĂ©pondit par d’impuissantes menaces il Ă©tait Ă©vident que la longanimitĂ© de l’empereur, qui contrastait avec son caracr- tĂšre, avait accrĂ©ditĂ© Ă  Rome l’idĂ©e qu’il redoutait les foudres de l’Église. Pour dĂ©truire cette folle croyance, il ordonna Ă  un corps de 6,000 hommes d’entrer Ă  Rome, sous prĂ©texte de se rendre Ă  Naples, mais d’y sĂ©journer. Il donna pour instruction particuliĂšre au gĂ©nĂ©ral qui commandait cette expĂ©dition, de montrer le plus grand respect pour la cour du Vatican, et de ne se mĂȘler de rien il fit en mĂȘme temps insinuer que, lorsqu'il osait faire occuper Rome, c’est qu’il Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă  tout, et ne serait pas arrĂȘtĂ© dans des affaires temporelles par des menaces spirituelles ; qu’il fallait que le faible eĂ»t recours Ă  la protection du fort. La cour de Rome Ă©tait en dĂ©lire les moni- toires, les priĂšres, les sermons, les notes circulaires au corps diplomatique, tout fut mis en Ɠuvre pour accroĂźtre le mal ; elle dĂ©ploya toutes ses armes spirituelles pour la dĂ©fense de son temporel mais la portĂ©e de toutes avait Ă©tĂ© calculĂ©e par le cabinet de Saint-Cloud. Enfin, au commencement de 1808, l’empereur Ă©crivit au NOTES ET MÉLANGES. 12 7 pape qu’il fallait que cela finĂźt, et que, si sous leux naois, il n’avait pas adhĂ©rĂ© au traitĂ© de fĂ©dĂ©ration avec les puissances d’Italie, il regarderait la donation de Charlemagne comme non- avenue, et confisquerait le patrimoine de saint Pierre, sans que cela portĂąt aucune atteinte au respect, et Ă  la libertĂ© de sa personne sacrĂ©e, comme chef de la catholicitĂ© aucune notification ne pouvait ĂȘtre plus claire; on n’en tint pas compte. Ainsi bravĂ© et poussĂ© Ă  bout, il dĂ©crĂ©ta, en 1808, la rĂ©union des Marches au royaume d’Italie, laissant au pape Rome et toute la partie de ses Ă©tats, situĂ©e entre l’Apennin et la MĂ©diterranĂ©e. Les agents français firent connaĂźtre eu mĂȘme temps, que les troupes françaises quitteraient Rome et les Ă©tats de l’Eglise, aussitĂŽt que cette cour aurait reconnu le dĂ©membrement des Marches ; mais Ă  cette nouvelle, elle envoya l'ordre Ă  son ministre , Ă  Paris, de demander ses passe-ports, et de partir sans prendre congĂ© les passe-ports furent accordĂ©s sur-le-champ, et la guerre dĂ©clarĂ©e. C’était la puissance faible qui ne pouvait opposer aucune rĂ©sistance, qui rompait toute mesure, et dĂ©clarait la guerre Ă  la puissance forte et victorieuse du monde mais le systĂšme Ă©tait Ă  Rome de porter tout Ă  l’extrĂȘme, d’opposer les armes spirituelles aux temporelles. On s’y fiat- 128 MÉM O IK ES 1E JN APOLEON. tait encore de voir renaĂźtre le temps, oĂč tout se prosternait Ă  la vue des foudres sacrĂ©es. NapolĂ©on les redoutait peu; mais il Ă©tait enchaĂźnĂ© par les sentiments qu’il portait au pape d laissa les choses encore in statu quo. Mais, au commencement de 1809, la quatriĂšme coalition se dĂ©clara la cour de Vienne annonça les hostilitĂ©s; le gĂ©nĂ©ral qui commandait Ă  Rome demanda un renfort de troupes, pour pouvoir contenir la population de cette grande ville et le pays ; et, si cela Ă©tait impossible , que l’on mĂźt un terme Ă  l’anarchie du gouvernement pontifical. Il reçut l’ordre de s’emparer du gouvernement, d’incorporer les troupes papales dans l’armĂ©e française, de maintenir une bonne police, et d’avoir soin que le pape continuĂąt Ă  recevoir les sommes qu’il avait l’habitude de prendre au trĂ©sor pour l’entretien de sa maison. La circonstance de la guerre dans laquelle la France se trouvait engagĂ©e avec l’Autriche et l’Espagne, parut favorable au saint-siĂšge il lança sa bulle d’excommunication. L’occupation de ses Ă©tats avait Ă©tĂ© le rĂ©sultat de la guerre qu’il avait dĂ©clarĂ©e Ă  la France; mais il n’avait Ă©tĂ© troublĂ© en rien dans la direction des affaires spirituelles, et il avait reçu l’assurance que sa personne n’en serait pas moins NOTES ET MÉLANGES. \ox sacrĂ©e , pourvu qu’il ne fit rien pour troubler l’exercice du gouvernement Ă©tabli Ă  Rome. Il ne voulut pas profiter de cette ouverture, regardant que sa qualitĂ© de souverain de Rome Ă©tait confondue et inhĂ©rente avec son caractĂšre spirituel ce systĂšme n’était pas soutenable. Les troupes françaises, dans ses Ă©tats, Ă©taient peu nombreuses , et la bataille d’Essling ayant jetĂ© quelques doutes sur l’issue de la guerre , la population Ă©tait agitĂ©e le saint-pĂšre, renfermĂ© au fond de son palais, avait fait Ă©lever des barricades autour ; elles Ă©taient gardĂ©es par quelques centaines d’hommes armĂ©s qui exerçaient la plus grande surveillance. Les troupes françaises qui occupaient les postes extĂ©rieurs, se prirent de querelle avec elles ; elles se crurent bravĂ©es tout cela excitait leurs sarcasmes. La situation du pape Ă©tait dangereuse il Ă©tait Ă  craindre que , d’un moment Ă  l’autre, on en vĂźnt aux mains les balles ne respectent personne. Le gĂ©nĂ©ral commandant Ă  Rome fit Jes plus vives remontrances ; il ne put faire comprendre que le pape serait beaucoup plus en sĂ»retĂ©, gardĂ© par la saintetĂ© de son caractĂšre , et que d’opposer la force Ă  la force pouvait avoir les effets les plus funestes. N’étant pas Ă©coutĂ© , il prit alors conseil des circonstances MĂ©langes.—Tome 1. q iHo MÉMOIRES DK NAPOlio\. il adopta le parti de faire transfĂ©rer le pape Ă  Florence; il le devait au saint-pĂšre, il le devait Ă  la nation française, il le devait Ă  l’Europe qu’eĂčt-elle dit si un sang si prĂ©cieux eĂ»t Ă©tĂ© versĂ© dans une rixe ? Son devoir n’était-il pas de veiller au maintien de la tranquillitĂ© publique ? elle fut sur le champ rĂ©tablie; mais la grande-duchesse de Toscane , surprise qu'on eĂ»t envoyĂ© le pape Ă  Florence, sans un ordre de l’empereur, et ayant elle - mĂȘme peu de troupes, fit continuer le voyage et le dirigea sur Turin. Le mĂȘme motif porta le prince gouverneur gĂ©nĂ©ral du PiĂ©mont Ă  lui faire continuer sa route jusqu’à Grenoble. Un courrier de Rome instruisit l’empereur Ă  Schoenbrunn, de ce qui venait de se passer il envoya aussitĂŽt des ordres Ă  Florence, pour que, si le pape y Ă©tait arrivĂ© , on le plaçùt dans une maison de campagne du grand-duchĂ©, et qu’on l’environnĂąt de tous les honneurs et de tous les respects dus Ă  son saint caractĂšre ; Ă  Turin , que si le pape y Ă©tait arrivĂ© , il fĂ»t dirigĂ© sur Sa- vone; enfin Ă  Paris, d’envoyer Ă  la rencontre du pape , pour le reconduire Ă  Florence , s’il n’avait pas dĂ©passĂ© l’Apennin , et Ă  Savone , s’il avait dĂ©passĂ© ces montagnes. Quoique mĂ©content de ce qui Ă©tait arrivĂ©, il ne pouvait pas dĂ©savouer son gĂ©nĂ©ral Ă  Rome; sa conduite NOTES ET MÉLANGES. I 3 ĂŻ avait Ă©tĂ© obligĂ©e. Il Ă©tait impossible de renvoyer le pape Ă  Rome, sans s’exposer Ă  des Ă©vĂšnements dont le rĂ©sultat pouvait ĂȘtre encore plus fĂącheux. On Ă©tait alors Ă  la veille de la bataille de Wagram qui devait dĂ©cider de la paix, et il serait Ă  temps alors de nĂ©gocier avec le saint-siĂšge, et de mettre un terme Ă  ces fĂącheuses affaires. Toute 1 a maison impĂ©riale de Turin fut mise Ă  la disposition du pape Ă  Savone, il fut logĂ© Ă  l’archevĂȘchĂ©, oĂč il Ă©tait de la liste civile , le comte Salmatoris, pourvut abondamment Ă  tout ce qui Ă©tait nĂ©cessaire. Il resta ainsi plusieurs mois pendant, lesquels on lui offrit de retourner Ă  Rome, s’il consentait Ă  ne point y troubler la tranquillitĂ© publique, Ă  reconnaĂźtre le gouvernement Ă©tabli dans cette capitale , et Ă  ne s’occuper que d’affaires spirituelles ; mais s’apercevant qu’on voulait le prendre par lassitude , et que le monde continuait Ă  marcher saris lui, il adressa des brefs aux chapitres mĂ©tropolitains de Florence et de Paris, pour troubler l’administration des diocĂšses , pendant les vacances des siĂšges , en mĂȘme temps que le cardinal PiĂ©tro expĂ©diait des vicaires apostoliques dans les diocĂšses vacants. Alors , pour la premiĂšre fois, la discussion qui existait depuis cinq ans , 9 - T 3a .MÉMOIRES IE NAPOLÉON. cessa d’ĂȘtre temporelle et devint spirituelle ; ce qui donna lieu Ă  la premiĂšre et seconde rĂ©union des Ă©vĂȘques, au concile de Paris, Ă  la bulle de 1811 , et enfin au concordat de Fontainebleau, en 181 3 . Rien n’était dĂ©cidĂ© encore sur l’état temporel de Rome ; cette incertitude encourageait la rĂ©sistance du pape. L’empereur, tracassĂ© depuis cinq ans par les plus pitoyables arguments provenant de ce mĂ©lange de puissance temporelle et spirituelle, se dĂ©cida enfin Ă  en faire la sĂ©paration pour toujours, et Ă  ne plus souffrir que le pape fĂ»t souverain temporel. JĂ©sus - Christ avait dit Mon empire riest pas de ce monde ; hĂ©ritier du trĂŽne de David . il avait voulu ĂȘtre pontife et non roi. Le sĂ©natus-consulte du 17 fĂ©vrier 1810 i 1 Titre I er . De la rĂ©union des Ă©tats de, Rome d l’em- !tire . — i° L’état de Rome est rĂ©uni Ă  l’empire français, et en fait partie intĂ©grante. — 2 ° Tl formera deux dĂ©partements, le dĂ©partement de Rome, et le dĂ©partement du TrasimĂšne ; le dĂ©partement de Rome aura sept dĂ©putĂ©s au corps lĂ©gislatif, le dĂ©partement du TrasimĂšne en aura fjuatre. — 4° Ce dĂ©partement de Rome sera classĂ© dans la premiĂšre sĂ©rie; le dĂ©partement du TrasimĂšne, dans la seconde. — 5° Tl sera Ă©tabli une sĂ©natorcric dans les dĂ©partements de Rome et du TrasimĂšne. — t>° La ville de Rome est la seconde ville de l’empire. Le maire de Rome est prĂ©sent au serment de l’empereur Ă  son avĂšnement; il prend NOTES IĂźT MÉLANGES. o MÉMOIRES DE NAPOLÉON. l'amertume d’ĂȘtre soumis aux Allemands; lorsque ces peuples rentrĂšreut sous la domination italienne, ils ne s’inquiĂ©tĂšrent pas si leur ville serait la capitale , si leur gouvernement serait plus ou moins aristocratique. La mĂȘme rĂ©volution s’opĂ©ra en PiĂ©mont, Ă  GĂȘnes, Ă  Rome, brisĂ©s par le grand mouvement de l’empire français. Il n’y avait plus de VĂ©nitiens, de PiĂ©- montais, de Toscans; tous les habitants de la pĂ©ninsule n’étaient plus qu’italiens tout Ă©tait prĂȘt pour crĂ©er la grande patrie italienne. Le grand-duchĂ© de Berg Ă©tait vacant pour la dynastie qui occupait momentanĂ©ment le trĂŽne de Naples ; l’empereur attendait avec impatience la naissance de son second fils pour le mener Ă  Rorne, le couronner roi d’Italie, et proclamer l’indĂ©pendance de la belle PĂ©ninsule, sous la rĂ©gence du prince EugĂšne. Italiam ! Italiam i !... Le troisiĂšme obstacle le sĂ©jour des papes avait aussi disparu; le saint-pĂšre Ă©tait Ă  Fontainebleau; le sacrĂ© collĂšge, la daterie, les archives , la propagande, tous les papiers des missions, Ă©taient Ă  Paris; plusieurs millions avaient Ă©tĂ© dĂ©pensĂ©s au palais Ă©piscopal; la pharmacie de l’IIĂŽtel-Dieu avait Ă©tĂ© dĂ©placĂ©e, et son local i /Vllusion Ă  ce \ers de Virgile, citĂ© Ă  la fin de l'Esprit des /ois. Italiam , italiam , prunus conclamat Achatcs. NOTES ET MÉLANGES. I/ I avait Ă©tĂ© donnĂ© Ă  la daterie; l’HĂŽtel-Dieu ImmĂȘme devait ĂȘtre transportĂ© dans les quatre nouveaux hĂŽpitaux, et son local consacrĂ© tout entier aux Ă©tablissements de la cour de Rome ; tout le quartier de Notre-Dame et l’üle-Saint- Louis devaient ĂȘtre le chef-lieu de la chrĂ©tientĂ©. Le grand empire comprenait les cinq sixiĂšmes de l’Europe chrĂ©tienne; la France, l’Italie, l’Espagne , la confĂ©dĂ©ration du Rhin, la Pologne il Ă©tait donc convenable que le pape, pour l’intĂ©rĂȘt de la religion, Ă©tablĂźt sa demeure Ă  Paris, et rĂ©unĂźt le siĂšge de Notre-Dame Ă  celui de de Latran. Le moyen qui parut le plus naturel pour accĂ©lĂ©rer cette rĂ©volution, et faire desirer ce sĂ©jour par les papes mĂȘmes, fĂ»t de relever l’autoritĂ© des conciles, qui, composĂ©s des Ă©vĂȘques de France, d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, de Pologne, seraient par le fait des conciles gĂ©nĂ©raux le pape sentirait l’importance de se mettre Ă  leur tĂȘte; dĂšs lors de demeurer dans la capitale du grand empire; c’était le but cachĂ© du concile de 1811, dont le but apparent fut de pourvoir aux moyens de confĂ©rer l’institution canonique aux Ă©vĂȘques. L’énergie et la rĂ©sistance du concile furent agrĂ©ables Ă  l’empereur ; l’esprit d’opposition pouvait seul don-; ner de la considĂ©ration Ă  ces assemblĂ©es, si contraires Ă  l’esprit du siĂšcle il prescrivit en l/p. M lĂŻ MOIR K S 1F. \ A PO \. secret qu’on y adoptĂąt les formes du concile d’Embrun, qui avait Ă©tĂ© une assemblĂ©e contre les jansĂ©nistes, et toutes dans l’esprit de la cour de Home. Ce concile dicta le bref de Savone, qui satisfit au but apparent de la convocation, eu supplĂ©ant aux articles qu’on n’avait pas cru devoir insĂ©rer au concordat de 1801. Par suite de ce systĂšme, l’empereur n’avait jamais voulu que l’on publiĂąt rien de ce qui Ă©tait relatif aux discussions avec Home comme il ne voulait pas dĂ©couvrir ses vues secrĂštes, il prĂ©fĂ©rait que tout restĂąt dans le vague; il n’était pas fĂąchĂ© que l’opinion s’égarĂąt, et lui supposĂąt des projets anti-religieux ayant ainsi dĂ©passĂ© le but, elle y reviendrait volontairement. Les Ă©vĂȘques du conseil ecclĂ©siastique, spĂ©cialement l’évĂȘque de Nantes, avaient fait toutes espĂšces d’instances pour l’engager Ă  permettre la publication des piĂšces officielles, et ne pouvaient pas pĂ©nĂ©trer les raisons qui l’empĂȘchaient d’adhĂ©rer Ă  un vƓu si lĂ©gitime; et pourquoi ce prince ne voulait-il pas faire tomber tout l’échafaudage de la petite eglisĂ©? Cette obstination lui paraissait inexplicable. Lorsque l’empereur apprit qu’une partie des Ă©vĂȘques avaient votĂ© pour l’incompĂ©tence, il ordonna sur-le-champ la dissolution du concile; il avait en cela plusieurs buts r° empĂȘcher qu’il ne lui notifiĂąt officiellement sa non-compĂ©tence; N O TES F. T MÉLANGES. I / 3 ce qui l’eĂ»t avili et rendu ridicule aux yeux du inonde, et lui eĂ»t ĂŽtĂ© tons moyens de retour; a° pour lui donner, en le frappant par l’autoritĂ©, l’intĂ©rĂȘt que l’imbĂ©cillitĂ© et le cagotisme d’un bon nombre d’évĂȘques français lui ĂŽteraient. Mais au mĂȘme moment que le concile Ă©tait dissous, les Ă©vĂȘques italiens se rĂ©unissaient auprĂšs du prince EugĂšne, du ministre Marescalchi et de celui du culte, Ă  Milan ils Ă©taient indignĂ©s de l’ignorance d’une partie des Ă©vĂȘques de France; ils dĂ©clarĂšrent unanimement qu’ils se considĂ©raient comme compĂ©tents, et demandĂšrent Ă  former un concile-' italien pour pourvoir Ă  l’institution Ă©piscopale. En mĂȘme temps, les prĂ©lats qui avaient composĂ© le conseil ecclĂ©siastique prĂ©sentĂšrent une adresse, dans laquelle ils se dĂ©clarĂšrent compĂ©tents. L’archevĂȘque de MĂąlines i accourut Ă  Trianon ; il Ă©tait fort indignĂ© de cette conduite ridicule de ses collĂšgues l’empereur ne se laissa pas pĂ©nĂ©trer ; il tĂ©moigna de l’humeur et du mĂ©contentement l’archevĂȘque s’employa avec activitĂ©, et contribua Ă  persuader un grand nombre d’évĂȘques; enfin, soit rĂ©unis en synode mĂ©tropolitain, soit par des dĂ©clarations particuliĂšres, en moins de huit jours de temps tous les Ă©vĂȘques eurent adhĂ©rĂ© Ă  la i M. le baron de Pradt. 1 44 MÉMOIRES DE NAPOLEON, compĂ©tence du concile, pour l’objet de la convocation ; il fut alors rĂ©uni de nouveau, et fit le dĂ©cret suivant I er DĂ©cret, 5 aoĂ»t. Le concile national est compĂ©tent pour statuer sur l’institution des Ă©vĂȘques, en cas de nĂ©cessitĂ©.» II e DĂ©cret, 5 aoĂ»t. — i° Les siĂšges Ă©pisco- paux, d’aprĂšs l’esprit des canons, ne peuvent rester vacants plus d’un an, pendant lequel la nomination, l’institution et la consĂ©era- tion, doivent avoir lieu. — 2 ° Le concile sup- pliera l’empereur de continuer Ă  nommer aux Ă©vĂȘchĂ©s, d’aprĂšs les concordats les nommĂ©s aux Ă©vĂȘchĂ©s s’adresseront au pape pour ob- tenir l’institution canonique. — 3° Six mois a aprĂšs la notification de la nomination faite dans la forme ordinaire , sa saintetĂ© sera tenue de donner l’institution d’aprĂšs la forme des concordats. — 4° Les six mois Ă©coulĂ©s, sans que le pape ait accordĂ© l’institution, le mĂ©- tropolitain y procĂ©dera; et, Ă  dĂ©faut de mĂ©- tropolitain, le plus ancien Ă©vĂȘque de la pro- vince, qui fera la mĂȘme chose, s’il s’agit de l’institution du mĂ©tropolitain. — 5° Le prĂȘte sent dĂ©cret sera soumis Ă  l’approbation du pape Ă  cet effet, l’empereur sera suppliĂ© de permettre Ă  une dĂ©putation de six Ă©vĂȘques de se rendre auprĂšs du pape pour en obtenir la confirmation d’un dĂ©cret, qui peut seul NOTES ET MÉLANGES. 145 mettre un terme aux maux des Ă©glises de France et d’Italie. » Une dĂ©putation la porta Ă  Savone au pape, et en rapporta le bref suivant, datĂ© du 20 septembre 1811 Pie VII, souverain pontife, Ă  nos chers fils les cardinaux de la sainte Eglise romaine, et Ă  nos vĂ©nĂ©rables frĂšres, les ar- chevĂȘques et Ă©vĂȘques, assemblĂ©s Ă  Paris, sa- lut et bĂ©nĂ©diction en Notre Seigneur. — De- puis le moment oĂč, malgrĂ© l’influence de nos maĂźtres, la Providence nous a Ă©levĂ© Ă  la dignitĂ© de souverain pontife, nous avons toujours cherchĂ© avec une sollicitude pater- rielle Ă  donner de dignes et bons pasteurs aux Ă©glises qui avaient eu le malheur de perdre leur Ă©vĂȘque nous regrettions, et nous Ă©prouvions une grande anxiĂ©tĂ© de cƓur, de n’avoir pu dans ces derniers temps, pour des raisons qu’il est inutile de rapporter ici, remplir entiĂšrement nos vƓux, comme nous l’aurions dĂ©sirĂ©; Dieu, dans sa bontĂ©, a permis qu’avec l’agrĂ©ment de notre trĂšs-cher fils, NapolĂ©on I er , empereur des Français, et roi d’Italie, quatre Ă©vĂȘques vinssent nous visiter, et nous supplier respectueusement de pour- voir aux Ă©glises de France et du royaume d’Ita- lie, qui sont privĂ©es de leurs propres pasteurs, et de fixer nous-mĂȘme le mode et les con- MĂ©langes.—Tome 1 . 10 ]/6 M É MOI H K S 11 F. N A POLIiOflf. ditions convenables, pour arriver Ă  la con- elusion d’une affaire si importante. Nous avons reçu ees vĂ©nĂ©rables frĂšres avec la bienveillance et l’affection paternelle qu’ils avaient droit d’attendre de notre part nous >‱ JYOTES ET JMEL/VMGES. 2 i ,> Il y avait en Italie i j 0,000 hommes français, indĂ©pendamment, des PiĂ©montais, Polonais , Cisalpins , Romains , Napolitains Bernadotte se crut avec raison incapable de diriger cette armĂ©e. Il fut donc bien conseillĂ©. Page 141. IL partit pour l’armĂ©e d’observation, rĂ©para les places du Rliin, et s’empara de Manheim. » Manheim n’avait alors que 5 oo hommes de garnison, et ouvrit ses portes Ă  Bernadotte, qui l’investit avec 8,000 hommes. Page 148. Au moment oĂč s’opĂ©raient les sages conceptions du mi- o nistre , etc.» Bernadotte fut deux mois ministre de la guerre; il ne fit que des fautes, il n’organisa rien , et le directoire fut obligĂ© dĂ© lui retirer le porte-feuille. Il 11’était pas ministre, quand MassĂ©na dĂ©cida de la campagne, par la victoire de Zurich, Ă  la fin de septembre 1799 ‱' il fut tout-Ă -fait Ă©tranger Ă  ces combinaisons. L’opĂ©ration de faire une diversion de a5,000 hommes sur Philipsbourg, est contraire Ă  toutes les rĂšgles. Page 149. AprĂšs la rĂ©volution du 18 brumaire. » MÉMOIRES DE NAPOLÉON. ai4 A la journĂ©e du 18 brumaire, Bernadotte fit cause avec le manĂšge, et fut contraire au succĂšs de cette journĂ©e. NapolĂ©on lui pardonna Ă  cause de sa femme. Page i5i. La discipline qu'il sut maintenir Ă  l’armĂ©e de Hanovre. » Il protĂ©gea en Hanovre les dilapidations... Page i5a. Tient en Ă©chec l’armĂ©e russe. » Bernadotte fut parfaitement Ă©tranger Ă  toute l’opĂ©ration d’Ulm, Le corps du marĂ©chal Soult, double du sien, Ă©tait Ă  Munich. Meme page. L’empereur confĂšre au marĂ©chal Bernadotte la souve- rainetĂ© et le titre de prince et duc de PoutĂ©-Corvo. ‱ En le faisant prince de PontĂ©-Corvo, l’empereur n’eut envie que de tirer de pair sa femme qui Ă©tait belle-sƓur de Joseph. Page i5a. Ce fut dans ce combat que pĂ©rit le jeune prince Louis de Prusse. » Le prince Louis de Prusse a Ă©tĂ© tuĂ© au combat de Saalfeld. Cette affaire a Ă©tĂ© importante c’est le marĂ©chal Lannes qui l’a livrĂ©e. Le coin* bat de Schleitz, qu’a soutenu le corps du marĂ©- NOTES ET MÉLANGES. 2j5 chai Bernadotte, a Ă©tĂ© de peu d importance ; l’empereur, d’ailleurs, s’y trouvait en personne. Meme page. AprĂšs la bataille d’IĂ©na.» La conduite de Bernadotte, Ă  IĂ©na , a Ă©tĂ© telle, que l’empereur avait signĂ© le dĂ©cret pour le faire traduire Ă  un conseil de guerre, et il eĂ»t Ă©tĂ© infailliblement condamnĂ©, tant l’indignation Ă©tait gĂ©nĂ©rale dans l’armĂ©e; il avait manquĂ© faire perdre la bataille. C’est en considĂ©ration de la princesse de PontĂ©-Corvo, qu’au moment de remettre le dĂ©cret au prince de NeufchĂątel, l’empereur le dĂ©chira. Quelques jours aprĂšs, Bernadotte se distingua au combat de Balle, ce qui effaça un peu ces fĂącheuses impressions. Bernadotte commandait le premier corps, fort de 18,000 hommes;il Ă©tait arrivĂ© Ă Naumbourg, derriĂšre le marĂ©chal Davout, qui commandait le troisiĂšme corps, fort de 3 o,ooo hommes. Bernadotte avait ordre de soutenir ce marĂ©chal; ce qui formait une masse de 5 o,ooo hommes , pour dĂ©fendre le dĂ©filĂ© de Kosen et le champ de bataille d’Auerstedt. La moitiĂ© du corps de Davout avait dĂ©jĂ  passĂ© la Saal, lorsque Bernadotte arriva et prĂ©tendit prendre la tĂȘte de la 26 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. colonne, sous le prĂ©texte insensĂ© qu’il avait le n° i comme de raison , Davout s’y opposa, en lui objectant que ce serait perdre un temps prĂ©cieux, et mĂȘler les corps d’armĂ©e dans un dĂ©filĂ©, ce qui ferait un grand mal. Bernadotte leva alors son camp, et se porta sur Dornbourg; Ă  la pointe du jour, il y passa la Saab Cependant Davout, Ă  la pointe du jour, fut attaquĂ© par le roi de Prusse , Ă  la tĂȘte de 60,000 hommes, l’élite de ses troupes. Il sentit alors toute la privation des 18,000 hommes de Bernadotte; c’est ce qui donna lieu Ă  la bataille d’Auerstedt, qui couvrit Davout de gloire. Bernadotte, de Dornbourg, aurait pu rĂ©parer sa faute, en tombant sur les derriĂšres de l’armĂ©e prassienne ; il se contenta de parader, et ne tira pas un coup de canon les gĂ©nĂ©raux , officiers et soldats Ă©taient au dĂ©sespoir. Page 17 5. La veille du jour oĂč se donna la bataille de Wagram, l’empereur mit Ă  l’ordre de l’armĂ©e la dĂ©fense de quitter les rangs pendant l’affaire, pour transporter ou conduire les blessĂ©s Ă  l’ambulance ; des mesures Ă©tant prises, disait l’ordre, pour porter des secours sur le champ de bataille. le prince de PontĂ©-Corvo, qui commandait les Saxons, ne mit pas cette dĂ©fense Ă  l’ordre de son corps ; et comme il arriva que, pendant la bataille, on lui enleva , sans lui en donner avis, la division française de Dupas qu’il avait NOTES ET MÉLANGES ' 0A~] a placĂ©e Ă  sa rĂ©serve, et qu’un corps voisin disposa des ehe- vaux des ambulances saxonnes pour renforcer ses attelages d’artillerie, le corps saxon souffrit plus qu’aucun autre; un grand nombre de blessĂ©s de ce corps Ă©taient gisants dans la plaine. Bernadotte ordonne de dĂ©teler quelques piĂšces de canon pour aller prendre les voitures d’ambu- * lance ; et comme on lui observa que cela pouvait expo- ser cette artillerie Ă  ĂȘtre prise Qu’importe, dit le guer- rier philanthrope, ce n’est que du bronze le sang du soldat est bien plus prĂ©cieux. » Tout cela est faux. Les Saxons lĂąchĂšrent pied la veille de Wagram, et le matin de Wagram c’étaient les plus mauvaises troupes de l’armĂ©e. Cependant le prince de PontĂ©-Corvo, contre l’usage et l’ordre, fit une proclamation le lendemain de cette bataille, et les appela colonne de granit L’empereur le renvoya Ă  Paris, et lui ĂŽta le commandement de ce corps fi. i Note extraite de mĂ©moires inĂ©dits. Le vice-roi Ă©tait au centre, sur une Ă©minence, d’oĂč l’on voyait trĂšs-distinctement les mouvements qui se faisaient sur la gauche. Toute, la ligne des Saxons se repliait en dĂ©sordre, laissant entre elle et la position de l’ennemi un vaste espace, que celui-ci ne paraissait pas songer Ă  occuper. On pressait le vice-roi d’en prĂ©venir l’empereur, qui Ă©tait Ă  l'extrĂȘme droite. Attendons encore, dit le prince , ce n’est qu’une dĂ©route de canons. » Vingt minutes aprĂšs, on vit uii cavalier accourir Ă  toutes brides c’était un officier d’état-major qui, hors de lui, et aussitĂŽt qu’il aperçut 2l8 MÉMOIRES UE NAPOLÉON. Page i56. L’ordre du jour de l’empereur avait cependant e'tĂ© exĂ©cutĂ©, dans toute l’armĂ©e, avec la plus grande sĂ©vĂ©ritĂ©, » au point qu’un marĂ©chal de France, voyant des grena- diers porter leur colonel, dont un boulet avait emportĂ© la cuisse, il le leur fit dĂ©poser sur le bord du chemin , et les renvoya au feu en les rĂ©primandant. Monsieur, dit-il au colonel mourant Il faut qu’un soldat sache mourir Ă  l’endroit mĂȘme oĂč il est frappĂ©. Un jeune offi- eier, le colonel Lebrun, fils du duc de Plaisance, Ă©tait » alors auprĂšs de ce marĂ©chal ; il fit un mouvement d’hor- reur notre mĂ©tier ne se fait pas Ă  l’eau de rose, dit le fĂ©roce guerrier. Ce n’est pas un jour de bataille qu’il faut parler de pliilantrophie. » Calomnie. Page i5ti. ArrivĂ© Ă  Anvers Bernadotte sa prĂ©sence calma toutes les alarmes. DouĂ© d’une activitĂ© infatigable , il rĂ©unit et disposa, comme par enchantement, tous les moyens de dĂ©fense ; mais il fit plus encore il Ă©lectrisa toutes les Ăąmes. Des milliers de soldats se levĂšrent Ă  sa voix , " et dĂ©jouĂšrent les projets d’un ennemi tĂ©mĂ©raire. L’An- glais renonça Ă  son entreprise, et le prince se disposa le vice-roi, s’écria Monseigneur, le prince de PontĂ©-Corvo m’envoie pour vous dire que si vous ne l’appuyez pas, il est perdu ; sa cavalerie tient encore, mais son infanterie n’est que de la canaille. Cette expression Ă©tait d’une exagĂ©ration grossiĂšre ; qu’on juge toutefois de ce qu’on pensa, le lendemain, de la proclamation sur la colonne de-granit. NOTES ET MÉLANGES. 2I Ă  rejoindre l’armĂ©e d’Allemagne. Il allait y reprendre » un commandement, lorsque la paix fut signĂ©e; il revint alors Ă  Paris, et v reçut la grand’croix de l’ordre de Saint- Henri de Saxe. » ArrivĂ© Ă  Paris, le ministre de la guerre croyant qu’il y venait pour raison de santĂ©, l’envoya Ă  Anvers, oĂč il parla beaucoup, Ă©crivit beaucoup, et ne fit rien. Lorsqu’il y arriva, l’expĂ©dition anglaise Ă©tait manquĂ©e; Anvers Ă©tait sauvĂ©e, car l’escadre de l’Escaut, qui avait alors 12,000 matelots, Ă©tait rentrĂ©e dans Anvers ; ce qui portait Ă  3o,ooo hommes la garnison de cette place. Toutes les combinaisons de lord Chatam auraient dĂ» avoir pour but d’intercepter l’escadre qui Ă©tait dans la rade de Flessingue; car, alors seulement, Anvers pouvait ĂȘtre prise. Page i58. Quelques publicistes ont cru que NapolĂ©on avait puis- samment influĂ© sur l’éle'vation de Bernadotte au trĂŽne de 0 SuĂšde. A cet Ă©gard ils ont Ă©tĂ© dans l’erreur. Non-seule- ment l’empereur fut Ă©tranger Ă  cette Ă©tonnante nomi- nation, il est mĂȘme certain qu’elle ne lui fut point o agrĂ©able.» Si cette Ă©lection n’avait pas Ă©tĂ© agrĂ©able Ă  l’empereur, elle n’aurait pas eu lieu; car c’est pour avoir sa protection et plaire Ă  la France, que les SuĂ©dois la firent. ÂŁ20 HJĂŻMOIKES DJi IV APOLÉOiV. L’empereur fut sĂ©duit par la gloire de voir un marĂ©chal de France devenir roi; une femme Ă  laquelle il s’intĂ©ressait, reine; et son filleul, prinee royal. Il prĂȘta mĂȘme Ă  Bernadotte , lors de son dĂ©part de Paris, plusieurs millions de francs sur sa cassette , pour paraĂźtre en SuĂšde avec la pompe convenable. Page i 63 . .Qu’il faut que Je susdit prinee, en cas qu’il soit Ă©lu par les Ă©tats Ă  la succession au trĂŽne, ait, avant son arrivĂ©e sur le territoire suĂ©dois, dĂ©clarĂ© faire profession de la doctrine Ă©vangĂ©lique luthĂ©rienne, etc. >> Bernadotte est la religion catholique, apostolique, romaine il a abjurĂ© sa religiou pour la religion rĂ©formĂ©e. Beaucoup de gens en eussent fait autant; mais c’est cette circonstance qui a empĂȘchĂ© d’envoyer rĂ©gner en SuĂšde le prince EugĂšne. Sa femme, princesse de BaviĂšre, n’aurait pas pu s’en consoler. DesirĂ©e, reine actuelle de SuĂšde, n’a pas voulu changer de religion, et elle professe encore la religion catholique, apostolique, romaine, dans laquelle elle est nĂ©e. Page a 55 . Lettre du prince royal de SuĂšde, Ă  S. M. l’empereur des Français. » Stockholm, 11 mai 1812. 22 r NOTES ET MÉLANGES. Cette lettre est fausse, elle est faite aprĂšs coup; elle n’a jamais Ă©tĂ© reçue en effet, M. de Signeul, consul de SuĂšde, Ă©tait encore, en juin, Ă  Dresde, nĂ©gociant pour la SuĂšde. Certes, ce ne serait pas aprĂšs unepareille lettre, qu’on aurait continuĂ© Ă  nĂ©goeieravec cette puissancei. Page 273. Note du baron d’Engestrom Ă  M. de Cabre. » On savait Ă  quoi s'en tenir sur les dispositions du cabinet de Stockholm et ses liaisons avec celui de Londres elles n’étaient plus douteuses 2. 1 Note extraite de mĂ©moires inĂ©dits. Beaucoup de moyens avaient Ă©tĂ© tentĂ©s pour ramener la SuĂšde Ă  la France. Une derniĂšre lettre dictĂ©e Ă  la princesse royale, fut remise Ă  la fin d’avril Ă  monsieur de Signeul, consul-gĂ©nĂ©ral Ă  Paris, pour la porter Ă  Stockholm. M. de Signeul, de retour de sa mission, arriva Ă  Dresde, le 29 mai, quelques heures aprĂšs le dĂ©part de NapolĂ©on. — Tout est entendu, si Vempereur s’engage Ă  faire obtenir k Ă  la paix , la NorvĂšge Ă  la SuĂšde. » Telles Ă©taient les instructions dictĂ©es par le prince royal, et mises par Ă©crit sous ses yeux, par M. de Signeul. NapolĂ©on rĂ©pondit, par le retour du courrier que lui expĂ©dia son ministre des relations extĂ©rieures Je n’achĂšterai point un alliĂ© dou- leux aux dĂ©pens d’un ami fidĂšle. » 2 DĂšs le 3 mars Bernadotte avait signĂ©, Ă  Stockholm, un 'traitĂ© d’alliance offensive .et dĂ©fensive avec l’Angleterre. ll'l MEMOIRES DE NAPOLÉON. Page 3a3. Lettre du prince royal de SuĂšde, Ă  S. M. l’empereur des Français. » Stockholm , a3mars i3i3. Le style de cette lettre dit assez que c’est un libelle ; elle n’a jamais Ă©tĂ© reçue. Ce n’était pas un mois avant Lutzen, qu’on Ă©crivait ainsi Ă  l’empereur des Français. Il est fĂącheux que des personnes aussi Ă©levĂ©es en dignitĂ© prĂȘtent leur signature Ă  des piĂšces fausses. Page 338. Le gĂ©nĂ©ral Lauriston fut envoyĂ© au prince Kutusow pour proposer un armistice. Le prince reçut Lauriston au milieu de ses gĂ©nĂ©raux. » Tout cela est faux la mission de Lauriston n’eut pour but de demander ni la paix, ni un armistice. Page 340 . Le 11 octobre, Murat fut chargĂ© par Bonaparte de faire une deuxiĂšme tentative auprĂšs du gĂ©nĂ©ral Mi- loradowich qui commandait l’avant-garde de l’armĂ©e russe. » Ce dialogue du roi de Naples avec le gĂ©nĂ©ral Miloradowich, est Ă©galement faux. NOTES ET MÉLANGES. 22 ^ DIX-SEPT NOTES SUR L’OUVRAGE INTITULÉ, CONSIDÉRATIONS SUR L’ART DELA GUERRE, IMPRIMÉ A PARIS, EN l8l6. OBJET DES NOTES. i te , Organisation et recrutement de l’armĂ©e. — 2 e , Infanterie. — 3 e , Cavalerie. — 4 *j Artillerie. — 5 e , des Ordres de bataille. — 6 e , de la Guerre dĂ©fensive. — 7, de la Guerre offensive. — 8 e , de la Force des armĂ©es sous NapolĂ©on et sous Louis XIV. — 9 e , Batailles d’Eylau et d’IĂ©na. — io e , Bataille d’Esling. — n e , Moskow. — 12 e , Retraite de Russie et de Saxe —‱ 1 3 e , Campagne de i8i3. — 14 e , Bataille du Mont-Saint-Jean.— i 5 e , LĂ©gion- d’honneur. — 16 e , Comparaison de la marche de NapolĂ©on, en 1800, Ă  celle d’Annibal, en 218, avant J. C. — 17 e , Conclusion. Cet ouvrage est divisĂ© en quatorze chapitres, formant un volume de six cents pages. L’auteur est Ă©tranger au service de l’infanterie, de la MÉMOIRES DE NAPOLÉON. cavalerie, de l’artillerie, Ă  celui d’état-major. Il Ă©tait lieutenant-colonel du gĂ©nie, en i8oy, en Espagne; il y dirigea plusieurs siĂšges des places, de Catalogne, d’Arragon, de la province de Valence. Le marĂ©chal Suchet le recommanda comme un bon ingĂ©nieur; il obtint successivement pour lui le grade de gĂ©nĂ©ral de brigade, de gĂ©nĂ©ral de division, et le titre de baron en i8i3, lors de la campagne de Saxe, il fut dĂ©signĂ© pour remplir Ă  la grande armĂ©e les fonctions de premier ingĂ©nieur. Il n’y justifia pas l’opinion qu’avait conçue de lui le marĂ©chal Suchet; il n’avait ni assez d’expĂ©rience, ni assez de soliditĂ© dans l’esprit ce qu’il faut surtout au premier ingĂ©nieur d’une armĂ©e qui doit concevoir, proposer et diriger tous les travaux de son arme; c’est un bon jugement. NOTE. Organisation et recrutement de VannĂ©e. Page 70. » L’usage des armĂ©es permanentes , constamment Ă  la disposition du prince , destinĂ©es Ă  remplacer des levĂ©es temporaires et tumultuaires, s’établit dans toute l’Europe, et l’on soumit les villages Ă  l’obligation de fournir annuellement un certain nombre d’hommes pour les former et les NOTES ET MÉLANGES. u2 5 recruter, ces soldats ou miliciens milites Ă©taient dĂ©signĂ©s par la voie du sort sur toute la population. » Page 7?. De quels moyens bas et odieux les recruteurs ne se servaient-ils pas pour attraper, dans leurs filets , une jeunesse inconsidĂ©rĂ©e. Page 75- Mais ce mot de conscription effarouche les esprits de la multitude ! Eh bien ! changeons ce mot terrible. Prenons- en un autre, celui de milice, par exemple. Page 79- Il se prĂ©sente une question importante Ă  examiner, c’est de savoir jusqu’à quel Ăąge il est convenable au bien des armĂ©es et de l’état, de retenir les soldats sous les drapeaux. Vers l’ñge de trente ans, lorsque l’homme a fini son accroissement, ses membres commencent Ă  perdre de leur souplesse, il devient bientĂŽt lourd, pesant. , Page 86. Les habitants du nord, engourdis par les frimas , engraissĂ©s par la biĂšre, ont le corps gras et lourd, l’humeur patiente et flegmatique, et l’imagination paresseuse. Ceux du midi, animĂ©s par la douce chaleur du climat et du vin, ont le corps sec et maigre, mais nerveux , l’imagination vive et l’humeur premiers , habituĂ©s Ă  une vie dure au milieu de leurs affreux climats ,. soutiennent les travaux et les fatigues de la guerre sans profĂ©rer de plaintes; sont impassibles aux coups de la fortune , et obĂ©issent machinalement sans aucune rĂ©flexion mais froids, apathiques et lents, ils soutiennent difficilement les marches rapides, et sont peu propres aux attaques MĂ©langes.—Tome I. i5 ‱jiG MÉMOUtKS UK NAPOLÉON-. brusques et aux saillies d’audace. Les seconds, vifs et agiles, susceptibles d’enthousiasme et d’élan, marchent rapidement en avant, courent sur l’ennemi, et se prĂ©cipitent au milieu des pĂ©rils. Rien de plus redoutable que leur premiĂšre impulsion ; mais ce premier feu se calme bientĂŽt, un long danger les dĂ©goĂ»te, de longs travaux les impatientent. La vie rude des camps qui ne leur offre aucune des douceurs auxquelles ils sont accoutumĂ©s, leur parait insupportable ; les marches rĂ©trogrades les dĂ©couragent si le succĂšs les enflamme , le moindre revers les abat. Indociles et inconstants, ils n’obĂ©issent que difficilement au frein de la discipline. { Page 33. ,ooo pendant trois mois, et 5 ,000 pendant quinze jours; cela Ă©quivaudra Ă  7,000 hommes pour toute l’armĂ©e, qui seront soustraits Ă  l’agriculture. Les 1 5 ,ooĂŽ hommes de l’armĂ©e de rĂ©serve ne seraient en rien distraits de leurs travaux, ni Ă©loignĂ©s de leurs foyers. NapolĂ©on devait, Ă  la paix, composer son armĂ©e de 1,200,000, dont 600,000 de l’armĂ©e de ligne , 200,000 de l’armĂ©e de l’intĂ©rieur, 4oo,ooo de l’armĂ©e de rĂ©serve. Les 600,000 hommes de l’armĂ©e de ligne eussent formĂ© i° quarante rĂ©giments d’infanterie de douze bataillons, chacun de 910 hommes, ayant un escadron d’éclaireurs, de trois cent soixante chevaux de quatre pieds six pouces; une batterie de huit canons, servie par 280 hommes ; une compagnie de sapeurs, de i 5 o hommes; un bataillon d’équipages militaires, de trois compagnies, de UlhlOIRXS Uli a3o vingt-deux voitures, et 210 hommes total 12,000. 2° Vingt rĂ©giments de cavalerie, de 3,6oo hommes, savoir huit de cavalerie lĂ©gĂšre, six de dragons, six de cuirassiers; chaque rĂ©giment de dix escadrons, de 36o hommes partagĂ©s en trois compagnies. 3° Dix rĂ©giments d’artillerie, formant huit bataillons de 5oo hommes; 4° un rĂ©giment du gĂ©nie, de huit bataillons, 4 5 ooo hommes; 5° un rĂ©giment d’équipages militaires, de 4>°°° hommes total 3oo,ooo hommes. L’empire contenait plus de 4° millions de population ; il devait ĂȘtre divisĂ© en quarante arrondissements, chacun d’un million. Chaque arrondissement devait ĂȘtre assignĂ© pour recrutement Ă  un rĂ©giment d’infanterie. On eĂ»t remĂ©diĂ© Ă  la crainte de l’esprit de fĂ©dĂ©ralisme, en ayant soin que les officiers et la moitiĂ© des sous-officiers fussent Ă©trangers Ă  l’arrondissement. L’infanterie d’une armĂ©e Ă©tant reprĂ©sentĂ©e par un, la cavalerie sera un quart ; l’artillerie, un huitiĂšme; les troupes du gĂ©nie, un quarantiĂšme; les Ă©quipages militaires, un trentiĂšme; ce qui fera treize trentiĂšmes mais il suffit que la cavalerie soit le cinquiĂšme de l’infanterie de l’état, Ă  cause du pays des montagnes. L’armĂ©e de l’intĂ©rieur, de 200,000 hommes. MUTES ET 3V1ÉLAJMGES. l 3 l eĂ»t Ă©tĂ© composĂ©e de 200 bataillons d’infanterie , et de 4°° compagnies de canonniers destinĂ©s , en temps de guerre, Ă  dĂ©fendre les places fortes et les cĂŽtes cette armĂ©e n’eĂ»t eu que les officiers d’existants; les sous- officiers et soldats n’eussent Ă©tĂ© rĂ©unis que le dimanche au chef-lieu de leur commune. Les 4oo,ooo hommes de l’armĂ©e de rĂ©serve n’eussent existĂ© que sur le papier ; ils eussent seulement Ă©tĂ© soumis Ă  une revue tous les trois mois, pour certifier leur existence, et rectifier les signalements. Ces 1,200,000 n’eussent ainsi soustrait Ă  l’agriculture que 280,000 hommes. 2 0 Les Romains, les Grecs, les Espagnols, sont des nations mĂ©ridionales; dans leurs siĂšcles de gloire, leurs armĂ©es furent patientes, disciplinĂ©es, infatigables, jamais dĂ©couragĂ©es. Les SuĂ©dois, sous Gustave Adolphe et sous Charles XII ; les Russes, sous Souwarow, Ă©taient agiles, intelligents, impĂ©tueux. Les circonstances territoriales du pays, le sĂ©jour des plaines ou des montagnes, l’éducation ou la discipline, a plus d’influence que le climat sur le caractĂšre des troupes. 3 ° Les institutions militaires des Anglais sont vicieuses i° ils n’opĂšrent leur recrutement qu’à prix d’argent, si ce n’est que frĂ©quemment ils vident leurs prisons dans leurs 23a MÉMOIRES DE NAPOLÉON. rĂ©giments; 2 0 leur discipline est cruelle; 3° l’espĂšce de leurs soldats est telle, qu’ils ne peuvent en tirer que des sous-officiers mĂ©diocres; ce qui les oblige Ă  multiplier les officiers hors de toute proportion; 4° chacun de leurs bataillons traĂźne Ă  sa suite des centaines de femmes et d’enfants aucune armĂ©e n’a autant de bagages; 5° les places d’officiers sont vĂ©nales les lieutenances, les compagnies , les bataillons s’achĂštent ; 6° un officier est Ă  la fois major dans l’armĂ©e et capitaine dans son rĂ©giment bizarrerie fort contraire Ă  tout esprit militaire. II e NOTE. Infanterie. Page ij3. i° Mais le plus grand vice de nos bataillons, c’est de n’avoir qu’une seule espĂšce d’infanterie. Autrefois nous en avions de deux espĂšces les piquiers qui combattaient de pied ferme , et les arquebusiers destinĂ©s Ă  tirailler. Page 96 . Voici de quelle maniĂšre je compose mon bataillon, que je nomme cohorte, pour rappeler que j’ai en vue l’organisation romaine. La cohorte, en bataille, n’a d’autre di vision naturelle que celle des rangs j’adopte donc cette division consacrĂ©e par l’exemple de l’ancienne lĂ©gion ro maine, et je fais, de chaque rang, une compagnie de ligne; NOTES ET MÉLANGES. 2 33 te qui me donne trois compagnies de ligue par cohorte , puisque nous nous formons en bataille sur trois rangs. premiĂšre compagnie, formĂ©e de soldats choisis, non pas Ă  la taille, mais parmi les plus braves, les plus instruits et les plus aguerris , formera le premier rang, qui est le plus exposĂ©, et qui doit servir d’exemple aux autres je lui conserve le beau nom de grenadiers, illustrĂ© par tant d’ex ploits, et qui rappelle des souvenirs si glorieux. La seconde compagnie, formĂ©e par un deuxiĂšme choix , sera placĂ©e au troisiĂšme rang; et enfin la troisiĂšme compagnie, composĂ©e de soldats les plus novices et les moins braves, encadrĂ©e au deuxiĂšme rang, entre deux rangs d’élite, sera contrainte de faire son devoir. Page 99- Outre ces trois compagnies de ligne, nous organiserons une quatriĂšme compagnie de troupe lĂ©gĂšre, Ă  laquelle nous conserverons le titre de voltigeurs, qui dĂ©signe fort bien le genre de leur service ; car il est certain qu’il faut crĂ©er deux espĂšces d’infanterie l’une formant des masses ou des lignes, pour soutenir le choc et l’effort de la bataille, et renverser l’ennemi; et l’autre, pour le reçoit naĂźtre, le harceler et le poursuivre c’est une vĂ©ritĂ© incontestable pour quiconque a fait la guerre. Page 166. L’éducation des troupes lĂ©gĂšres et celle des troupes de ligne ne doivent pas plus se ressembler que leurs services. A quoi bon enseigner aux voltigeurs des mouvements graves et rĂ©guliers , et des mouvements de ligne , s’ils ne doivent jamais ĂȘtre en ligne, ni en faire usage? exerçons- les plutĂŽt Ă  courir , Ă  sauter, Ă  nager, Ă  franchir tous ics obstacles , Ă  se couvrir de tous les accidents du terrain .. MÉJUOUUiS UE HAPOLÉOfl. a34 Ă  se disperser en avant des lignes ; Ă  se rallier, Ă  toutes jambes, pour se pelotonner contre la cavalerie; Ă  se mĂȘler et Ă  combattre avec nos cavaliers lĂ©gionnaires ; Ă  sauter en croupe derriĂšre eux, et surtout Ă  tirer, avec beaucoup d’adresse, dans toutes sortes de positions voilĂ  l’éducation qui convient Ă  la nature de leur service. Page 168. Les voltigeurs sont destinĂ©s Ă  combattre et Ă  marcher isolĂ©ment ; il est donc inutile de leur donner un pas uniforme, et de leur enseigner Ă  manƓuvrer avec rĂ©gularitĂ© et ensemble, comme les troupes de ligne. Il suffit de les habituer Ă  se rĂ©unir rapidement, en cercle, contre la cavalerie , et Ă  se rallier derriĂšre les lignes. Ils doivent , dans le premier cas, se rassembler au pas de course, se pelotonner tumultuairement autour de leurs officiers, et former un cercle plein, qui prĂ©sente des feux et des baĂŻonnettes de fous cĂŽtĂ©s c’est la maniĂšre la plus prompte et peut-ĂȘtre la meilleure de former une petite troupe contre la cavalerie. Page 200. Une partie des voltigeurs de la premiĂšre ligne sera dispersĂ©e en avant du front des cohortes. Le nombre de ces tirailleurs doit ĂȘtre proportionnĂ© Ă  l’étendue de la ligne , Ă  raison de trois ou quatre pieds par homme, espace nĂ©cessaire pour qu’ils puissent agir librement. Ce service n’emploiera guĂšre qu’une demi-compagnie par cohorte ; les autres voltigeurs se pelotonneront derriĂšre la cohorte, ou resteront en reserve , prĂȘts Ă  succĂ©der aux premiers tirailleurs , auxquels le repos devient nĂ©cessaire aprĂšs deux ou trois heures de ce mĂ©tier fatigant et pĂ©rilleux. C’est cette rĂ©serve de voltigeurs qu’on emploiera Ă  ramasser les NOTES ET MÉLANGES. 2 35 blessĂ©s de la ligne , pour les transporter aux ambulances; Ă  aller chercher des supplĂ©ments de cartouches, au parc, et enfin Ă  tous les offices qui forcent Ă  quitter les drapeaux de sorte que les soldats de ligne , n’ayant plus aucun prĂ©texte de quitter leurs rangs, s’habitueront Ă  ne jamais les abandonner, et Ă  rester inĂ©branlables Ă  leur poste ce sera le moyen de conserver les lignes garnies et sans brĂšche. Les voltigeurs de la deuxiĂšme ligne se pelotonneront, Ă  droite et Ă  gauche de leurs cohortes en colonne ; ou bien, lorsque les colonnes formeront des carrĂ©s , on les placera aux quatre angles, dans les positions que les faces laissent dĂ©garnies de feu. Page aĂŻs. Les tirailleurs peuvent ĂȘtre de la plus grande utilitĂ© pour favoriser les approches des lignes ennemies , et dĂ©tourner ou troubler leur feu ils ne doivent pas craindre de courir Ă  deux ou trois cents toises, en avant, pour s’établir Ă  leur portĂ©e, et les dĂ©soler Ă  coups de fusils, d’autant plus sĂ»rement, qu’elles ne pourront pas se venger; car, avec un peu d’intelligence et d’habitude, ils se mettent tous Ă  couvert les uns se tapissent au fond d’un fossĂ©, les autres se couchent dans un silion ; ceux-ci se cachent derriĂšre les arbres, ceux-lĂ  s’embusquent au milieu des haies et des bouquets de bois. Page 21 4- a El l’ennemi lancera sans doute sa cavalerie, pour Ă©loigner et chĂątier ces tirailleurs importuns ; mais nos voltigeurs savent s’en garantir ils se rallient Ă  toutes jambes, se pelotonnent et forment diffĂ©rents petits globes de feu , d’autant plus difficiles Ă  aborder, que chaque soldat, armĂ© d’un fusil double, a deux coups Ă  tirer. iVIÉMOUĂźES DE NAPOLÉON. i 35 Page t23. Notre tactique subdivise , de plus, les rangs en compagnies d’une cohorte, en huit et en seize parties; ce qui fixe Ă  huit et Ă  seize, le nombre des sergents et des ca poraux nĂ©cessaires pour commander ces sections les memes sous-officiers seront toujours chargĂ©s du commandement des mĂȘmes sections , afin d’intĂ©resser leur amour-propre Ă  soigner l’instruction et la discipline des soldats, sous leurs ordres. fage M}3- 2° D’aprĂšs mon organisation lĂ©gionnaire, que je prie le lecteur de se rappeler les grenadiers forment le premier rang ; la troisiĂšme compagnie, le second ; et la deuxiĂšme compagnie, le troisiĂšme. Les trois capitaines se placeront chacun Ă  la droite de leurs compagnies ou de leurs rangs ; les trois lieutenants occuperont des places semblables Ă  la gauche la cohorte se trouvera ainsi encadrĂ©e entre ces six officiers qui prĂ©viendront et empĂȘcheront, par leur prĂ©sence immĂ©diate, les flottements et le dĂ©sordre qui, dans les moments critiques, commencent ordinairement par les flancs, les parties faibles de tout cadre de bataille. Ils se trouveront placĂ©s sur la mĂȘme ligne que leurs soldats , qu’ils animeront et encourageront par leur exemple. Les six sous-lieutenants se placeront, Ă  Ă©gale distance , derriĂšre la cohorte , pour maintenir l’ordre, et empĂȘcher qu’aucun soldat ne quitte son poste. Les sergents et les caporaux prendront place, chacun Ă  la droite de leur section. Page a On exercera les voltigeurs Ă  sc mĂȘler Ă  la cavalerie lĂ©gĂšre, et Ă  combattre avec elle. Nous formerons nos vol- SXTES ET MÉLANGES. a3 7 ligeurs en pelotons de la force de nos escadrons lĂ©gionnaires , de soixante-seize hommes ; chaque peloton sera attachĂ© Ă  un escadron qu’il accompagnera, au pas de course, dans tous ses mouvements, afin de forcer ou de dĂ©fendre les dĂ©filĂ©s. Ces deux armes se protĂ©geront entre elles, et chacune recherchera la nature du terrain qui lui est le plus favorable pour le combat; mais sans cesser de rester Ă  portĂ©e de se soutenir mutuellement. Le voltigeur doit s’exercer Ă  sauter en croupe derriĂšre son cavalier, afin que les pelotons d’infanterie puissent se transporter, d’un endroit Ă  l’autre, aussi vite que la cavalerie. On l’habituerait Ă  passer son fusil en bandouliĂšre sur son dos, et Ă  sauter derriĂšre le cavalier, en appuyant lĂ©gĂšrement les mains sur la croupe du cheval. La plupart de ces exercices supposent que les voltigeurs ne portent pas de sac ce fardeau leur ĂŽterait leur lĂ©gĂšretĂ© et leur souplesse, et nuirait sans cesse Ă  la rapiditĂ© de leurs mouvements. Je voudrais qu’on chargeĂąt leurs sacs sur des chevaux de bĂąt, Ă  la suite de chaque cohorte il en faudrait neuf par cohorte. Page 3 10. n Nous formons notre avant-garde de cavaliers lĂ©gionnaires , des quatre lĂ©gions du corps d’armĂ©e , avec un nombre Ă©gal de voltigeurs. Page 121. '‱ 3° Je ne dirai qu’un mot des instruments militaires , et ce sera pour lĂącher de faire proscrire le tambour, instrument barbare, qui, par ses sons monotones et dĂ©sagrĂ©ables, assourdit et fatigue l’oreille la moins sensible. Page 146. MEMOIRES DE NAPOLÉON. dragons, ce fut pour tenir lieu de ces compagnies de chasseurs il les composa d’hommes de moins de cinq pieds de haut, afin d’utili-ser la classe de la conscription de quatre pieds dix pouces Ă  cinq pieds, et qui jusque alors avait Ă©tĂ© exempte; ce qui rendait le fardeau de la conscription plus lourd pour les autres classes. Cette crĂ©ation rĂ©compensa un grand nombre de vieux soldats qui, ayant moins de cinq pieds de haut, ne pouvaient entrer dans les compagnies de grenadiers; et qui, par leur bravoure, mĂ©ritaient d’entrer dans une compagnie d’élite ce fut un moyen puissant pour l’émulation que de mettre en prĂ©sence les pygmĂ©es et les gĂ©ants. S’il eĂ»t eu dans ses armĂ©es des hommes de diverses couleurs, il eĂ»t composĂ© des compagnies de noirs et de blancs; dans un pays oĂč il y aurait des cyclopes, des bossus, on tirerait un bon parti de compagnies composĂ©es de cyclopes et d’autres de bossus. En 1789, l’armĂ©e française se composait de rĂ©giments de ligne et de bataillons de chasseurs les chasseurs des CĂ©vennes, du Vivarais, des Alpes, de Corse, des PyrĂ©nĂ©es, qui, Ă  la rĂ©volution, formĂšrent des demi-brigades d’infanterie lĂ©gĂšre; mais la prĂ©tention n’était pas d’avoir deux infanteries diffĂ©rentes, puisqu’elles NOTES ET MÉLANGES. %/jj Ă©taient Ă©levĂ©es de mĂȘme, instruites de mĂȘme, armĂ©es de mĂȘme ; seulement Jes bataillons de chasseurs* Ă©taient recrutĂ©s par des hommes de pays de montagnes, ou par des fils de garde- chasse; ce qui les rendait plus propres Ă  ĂȘtre employĂ©s sur les frontiĂšres des Alpes et des PyrĂ©nĂ©es et lorsqu’ils Ă©taient aux armĂ©es du nord, on les dĂ©tachait de prĂ©fĂ©rence pour grimper sur une hauteur ou fouiller une forĂȘt ces hommes, lorsqu’ils se trouvaient en ligne un jour de bataille, tenaient fort bien la place d’un bataillon de ligne, puisqu’ils avaient la mĂȘme instruction, le mĂȘme armement, la mĂȘme Ă©ducation. Les puissances lĂšvent souvent, en temps de guerre, des corps irrĂ©guliers, sous le titre de bataillons francs ou de lĂ©gion , recrutĂ©s de dĂ©serteurs Ă©trangers, ou formĂ©s d’individus d’un esprit ou d’une opinion particuliĂšre; mais cela ne constitue pas deux espĂšces d’infanterie. Il n’y en a et ne peut y en avoir qu’une. Si les singes de l’antiquitĂ© veulent imiter les Romains, ce n’est pas des armĂ©s Ă  la lĂ©gĂšre qu’ils doivent crĂ©er, mais des pesamment armĂ©s ou des bataillons armĂ©s d’épĂ©es; car toute l’infanterie de l’Europe fait le service de troupes lĂ©gĂšres. S’il Ă©tait possible que l’infanterie n’envoyĂąt en tirailleurs que ses voltigeurs, elle perdrait MĂ©langes.—Tome 1 . iG u/j2 MÉMOIRES DE N/VPOLÉON. l’usage lu feu il se passerait des campagnes entiĂšres sans qu’elle tirĂąt un coup de fusil; mais cela n’est pas possible. Quand la compagnie de voltigeurs sera dĂ©tachĂ©e Ă  l’avant-garde, aux bagages, en flanqueurs, les quatre compagnies du bataillon renonceront donc Ă  s’éclairer? elles laisseront donc arriver les balles des tirailleurs ennemis jusqu’au milieu de leurs rangs? Lorsqu’une compagnie du bataillon sera dĂ©tachĂ©e, elle devra donc renoncer Ă  se faire Ă©clairer, ou bien elle devra ĂȘtre suivie par une escouade de la compagnie de voltigeurs ? Cette compagnie de voltigeurs n’est que le quart du bataillon , elle ne pourrait pas suffire au besoin des tirailleurs un jour de bataille; elle ne suffirait pas davantage, si elle Ă©tait la moitiĂ© de son effectif, pas mĂȘme si elle Ă©tait les trois quarts. Une ligne, dans une journĂ©e importante, passe tout entiĂšre aux tirailleurs, quelquefois mĂȘme deux fois il faut relever les tirailleurs toutes les deux heures, parce qu’ils sont fatiguĂ©s, parce que leurs fusils se dĂ©rangent et. s’encrassent. Quoi! les voltigeurs n’ont besoin d’aucun ordre, d’aucune tactique, pas mĂȘme de savoir marcher en bataille? ils ne seront donc jamais obligĂ©s de faire un changement de front, de se ployer en colonne, de faire une retraite en Ă©chiquier? Non il suffit qu’ils sachent courir, NOTES ET MÉLANGES. se servir de leurs jambes pour se soustraire, aux charges de cavalerie. Comment alors prĂ©tendre les rĂ©unir pour en former l’avant-garde de l’armĂ©e? comment vouloir qu’ils s’éloignent Ă  trois cents toises de la ligne, entremĂȘlĂ©s avec des pelotons de cavalerie lĂ©gionnaire? Il n’est pas nĂ©cessaire d’apprendre aux soldats Ă  courir, Ă  sauter, Ă  se cacher derriĂšre un arbre ; mais il faut les accoutumer, lorsqu’ils sont Ă©loignĂ©s de leurs chefs, Ă  conserver leur sang-froid, Ă  ne pas se laisser dominer par une vaine Ă©pouvante; se tenir toujours Ă  portĂ©e les uns des autres, de maniĂšre qu’ils se flanquent entre eux, se rĂ©unissent au petit pas quatre Ă  quatre, avant que les tirailleurs de cavalerie n’aient pu les sabrer ; qu’ils se pelotonnent huit Ă  huit, seize Ă  seize, avant que l’escadron n’ait pu les charger; et rejoignent ainsi, sans prĂ©cipitation, faisant souvent volte face, la rĂ©serve oĂč se trouve le capitaine, qui, avec le tiers de ses tirailleurs, rangĂ©s en bataille, reste Ă  portĂ©e de fusil. La compagnie ainsi rĂ©unie doit former le bataillon carrĂ©, ou faire un changement de front, ou commencer sa retraite, se retour - nant, lorsqu’elle est. trop pressĂ©e, au commandement, demi-tour Ă  droite , commencez le feu ; Ă  un coup de baguette, recommencer la retraite et rejoindre ainsi le chef de bataillon, qui lui- t6. U44 1YÏKMOITÏ1ÏS 1F. TVAPOLKON. mĂȘme est restĂ© en rĂ©serve avec le tiers de ses hommes. Alors le bataillon se met en colonne, Ă  distance de peloton, et marche ainsi en retraite. Au commandement, halte, peloton, Ă  droiteet Ă gaucheen bataille, feu de deux rangs, il forme le bataillon carrĂ© et repousse la charge de la cavalerie ; au commandement, continuez la retraite, il rompt le carrĂ©, forme les divisions, etc., ou bien il exĂ©cute avec sang-froid une retraite en Ă©chiquier, sur la position indiquĂ©e, soit en refusant la droite, soit en refusant la gauche. VoilĂ  ce qu’il faut apprendre aux voltigeurs ; et s’il pouvait y avoir deitt espĂšces d’infanterie, l’une pour servir en tirailleurs, l’autre pour rester en ligne, il faudrait choisir les plus instruits pour aller en tirailleurs. En effet, les compagnies de volontaires, qui vont plus souvent en tirailleurs que les autres, sont celles qui manƓuvrent le mieux de l’armĂ©e, parce que ce sont celles qui en ont senti plus souvent le besoin. C’est avoir bien mal lu les auteurs grecs et latins que de faire de pareilles applications il aurait mieux valu passer ce temps Ă  confĂ©rer avec un caporal de voltigeurs, ou un vieux sergent de grenadiers ; ils eussent donnĂ© des idĂ©es plus saines. a° Jusqu’à prĂ©sent, un bataillon composĂ© de plus ou moins de compagnies, a Ă©tĂ© placĂ© NOTES ET MÉLANGES. a45 en bataille, de maniĂšre Ă  avoir un commandant Ă  la droite, un ou plusieurs au centre, et un Ă  la gauche; Ă  ce qu’un capitaine eĂ»t toujours sous ses ordres ses mĂȘmes officiers, ses mĂȘmes sergents, et ceux-ci les mĂȘmes caporaux, les mĂȘmes soldats. Il n’était pas possible que l’on supposĂąt qu’un jour l’on proposerait sĂ©rieusement de ranger en bataille une compagnie sur un rang, de sorte qu’elle s’étendĂźt sur un front de soixante toises, son capitaine Ă  la droite, son lieutenant Ă  la gauche ; de placer derriĂšre les troisiĂšme et deuxiĂšme compagnies et en serre-files les six sous-lieutenanfs. Les trois capitaines du bataillon, rangĂ©s l’un derriĂšre l’autre, seront tuĂ©s par un coup de canon, les trois lieutenants le seront parle deuxiĂšme coup, le capitaine placĂ© Ă  la droite pourra-t-il se faire entendre Ă  la gauche, lorsque le chef de bataillon qui est placĂ© au centre le fait Ă  peine ? Comment les soldats reconnaĂźtront-ils la voix de leur capitaine, puisque les trois capitaines seront placĂ©s au mĂȘme point? Mais cela rendra plus facile les feux de rang. Non ces feux se feront bien plus facilement Ă  la voix du chef de bataillon , puisqu’il est au centre. Il pourra arriver que le capitaine de la premiĂšre compagnie commandera, En avant ; celui de la troi siĂšme, Fixe ; celui de la deuxiĂšme, Demi-tour A MKMOIRKS DF. wapolĂ©on. droite! Au commandement de Division Ă  droite, le bataillon se divisera donc en trois lignes, qui chacune contiendra des officiers, des sous- officiers, des caporaux, des soldats des trois compagnies au commandement de Peloton Ă  droite , on aura donc dans les six lignes des officiers, des sous-officiers, des soldats des trois compagnies. Si une compagnie est dĂ©tachĂ©e, elle se mettra donc en bataille sur une ligne, et le reste du bataillon sur deux lignes ? Quelle cacophonie ! Quelle ignorance de l’école de peloton ! et c’est un officier-gĂ©nĂ©ral français qui prostitue ainsi son uniforme Ă  la risĂ©e de l’Europe! Comment le prote qui a imprimĂ© son ouvrage ne le lui a-t-il pas fait observer? car enfin ce prote avait fait probablement la guerre, ou du moins il avait servi dans la garde nationale. 3° 3,ooo voltigeurs seront Ă  l’avant-garde, sans ĂȘtre organisĂ©s en bataillon ; chaque peloton pour son compte; chaque capitaine serait gĂ©nĂ©ral en chef. Mais, en effet, comment pourraient-ils ĂȘtre organisĂ©s en bataillons, puisqu’ils ne doivent ni savoir manoeuvrer, ni connaĂźtre la tactique; que chaque compagnie doit ĂȘtre attachĂ©e Ă  la compagnie de cavalerie lĂ©gĂšre, qui doit la prendre en croupe. Oh ! vraiment on a raison de vouloir leur apprendre Ă  courir ; ils en auront besoin , s’ils ne sont pas pris ou NOTES ET MÉLANGES. a/[7 tuĂ©s dĂšs le premier jour. Si un peloton de 5o hommes ne peut pas faire la guerre avec avantage sans ĂȘtre instruit, cette nĂ©cessitĂ© est bien plus grande pour un bataillon, et elle s’accroĂźt en raison des cubes pour une brigade de 3,ooo hommes. Mais opposez ces 3,ooo voltigeurs instruits, bons manƓuvriers, organisĂ©s en bataillons, ce mĂ©lange avec la cavalerie ne produira aucun bon rĂ©sultat ; il entraĂźnera la ruine de la cavalerie et de l’infanterie. Comment la cavalerie lĂ©gĂšre pourrait-elle manƓuvrer ayant en croupe un voltigeur ? comment pourrait- elle faire une rĂ©sistance sĂ©rieuse, si elle n’est pas soutenue par la cavalerie de ligne? Le mĂ©tier des arriĂšre-gardes et des, avant-gardes Ă  la guerre est de manƓuvrer toute la journĂ©e. La cavalerie pourrait sans doute, en se sacrifiant , transporter un homme en croupe dans une position intĂ©rieure, afin que le fantassin arrivĂąt plus vite ; mais vouloir le faire marcher ainsi Ă  l’avant-garde, ou Ă  l’arriĂšre-garde, c’est n’avoir pas la plus lĂ©gĂšre notion du service de ces armes; c’est n’avoir jamais passĂ© une journĂ©e Ă  l’avant-garde si cela Ă©tait avantageux, toutes les nations, tous les grands capitaines l’eussent fait. ^ 4° Le tambour imite le bri\it du canon c’est le meilleur de tous les instruments; il ne dĂ©- 2/j8 mĂ©moires de napolĂ©on. tonne jamais. Les armes dĂ©fensives sont insuffisantes pour parer le boulet, la mitraille et les balles ; non-seulement elles sont inutiles, mais elles ont l’inconvĂ©nient de rendre les blessures plus dangereuses. Les arcs des Parthes Ă©taient trĂšs-grands; maniĂ©s par des hommes exercĂ©s et robustes, ils lançaient les flĂšches avec une telle force, qu’ils perçaient les boucliers des Romains ; les vieilles lĂ©gions en Ă©taient dĂ©concertĂ©es ce fut une des causes de la dĂ©faite de Crassus. Les tirailleurs auraient plus besoin d’armes dĂ©fensives que tous les autres, parce qu’ils s’approchent plus souvent de l’ennemi, et sont plus exposĂ©s Ă  ĂȘtre sabrĂ©s par la cavalerie mais il ne faut pas les surcharger ; ils ne sauraient ĂȘtre trop mobiles. Ainsi, quand mĂȘme les armes dĂ©fensives seraient utiles Ă  l’infanterie en ligne, on ne pourrait pas lui en donner, puisque tous les hommes d’un bataillon font nĂ©cessairement le service de tirailleurs. Il n’est pas un cadet sortant de l’école qui n’ait eu l’idĂ©e d’armer les tirailleurs avec des fusils Ă  deux coups ; il ne leur a suffi que l’expĂ©rience d’une campagne pour sentir tous les inconvĂ©nients qui en rĂ©sulteraient pour l’usage de la guerre. Il est cinq choses qu’il ne faut jamais sĂ©parer HOTES ET MÉLANGES. ^9 du soldat son fusil, ses cartouches, son sac, scs vivres pour au moins quatre jours, et son outil de pionnier ; qu’on rĂ©duise ce sac au moindre volume possible ; qu’il n’y ait qu’une chemise , une paire de souliers, un col, un mouchoir, un briquet, fort bien ; mais qu’il l’ait toujours avec lui; car, s’il s’en sĂ©pare une fois, il ne le reverra plus. La thĂ©orie n’est pas la pratique de la guerre. C’était un usage, dans l’armĂ©e russe, qu’au moment de se battre, le soldat mĂźt son sac Ă  terre oĂč sont les avantages attachĂ©s Ă  cette mĂ©thode ? les rangs pouvaient se serrer davantage ; les feux du troisiĂšme rang pouvaient devenir utiles, les hommes Ă©taient plus lestes, plus libres, moins fatiguĂ©s; la crainte de perdre son sac, oĂč le soldat a l’habitude de mettre tout son avoir, Ă©tait propre Ă  l’attacher Ă  sa position. A Austerlitz, tous les sacs de l’armĂ©e russe furent trouvĂ©s rangĂ©s en bataille sur la hauteur de Posoritz; ils y avaient Ă©tĂ© abandonnĂ©s lors de la dĂ©route. MalgrĂ© toutes les raisons spĂ©cieuses qu’on pourrait allĂ©guer pour cet usage , l’expĂ©rience l’a fait abandonner aux Russes, les neuf chevaux de bĂąt seraient mieux employĂ©s Ă  porter des caisses d’ambulances, des cartouches cl des vivres. Les officiers des compagnies sc dĂ©graderaient, t 25o mĂ©moires de napolĂ©on. s’ils se mĂȘlaient des dĂ©tails du dĂ©compte du soldat ; ils deviendraient des sous-officiers le sergent-major est propre Ă  ce service. Est-il donc impossible de trouver un sergent-major, honnĂȘte homme? Mais si l’officier abusait, Ă  qui le soldat aurait-il recours? quelle ne serait pas la rĂ©pugnance d’un capitaine de recevoir des rĂ©clamations d’un soldat contre son lieutenant, qui fait sa sociĂ©tĂ©, avec qui il mange, et dont il est l’égal nous voulons croire qu’aucun officier ne serait assez vil pour abuser de l’ignorance du soldat. Mais celui-ci, qui, de sa nature, est soupçonneux, en aurait-il moins de mĂ©fiance ? et l’opinion de profond respect, que la discipline militaire exige qu’il ait pour son officier, n’en serait-elle pas altĂ©rĂ©e? Les tentes ne sont point saines ; il vaut mieux que le soldat bivouaque, parce qu’il dort les pieds au feu, qu’il s’abrite du vent avec quelques planches ou un peu de paille ; que le voisinage du feu sĂšche promptement le terrain sur lequel il se couche. La tente est nĂ©cessaire pour les chefs qui ont besoin de lire, de consulter la carte. Il en faut donner aux chefs de bataillon, aux colonels, aux gĂ©nĂ©raux, et leur ordonner de ne jamais coucher dans une maison ; abus si funeste, et auquel sont dues tant de catastrophes. A l’exemple des Français, toutes NOTES ET MÉLANGES. Ă 5 i les nations de l’Europe ont abandonnĂ© les tentes ; et si elles sont encore en usage dans les camps de plaisance, c’est quelles sont Ă©conomiques, qu’elles mĂ©nagent les forĂȘts, les toits de chaume et les villages. L’ombre d’un arbre contre le soleil et la chaleur, le plus chĂ©tif abri contre la pluie, sont prĂ©fĂ©rables Ă  la tente. Le transport des tentes employerait cinq chevaux par bataillon , qui seraient mieux employĂ©s Ă  porter des vivres. Les tentes sont un sujet d’observation pour les affidĂ©s et pour les officiers d’état-major de l’ennemi elles leur donnent des renseignements sur votre nombre et la position que vous occupez ; cet inconvĂ©nient est de tons les jours, de tous les instants. Une armĂ©e rangĂ©e sur deux ou trois lignes de bivouac, ne laisse apercevoir, au loin, qu’une fumĂ©e que l’ennemi confond avec les brouillards de l’atmosphĂšre. U est impossible de compter le nombre des feux; il est trĂšs- facile de compter le nombre des tentes, et de dessiner les positions qu’elles occupent. III e NOTE. Cavalerie. Page 112, C’est en vain qu’on a voulu subvenir au besoin de Pin- lanlerie, par des corps de cavalerie indĂ©pendants de ses a5a MÉMOIltES UE NAPOLÉON. gĂ©nĂ©raux une funeste expĂ©rience n’a que trop souvent dĂ©montrĂ© les vices de cette mĂ©tliode la rivalitĂ© et les jalousies des deux armes empĂȘchent qu’elles ne se soutiennent et ne s’aident Ă  n’existe qu’un moyen de leur Ă©chapper, c’est d’attacher la cavalerie aux lĂ©gions. — Le genre de service de la cavalerie lĂ©gionnaire, qui consiste Ă  Ă©clairer, reconnaĂźtre, poursuivre , tendre des embĂ»ches, exige beaucoup de cĂ©lĂ©ritĂ© et peu d’ordre ces cavaliers doivent s’étendre, se disperser, se glisser partout, tout voir, tout observer , s’habituer aux combats particuliers , et compter sur la vitesse de leurs chevaux, soit pour atteindre, soit pour Ă©chapper ils feraient fort mal leur mĂ©tier, si on les accoutumait Ă  rester rĂ©unis; en un mot c’est la cavalerie lĂ©gĂšre, et non pas la cavalerie de ligne , qui doit faire partie de la lĂ©gion. Page 171. J’ai dĂ©jĂ  dit que les cavaliers lĂ©gionnaires doivent faire le service des troupes lĂ©gĂšres; ainsi l’ordre, l’ensemble, la rĂ©gularitĂ©, ne leur conviennent pas mieux qu’à nos voltigeurs. Leur Ă©ducation ne doit pas ressembler Ă  celle de nos hussards et de nos chasseurs, que nous gĂątons et que nous dĂ©naturons par des manƓuvres de ligne. En effet, si nous les habituons Ă  se rĂ©unir et Ă  escadronner avec ordre, comment pourrons-nous obtenir d’eux qu’ils Ă©clairent, qu’ils reconnaissent et qu’ils fouillent un pays; qu’ils observent et qu’ils Ă©pient les mouvements de l’ennemi ; qu’ils se glissent sur ses derriĂšres, et inquiĂštent ses convois ; qu’ils tendent des embĂ»ches, poursuivent les fuyards et fassent des prisonniers ; qu’ils masquent et couvrent la marche de nos colonnes, et qu’ils remplissent, en un mot, tous les autres devoirs des troupes lĂ©gĂšres , dont ils ne peuvent s’acquitter , qu’en se dispersant et en NOTES ET MÉLANGES. a53 combattant isolĂ©ment. D’ailleurs, que gagnerons-nous Ă  ralentir et Ă  enchaĂźner la rapiditĂ© et la vivacitĂ© de la cavalerie lĂ©gĂšre, par l’ordre et la rĂ©gularitĂ© ? Quel avantage trouverions-nous Ă  la faire charger en ligne ? en deviendrait-elle plus redoutable Ă  l’ennemi ? Je ne le crois pas ; et des exemples anciens et modernes se pressent en foule pour soutenir mon opinion. Mais, sans remonter jusqu’aux Numides et aux Parthes , ces bandes de cavaliers irrĂ©guliers et dĂ©sordonnĂ©s, si cĂ©lĂšbres chez les anciens , je me contenterai de citer les Spahis turcs et les Mame- lucks, qui passent pour les premiers cavaliers du monde , sans connaĂźtre d’autre manƓuvre que celle de se pelotonner tumultuairement, et de charger en dĂ©sordre et Ă  bride abattue. J’en appelle aux Français qui ont appris Ă  connaĂźtre, en Égypte, la valeur des Mamelucks ; nos escadrons europĂ©ens, avec leurs mouvements compassĂ©s et leurs charges en ligne, brillaient-ils devant cette milice dĂ©sordonnĂ©e ? Pouvaient-ils lui rĂ©sister un instant ? N’étaient- ils pas rompus et taillĂ©s en piĂšces par les Mamelucks qui semblaient courir plutĂŽt Ă  des exercices qu’à des combats , tant ils trouvaient peu de dangers Ă  ces sortes de charges. Quant aux fantassins français, s’ils parvinrent Ă  braver des cavaliers aussi courageux et aussi adroits, au milieu des plaines rases de l’Égypte, c’est une preuve irrĂ©cusable de l’impuissance de la cavalerie, quelque bonne qu’elle soit, contre de la bonne infanterie. — Les hussards qui forment la cavalerie lĂ©gĂšre des Autrichiens , ne furent, dans l’origine , que des bandes irrĂ©guliĂšres de paysans hongrois , sans solde, sans discipline , faisant la guerre par l’appĂąt du butin ils se dispersaient au loin, se glissaient partout, et combattaient toujours isolĂ©ment ; ils suivaient les sentiers les moins pratiquĂ©s, ils pĂ©nĂ©traient usqu’au milieu des camps, dans l’ombre et le silence de MÉMOIRES IK NAPOLÉON. a54 la nuit ; ils se glissaient sur les flancs et sur les derriĂšres les colonnes; ils surprenaient les parcs, les convois et les postes isolĂ©s ; et enfin ils observaient tous les mou vements de l’ennemi, en se tenant tapis, le jour , dans les bois et les fourrĂ©es. Cette espĂšce de milice se rendit assez redoutable, pour que la plupart des nations de l’Europe cherchassent Ă  l’imiter ; mais bientĂŽt on voulut rĂ©gulariser ces bandes on en forma des rĂ©giments brillants , exercĂ©s Ă  toutes les manƓuvres de ligne; et, dĂšs lors, les hussards perdirent presque toutes les qualitĂ©s qui les avaient rendus si prĂ©cieux. Les Cosaques, cette excellente cavalerie lĂ©gĂšre des Russes , sont aujourd’hui ce qu’étaient autrefois les hussards hongrois ; mais si, sous prĂ©texte de les rĂ©gulariser , on veut les astreindre Ă  l’ensemble et aux mouvements rĂ©guliers des troupes de ligne, ils perdront presque toutes leurs qualitĂ©s actuelles, et ne pourront que devenir de la cavalerie de ligne fort mĂ©diocre. — Concluons , de tous ces exemples, que les mouvements mĂ©thodiques et les maniĂšres rĂ©guliĂšres ne sont pas indispensables Ă  la cavalerie , en gĂ©nĂ©ral, et qu’ils sont mĂȘme nuisibles Ă  la cavalerie lĂ©gĂšre , dont ils gĂȘnent la rapiditĂ© et contrarient le service. Il n’en est pas de la cavalerie comme de l’infanterie celle-ci n’a de force et de valeur , que par l’ordre, la discipline, et l’ensemble; l’autre peut agir confusĂ©ment et tumultuairement, pourvu qu’elle agisse avec rapiditĂ© il n’est pas , jusqu’à son dĂ©sordre mĂȘme, dont elle ne tire parti dans le combat, pour envelopper l’ennemi, le menacer dans tous les sens , se multiplier Ă  ses yeux 5 l’éblouir par la rapiditĂ© et la variĂ©tĂ© de ses caracoles; enfin, Ă©branler son imagination et le frapper de terreur. Page 176. La cavalerie de ligne des Français, avec ses gros che- NOTES ET MÉLANGES. 2 55 vaux de trait, surchargĂ©s de selles Ă©normes , est sans doute trop lente et trop lourde, quoiqu’en disent quelques officiers de cavalerie. Ils s’imaginent que si l’on donnait Ă  leurs escadrons des chevaux pĂ©us lĂ©gers , ils ne pourraient plus choquer les lignes ennemies, avec la mĂȘme force; mais ils se trompent, car le choc des corps Ă©tant, en raison de la masse multipliĂ©e par la vitesse, il s’en suit qu’on peut gagner , par la vitesse d’un cheval,- ce qu’on perd de sa masse. Page 201 . Dix pelotons de la cavalerie lĂ©gionnaire couvriront les flancs de l’infanterie, Ă  hauteur de la deuxiĂšme ligne, oĂč ils pourront veiller Ă  la sĂ»retĂ© des flancs, sans se trouver exposĂ©s aux feux des petites armes. La deuxiĂšme ligne est Ă©loignĂ©e de cent cinquante toises de la premiĂšre. Page 2x3. Cette proportion d’un onziĂšme semble suffisante pour remplir l’objet de la cavalerie lĂ©gionnaire ou lĂ©gĂšre il paraĂźt inutile de multiplier, au delĂ  du strict nĂ©cessaire, une espĂšce de troupe dont l’influence est presque nulle pour gagner des batailles. Ainsi nous comprendrons, dans l’organisation de la lĂ©gion , un corps de cavalerie de sept cent soixante chevaux il sera divisĂ© en deux parties que nous nommerons ailes, comme les Romains, pour designer qu’elles sont destinĂ©es Ă  voltiger sur les flancs de l’infanterie , afin de les protĂ©ger chaque aile sera subdivisĂ©e en cinq pelotons de soixante-seize chevaux , auxquels leur petitesse permettra de se mouvoir avec beaucoup de rapiditĂ© , de vivacitĂ© et de lĂ©gĂšretĂ©, avantages que ne pourraient avoir de gros escadrons. D’ailleurs , le nombre de pelotons , Ă©gal Ă  celui des cohortes, permettra d’en dĂ©tacher Ă  chaque cohorte isolĂ©e. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Page ia5. a 56 A ce nombre il faut ajouter deux chefs d’aile de cavalerie, revĂȘtus du grade de chef d’escadron, dix capitaines et autant de lieutenants , pour commander les dix pelotons de cavalerie lĂ©gionnaire. On choisira pour la cavalerie , les officiers de la lĂ©gion les plus lestes et les plus vifs car le service de la cavalerie s’accommode trĂšs-bien Ă  ces officiers vifs , impĂ©tueux , passionnĂ©s, qui ne doutent de rien, parce qu’ils ne calculent rien. Il faut que la fougue de leur tempĂ©rament les emporte sans cesse sur l’ennemi, pour avoir de ses nouvelles, et qu’ils percent souvent le rideau de troupes lĂ©gĂšres, dont ils cherchent Ă  masquer leurs mouvements. Page 229. La cavalerie est destinĂ©e Ă  jouer deux rĂŽles bien diffĂ©rents elle doit, dans les marches, se disperser pour parcourir le pays, reconnaĂźtre et poursuivre; dans les batailles, au contraire, elle ne peut produire un grand effet, qu’en donnant tout Ă  coup , en masse , sur les points affaiblis et battus en brĂšche, des lignes ennemies. Presque tous les peuples de l’Europe ont senti que des rĂŽles aussi diffĂ©rents exigeaient deux espĂšces de cavalerie; c’est ce qui les a engagĂ©s Ă  distinguer la cavalerie lĂ©gĂšre delĂ  cavalerie de ligne, qu’on nomme ordinairement grosse cavalerie. Page 247. L’usage des Romains Ă©tait de placer la cavalerie sur les flancs de l’infanterie, afin de la protĂ©ger et de la couvrir c’est aussi celui des modernes , lorsque les ailes ne s’appuient pas Ă  des obstacles de terrain; mais la cavalerie lĂ©gionnaire suffit pour jouer ce rĂŽle de flanqueurs, NOTES ET MELANGES. 2 57 et l’on doit tenir toute la cavalerie de ligne en rĂ©serve, derriĂšre le centre ou les ailes. Page 3i3. Le mĂ©lange de voltigeurs avec la cavalerie lĂ©gĂšre est admirable, pour le succĂšs de ces petits combats d’avant- garde. Page 3 14. Sous le rĂšgne de Louis XIV, les avant-gardes françaises Ă©taient composĂ©es en partie de dragons, espĂšce de troupes lĂ©gĂšres mixtes qui combattaient quelquefois Ă  cheval , plus souvent Ă  arme qui, de nos jours, n’existe plus que de nom , rendait de grands services aux avant-gardes; cependant il est facile d’apercevoir que nous pouvons remplacer les dragons, Ă  moins de frais, par le mĂ©lange proposĂ© de nos cavaliers lĂ©gionnaires et de nos voltigeurs. Nos fantassins lĂ©gers, portĂ©s en croupe, voyagent avec la mĂȘme vitesse que les dragons, et ils n’ont pas, comme eux, l’inconvĂ©nient de distraire du combat une partie des soldats, pour tenir les chevaux; enfin, ils se battent d’autant mieux Ă  pied , qu’on n’exige jamais d’eux un autre genre de combat quant Ă  l’économie, elle est sensible. Page i 54 - Le sabre de nos cavaliers lĂ©gionnaires sera droit comme celui des dragons , afin de les engager Ă  frapper d’estoc plutĂŽt que de taille ils porteront une lance de dix ou douze pieds, dont la courroie sera passĂ©e au bras gauche, et ils auront une carabine fort courte, suspendue Ă  l’arçon de leur selle. Page 11 Ă . C’est une chose ridicule que l’éducation de nos dra- MĂ©langes.—Tome /. 17 MÉMOIRES DE NAPOLEON. ‱a58 gons sont-ils Ă  clieval, on tĂąche de leur persuader que l’infanterie ne peut jamais rĂ©sister Ă  l’impĂ©tuositĂ© de leurs charges ; sont-ils Ă  pied , on leur dit qu’ils sont invincibles contre la cavalerie c’est ainsi qu’on leur inspire, tour Ă  tour, du mĂ©pris pour les deux armes. Page 218. Je composerai mon corps d’armĂ©e de quatre lĂ©gions, plus une rĂ©serve de trois mille chevaux de ligne, ce qui ferait, au complet, plus de trente-six mille, classĂ©s de la maniĂšre suivante vingt-deux mille huit cents ligne, sept mille six cents fantassins lĂ©gers, trois mille chevaux lĂ©gionnaires, trois mille chevaux de ligne, sans compter les artilleurs et les sapeurs. — AprĂšs avoir fait la part des convalescences , des maladies et des absences , qu’on peut estimera un cinquiĂšme, il restera trente mille combattants. — On voit que la cavalerie forme un sixiĂšme de l’annĂ©e. Page 23 o. Quant Ă  la cavalerie de ligne , il paraĂźt prĂ©fĂ©rable de n’en former qu’un seul corps Ă  chaque corps d’armĂ©e , puisqu’elle ne peut obtenir de grands rĂ©sultats qu’en combattant rĂ©unie elle sera placĂ©e en rĂ©serve, dans les batailles, sous les ordres immĂ©diats du gĂ©nĂ©ral en chef, prĂȘte Ă  donner au moment opportun ; . mais si nous voulions la faire charger, dĂ©s le commencement de la bataille , sur de l’infanterie intacte et aguerrie , elle serait infailliblement ramenĂ©e sur le reste de l’armĂ©e, oĂč elle communiquerait son dĂ©sordre. Page 3 10. Nous formons notre avant-garde de cavaliers lĂ©gionnaires, des quĂ tre lĂ©gions du corps d’armĂ©e , avec un NOTES ET MÉLANGES. 2 5q nombre Ă©gal de voltigeurs , qu’on obtient en prenant quatre compagnies par lĂ©gion. Ce corps lĂ©ger, composĂ© de trois mille chevaux, de trois mille voltigeurs, de cinq piĂšces d’artillerie lĂ©gĂšre , prĂ©cĂšde, d’une ou deux lieues, la tĂȘte de la colonne, en portant des postes en avant et sur les cĂŽtĂ©s, et en laissant des postes d’observation sur les chemins et sur les principales hauteurs, Ă  droite et Ă  gauche de la route; postes qui ne rejoignent l’avant- garde, que lorsqu’ils sont remplacĂ©s par les flanqueurs de la colonne. » i° L’administration des corps de cavalerie lĂ©gĂšre doit-elle dĂ©pendre de celle des corps d’infanterie? a° La cavalerie lĂ©gĂšre doit-elle ĂȘtre instruite Ă  la tactique, comme la cavalerie de ligne ? ou doit - elle servir en fourrageur, comme l’insurrection hongroise, les mamelucks, les cosaques ? 3° Doit-elle ĂȘtre employĂ©e aux avant-gardes, aux arriĂšre-gardes, sur les ailes d’une armĂ©e, sans ĂȘtre soutenue par la cavalerie de ligne? 4° Doit-on supprimer les dragons? 5° La grosse cavalerie doit-elle ĂȘtre toute mise en rĂ©serve ? 6° Combien faut-il de cavalerie diffĂ©rente dans une armĂ©e, et en quelle proportion ? La cavalerie lĂ©gĂšre doit Ă©clairer l’armĂ©e fort au loin ; elle n’appartient donc point Ă  l’infanterie elle doit ĂȘtre soutenue, protĂ©gĂ©e, spĂ©cialement par la cavalerie de ligne. De tout temps, il y eut rivalitĂ© et Ă©mulation entre l'in. -ĂŻGo MÉMOIRES OE NAPOLÉON. fanterie el la cavalerie la cavalerie lĂ©gĂšre est nĂ©cessaire Ă  l’avant-garde, Ă  l’arriĂšre-garde, sur les ailes de l’armĂ©e ; elle ne peut donc pas ĂȘtre attachĂ©e Ă  un corps particulier d’infanterie pour en suivre les mouvements. Il serait plus naturel de rĂ©unir son administration Ă  celle de la cavalerie de ligne, que de la faire dĂ©pendre de celle de l’infanterie, avec laquelle elle n’a aucune connexion ; mais elle doit avoir son administration sĂ©parĂ©e. La cavalerie a besoin de plus d’officiers que l’infanterie; elle doit ĂȘtre plus instruite. Ce n’est pas seulement sa vĂ©locitĂ© qui assure son succĂšs ; c’est l’ordre, l’ensemble , le bon emploi de ses rĂ©serves. Si la cavalerie lĂ©gĂšre doit former les avant-gardes, il faut donc qu’elle soit organisĂ©e en escadrons, en brigades, en divisions, pour qu’elle puisse manƓuvrer; car les avant-gardes, les arriĂšre-gardes, ne font pas autre chose elles poursuivent ou se retirent en Ă©chiquier, se forment en plusieurs lignes, ou se plient en colonne, opĂšrent un changement de front avec rapiditĂ©, pour dĂ©border toute une aile. C’est par la combinaison de toutes ces Ă©volutions qu’une avant-garde ou une arriĂšre-garde, infĂ©rieure en nombre, Ă©vite les actions trop vives, un engagement gĂ©nĂ©ral, et cependant retarde l’ennemi assez long-temps, NOTES ET MÉLANGES. 26 f pour donner le temps Ă  l’armĂ©e d’arriver , Ă  l’infanterie de se dĂ©ployer, au gĂ©nĂ©ral en chef de faire ses dispositions, aux bagages, aux parcs, de filer. L’art d’un gĂ©nĂ©ral d’avant-garde, ou d’arriĂšre-garde, est, sans se compromettre, de contenir l’ennemi, de le retarder, de l’obliger Ă  mettre trois ou quatre heures Ă  faire une lieue la tactique seule donne les moyens d’arriver Ă  ces grands rĂ©sultats; elle est plus nĂ©cessaire Ă  la cavalerie qu’à l’infanterie, Ă  l’avant-garde ou Ă  l’arriĂšre-garde, que dans toute autre position. L’insurrection hongroise, que nous avons vue, en 1797, 18o5 et 1809, Ă©tait pitoyable. Si les troupes lĂ©gĂšres du temps de Marie-ThĂ©rĂšse se sont rendues redoutables, c’était par leur bonne organisation, et surtout parleur grand nombre. Supposer que de pareilles troupes fussent supĂ©rieures aux hussards de Wurmser, aux dragons de Latour ou de l’archiduc Jean, c’est se former d’étranges idĂ©es des choses mais ni l’insurrection hongroise, ni les cosaques n’ont jamais formĂ© les avant- gardes des armĂ©es autrichiennes et russes ; parce que, qui dit avant-garde ou arriĂšre-garde, dit troupes qui manƓuvrent. Les Russes estimaient autant un rĂ©giment de cosaques instruits que trois rĂ©giments de cosaques non instruits. Tout est mĂ©prisable dans ces troupes, si ce 262 MÉMOIRES DE MAPOLÉON. n’est lecosaque lui-mĂȘme qui est un bel homme, fort, adroit, fin, bon cavalier, infatigable; il est nĂ© Ă  cheval et nourri dans les guerres civiles , il est, dans la plaine , ce qu’est le bĂ©douin dans le dĂ©sert, le barbet dans les Alpes ; il n’entre jamais dans une maison, ne couche jamais dans un lit, change toujours son bivouac au coucher du soleil, pour ne pas passer la nuit dans un lieu oĂč l’ennemi aurait pu l’observer. Deux mamelucks tenaient tĂȘte Ă  trois Français, parce qu’ils Ă©taient mieux armĂ©s, mieux montĂ©s, mieux exercĂ©s, ils avaient deux paires de pistolets, un tromblon, une carabine, un casque avec visiĂšre, une cotte de mailles, plusieurs chevaux et plusieurs hommes de pied pour les servir. Mais cent cavaliers français ne craignaient pas cent mamelucks, trois cents Ă©taient vainqueurs d’un pareil nombre ; t,ooo en battaient i,5oo tant est grande l’influence de la tactique, de l’ordre et des Ă©volutions ! Les gĂ©nĂ©raux de cavalerie, Murat, Leclerc, Lasalle, se prĂ©sentaient aux mamelucks sur plusieurs lignes lorsque ceux-ci Ă©taient sur le point de dĂ©border la premiĂšre, la se- * conde se portait Ă  son secours par la droite et par la gauche ; les mamelucks s’arrĂȘtaient alors et convergeaient pour tourner les ailes de cette nouvelle ligne c’était le moment qu’on sai NOTES ET MÉLANGES. -l\ sissait pour les charger, ils Ă©taient toujours rompus. Le devoir d’une avant-garde, ou d’une arriĂšre-garde, ne consiste pas Ă  s’avancer ou Ă  reculer, mais Ă  manƓuvrer. 11 faut qu’elle soit composĂ©e d’une bonne cavalerie lĂ©gĂšre, soutenue par une bonne rĂ©serve de cavalerie de ligne, et d’excellents bataillons d’infanterie et de bonnes batteries d’artillerie il faut que ces troupes soient bien instruites; que les gĂ©nĂ©raux, les officiers et les soldats connaissent Ă©galement bien leur tactique, chacun selon le besoin de son grade. Une troupe qui ne serait pas instruite, ne serait qu’un ,objet d’embarras Ă  l’avant-garde. Il est reconnu que, pour la facilitĂ© des manƓuvres, l’escadron doit ĂȘtre d’une centaine d’hommes, et que trois ou quatre escadrons doivent avoir un officier supĂ©rieur. Toute la cavalerie de ligne ne doit pas ĂȘtre cuirassĂ©e les dragons montĂ©s sur des chevaux de quatre pieds neuf pouces , armĂ©s d’un sabre droit, sans cuirasse, doivent faire partie de la grosse cavalerie ; ils doivent ĂȘtre armĂ©s d’un fusil d’infanterie avec baĂŻonnette, avoir le schako de l’infanterie, le pantalon recouvrant la demi - botte-brodequin , des manteaux Ă  manches, et des porte-manteaux si petits, 264 MÉMOIRES DE MAPOLÉON. qu’ils puissent les porter en sautoir quand ds sont Ă  pied. Toute cavalerie doit ĂȘtre munie d’une arme Ă  feu, et savoir manƓuvrer Ă  pied. 3 ,ooo hommes de cavalerie lĂ©gĂšre, ou 3 ,000 cuirassiers, ne doivent point se laisser arrĂȘter par 1,000 hommes d’infanterie, postĂ©s dans un bois, ou dans un terrain impraticable Ă  la cavalerie ; 3 ,ooo dragons ne doivent point hĂ©siter Ă  attaquer deux mille hommes d’infanterie, qui, favorisĂ©s par leur position, les voudraient arrĂȘter. Turenne, le prince EugĂšne de Savoie, VendĂŽme, faisaient grand cas et grand usage des dragons. Cette arme s’est couverte de gloire en Italie, en x 796 et 1 797. En Égypte, en Espagne, dans les campagnes de 1806 et 1807, un prĂ©jugĂ© s’est Ă©levĂ© contre elle. Les divisions de dragons avaient Ă©tĂ© rĂ©unies Ă  CompiĂšgne et Ă  Amiens, pour ĂȘtre embarquĂ©es sans chevaux pour l’expĂ©dition d’Angleterre, et y servir Ă  pied, jusqu’à ce que l’on pĂ»t les monter dans le’ pays. Le gĂ©nĂ©ral Baraguay-d’Hilliers , leur premier inspecteur, les commandait ; il leur fit faire des guĂȘtres, et incorpora une grande quantitĂ© de recrues, qu’il ne fit exercer qu’aux manƓuvres de l’infanterie ; ce n’était plus des rĂ©giments de cavalerie ils firent la campagne Ăźle 1806 Ă  pied, jusque aprĂšs la bataille d’iĂ©na, NOTES ET MÉLANGES. .^65 qu’on les monta sur des chevaux de prise de la cavalerie prussienne, les trois quarts hors de service. Ces circonstances rĂ©unies leur nuisirent; mais, en i 8 i 3 et J814, les divisions de dragons rivalisĂšrent avec avantage avec les cuirassiers. Les dragons sont nĂ©cessaires, pour appuyer la cavalerie lĂ©gĂšre Ă  l’avant-garde, Ă  l’arriĂšre-garde, et sur les ailes d’une armĂ©e ; les cuirassiers sont peu propres aux avant-gardes et aux arriĂšre-gardes il ne faut les employer Ă  ce service que lorsque cela est nĂ©cessaire pour les tenir en haleine et les aguerrir. Une division de 2,000 dragons, qui se porte rapidement sur un point avec 1,5oo chevaux de cavalerie lĂ©gĂšre , peut mettre pied Ă  terre pour y dĂ©fendre un pont, la tĂšte d’un dĂ©filĂ©, une hauteur, et attendre l’arrivĂ©e de l’infanterie. De quel avantage cette arme n’est-elle pas dans une retraite? La cavalerie d’une armĂ©e doit ĂȘtre le quart de l’infanterie, elle doit se diviser en quatre espĂšces deux de cavalerie lĂ©gĂšre, deux de grosse cavalerie , savoir ; les Ă©claireurs , composĂ©s d’hommes de cinq pieds, ayant des chevaux de quatre pieds six pouces ; la cavalerie lĂ©gĂšre, des chevaux de quatre pieds sept Ă  huit pouces ; les dragons, des chevaux de quatre pieds neuf pouces ; les cuirassiers , des chevaux de quatre pieds dix Ă  onze pouces ce qui emploiera, '>.66 MÉMOIRES lF. NAPOLÉON. pour la remonte, toutes les espĂšces de chevaux. Les Ă©claireurs seront attachĂ©s Ă  l’infanterie, parce que la petitesse de leurs chevaux les rendra peu propres aux charges de cavalerie. En attachant un escadron de 36 o hommes Ă  chaque division de 9,000 hommes, ils seraient le vingt- cinquiĂšme de l’infanterie ; ils fourniraient les ordonnances aux gĂ©nĂ©raux, des escortes aux convois; des garnisaires, des brigades de sous- officiers , aideraient la gendarmerie dans l’escorte des prisonniers et la police. Il resterait encore de quoi former plusieurs divisions, pour Ă©clairer la lĂ©gion , et occuper une position importante oĂč il serait avantageux de prĂ©venir l’ennemi. RangĂ©s en bataille derriĂšre l’infanterie, constamment sous les ordres des gĂ©nĂ©raux d’infanterie , ils saisiraient le moment favorable oĂč l’ennemi serait rompu, pour tomber avec leurs lances sur les fuyards et faire des prisonniers. La petitesse de leurs chevaux ne tenterait point les gĂ©nĂ©raux de cavalerie. Au moment d’entrer en campagne , chaque rĂ©giment d’infanterie fournirait une compagnie de 120 Ă©claireurs, toute organisĂ©e pour ĂȘtre incorporĂ©e dans les rĂ©giments de grosse cavalerie, Ă  raison d’un dixiĂšme pour les cuirassiers , d’un cinquiĂšme pour les dragons. Ainsi, par exemple , 36 o cuirassiers auraient 36 NOTES ET MÉLANGES. 267 Ă©claireurs ; pareil nombre de dragons en aurait 72 ils seraient employĂ©s Ă  fournir les ordonnances aux gĂ©nĂ©raux , les escortes aux bagages , aux prisonniers ; ils feraient le service de tirailleurs, ils battraient la campagne, ils tiendraient les chevaux des dragons, quand ceux- ci combattraient Ă  pied. Une armĂ©e , composĂ©e de 36,ooo hommes d’infanterie , aura g,ooo hommes de cavalerie, savoir 2,070 Ă©claireurs, dont i,44° avec les quatre divisions d’infanterie; 4ao avec les dragons, 210 avec les cuirassiers; 2,700 chasseurs ou hussards; 2,100 dragons; 2,100 cuirassiers ; ce qui formera 4,800 hommes de cavalerie lĂ©gĂšre , et 4,200, grosse cavalerie. IV* NOTE. Artillerie. Page 117. Mais il est nĂ©cessaire de donner de l’artillerie Ă  chaque lĂ©gion ; et ne pourrait-on pas rejeter toutes les piĂšces Ă  la queue d’une armĂ©e , pour Ă©viter d’interrompre et de gĂȘner la marche des troupes ? Je crois qu’on ne peut le faire qu’en partie les lĂ©gions doivent avoir quelques bouches Ă  feu, pour se battre isolĂ©ment, ou pour commencer et entretenir le combat, et attendre que les rĂ©serves d’artillerie arrivent sur le champ de bataille. Tout le reste de l’artillerie pourra marcher en rĂ©serve, Ă  la suite de l’armĂ©e, a8 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, pour ne pas embarrasser et retarder les mouvements des troupes. Page 11 S. . Cinq bouches Ă  feu , par lĂ©gion, me paraissent suffisantes pour le rĂŽle qu’elles ont Ă  jouer jusqu’à l’arrivĂ©e des batteries de rĂ©serve. Page 119- . Une demi-compagnie d’artillerie sera affectĂ©e au service de la batterie lĂ©gionnaire. Page 236. Un principe certain, c’est que la quantitĂ© d’artillerie doit ĂȘtre subordonnĂ©e Ă  la qualitĂ© des troupes. A-t-on de la mauvaise infanterie qui hĂ©site Ă  marcher Ă  l’ennemi, et craigne de l’aborder on se voit contraint de placer toute sa confiance dans l’artillerie, et de faire la guerre Ă  coups de canon. Cette arme devient dĂ©cisive pour le gain des batailles, et l’infanterie se ravale jusqu’à 11’ĂȘtre plus qu’une armĂ©e secondaire, sans autres fonctions que d’escorter le canon dans les marches , et de le garder sur le champ de bataille. De deux mauvaises armĂ©es qui se livrent bataille , c’est celle qui parvient Ă  mettre le plus de piĂšces en bat - terie , qui remporte la victoire mais , dans ce mĂȘme cas , il est une proportion qu’on ne doit pas dĂ©passer , parce que, au delĂ  d’un certain terme, les autres armes ne suffisent plus pour garder les piĂšces. Je crois que le maximum de l’artillerie, qu’il est permis d’employer dans les armĂ©es, quelque mauvaises qu’elles soient, a Ă©tĂ© atteint dans la guerre de Sept Ans et dans notre campagne de 181'J , en Saxe, oĂč nous cherchĂąmes Ă  supplĂ©er, Ă  force de canons , aux qualitĂ©s qui manquaient Ă  notre jeune infan teric. NOTES ET MÉLANGES. 20t Page 23 .;. .,Te voudrais que, outre ces batteries lĂ©gionnaires , un corps d’armĂ©e traĂźnĂąt Ă  sa suite un parc de rĂ©serve, de trente-cinq piĂšces, dont quinze obusiers et vingt canons de 12. On ne formerait un jour de bataille, de toute cette re'- serve , qu’une seule batterie dirigĂ©e sur le point de la ligne ennemie qu’on se propose de forcer. Page 235 . * Enfin cinq piĂšces lĂ©gĂšres sont destinĂ©es Ă  marcher avec l’avant-garde; elles seront plus lĂ©gĂšres de calibre, mieux attelĂ©es que les autres, et seront suivies par des canonniers Ă  cheval, dont les chevaux porteront un poitrail avec des traits, afin de pouvoir s’atteler aux piĂšces dans l’occasion. Cette artillerie lĂ©gĂšre, ainsi organisĂ©e, passera partout, et se portera rapidement Ă  la poursuite de l’ennemi. — Nous aurons, de cette maniĂšre , soixante bouches Ă  feu pour un corps d’armĂ©e de 3 o,ooo hommes c’est, je crois, ce qu’exigent les terrains dĂ©couverts , les plus favorables Ă  l’artillerie, en supposant une bonne infanterie....» Si ces principes Ă©taient adoptĂ©s , il s’ensuivrait 1° que la division d’artillerie serait composĂ©e de deux obusiers et de trois piĂšces de 6 ; a° que l’équipage d’artillerie d’une armĂ©e de 4o,ooo hommes , serait de soixante bouches Ă  feu, une piĂšce-et demie par 1,000. hommes; 3° que les Ă©quipages seraient ainsi composĂ©s de trois douziĂšmes piĂšces de 6, quatre douziĂšmes piĂšces de ta , cinq douziĂšmes obusiers, c’est-Ă - A'JO MÉMOIRES 1E NAPOLÉON. dire quinze piĂšces de 6, vingt de 12 , et vingt- cinq obusiers sur 60 bouches Ă  feu. La division d’artillerie a Ă©tĂ© fixĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Gribeauval, Ă  huit bouches Ă  feu , d’un mĂȘme calibre de 4? de 8, de 12, ou obusiers de six pouces ; parce qu’il faut i° qu’une division d’artillerie puisse se diviser en deux ou quatre batteries ; 2 0 parce que huit bouches Ă  feu peuvent ĂȘtre servies par une compagnie de 120 hommes, ayant en rĂ©serve une escouade au parc ; 3° parce que les voitures nĂ©cessaires au service de ces huit bouches Ă  feu , peuvent ĂȘtre attelĂ©es par une compagnie d’équipage du train ; 4° parce qu’un bon capitaine peut surveiller ce nombre de piĂšces ; 5° parce que le nombre de voitures qui composent une batterie de huit bouches Ă  feu , fournit suffisamment d’ouvrage Ă  une forge et Ă  une prolonge, et que deux affĂ»ts de rechange lui suffisent. Si la division Ă©tait composĂ©e de moins de bouches Ă  feu , il faudrait d’autant plus de forges, de prolonges , d’affĂ»ts de rechange. NapolĂ©on a supprimĂ© les piĂšces de 4 et de 8 ; il y a substituĂ© la piĂšce de 6 l’expĂ©rience lui avait dĂ©montrĂ© que les gĂ©nĂ©raux d’infanterie faisaient usage indistinctement de piĂšces de 4 ou de 8, sans avoir Ă©gard Ă  l’effet qu’ils voulaient produire. Il a supprimĂ© l’o- NOTES ET MÉLANGES. 27 J busier de six pouces ; il y a substituĂ© l’o- busier de cinq pouces six lignes, parce q ue deux cartouches du premier calibre pĂšsent autant que trois cartouches du deuxiĂšme calibre ; que d’ailleurs l’obusier de cinq pouces six lignes se trouve avoir le mĂȘme calibre que les piĂšces de , qui sont si communes dans nos Ă©quipages de siĂšge et dans nos places fortes il a formĂ© ses divisions d’artillerie Ă  pied, de deux obusiers de cinq pouces six lignes , et de six piĂšces de 6 , ou de deux obusiers de cinq pouces six lignes , Ă  grande portĂ©e , et de six piĂšces de i a ; celle d’artillerie Ă  cheval, de quatre piĂšces de 6 et de deux obusiers mais il serait prĂ©fĂ©rable qu’elles eussent la mĂȘme composition que les premiĂšres, c’est-Ă -dire deux obusiers de cinq pouces six lignes , et six piĂšces de 6; ses Ă©quipages Ă©taient formĂ©s , savoir douze vingtiĂšmes en piĂšces de 6 , trois vingtiĂšmes en piĂšces de ia, cinq vingtiĂšmes en obusiers. Ces changements modifiaient le systĂšme de M. de Griheauval ; ils Ă©taient faits dans son esprit, il ne les eĂ»t pas dĂ©savouĂ©s il a beaucoup rĂ©formĂ©, il a beaucoup simplifiĂ© ; l’artillerie est encore trop lourde, trop compliquĂ©e; il faut encore simplifier , uniformer , rĂ©duire MÉMOIKES DE NAPOLÉON. jusqu’à ce que l’on soit arrivĂ© au plus simple. Une cartouche de douze pĂšse autant que deux cartouches de six ; vaut-il donc mieux avoir une piĂšce de 12 que deux piĂšces de 6? S’il est des circonstances oĂč une piĂšce de 12 est prĂ©fĂ©rable , dans les circonstances ordinaires , deux piĂšces de 6 valent mieux. Vaut-il mieux avoir un obusier ou deux piĂšces de 6? L’obusier est fort utile pour mettre le feu Ă  un village, bombarder une redoute ; mais son tir est incertain non - seulement il ne vaut pas, dans les cas ordinaires, deux piĂšces de 6, mais il ne peut pas tenir lieu d’une seule; il n’en faut donc qu’un nombre circonscrit. NapolĂ©on est celui qui en a mis davantage dans ses Ă©quipages ; mais proposer de composer les Ă©quipages de cinq douziĂšmes en obusiers, et quatre douziĂšmes en piĂšces de 12, et seulement trois douziĂšmes en piĂšces de 6, c’est ignorer les Ă©lĂ©ments de la science de l’artillerie . Un Ă©quipage de soixante bouches Ă  feu , formĂ© sur les principes de NapolĂ©on, Ă©tait de trente -six piĂšces de 6, neuf piĂšces de 12 , quinze obusiers; ce qui formait sept divisions et demie, et exigeait trente-deux voitures en forges, prolonges ou affĂ»ts de rechange, fai- NOTES ET MÉLANGES. ^3 sant les divisions; quatre-vingt-un caissons de 6 .1, et quarante et demi de 12 2, soixante- sept et demi 3 obusiers, vingt-neuf 4 voitures de parc, 3 o 5 d’infanterie, vingt 6 d’é- quipages de pont en tout quatre cents voitures ou six voitures par piĂšce ; moyennant ce, l’approvisionnement Ă©tait de trois cent-six coups par piĂšce, sans compter le coffret. Un Ă©quipage de soixante bouches Ă  feu, organisĂ© suivant les principes qu’on voudrait Ă©tablir, aurait quinze piĂšces de 6, vingt de 12, vingt-cinq obusiers la division Ă©tant de cinq piĂšces, il y en aurait douze; ce qui exigerait quarante- huit forges, prolonges ou affĂ»ts de rechange attachĂ©s aux divisions en tout quatre cent vingt-quatre 7 voitures, c’est-Ă -dire sept voi- 1 A cent trente-six cartouches par caisson. 2 Soixante-huit coups par caisson. 3 Idem. 4 Six forges, seize prolonges, six caissons d’outils , huit caissons dĂ© parc. 5 Quatre cent quatre-vingt mille cartouches. 6 Une voiture par trois piĂšces, ce qui donne un pont de cent cinquante toises, pour cent-vingt bouches Ă  feu ; de quatre cents toises, pour une armĂ©e de 160,000 hommes. 7 Soixante bouches Ă  feu, quarante-huit voitures attachĂ©es aux divisions, trente-quatre caissons de 6, deux cent deux de 12 , et obusiers , trente de parc, trente caissons d’infanterie, vingt pontons total 424. MĂ©langes.—Tome I. r8 MÉMOllUiS llĂź NAPOLÉON. a 7 4 lares par piĂšce ce serait donc soixante-quatre voitures de plus que le premier Ă©quipage. Quel surcroĂźt d’embarras , quel Ă©quipage pesant , quel emploi d’hommes, de chevaux et de matĂ©riel ! Ce sont les piĂšces de ta qui embarrassent les marches, parce qu’elles pĂšsent de quinze cents Ă  dix-huit cents livres, et vont difficilement hors des chaussĂ©es. L’équipage impĂ©rial de soixante bouches Ă  feu a quarante-cinq piĂšces de canon ; celui proposĂ© n’en aurait que trente-cinq. Mais, avec les quatre cent vingt-quatre voilures qu’il faudrait pour cet Ă©quipage, on aurait soixante-douze bouches Ă  feu impĂ©riales, c'est-Ă -dire, neuf divisions, savoir quarante lieux piĂšces de G, douze piĂšces de 12, et dix- huit obusiers 1 La question est donc celle-ci aime-t-on mieux avoir cpiinze piĂšces de 6 , vingt de 12, et vingt-cinq obusiers, ou cinquante-deux piĂšces de G, douze de 12 , et quinze obusiers. Quelle fureur de parler de ce que l’on ne sait pas ! 0 Soixante-douze bouches Ă  feu , trente-six voitures attachĂ©es aux divisions, quatre-vingt-quatorze et demi de >, cinquante-quatre de 12 , soixante-seize et demi d’obus , trente-deux de parc, trente-six d’infanterie, vingt-quatre de pontons total , i2/ . NOTES ET MÉLANGES. 2^5 TantĂŽt on dit qu’à l’instar des Romains, il faut que la division soit une armĂ©e au petit pied, et cependant on lui ĂŽte ce qui est le plus nĂ©cessaire, le plus important, l’artillerie. Quoi ! une lĂ©gion de 8 ou 9,000 hommes fera l’avant-garde ou l’arriĂšre-garde d’une armĂ©e , sera dĂ©tachĂ©e avec trois piĂšces de canon et deux obusiers; mais si elle trouve devant elle une division russe, prussienne ou autrichienne, d’égale force, cette division aura trente piĂšces de canon c’est l’organisation actuelle. Certes, l’artillerie de la lĂ©gion sera promptement rĂ©duite au silence et dĂ©montĂ©e; l’infanterie sera chassĂ©e de sa position, Ă  coups de canon; ou si elle s’y maintient , ce sera au prix d’un sang bien prĂ©cieux. M. de Gribeauval, qui avait fait la guerre de Sept-Ans dans FarinĂ©e autrichienne et avait le gĂ©nie de l’artillerie, a rĂ©glĂ© que la force des Ă©quipages serait Ă  raison de quatre piĂšces par bataillon de 1,000 hommes, ou trente - six bouches Ă  feu pour une division de 9,000 hommes, ou cent soixante pour une armĂ©e de 40,000 hommes L’équipage impĂ©rial Ă©tait de cent vingt bouches Ă  feu pour un corps d’armĂ©e de 4 °>°oo hommes, ou quatre divisions d’infanterie, ayant une division de cavalerie lĂ©gĂšre, une de dragons, une de cuirassiers 18. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 276 tle ces quinze divisions d’artillerie, deux Ă©taient attachĂ©es Ă  chaque division d’infanterie, trois Ă©taient en rĂ©serve, et quatre Ă  cheval une Ă  la division de cavalerie lĂ©gĂšre, une Ă  la division de dragons , deux Ă  celle de cuirassiers ; c’étaient soixante-douze piĂšces de 6, dix-huit de 12 , et trente obusiers, prĂšs de six cents voitures , compris les piĂšces, les doubles approvisionnements et les caissons d’infanterie. Il faut, pour le service d’une piĂšce de canon de l’équipage impĂ©rial, l’un portant l’autre, 3o chevaux et 35 hommes; il faudrait, l’un portant l’autre, pour une piĂšce de canon de l’équipage proposĂ©, Zjo hommes et 35 chevaux 1 . Une division de huit piĂšces d’artille- 1 Une bouche Ă  feu de l’équipage impĂ©rial a besoin de trois voitures et trois trentiĂšmes par piĂšce, pour l’approvisionner Ă  3 oo coups, sans compter son coffret; d’une voiture pour parc, forge, prolonge, affĂ»t de rechange, caisson de parc, dix vingtiĂšmes de caisson d’infanterie, sept vingtiĂšmes de voiture, de pontons, 6 voitures. Pour cent vingt piĂšces, sept cent vingt voitures ce qui donnerait, pour une armĂ©e de 160,000 hommes, quatre cent quatre-vingts bouches Ă  feu , deux mille huit cent quatre- vingts voitures, dont cent soixante de pontons, de quoi faire quatre cent quatre-vingts toises de pont, sur les grandes riviĂšres ; ce qui exigerait seize mille huit cents chevaux , et 20,000 hommes. NOTES ET MÉLANGES. 277 vie exige 272 hommes et chevaux , ce qui est la valeur de deux bons escadrons. Les hommes qui se sont fait une idĂ©e de la guerre moderne, en commentant les anciens , diront qu’il vaut mieux avoir 3 ,600 chevaux ou 4» 000 fantassins de plus , dans une armĂ©e de 4 o,ooo hommes, que cent vingt piĂšces de canon; ou n’avoir que soixante bouches Ă  feu , et avoir i, 5 oo chevaux et 2,000 fantassins de plus ils auront tort. Il faut dans une armĂ©e , de l’infanterie, de la cavalerie, de l’artillerie , dans de justes proportions ; ces armes ne peuvent point se supplĂ©er l’une Ă  l’autre. Nous avons vu des occasions oĂč l’ennemi aurait gagnĂ© la bataille il occupait avec une batterie de cinquante Ă  soixante bouches Ă  feu , une belle position ; on l’aurait en vain attaquĂ© avec 4,ooo chevaux et 8,000 hommes d’infanterie de plus; il fallut une batterie d’égale force , sous la protection de laquelle les colonnes d’attaque s’avancĂšrent et se dĂ©ployĂšrent. Les proportions des trois armes ont Ă©tĂ©, de tout temps, l’objet des mĂ©ditations des grands gĂ©nĂ©raux. Ils sont convenus qu’il fallait 1 0 quatre piĂšces par 1,000 hommes, ce qui donne en hommes le huitiĂšme de l’armĂ©e, pour le personnel de ‱278 MÉMOIRES DE JSfAPOLÉOK. l’artillerie ; a° une cavalerie Ă©gale au quart de l’infanterie. PrĂ©tendre courir sur les piĂšces, les enlever Ă  l’arme blanche, ou faire tuer des canonniers par des tirailleurs, sont des idĂ©es chimĂ©riques cela peut arriver quelquefois ; et n’avons-nous des exemples de plus fortes prises d’un coup de main! Mais, en systĂšme gĂ©nĂ©ral, il n’est pas d’infanterie, si brave qu’elle soit, qui puisse, sans artillerie, marcher impunĂ©ment, pendant cinq ou six cents toises, contre seize piĂšces de canon bien placĂ©es , servies par de bons canonniers avant d’ĂȘtre arrivĂ©s aux deux tiers du chemin, ces hommes seront tuĂ©s, blessĂ©s , dispersĂ©s. L’artillerie de campagne a acquis trop de justesse dans le tir, pour qu’on puisse approuver ce que dit Machiavel qui, plein des idĂ©es grecques et romaines, veut que son artillerie ne fasse qu’uue dĂ©charge, etqu’aprĂšs elle se retire derriĂšre sa ligne. Une bonne infanterie est sans doute le nerf de l’armĂ©e; mais si elle avait long-temps Ă  combattre contre une artillerie trĂšs-supĂ©rieure , elle se dĂ©moraliserait et serait dĂ©truite. Dans les premiĂšres campagnes de la guerre de la rĂ©volution, ce que la France a toujours eu rie meilleur , c’est l’artillerie je ne sache pas un XOTIiS HT M 2 79 seul exemple de cette guerre oĂč vingt piĂšces de canon, convenablement postĂ©es et en batterie , aient jamais Ă©tĂ© enlevĂ©es Ă  la baĂŻonnette. A l’affaire de Valmy, Ă  la bataille de Jem- ma-pes , Ă  celle de Nordlingen, Ă  celle de Fleu- rus, nous avions une artillerie supĂ©rieure Ă  celle de l’ennemi, quoique souvent nous n’eussions que deux piĂšces pour i ,000 hommes ; mais c’est que nos armĂ©es Ă©taient trĂšs-nombreuses. Il se peut qu’un gĂ©nĂ©ral plus manoeuvrier, plus habile que son adversaire, ayant dans sa main une, meilleure infanterie, obtienne des succĂšs pendant une partie de la campagne , quoique son parc d’artillerie soit fort infĂ©rieur ; mais au jour dĂ©cisif d’une action gĂ©nĂ©rale , il sentira cruellement son infĂ©rioritĂ© en artillerie. Quatre-vingts voitures d’équipages militaires, pour une armĂ©e de 40,000 hommes, sont fort insuffisantes elles ne porteraient que mille cinq cent vingt quintaux, la farine et l’eau- de-vie , pour deux jours. L’expĂ©rience a prouvĂ© qu’il faut qu’une armĂ©e ait avec elle un mois de vivres, dix jours portĂ©s par les hommes et les chevaux de bĂąt, vingt jours sur les caissons; il faudrait donc au moins quatre cent quatre-vingts voitures deux cent quarante rĂ©guliĂšrement organisĂ©es, deux cent quarante AlÉAÏOllĂŻES IE NAPOLÉON. de rĂ©quisition. A cet effet, on aura un bataillon de trois compagnies d’équipages militaires par division chaque compagnie ayant ses cadres pour quarante voitures, dont vingt seraient fournies et attelĂ©es par l’administration, et vingt par voie de rĂ©quisition; ce qui donne par division cent vingt voitures, quatre cent quatre-vingts par corps d’armĂ©e, 210 hommes par bataillon. \ e NOTE. Ordre de bataille. Page aoi. Voici donc l’ordre de bataille de la lĂ©gion, tel que nous devons nous le reprĂ©senter d’aprĂšs les principes que nous venons de dĂ©velopper, en faisant toujours abstraction des formes et des accidents variĂ©s du terrain, dont nous nous occuperons plus tard. — D’abord, eu premiĂšre ligne, les cinq premiĂšres cohortes de la lĂ©gion, rangĂ©es en bataille de droite Ă  gauche, par ordre de numĂ©ro, en commençant par la cohorte d’élite, l’exemple et la rĂšgle de la lĂ©gion entiĂšre. Les cohortes de cinquante-cinq toises de front chacune, sont sĂ©parĂ©es entre elles par des passages de cinq toises ; ce qui donne trois cents toises pour l’étendue totale de la ligne. Ensuite, Ă  cent cinquante toises en arriĂšre de la premiĂšre ligne, se trouvent les cinq derniĂšres cohortes, formĂ©es chacune en colonne, par division , espacĂ©es entre elles Ă  distance de dĂ©ploiement ces petites colonnes de quatorze toises de large sur quarante-sept fdes, et de qua- NOTES ET MÉLANGES. 28 I lorze toises de long , en quatre sections , laissent entre elles des espaces vides de quarante-six toises. Les voltigeurs de la premiĂšre ligne sont, en partie, dispersĂ©s en avant du front de bataille, et en partie pelotonnĂ©s derriĂšre leurs cohortes, prĂšs des intervalles qui les sĂ©parent ceux de la deuxiĂšme ligne sont pelotonnĂ©s par demi-compagnie, sur les flancs de leurs colonnes. —La cavalerie se lient en rĂ©serve sur les flancs, Ă  hauteur de la seconde ligne, et l’artillerie lĂ©gionnaire forme une seule batterie Ă  cinquante toises en avant d’une des ailes. » Une armĂ©e romaine se campait et se rangeait en bataille, toujours dans le mĂȘme ordre ; elle se renfermait dans un carrĂ© de trois Ă  quatre cents toises de cĂŽtĂ© ; elle passait quelques heures Ă  s’y fortifier alors elle s’y croyait inattaquable. S’agissait-il de donner bataille , elle se rangeait sur trois lignes Ă©loignĂ©es de cinquante toises entre elles la cavalerie sur les ailes. L’officier de l’état-major, chargĂ© de tracer un camp, ou de ranger une armĂ©e en bataille, ne faisait qu’une opĂ©ration mĂ©canique; il n’avait besoin ni de coup-d’ceil, ni de gĂ©nie, ni d’expĂ©rience. Chez les modernes , au contraire , l’art d’occuper une position, pour y camper ou pour s’y battre, est soumis Ă  tant de considĂ©rations, qu’il exige de l’expĂ©rience , du coup-d’Ɠil , du gĂ©nie. C’est l’affaire du gĂ©nĂ©ral en chef lui-mĂȘme, parce qu’il y a. plusieurs maniĂšres d’avoir un camp, ou de MÉMOIRES Dr N\POI,ÉON. >.Ha prendre un ordre de bataille , dans une mĂȘme position. Sempronius fut battu Ă  la Trebbia, et Vairon Ă  Cannes, quoiqu’ils commandassent Ă  des armĂ©es plus nombreuses que celle de l’ennemi; parce que, conformĂ©ment Ă  l’usage Ă©tabli parmi les Romains, ils rangĂšrent leur armĂ©e en bataille, sur trois lignes, tandis qu’Annibal rangea la sienne en une seule ligne. La cavalerie carthaginoise Ă©tait supĂ©rieure en nombre et en qualitĂ©. LĂ©s armĂ©es romaines furent Ă  la fois attaquĂ©es de front, prises en flanc et Ă  dos; elles furent dĂ©faites. Si les deux consuls romains eussent pris l’ordre de bataille le plus convenable aux circonstances, ils n’eussent point Ă©tĂ© dĂ©bordĂ©s ils eussent peut-ĂȘtre Ă©tĂ© vainqueurs 1 Une armĂ©e doit-elle occuper un seul camp , ou doit-elle en occuper autant qu’elle a de corps ou de divisions ? A quelle distance doivent camper l’avant-garde et les flanqueurs ? Quel front et quelle profondeur doit avoir le camp ? OĂč doit-on placer la cavalerie, l’artillerie, -et les chariots? L’armĂ©e doit-elle se ranger en bataille, sur plusieurs lignes , et quelle distance doivent-elles mettre entre elles ? La cavalerie doit-elle ĂȘtre en rĂ©serve derriĂšre l’infanterie, ou placĂ©e sur les ailes? Doit-on mettre en action, NOTES ET MÉLANGES. 2 8 3 dĂšs le commencement de la bataille, tonte son artillerie, puisque chaque piĂšce a de quoi nourrir son feu pendant vingt-quatre heures, ou doit-on en tenir la moitiĂ© en rĂ©serve ? La solution de toutes ces questions dĂ©pend des circonstances i° du nombre de troupes, de celui de l’infanterie , de l’artillerie et de la cavalerie qui composent l’armĂ©e ; a° du rapport qui existe entre les deux armĂ©es; 3° de leur moral; 4° du but qu’on se propose; 5° de la nature du champ de bataille; 6° de la position qu’occupe l’armĂ©e ennemie, et du caractĂšre du chef qui la commande. On ne peut et on ne doit prescrire rien d’absolu. — Il n’y a point d’ordre naturel de bataille , chez les modernes. La tĂąche qu’a Ă  remplir le commandant d’une armĂ©e, est plus difficile dans les armĂ©es modernes, qu’elle ne l’était dans les armĂ©es anciennes il est vrai aussi que son influence est plus efficace sur le rĂ©sultat des batailles. Dans les armĂ©es anciennes, le gĂ©nĂ©ral en chef, Ă  quatre-vingts ou cent toises de l’ennemi, ne courait aucun danger, et cependant il Ă©tait convenablement placĂ© pour bien diriger tous les mouvements de son armĂ©e. Dans les armĂ©es modernes, un gĂ©nĂ©ral en chef, placĂ© Ă  quatre ou cinq cents toises, se trouve au milieu du feu des batteries ennemies ,il est fort exposĂ© ; et MÉMOIRES 1E cependant il est dĂ©jĂ  tellement Ă©loigne, que plusieurs mouvements de l’ennemi lui Ă©chappent, il n’est pas d’actions oĂč il ne soit obligĂ© de s’approcher Ă  la portĂ©e des petites armes. Les armes modernes ont d’autant plus d’effet qu’elles sont convenablement placĂ©es; une batterie de canon qui prolonge, domine, bat l’ennemi en Ă©charpe, peut dĂ©cider d’une victoire. Les champs de bataille modernes sont plus Ă©tendus, ce qui oblige Ă  Ă©tudier un plus grand champ de bataille il faut beaucoup plus d’expĂ©rience et de gĂ©nie militaire, pour diriger une armĂ©e moderne, qu’il n’en fallait pour diriger une armĂ©e ancienne. VI e NOTE. De la guerre dĂ©fensive. Page 479- Mais, lorsqu’on veut fermer les frontiĂšres d’un empire, presque uniquement par des lignes de forteresse, sans le concours des annĂ©es, l’opinion se partage sur l’efficacitĂ© de ce moyen. Imaginons, pour fixer nos idĂ©es , une frontiĂšre, en pays ouvert, de cent lieues d’étendue, qn’on entreprend de couvrir par des places fortes , contre les entreprises des ennemis. Le systĂšme actuel veut qu’on Ă©tablisse trois lignes successives de forteresses, espacĂ©es entre elles d’une journĂ©e de marche, ou de cinq ou six lieues ainsi la dĂ©fense totale de la frontiĂšre exige cinquante ou soixante places fortes. Supposons en cinquante seulement, NOTES ET MÉLANGES. »8*> pour avoir au plus bas , et estimons la dĂ©pense de leur construction Ă  quinze millions , l’une dans l’autre, y compris les abris voĂ»tĂ©s indispensables, nous verrons que l’état se trouvera obligĂ© de faire une dĂ©pense de sept cent cinquante millions pour une seule ce labyrinthe de places coatraindra-t-il les armĂ©es envahissantes Ă  s’arrĂȘter pour se livrer aux longueurs iuterminables d’une guerre de siĂšge, ou bien les obligera-1-il Ă  laisser en arriĂšre des forces supĂ©rieures Ă  celles des garnisons ? Le raisonnement ,Ă©clairĂ© par l’expĂ©rience,prouve que non. — Nos cinquante places Ă  6,000 hommes de garnison, l’une dans l’autre, absorberaient 3 oo,ooo hommes pour la dĂ©fense ; ce qui est, Ă  peu prĂšs, le nombre de troupes que les grands Ă©tats de l’Europe tiennent ordinairement sur pied ; en sorte qu’on n’aurait plus d’armĂ©e Ă  opposer aux armĂ©es envahissantes, et les autres frontiĂšres se trouveraient absolument dĂ©garnies. Mais la raison et l’usage rĂ©clament Ă©galement contre cette disposition de forces , et l’on se borne Ă  laisser un tiers de garnison seulement, dans ce grand nombre de places qui, d’aprĂšs leur situation reculĂ©e, ou leur Ă©loignement des dĂ©pĂŽts et des corps d’armĂ©e de l’ennemi , ne paraissent pas menacĂ©es d’un siĂšge prochain, et qu’il suffit, par consĂ©quent, de mettre Ă  l’abri d’un coup de main. — On propose mĂȘme quelquefois, pour Ă©conomiser les troupes de ligne, d’abandonner la garde de ces places aux habitants; mais cet abandon me paraĂźt fort dangereux. Page 482. . Nous ne pouvons donc pas nous dispenser de consacrer au moins 100,000 hommes, pour garder cinquante forteresses; et nous aurons ainsi 100,000 hommes de moins pour livrer des batailles qui, en dernier rĂ©sultat, MÉMOIRES 1E NAPOLÉON. U 86 dĂ©cident du sort des empires. —Supposons, dans cet Ă©tat de choses , que l’ennemi s’avance sur plusieurs colonnes , pour attaquer notre frontiĂšre dĂ©fendue par une triple bar. riĂšre de forteresses toutes les grandes routes qui mĂšnent dans l’intĂ©rieur sont sans doute fermĂ©es par des places ; alors ces colonnes, sans s’amuser Ă  en faire le siĂšge , quittent la route, suivent des chemins de traverse, pour tourner ces forteresses , en passant hors de portĂ©e de leurs canons, et pĂ©nĂ©trent ainsi entre les places fortes , sans autre difficultĂ© que d’ĂȘtre rĂ©duites Ă  suivre des chemins Ă©troits, l’espace d’une ou deux lieues, chemins qu’il est aisĂ© de faire rĂ©parer et Ă©largir. Page 4*4. Je sais qu’on calcule avec assez de raison qu’il faut des forces triples pour bloquer une garnison ainsi, si l’ennemi croyait devoir bloquer les places qu’il laisse en arriĂšre , il consommerait beaucoup plus de troupes que les dĂ©fenseurs. Mais nous venons de voir qu’il lui est assez inutile de les bloquer il lui suffit de les observer avec soin, pour qu’elles ne puissent pas lui nuire il peut engager son armĂ©e entiĂšre au milieu de nos places , lorsqu’elles sont abandonnĂ©es Ă  elles-mĂȘmes , et pĂ©nĂ©trer sans crainte au delĂ  de notre triple ligne de forteresses, en prenant la prĂ©caution de laisser une armĂ©e d’observation en arriĂšre. Lorsqu’il est sorti enfin de ce dĂ©dale de places, il doit s’étendre dans le pays, afin d’en tirer des ressources ; il doit y Ă©tablir des dĂ©pĂŽts, une base d’opĂ©rations, son armĂ©e de rĂ©serve, et conduire la guerre , en un mot, presque comme si nos places n’existaient pas , dĂšs qu’elles se trouvent hors du théùtre des armĂ©es actives. Cette fron tiĂšre de cent lieues, munie de cinquante forteresses, 11 fis t point une supposition imaginaire elle existe, rĂ©ellement, NOTES ET MÉLANGES. 7 et nous pouvons interroger l’expĂ©rience d’une guerre fort rĂ©cente , pour connaĂźtre ce que nous avons le droit d’attendre d’une triple ligne de places fortes abandonnĂ©es Ă  elles-mĂȘmes. Page 48S. 1 Sur cette frontiĂšre, ouverte de cent lieues, que le systĂšme actuel surcharge de cinquante places fortes , j’en Ă©tablis cinq ou six , seulement Ă  quinze ou vingt lieues les unes des autres elles occuperont les nƓuds des principales routes, et surtout les deux rives des fleuves, quelle que soit leur direction , afin de faciliter les mouvements des armĂ©es. Il faut qu’elles soient grandes pour qu’elles puissent subvenir aux besoins de nos armĂ©es belligĂ©rantes, dont la force s’élĂšve souvent Ă  plus de 100,000 combat tants. Si l’on craint les surprises pour les grands dĂ©pĂŽts , qu’on peut regarder comme les ancres de l’état , lorsque la guerre de campagne ne leur laisse que peu de troupes pour leur garde, il est aisĂ© de les soustraire Ă  ce danger, par l’établissement d’une citadelle qui, facile Ă  garder avec trĂšs-peu de monde , garantisse la reprise et la possession de la ville. Page 490. Je ne vois pas de meilleur moyen pour remplir ccs conditions, que celui d’établir quatre petits forts autour de chaque , formant un immense carrĂ© dont la place occuperait le centre. Ces forts fermĂ©s en tout sens seraient Ă©tablis sur les sommitĂ©s les plus avantageuses des hauteurs, Ă  environ douze Ă  quinze cents toises des ouvrages de la place , et espacĂ©s entre eux de deux Ă  trois mille toises. L’espace compris d’un fort Ă  l’autre formerait un champ de bataille capable de recevoir une armĂ©e de 5 o Ă  10a I U 88 MK .HO rues DH NAPOLÉON. mille hommes, qu’on pourrait regarder comme inexpugnables les forts armĂ©s de canons de gros calibre appuieraient parfaitement les ailes ; quant au centre sur lequel ils auraient peu d’action , Ă  cause de leur Ă©loignement, on pourrait le renforcer par des ouvrages de campagne , construits au moment mĂȘme du besoin , et soutenus par le canon de la place. Ainsi les quatre forts, circonscrivant chaque forteresse , formeraient tout autour un vaste camp retranchĂ©, prĂ©sentant quatre forts ou quatre champs de bataille diffĂ©rents ; de sorte que, de quelque cĂŽtĂ© que l’ennemi arrivĂąt, nous pourrions lui faire face avec notre armĂ©e. Une vingtaine de lieues en arriĂšre de ces premiĂšres places fortes, j’en Ă©tablis d’autres semblables, aussi espacĂ©es entre elles de quinze ou vingt liĂ©ues , et ainsi de suite jusqu’au centre du royaume. Les principaux passages des montagnes et des forĂȘts seront gardĂ©s par des forts ou batteries fermĂ©es, qu’il ne faut point confondre avec les places. Page 494- .. Quel que soit l’usage suivi dans les derniĂšres guerres , nous nous garderons bien de nous opposer de front, avec nos 1 00,000 hommes , Ă  la marche de 5 oo,ooo de l’ennemi; ce serait mettre les chances de la guerre contre nous car si c’était pour lui livrer bataille, la supĂ©rioritĂ© du nombre fixerait sans doute la victoire de son cĂŽtĂ© ; si c’était pour retarder ses progrĂšs, en nous retirant de position en position, nous dĂ©couragerions nos troupes par ces manƓuvres rĂ©trogrades , sans , pour cela, obtenir l’avantage que nous recherchons de le forcer Ă  dissĂ©miner ses forces actives. Son armĂ©e de rĂ©serve, qui, suivant les principes Ă©tablis , doit remplacer sa premiĂšre armĂ©e, suffirait pour bloquer ou observer les places laissĂ©es en ar- HOTES ET MÉLANGES. 9 . 8 t riĂšre , soumettre, contenir la population, et assurer ses communications et ses subsistances ; de sorte que nous perdrions du terrain , sans obliger son armĂ©e active Ă  s’affaiblir. AussitĂŽt qu’elle s’engage entre deux de nos places frontiĂšres, nous nous bĂątons de jeter 6 ou 7,000 hommes dans l’une des deux , susceptible de se voir investie ou assiĂ©gĂ©e, afin de complĂ©ter sa garnison; et nous nous retirons avec le reste de notre armĂ©e , de position en position, jusque dans le camp retranchĂ© de l’autre place. Dans cet Ă©tat de choses, que peut faire l’ennemi? S’avance- t-il tĂ©mĂ©rairement dans l’intĂ©rieur, en nĂ©gligeant notre armĂ©e qui se trouve sur son flanc, il court Ă  sa perte car, dĂšs qu’il a passĂ©, nous nous portons sur ses derriĂšres, et nous le privons de toutes-ses communications avec ses dĂ©pĂŽts et sa base d’ le parti de laisser une armĂ©e Ă©gale Ă  notre armĂ©e, pour nous observer et nous contenir dans notre camp, et de pĂ©nĂ©trer ensuite, avec les 5 o,ooo hommes qu’il a de plus que nous , dans l’intĂ©rieur du pays; non - seulement cette incursion , qui ne tarde pas d’ĂȘtre arrĂȘtĂ©e par notre armĂ©e de rĂ©serve et par la population en armes, ne lui procure aucun avantage, aucune conquĂȘte stable et rĂ©elle, mais encore elle l’expose aux plus grands dangers. Page 496. Convaincu de l’impossibilitĂ© de s’avancer en laissant notre armĂ©e dĂ©fensive sur son flanc et sur ses derriĂšres , il prendra sans doute le parti de marcher sur elle avec toutes ses forces. Alors retirĂ©s dans le camp retranchĂ© de l’une de nos places frontiĂšres, nous prenons notre ordre de bataille entre deux forts, sur le cĂŽtĂ© du carrĂ© faisant face Ă  l’ag- gresseur. Nous pouvons nous y regarder comme inexpugnables, surtout si nous ne nĂ©gligeons pas d’élever , pour MĂ©langes.—Tome I. t o MÉMOIRES m NAPOLÉON. 0 . 9 0 soutenir notre centre , entre les deux forts qui appuient nos ailes , quelques travaux de campagne , ouvrage d’une nuit, dans le genre de ceux dĂ©crits au chapitre Ăźx. — La place sert de rĂ©duit, de sĂ»retĂ© Ă  notre camp , et elle nous offre toutes les ressources dont nous avons besoin en munitions de guerre et de bouche ; mais ces ressources ne sont pas inĂ©puisables il s’agit de les renouveler, ce qui nous est facile par les communications que nous conservons libres avec nos places du cĂŽtĂ© opposĂ© de l’ennemi. L’agresseur voudrait-il nous priver de ces communications , il ne peut y parvenir qu’en nous bloquant de tous cĂŽtĂ©s; mais, pour cela, il faut qu’il divise ses i 5 o,ooo hommes en quatre corps placĂ©s, un de chaque cĂŽtĂ© de l’immense carre de 12,000 toises de pourtour, formĂ© par nos quatre forts. Ce systĂšme des camps retranchĂ©s, Ă©tablis sous le canon des places, me paraĂźt admirable pour arrĂȘter son invasion dĂšs le dĂ©but. — On m’objectera sans doute que , ne pouvant rien entreprendre contre notre armĂ©e dĂ©fensive , il se jettera sur une place voisine, pour en faire le siĂšge; voilĂ  justement oĂč je voulais l’amener je voulais l’obliger Ă  se livrer Ă  une guerre de siĂšges , toujours si lente , si dispendieuse, si dangereuse, sous les yeux d’une armĂ©e dĂ©fensive, encore intacte, et si peu fertile en grands rĂ©sultats. » i° Les places de la frontiĂšre de Flandre ont- elles Ă©tĂ© utiles on nuisibles? i° Le nouveau systĂšme qu’on propose est-il plus Ă©conomique? exige-t-il moins de garnison ? est-il prĂ©fĂ©rable Ă  celui de Vauban et de Cormontagne ? 3° Pour dĂ©fendre sa capitale, une armĂ©e doit-elle la couvrir , en faisant sa retraite sur elle? ou doit- NOTES ET MÉLANGES. aqi elle se placer dans un camp retranchĂ©, appuyĂ© Ă  une place forte? ou doit-elle manƓuvrer librement, de maniĂšre Ă  ne se laisser acculer ni Ă  la capitale, ni Ă  une place forte? Le systĂšme de la dĂ©fense de la frontiĂšre de Flandre a Ă©tĂ©, en grande partie, conçu par Vauban; mais cet ingĂ©nieur a Ă©tĂ© obligĂ© d’adopter les places dĂ©jĂ  existantes il en a construit de nouvelles pour couvrir des Ă©cluses, Ă©tendre les inondations, ou fermer les dĂ©bouchĂ©s importants entre de grandes forĂȘts ou des montagnes. Il y a sur cette frontiĂšre des places de premiĂšre , deuxiĂšme , troisiĂšme et quatriĂšme force elles peuvent ĂȘtre Ă©valuĂ©es Ă  quatre ou cinq cent millions; construites en cent ans, cela ferait une dĂ©pense de quatre millions par an ĂŽo,ooo hommes de gardes nationales de l’intĂ©rieur suffisent pour les mettre Ă  l’abri d’un coup de main, et au-dessus de la menace des batteries incendiaires; Lille, Valenciennes, Charlemont, peuvent donner refuge Ă  des armĂ©es, ainsi que les camps retranchĂ©s de Mau- beuge, de Cambray. Vauban a organisĂ© des contrĂ©es entiĂšres en camps retranchĂ©s, couverts par des riviĂšres , des inondations, des places et des forĂȘts; mais il n’a jamais prĂ©tendu que ces forteresses seules pussent fermer la frontiĂšre il a voulu que cette frontiĂšre, ainsi r 9- aqa mĂ©moires de fortifiĂ©e, donnĂąt protection Ă  une armĂ©e infĂ©rieure contre une armĂ©e supĂ©rieure; qu’elle lui donnĂąt un champ d’opĂ©rations plus favorable pour se maintenir et empĂȘcher l’armĂ©e ennemie d’avancer, et des occasions de l'attaquer avec avantage ; enfin les moyens de gagner du temps pour permettre Ă  ses secours d’arriver. Lors des revers de Louis XIV, ce systĂšme de places fortes sauva la capitale. — Le prince EugĂšne de Savoie perdit une campagne Ă  prendre Lille le siĂšge de Landrecies offrit l’occasion Ă  Villars de faire changer la fortune; cent ans aprĂšs, en 1793, lors de la trahison de Dumou- riez, les places de Flandre sauvĂšrent, de nouveau, Paris; les coalisĂ©s perdirent une campagne Ă  prendre CondĂ©, Valenciennes, le Quesnoy, et Landrecies cette ligne de forteresses fut Ă©galement utile en j 814 les alliĂ©s, qui violĂšrent Je territoire de la Suisse, s’engagĂšrent dans les dĂ©filĂ©s du Jura, pour Ă©viter les places ; et mĂȘme, en les tournant ainsi, il leur fallut, pour les bloquer , s’affaiblir d’un nombre d’hommes supĂ©rieur au total des garnisons. Lorsque NapolĂ©on passa la Marne et manƓuvra sur les derriĂšres de l’armĂ©e ennemie, si la trahison n’avait ouvert les portes de Paris , les places de cette frontiĂšre allaient jouer un grand NOTES ET V1ÉLANGES. 2f3 rĂŽle ; l’armĂ©e de Schwarlzenbcrg aurait Ă©tĂ© obligĂ©e de se jeter entre elles, ce qui eĂ»t, donnĂ© lieu Ă  de grands Ă©vĂšnements. En i8i5, elles eussent Ă©galement Ă©tĂ© d’une grande utilitĂ© l’armĂ©e anglo-prussienne n’eĂ»t pas osĂ© passer la Somme , avant l’arrivĂ©e des armĂ©es austro-russes, sur la Marne, sans les Ă©vĂšnements politiques de la capitale; et l’on peut assurer que celles des places qui restĂšrent fidĂšles , ont influencĂ© sur les conditions des traitĂ©s et sur la conduite des rois coalisĂ©s, en 1814 et 1 8 1 5. Le nouveau systĂšme que l'on propose est plus coĂ»teux que celui de Vauban; il exige plus de garnisons, d est beaucoup plus faible. Trois lignes, chacune formĂ©e par six grandes jjlaces, exigent dix-huit grandes places, chacune entourĂ©e de quatre forts, lesquels Ă©loignĂ©s des places, doivent avoir des abris, un bataillon de garnison, vingt-cinq piĂšces de canon, et de- impideront un travail que l’on peut Ă©valuer Ă  celui de la place mĂȘme. Ces trois lignes exigeraient donc la valeur de trente-six grandes places; mais ces quatre forts isolĂ©s seraient bloquĂ©s , assiĂ©gĂ©s et pris dans les sept premiers jours de l’investissement , avant mĂȘme que la ligne de circonvallation ne fĂ»t terminĂ©e. Us seraient merveilleusemenl placĂ©s pour la flan- ‱J.4 MÉMOIXIKS OJi NAPOLÉOJT. quer et l’appuyer; et, avant que la tranchĂ©e ne soit ouverte, la garnison de la place verrait tomber au pouvoir de l’ennemi la moitiĂ© de son matĂ©riel, l’élite de ses bataillons; ce qui, certes, ne pourrait qu’influer beaucoup sur son moral. La position que l’armĂ©e pourrait prendre entre ces quatre forts, ne lui offrirait aucune sĂ©curitĂ© l’ennemi se camperait perpendiculairement Ă  un des forts, le raserait en peu de jours , s’emparerait successivement des autres. Son Ă©quipage de campagne, en y ajoutant trente piĂšces de il\ , lui suffirait pour cette opĂ©ration. Vis-Ă -vis ce systĂšme , l’ennemi pourrait percer une trouĂ©e entre deux places, Ă  deux marches de chacune d’elles, tandis que dans celui de Vauban , la trouĂ©e ne peut avoir lieu qu’à deux ou trois lieues entre deux places. Il serait aussi beaucoup plus facile de surprendre une des places de ce nouveau systĂšme. Mais faut-il dĂ©fendre une capitale en la couvrant directement, ou en s’enfermant dans un camp retranchĂ© sur les derriĂšres? Le premier parti est le plus sĂ»r il permet de dĂ©fendre le passage des riviĂšres, les dĂ©filĂ©s; de se crĂ©er mĂȘme des positions de campagne ; de se renforcer de toutes ses troupes de l’intĂ©rieur , NOTES ET MELANGES. dans le temps que l’ennemi s’affaiblit insensiblement. Ce serait prendre un mauvais parti, que celui de se laisser enfermer dans un camp retranchĂ© ; on courrait risque d’y ĂȘtre forcĂ©, d’y ĂȘtre au moins bloquĂ©, et d’ĂȘtre rĂ©duit Ă  se faire jour, l’épĂ©e Ă  la main , pour se procurer du pain et des fourrages. Il faut quatre ou cinq cents voitures par jour, pour nourrir une armĂ©e de 100,000 hommes. L’armĂ©e envahissante Ă©tant supĂ©rieure d’un tiers en infanterie , cavalerie et artillerie , empĂȘcherait les convois d’y arriver ; et sans les bloquer hermĂ©tiquement, comme on bloque les places, elle rendrait les arrivages si difficiles, que la famine serait dans le camp. Il reste un troisiĂšme parti, celui de manƓuvrer sans se laisser acculer Ă  la capitale que l’on veut dĂ©fendre, ni renfermer dans un camp retranchĂ© sur les derriĂšres ; il faut, pour cela , une bonne armĂ©e, de bons gĂ©nĂ©raux et un bon chef. En gĂ©nĂ©ral, l’idĂ©e de couvrir une capitale, ou un point quelconque , par des marches de flanc, comporte avec elle la nĂ©cessitĂ© d’un dĂ©tachement, et les inconvĂ©nients attachĂ©s Ă  toute dissĂ©mination devant une armĂ©e supĂ©rieure. AprĂšs l’affaire de Smolensk, en 1812 , l’armĂ©e française , marchant droit sur Moskou , le MÉMOIRES DĂŒ NAPOLÉON. 2 96 gĂ©nĂ©ral Kutusow couvrit cette ville par des mouvements successifs, jusqu’à ce que, arrivĂ© au camp retranchĂ© de Mojaisk, il tint ferme et accepta la bataille; l’ayant perdue, il continua sa marche, et traversa la capitale qui tomba au pouvoir du vainqueur. S’il se fĂ»t retirĂ© dans la direction de Iviow, il eĂ»t attirĂ© Ă  lui l’armĂ©e française; mais il lui eĂ»t fallu alors couvrir Moskou par un dĂ©tachement , et rien n’empĂȘchait le gĂ©nĂ©ral français de faire suivre ce dĂ©tachement par un dĂ©tachement supĂ©rieur qui l’eĂ»t contraint Ă©galement Ă  Ă©vacuer cette importante capitale. De pareilles questions proposĂ©es Ă  rĂ©soudre Ăą Turenne , Ă  Villars, pu Ă  EugĂšne de Savoie, les auraient fort embarrassĂ©s. Dogmatiser sur ce que l’on n’a pas pratiquĂ©, est l’apanage de l’ignorance c’est croire rĂ©soudre par une formule du deuxiĂšme degrĂ©, un problĂšme de gĂ©omĂ©trie transcendante qui ferait pĂąlir Lagrange ou Laplace. Toutes ces questions de grande tactique sont des problĂšmes physicomathĂ©matiques indĂ©terminĂ©s, qui ont plusieurs solutions, et qui ne peuvent ĂȘtre rĂ©solus par les formules de la gĂ©omĂ©trie Ă©lĂ©mentaire. ivv\vw%vvi PIÈCES JUSTIFICATIVES. CONVENTION Entre sa SaintetĂ© Pie Fil et le gouvernement français. Le gouvernement de la rĂ©publique reconnaĂźt que la religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de la grande majoritĂ© des citoyens français. Sa saintetĂ© reconnaĂźt Ă©galement que cette mĂȘme religion a retirĂ©, et attend encore en ce moment le plus grand bien et le plus grand Ă©clat de l’établissement du culte catholique en France, et de la profession particuliĂšre qu’en font les consuls de la rĂ©publique. En consĂ©quence, d’aprĂšs cette reconnaissance mutuelle, tant pour le bien de la religion que pour le maintien de la tranquillitĂ© intĂ©rieure, ils sont convenus de ce qui suit Art. I er . La religion catholique , apostolique et romaine , sera librement exercĂ©e en France. Son culte sera public, en se conformant aux rĂšglements de police que le gouvernement jugera nĂ©cessaires pour la tranquillitĂ© publique. 28 .UjiiUOUUiS Dli NAl’OLKĂŒiM. U. 11 sera fait par le Saint-SiĂšge, de concert avec le gouvernement, une nouvelle circonscription des diocĂšses français. III. Sa saintetĂ© dĂ©clare aux titulaires des Ă©vĂȘchĂ©s français, quelle attend d’eux, avec une ferme confiance, pour le bien de la paix et de l’unitĂ©, toute espĂšce de sacrifice, mĂȘme celui de leurs siĂšges. D’aprĂšs cette exhortation, s’ils se refusaient Ă  ce sacrifice commandĂ© parle bien de l’église refus nĂ©anmoins auquel sa saintetĂ© ne s’attend pas, il sera pourvu, par de nouveaux titulaires, au gouvernement des Ă©vĂȘchĂ©s de la circonscription nouvelle de la maniĂšre suivante. IV. Le premier consul de la rĂ©publique nommera, dans les trois mois qui suivront la publication de la bulle de sa saintetĂ©, aux archevĂȘchĂ©s et Ă©vĂȘchĂ©s de la circonscription nouvelle. Sa saintetĂ© confĂ©rera l’institution canonique suivant les formes Ă©tablies par rapport Ă  la France, avant le changement de gouvernement. V. Les nominations aux Ă©vĂȘchĂ©s qui vaqueront dans la suite, seront Ă©galement faites par le premier consul; et l’institution canonique sera donnĂ©e par le Saint-SiĂšge, en conformitĂ© de l’article prĂ©cĂ©dent. VI. Les Ă©vĂȘques, avant d’entrer en fonctions, prĂȘteront directement, entre les mains du premier consul , le serment de fidĂ©litĂ© qui Ă©tait en usage avant le changement de gouvernement, exprimĂ© dans les termes suivants Je jure et promets Ă  Dieu, sur les saints Ă©vangiles, de garder obĂ©issance et fidĂ©litĂ© au gouvernement Ă©tabli PIÈCES JUSTIFICATIVES. 2i desdites lettres, en quelque maniĂšre que ce soit, de quelque Ă©tat, grade, ordre, prééminence et dignitĂ© qu’ils puissent ĂȘtre , ou quelque dignes d’ailleurs qu’on les suppose d’une mention ou dĂ©nomination ♩spĂ©cifique et individuelle, n’y auraient pas consenti; ou qu’ayant Ă©tĂ© appelĂ©s, citĂ©s et entendus, ils n’auraient pas Ă©tĂ© suffisamment convaincus de la vĂ©ritĂ© et de la justice de la cause pour laquelle les prĂ©sentes ont Ă©tĂ© rendues ; ou pour toute autre cause, couleur ou prĂ©texte que ce soit. Ces mĂȘmes lettres ne pourront, en aucun temps, ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme entachĂ©es du vice de subreption , d’obreption , de nullitĂ©, de dĂ©faut d’intention de notre part ou de dĂ©faut de consentement des personnes qui y sont intĂ©ressĂ©es, ni de tout autre dĂ©faut quelconque; et sous ce prĂ©texte elles ne pourront ĂȘtre attaquĂ©es, annulĂ©es, rĂ©tractĂ©es , mises en controverse ou rĂ©duites aux termes de droit ; et l’on ne pourra allĂ©guer contre elles, ni le droit de rĂ©clamation verbale, *ni 'celui de restitution en entier dans son premier Ă©tat, ni tout autre remĂšde de droit, de fait, ou de grĂące; ou que ce remĂšde aprĂšs avoir Ă©tĂ© sollicitĂ©, ayant Ă©tĂ© accordĂ©, ou Ă©tant Ă©manĂ© mĂȘme de notre propre mouvement, science et pleine puissance, il ne puisse servir d’aucune maniĂšre Ă  qui que ce soit en jugement ou hors de jugement mais dĂ©crĂ©tons, que ces prĂ©sentes lettres doivent toujours demeurer fermes, valides et efficaces, avoir et obtenir leur plein et entier effet, et ĂȘtre inviolablement et inĂ©branlablement observĂ©es par tous ceux qu’elles concernent et pendant tout le JUSTIFICATIVES. 33 .' temps qu elles les concerneront et qu’elles doivent ĂȘtre ainsi et non autrement jugĂ©es, soit par les juges ordinaires, soit par les juges dĂ©lĂ©guĂ©s, mĂȘme par les auditeurs des causes du palais apostolique et les cardinaux de la sainte Ă©glise romaine, mĂȘme les lĂ©gats Ă  latere et les nonces du Saint SiĂšge ; et tous autres quelconques qui jouissent et jouiront de quelque prééminence et puissance que ce soit, leur ĂŽtant Ă  eux, et Ă  chacun d’eux, la facultĂ© et l’autoritĂ© de les iuocr et de les interprĂ©ter diffĂ©remment; dĂ©clarant finalement nul et non avenu tout ce qui pourrait ĂȘtre fait et tentĂ© contre elles, sciemment ou par ignorance, de la part de quelque autoritĂ© que ce soit. Et malgrĂ© ce que dessus ; et, en tant que de besoin, nonobstant notre rĂšgle, et celles de la chancellerie apostolique sur la conservation des droits acquis, et les autres constitutions et ordonnances apostoliques, et tous les autres statuts et coutumes corroborĂ©s par serment, autorisation apostolique, ou toute autre confirmation ; nonobstant tous usages et styles mĂȘme immĂ©moriaux, tous privilĂšges, induits, lettres apostoliques publiĂ©es prĂ©cĂ©demment, et accordĂ©es Ă  toutes autres personnes quelconques, de quelque haute dignitĂ© ecclĂ©siastique ou sĂ©culiĂšre qu’elles puissent ĂȘtre revetues, et quelque qualification qu’elles puissent avoir, et quand mĂȘme elles prĂ©tendraient avoir besoin d’une dĂ©signation expresse et spĂ©ciale, sous quelque teneur et forme que ce soit; nonobstant encore toute autre cause dĂ©rogatoire, insolite et irritante, et tous autres dĂ©crets qui sembleraient Ă©manĂ©s du propre 336 MÉMOIRES DE ÎOYPOLÉON. mouvement, science certaine, et pleine puissance, soit en consistoire, soit de toute autre maniĂšre, et qui serait en opposition Ă  ce qui est Ă©noncĂ© ci-dessus, quand mĂȘme ils auraient Ă©tĂ© rendus publics et rĂ©itĂ©rĂ©s plusieurs fois, et quelque nombre de fois qu’ils puissent avoir Ă©tĂ© approuvĂ©s, confirmĂ©s et renouvelĂ©s; nous dĂ©clarons que nous dĂ©rogeons par ces prĂ©sentes, d’une façon expresse et spĂ©ciale, et pour cette fois seulement, Ă  ces constitutions, clauses, coutumes , privilĂšges, induits et actes quelconques, et nous entendons qu’il y soit dĂ©rogĂ©, quoique ces actes ou quelques-uns d’eux n’aient pas Ă©tĂ© insĂ©rĂ©s ou spĂ©cifiĂ©s expressĂ©ment dans les prĂ©sentes, quelque dignes qu’on les suppose d’une mention spĂ©ciale, expresse et individuelle, ou d’une forme particuliĂšre en pareil cas. Voulant que les prĂ©sentes aient la mĂȘme force, que si la teneur des constitutions Ă  supprimer, et celle des clauses spĂ©ciales Ă  observer y Ă©taient nommĂ©ment et de mot Ă  mot exprimĂ©es, et qu’elles obtiennent leur plein et entier effet, nonobstant toutes choses Ă  ce contraires, et comme ces prĂ©sentes lettres ne peuvent ĂȘtre publiĂ©es en sĂ»retĂ© partout, et principalement dans les lieux oĂč il serait plus nĂ©cessaire qu’elles le fussent, ainsi qu’il conste notoirement, nous voulons que ces lettres, ou leurs exemplaires, soient affichĂ©s et publiĂ©s aux portes de l’église de Latran, et de la basilique du. prince des apĂŽtres, ainsi qu’à la chancellerie apostolique et dans la grande cour au mont Citorio, et Ă  l’entrĂ©e du Champ-de-Flore de cette ville, comme il est d’usage; et qu’étant ainsi PIÈCES JUSTIFICATIVES. 337 affichĂ©es et publiĂ©es, elles fussent loi pour tous et chacun de ceux qu’elles concernent, comme si elles Ă©taient intimĂ©es Ă  chacun d’eux nominalement et personnellement. Voulons de plus qua des copies transcrites ou imprimĂ©es des prĂ©sentes lettres, signĂ©es par quelques notaires publics et munies du sceau de quelques personnes constituĂ©es en dignitĂ© ecclĂ©siastique, foi soit ajoutĂ©e en tous lieux et dans tous les pays, soit en jugement soit ailleurs, ainsi qu’à l’original. DonnĂ© Ă  Rome, prĂšs Sainte-Marie-Majeure, sous l’anneau du pĂȘcheur, le dix juin dix-huit cent neuf, l’an dix de notre pontificat. SignĂ© Pie vii , pape. NOTIFICATION. PIE VII, PAPE. Par l’autoritĂ© du Dieu tout-puissant, des saints apĂŽtres Pierre et Paul, et par la nĂŽtre, nous dĂ©clarons que vous et tous vos coopĂ©rateurs, d’aprĂšs l’attentat que vous venez de commettre, avez encouru l’excommunication comme l’ont annoncĂ© nos bulles apostoliques qui, dans des occasions semblables, s’affichent dans les lieux accoutumĂ©s de cette ville. Nous dĂ©clarons avoir aussi encouru l’excommunica- MĂ©lnnges.—Tome I. 22 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 338 tion, tous ceux qui, depuis ia derniĂšre invasion violente de cette ville, qui eut lieu le a fĂ©vrier de l’annĂ©e derniĂšre, ont commis soit dans Rome, soit dans l’état ecclĂ©siastique, les attentats contre lesquels nous avons rĂ©clamĂ©, non - seulement dans le grand nombre de protestations faites par nos secrĂ©taires d’état, qui ont Ă©tĂ© successivement remplacĂ©s, mais encore dans nos deux allocutions consistoriales des i 4 mars et n juillet 1808. Nous dĂ©clarons Ă©galement excommuniĂ©s tous ceux qui ont Ă©tĂ© les mandataires, les fauteurs, les conseillers, et quiconque aurait coopĂ©rĂ© Ă  l’exĂ©cution de ces attentats, ou les aurait commis lui-mĂȘme. DonnĂ© Ă  Rome, Ă  Sainte-Marie-Majeure, le 11 juin 1809, et l’an dixiĂšme de notre pontificat, A la place du sceau, Pie vu , pape . Lettres de IV- S. pĂšre le pape Pie Vil, Ă©crites de sa prison de Savone , concernant les Ă©lections capitulaires. PREMIÈRE LETTRE. A M. le cardinal CĂ prarn , ArchevĂȘque de Milan. Monsieur cardinal. J’ai reçu ici le 19 du courant, votre lettre datĂ©e du PIÈCES JUSTIFICATIVES. 33g 20 juillet, par laquelle, comme archevĂȘque de Milan, vous me dites que S. M. l’empereur des Français desire que j’accorde l’institution canonique aux Ă©vĂȘques dĂ©signĂ©s pour remplir les siĂšges vacants dans ses Ă©tats. Vous ajoutez que S. M. consent Ă  ce que, dans mes bulles, je ne fasse aucune mention de sa nomination, pourvu que, de ma part, je supprime la clause pro- prio motu, ou toute autre clause Ă©quivalente. Pour peu, M. le cardinal, que vous rĂ©flĂ©chissiez sur cette proposition, il est impossible que vous ne voyez pas que je ne puis y acquiescer sans reconnaĂźtre le droit de nomination de l’empereur, et la facultĂ© de l’exercer. Vous dites que mes bulles seront accordĂ©es, non Ă  lui, mais Ă  l’instance du conseil et du ministre des cultes; d’abord la chancellerie apostolique n’admet pas de telles instances de la part des laĂŻques et puis, ce conseil, ce ministre, ne sont-ils pas l’empereur lui-mĂȘme, sont-ils autre chose que les organes de ses ordres et les instruments de ses volontĂ©s? Or, aprĂšs tant d’innovations funestes Ă  la religion , que l’empereur s’est permises, et contre lesquelles j’ai si souvent et si inutilement rĂ©clamĂ©; aprĂšs es vexations exercĂ©es contre tant d’ecclĂ©siastiques de mes Ă©tats ; aprĂšs la dĂ©portation de tant d’évĂȘques et de la majeure partie des cardinaux ; aprĂšs l’emprisonnement du cardinal Pacca Ă  Fenestrelles ; aprĂšs l’usurpation du patrimoine de saint Pierre; aprĂšs m’ĂȘtre vu moi-mĂȘme assailli Ă  main arrivĂ©e dans mon palais, traĂźnĂ© de ville en ville sous une garde si Ă©troite, que les Ă©vĂȘques de plusieurs lieux qu’on m’a fait tra- 22. MÉMCURES DlĂŻ NAPOLÉON. 3^0 verser, n’avaient pas la libertĂ© de m’approcher et ne pouvaient pas me dire un seul mot sans tĂ©moin ; aprĂšs tous ces attentats sacrilĂšges et une infinitĂ© d’autres qu’il serait trop long de rapporter, que les conciles gĂ©nĂ©raux et les constitutions apostoliques ont frappĂ©s d’anathĂšme, qu’ai-je fait! qu’obĂ©ir Ă  ces conciles et Ă  ces constitutions , ainsi que l’exige mon devoir. Comment donc aujourd’hui pourrais-je reconnaĂźtre dans l’auteur de toutes ces violences le droit en question, et consentir Ă  ce qu’il l’exerçùt? le pourrais-je sans me rendre coupable de prĂ©varication, sans me contredire moi-mĂȘme, et sans donner avec scandale aux fidĂšles lieu de croire, qu’abattu par les maux que j’ai soufferts, et par la crainte de plus grands encore, je suis assez lĂąche pour trahir ma conscience et pour approuver ce qu elle me force de proscrire ? Pesez ces raisons, M. le cardinal, non Ă  la balance de la sagesse humaine, mais au poids du sanctuaire, et vous en sentirez la force. Dieu sait cependant , au milieu de ces cruelles agitations, combien vivement je dĂ©sirerais pourvoir aux siĂšges vacants de cette Ă©glise de France que j’ai toujours chĂ©rie de prĂ©dilection ! avec quelle ardeur j’adopterais un expĂ©dient qui me permettrait de remplir mon ministĂšre sans blesser mes devoirs! Mais comment, seul et sans secours, puis-je prendre un parti dans une affaire de cette importance? On m’a enlevĂ© tous mes conseillers, on les a Ă©loignĂ©s de moi, on m’a mis dans l’impuissance de communiquer librement avec aucun d’eux; il ne me reste personne PIÈCES JUSTIFICATIVES. 34 f qui dans une discussion si Ă©pineuse puisse m’aider de ses lumiĂšres ; on ne m’a pas mĂȘme laissĂ© la ressource d’un secrĂ©taire. Mais si l’empereur a un -vĂ©ritable attachement pour l’église catholique, qu’il commence par se rĂ©concilier avec son chef; qu’il abroge ses funestes innovations religieuses contre lesquelles je n’ai cessĂ© de rĂ©clamer ; qu’il me rende ma libertĂ©, mon siĂšge, mes officiers ; qu’il restitue les propriĂ©tĂ©s qui formaient, non mon patrimoine, mais celui de saint Pierre ; qu’il replace sur la chaire de saint Pierre son chef suprĂȘme, dont elle est veuve depuis sa captivitĂ©; qu’il ramĂšne auprĂšs de moi quarante cardinaux que ses ordres en ont arrachĂ©s ; qu’il rappelle' Ă  leurs diocĂšses tous les Ă©vĂȘques exilĂ©s, et sur-le-champ l’harmonie sera rĂ©tablie. Au milieu de toutes mes tribulations , je ne cesse d’adresser mes plus ferventes priĂšres au Dieu qui tient tous les cƓurs en sa main, et de l’invoquer pour l’auteur de tous ces maux; je croirais mes priĂšres pleinement exaucĂ©es s’il plaisait au Tout- puissant de lui inspirer de plus sages conseils mars si, par un secret jugement de Dieu, il en arrive autrement , en dĂ©plorant tous ces malheurs, on ne pourra du moins me les imputer ; je ne nĂ©gligerai rien de ce qui sera en mon pouvoir pour les Ă©viter, et 3 y apporterai toute l’attention et tous les mĂ©nagements possibles. Quant Ă  ce qu’on affecte de rĂ©pandre, que je compromets les choses spirituelles pour des intĂ©rĂȘts purement temporels, c’est une calomnie- qu’il vous est aisĂ© de confondre, M. le cardinal, qui- jour par jour avex su tout ee qui s’est passĂ©; vousf 342 MÈMOĂŒtES DE NAPOLÉON. savĂȘz trĂšs-bien que quand il ne serait question que de l’usurpation du patrimoine de saint Pierre, je ne pourrais en abandonner la dĂ©fense sans manquer Ă  un devoir essentiel, et me rendre parjure. A votre lettre en Ă©tait jointe une de M. le cardinal Maury, et on m’en a remis en mĂȘme temps une troisiĂšme de M. l’évĂȘque de Cazal, toutes trois pour le mĂȘme objet. Accusez-en, je vous en prie, la rĂ©ception Ă  ces messieurs, et communiquez leur cette rĂ©ponse; je me rĂ©serve d’écrire plus amplement Ă  M. le cardinal Maury, dĂšs que j’en aurai le loisir ; en attendant assurez-les de mes sentiments, et recevez ma bĂ©nĂ©diction paternelle et apostolique. ' Savone, le 26 aoĂ»t 1809. Pie vii , pape. Au vĂ©nĂ©rable frĂšre le cardinal Jean Maury , ĂšvĂ©que de Montefiascone et de Corneto . Paris. VĂ©nĂ©rable frĂšre, salut et bĂ©nĂ©diction apostolique Il y a cinq jours que nous avons reçu la lettre par laquelle vous nous apprenez votre nomination Ă  l’ar- ehevĂȘchĂ© dĂ© Paris, et votre installation dans le gouvernement de ce diocĂšse. Cette nouvelle a mis le PIÈCES JUSTIFICATIVES. 343 comble Ă  nos autres afflictions, et nous pĂ©nĂštre d’un sentiment de douleur que nous avons peine Ă  contenir, et qu’il est impossible de vous exprimer. Vous Ă©tiez parfaitement instruit de notre lettre au cardinal Caprara, pour lors archevĂȘque de Milan, dans laquelle nous avons exposĂ© les motifs puissants qui nous faisaient un devoir, dans l’état prĂ©sent des choses , de refuser l’institution canonique aux Ă©vĂȘques nommĂ©s par l’empereur vous n’ignoriez pas cjue non- seulement les circonstances sont les mĂȘmes, mais qu elles sont devenues et deviennent de jour en jour plus alarmantes par le souverain mĂ©pris qu’on affecte pour l’autoritĂ© de l’église; puisqu’en Italie on a portĂ© l’audace et la tĂ©mĂ©ritĂ© jusqu’à dĂ©truire gĂ©nĂ©ralement toutes les communautĂ©s religieuses de l’un et de l’autre sexe, supprimer des paroisses, des Ă©vĂȘchĂ©s, les rĂ©unir, les amalgamer, leur donner de nouvelles dĂ©marcations, sans en excepter les siĂšges suburbicaires ; et tout cela s’est fait en vertu de la seule autoritĂ© impĂ©riale et civile ; car nous ne parlons pas de ce qua Ă©prouvĂ© le clergĂ© de l’église romaine, la mĂšre et la maĂźtresse des autres Ă©glises, ni de tant d’autres attentats. Vous n’ignoriez pas, avons-nous dit, et vous connaissiez dans le plus grand dĂ©tail, tous ces Ă©vĂ©nements ; et d’aprĂšs cela nous n’aurions jamais cru que vous eussiez pu recevoir de l’empereur la nomination dont nous avons parlĂ©, et que votre joie en nous 1 annonçant fĂ»t telle que si c’était pour vous la chose la plus agrĂ©able et la plus conforme Ă  vos vƓux. MÉMOIRE» DE NAPOLÉON. 344 Est-ce donc ainsi qu’aprĂšs avoir si courageusement et si Ă©loquemment plaidĂ© la cause de l’église catholique dans les temps les plus orageux de la rĂ©volution française, vous abandonnez cette mĂȘme Ă©glise, aujourd’hui que vous ĂȘtes comblĂ© de ses dignitĂ©s et de ses bienfaits, et liĂ© Ă©troitement Ă  elle par la religion du serment P vous ne rougissez pas de prendre parti contre nous dans un procĂšs que nous ne soutenons que pour dĂ©fendre la dignitĂ© de l’église ? Est-ce ainsi que vous faites assez peu de cas de notre autoritĂ© pour oser, en quelque sorte, par cet acte public, prononcer sentence contre nous Ă  qui vous deviez obĂ©issance et fidĂ©litĂ© P Mais ce qui nous afflige encore davantage, c’est de voir qu’aprĂšs avoir mendiĂ© prĂšs d’un chapitre l’administration d’un- archevĂȘchĂ©, vous vous soyez de votre propre autoritĂ©, et sans nous consulter, chargĂ© du gouvernement d’une autre Ă©glise; bien loin d’imiter le bel exemple du cardinal Joseph Eesch, archevĂȘque de Lyon, lequel ayant Ă©tĂ© nommĂ© avant vous au mĂȘme archevĂȘchĂ© de Paris, a cru si sagement devoir absolument s’interdire toute administration spirituelle de cette Ă©glise, malgrĂ© l’invitation du chauitre. JL Nous ne rappelions pas qu’il est inouĂŻ dans les annales ecclĂ©siastiques qu’un prĂȘtre nommĂ© Ă  un Ă©vĂȘchĂ© quelconque, ait Ă©tĂ© engagĂ© par les vƓux du chapitre Ă  prendre le gouvernement du diocĂšse avant d avoir reçu l'institution canonique nous n’examinons pas, et personne ne sait mieux que vous ce quilen est , si le vicaire capitulaire Ă©lu avant vous, a donnĂ© li - PIÈCES . 345 brement et de plein grĂ© la dĂ©mission de ses fonctions, et s'il n’a pas cĂ©dĂ© aux menaces, Ă  la crainte ou aux promesses, et par consĂ©quent si votre Ă©lection a Ă©tĂ© libre, unanime et rĂ©guliĂšre5 nous 11e voulons pas non plus nous informer s’il y avait dans le sein du chapitre quelqu’un en Ă©tat de remplir des fonctions aussi importantes; car enfin, oĂč veut-on en venir? on veut introduire dans l’église un usage aussi nouveau que dangereux , au moyen duquel la puissance civile puisse insensiblement parvenir Ă  n’établir pour l’administration des siĂšges vacants, que des personnes qui lui seront entiĂšrement vendues et qui ne voit Ă©videmment que c’est non-seulement nuire Ă  la libertĂ© de l’église, mais encore ouvrir la porte au schisme et aux Ă©lections invalides ? Mais d’ailleurs qui vous a dĂ©gagĂ© de ce lien spirituel qui vous unit Ă  l’église de Montefiascone ? ou qui est-ce qui vous a donnĂ© des dispenses pour ĂȘtre Ă©lu par un chapitre, et vous charger de l’administration d’un autre diocĂšse ? Quittez donc sur-le-champ cette administration, non-seulement nous vous 1 ordonnons, mais nous vous en prions, nous vous en conjurons, pressĂ© par la charitĂ© paternelle que nous avons pour vous; afin que nous ne soyons pas forcĂ© de procĂ©der malgrĂ© nous et avec le plus grand regret, conformĂ©ment aux statuts des SS. canons et personne n’ignore les peines qu’ils prononcent contre ceux qui, prĂ©posĂ©s Ă  une Ă©glise, prennent en main le gouvernement d’une autre Ă©glise, avant d’ĂȘtre dĂ©gagĂ©s des premiers liens. Nous espĂ©rons que vous vous rendrez volontiers Ă  nos mĂ©moires ni; jnapolĂ©ok. 346 vƓux, si vous faites bien attention au tort qu’un tel exemple de votre part ferait Ă  l'Ă©glise et Ă  la dignitĂ© dont vous ĂȘtes revĂȘtu nous vous Ă©crivons avec toute la libertĂ© qu’exige notre ministĂšre ; et si vous recevez notre lettre avec les mĂȘmes sentiments qui l’ont dictĂ©e, vous verrez qu’elle est un tĂ©moignage Ă©clatant de notre tendresse pour vous. En attendant, nous ne cesserons d’adresser au Dieu bon, au Dieu tout-puissant, de ferventes priĂšres pour qu’il daigne appaiser par une seule parole les vents et les tempĂȘtes dĂ©chaĂźnĂ©s avec tant de fureur contre la barque de Pierre ; et qu’il nous conduise enfin Ă  ce rivage si dĂ©sirĂ© oĂč nous pourrons librement exercer les fonctions de notre ministĂšre. Nous vous donnons de tout notre cƓur notre bĂ©nĂ©diction apostolique. DonnĂ© Ă  Savone, le 5 novembre 1810, la onziĂšme annĂ©e de notre pontificat. Pie vii , pape . A notre fils chĂ©ri, Evrard Corboli, archidiacre de F Ă©glise mĂ©tropolit aine de Florence, et vicaire capitulaire pendant la vacance du siĂšge archiĂ©piscopal, Ă  Florence. Notre cher fies, salut et bĂ©nĂ©diction apostolique. Il nous est trĂšs-facile de rĂ©pondre aux questions qui nous ont Ă©tĂ© faites tant en votre nom qu’en celui PIÈCES JUSTIFICATIVES. Zl\"J du chapitre mĂ©tropolitain de votre ville. Toutes ces questions se rĂ©duisent Ă  celles-ci i° le vĂ©nĂ©rable frĂšre, Ă©vĂȘque de Nancy, nommĂ© depuis peu Ă  l’archevĂȘchĂ© de Florence, en vertu de quelle autoritĂ© l’a-t-il pu ĂȘtre lĂ©gitimement? car c’est un privilĂšge dont ne jouissaient pas mĂȘme les grands-ducs de Toscane, auxquels nos prĂ©dĂ©cesseurs, en reconnaissance des services signalĂ©s qu’ils avaient rendus Ă  l’église , avaient seulement accordĂ© la faveur de proposer pour chaque Ă©glise vacante, trois sujets parmi lesquels le souverain pontife en choisissait un Ă  son grĂ© faveur que nous n’avons pas hĂ©sitĂ© d’accorder aussi nous- mĂȘme au dernier roi d’Etrurie et Ă  la reine rĂ©gente , Ă  cause de leur tendre piĂ©tĂ© ; 2 0 Le susdit Ă©vĂȘque peut-il ĂȘtre, par le chapitre mĂ©tropolitain de Florence, dĂ©lĂ©guĂ©, et Ă©lu comme vicaire capitulaire ou administrateur de cette Ă©glise, aprĂšs votre dĂ©misĂąon ? peut-il, en vertu de cette dĂ©lĂ©gation ou Ă©lection, ĂȘtre revĂȘtu validement de quelque facultĂ©, pouvoir, ou juridiction? Nous avons d’abord un cĂ©lĂšbre canon du saint concile ƓcumĂ©nique II, de Lyon, lequel, dans sa prĂ©voyance , dĂ©fend que celui qui a Ă©tĂ© choisi pour une Ă©glise, puisse, avant l’institution canonique, se charger de 1 administration ou gouvernement de cette Ă©glise, sous le nom d’économe ou procureur, ou sous toute dĂ©nomination en aucune maniĂšre, soit en tout, soit en partie, du gouvernement tant spirituel que temporel ; qu’il puisse enfin rĂ©gir et se charger de cela ou par lui-mĂȘme ou par tout autre. Ces paroles sont 348 MÉMOIRES DE KAPOLÉOtV. si gĂ©nĂ©rales et si claires, qu’elles excluent toute exception et toute interprĂ©tation. A l’appui de ce canon, nous citerons les dĂ©crĂ©tales de Boniface VIII injuncta, insĂ©rĂ©es dans lesextravag. comm., et les constitutions des souverains pontifes Alexandre V, Jules II, ClĂ©ment VII, Jules III, lesquelles confirment et donnent une nouvelle force Ă  ce canon ; lesquelles , enfin, ont Ă©tĂ© reçues par l’église universelle avec tant de respect, qu’elles sont devenues la sanction et la base de cette discipline salutaire, qui a Ă©tĂ© en vigueur jusqu’à prĂ©sent dans toute l’église. Or le concile de Trente qui a dĂ©terminĂ© et fixĂ© les devoirs des chapitres cathĂ©draux, lors de la vacance du siĂšge, bien loin de dĂ©roger en rien au canon de Lyon et Ă  tant de dĂ©crets des souverains pontifes, au contraire les suppose Ă©videmment, quand il dĂ©clare que les chapitres n’ont d’autre fonction , et par consĂ©quent d’autre pouvoir que celui -de choisir dans la huitaine un ou plusieurs Ă©conomes avec un official ou vicaire capitulaire. Il dĂ©clare ensuite que ces mĂȘmes Ă©conomes et officiaux ou vicaires, une fois Ă©lus, ne dĂ©pendent plus du chapitre, mais de l’évĂȘque futur, Ă  qui, aprĂšs sa promotion au gouvernement de l’église vacante, il est ordonnĂ© d’exiger d’eux le rendement de compte de leur conduite, juridiction , administration et fonction quelconque, et de les punir s’ils avaient commis quelques fautes ; quand mĂȘme ils auraient obtenu du chapitre l’absolution et l’entiĂšre dĂ©charge desdites fautes. D'oĂč dĂ©coulent deux consĂ©quences Ă©videntes la premiĂšre que les officiaux PIÈGES JUSTIFICATIVES. 349 une fois Ă©tablis, l’exercice du gouvernement ecclĂ©siastique ne rĂ©side plus entre les mains du chapitre, mais entre celles des premiers la seconde, que cet official capitulaire doit nĂ©cessairement ĂȘtre une personne distincte de l’évĂȘque qui sera promu. Ainsi donc, d’aprĂšs les sanctions canoniques et pontificales, d’aprĂšs la discipline qui est en vigueur dans l’église, et contre laquelle il ne peut exister aucune dĂ©lĂ©gation lĂ©gitime, le vĂ©nĂ©rable frĂšre Ă©vĂȘque de Nancy, dont il est question, est absolument inhabile aux fonctions de vicaire ou official capitulaire de l’église mĂ©tropolitaine de Florence, par-lĂ  mĂȘme qu’il a Ă©tĂ© nommĂ© archevĂȘque de cette Ă©glise. Mais ce qui le rend sur-tout inhabile Ă  cette Ă©lection, c’est qu’il a contractĂ© avec une autre Ă©glise un mariage spirituel, qui ne peut ĂȘtre dissous que par une dispense expresse du siĂšge apostolique, ce qui fait que l’évĂȘque d’une Ă©glise ne peut ĂȘtre transfĂ©rĂ© Ă  une autre , sans une faveur spĂ©ciale du saint-siĂšge, faveur que l’on n’accorde jamais que pour des raisons graves et lĂ©gitimes. Puisqu’il en est ainsi, vous comprendrez sans doute que vous vous rendriez coupable de tĂ©mĂ©ritĂ© et d’une trĂšs-grande faute, si vous vous dĂ©mettiez de vos fonctions , pour ouvrir Ă  un autre une entrĂ©e que l’église lui a fermĂ©e ; vous comprendrez que toute dĂ©lĂ©gation de ce genre , faite par le chapitre, non-seulement est blĂąmable, mais encore qu’elle serait nulle et invalide comme aussi, pour plus grande prĂ©caution, autant que besoin soit, nous la dĂ©clarons aujourd’hui et pour MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 35 o lors nulle et invalide, en vertu de notre autoritĂ©; parce qu’en cela on attenterait aux plus saintes lois de l’église et Ă  sa discipline ordinaire, et que ce serait tendre Ă©videmment Ă  obscurcir et dĂ©truire les principes de la mission lĂ©gitime, Ă  mĂ©priser et anĂ©antir l’autoritĂ© du siĂšge apostolique. VoilĂ  ce que nous avons cru devoir vous Ă©crire en peu de mots, uniquement parce que vous nous avez demandĂ© notre sentiment, et non point que nous soupçonnions que rien de semblable pĂ»t arriver, soit de votre part, ou de celle du chapitre mĂ©tropolitain de Florence, soit de la part de notre vĂ©nĂ©rable frĂšre l’évĂȘque de Nancy. Nous avons de' vous une s^ haute idĂ©e, que non-seulement nous ne craignons pas que vous mĂ©prisiez les rĂ©glements des SS. canons, mais au contraire nous sommes trĂšs-persuadĂ©s que vous serez toujours prĂȘt Ă  les observer, Ă  les faire connaĂźtre et Ă  les dĂ©fendre malgrĂ© les menaces et la flatterie. C’est pourquoi, en notre nom et par notre ordre, vous ferez part de cette dĂ©claration de nos sentiments Ă  nos chers fils les dignitaires et les chanoines de lĂ©- glise mĂ©tropolitaine de Florence; et nous vous donnons Ă  tous, du fond de notre cƓur, notre bĂ©nĂ©diction apostolique. DonnĂ© Ă  Savone, le 2 dĂ©cembre 1810, la onziĂšme annĂ©e de notre pontificat. Pif. vit, pape. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 35 l DECRET. Du i 3 janvier 1811. NapolĂ©on, etc., etc. Sur le rapport de notre ministre des cultes. Notre conseil d’état entendu, Nous avons dĂ©crĂ©tĂ© et dĂ©crĂ©tons ce qui suit Art. I er . Le bref du pape donnĂ© Ă  Savone, le 3 o novembre 1810, et adressĂ© au vicaire capitulaire et au chapitre de l’église mĂ©tropolitaine de Florence commençant par ces mots Dilecte Jili, salutem, et finissant par ceux-ci Benedictionem permanenter im- pertimur , est rejetĂ© comme contraire aux lois de l’empire et Ă  la discipline ecclĂ©siastique. Nous dĂ©fendons en consĂ©quence de le publier et de lui donner directement ou indirectement aucune exĂ©cution. 2. Ceux qui seront prĂ©venus d’avoir, par des voies clandestines, provoquĂ©, transmis ou communiquĂ© ledit bref, seront poursuivis devant les tribunaux, et punis comme crime tendant Ă  trotibler l’état par la guerre civile , aux termes de l’art. 91 du Code des dĂ©lits et des peines, titre I er ,chap. I er , sect. II, §. II, et art. io 3 du mĂȘme Code, mĂȘme chapitre, sect. III. 3 . Nos ministres de la justice, de la police et des cultes sont chargĂ©s, chacun en ce qui le concerne, de 35 a MÉMOIRES DF. NAPOLÉON. l’exĂ©cution du prĂ©sent dĂ©cret, lequel sera insĂ©rĂ© au Bulletin des lois. _ SignĂ©, NapolĂ©on. DÉCRET Dn Ăź3 mars i8i3. Le concordat signĂ© Ă  Fontainebleau, qui rĂšgle les affaires de l’église, et qui a Ă©tĂ© publiĂ© comine loi de l’état le x3 fĂ©vrier i8i3, est obligatoire pour nos archevĂȘques, Ă©vĂȘques et chapitres, qui seront tenus de s’y conformer. AussitĂŽt que nous aurons nommĂ© Ă  un Ă©vĂȘchĂ© vacant, et que nous l’aurons fait connaĂźtre au saint-pĂšre dans les formes voulues par le concordat, notre ministre des cultes enverra une expĂ©dition de la nomination au mĂ©tropolitain, et, s’il est question d’un mĂ©tropolitain, au plus ancien Ă©vĂȘque de la province ecclĂ©siastique ; la personne que nous aurons nommĂ©e se pourvoira par-devant le mĂ©tropolitain , lequel fera les enquĂȘtes voulues , et en adressera le rĂ©sultat au saint-pĂšre. Si la personne nommĂ©e Ă©tait dans le cas de quelque exclusion ecclĂ©siastique, le mĂ©tropolitain nous le ferait connaĂźtre sur-le-champ ; et, dans le cas oĂč aucun motif d’exclusion ecclĂ©siastique n’existerait, si l’institution n’a pas Ă©tĂ© donnĂ©e par le pape, dans les six mois de la notification de notre PIÈCES JUSTIFICATIVES. 353 nomination, aux termes de l’art. 4 du concordat, le mĂ©tropolitain, assistĂ© des Ă©vĂȘques de la province ecclĂ©siastique, sera tenu de donner ladite institution. Nos cours connaĂźtront de toutes les affaires connues sous le nom d’appels comme d’abus, ainsi que de toutes celles qui rĂ©sulteraient de la non-exĂ©cution des lois du concordat. Notre grand-juge prĂ©sentera un. projet de loi pour ĂȘtre discutĂ© en notre conseil, qui dĂ©terminera la procĂ©dure et les peines applicables dans ces matiĂšres. Lettre du prince royal de SuĂšde , A NapolĂ©on. Voyez page 221 . Stockholm , le 23 mars i8t3. Sire, aussi long-temps que votre majestĂ© n’a agi ou lait agir que contre moi directement, j’ai dĂ» ne lui opposer que du calme et du silence ; mais aujourd’hui que la note du duc de Bassano Ă  M. d’Ohsson cherche Ă  jeter entre le roi et moi le mĂȘme brandon de discorde qui facilita Ă  votre majestĂ© l’entrĂ©e en Espagne, toutes les relations ministĂ©rielles Ă©tant rompues, je m’adresse directement Ă  elle pour lui rappeler la conduite loyale et franche de la SuĂšde, mĂȘme dans les temps les plus difficiles. Aux communications que M. Signeul fut chargĂ© de faire par ordre de votre majestĂ©, le roi fit rĂ©pondre MĂ©langes.—Tome /. >,3 MÉMOIRES DE NAPOLEON. 354 que la SuĂšde, convaincue que ce n’était qu’à vous, sire, qu’elle devait la perte de la Finlande, ne pourrait jamais croire Ă  votre amitiĂ© pour elle, si vous ne lui faisiez donner la NorvĂšge, pour la dĂ©dommager du mal que votre politique lui avait fait. Pour tout ce qui, dans la note du duc de Bassano, est relatif Ă  l’invasion de la PomĂ©ranie et Ă  la conduite des corsaires français, les faits parlent ; et en comparant les dates, on jugera, sire, qui, de votre majestĂ© ou du gouvernement suĂ©dois, a raison. Cent vaisseaux suĂ©dois Ă©taient capturĂ©s et plus de deux cents matelots mis aux fers, lorsque le gouvernement se vit dans la nĂ©cessitĂ© de faire arrĂȘter un forban qui, sous le pavillon français, venait dans nos ports enlever nos bĂątiments, et insulter Ă  notre confiance dans les traitĂ©s. M. le duc de Bassano dil que votre majestĂ© n’a point provoquĂ© la guerre; et cependant, sire, votre majestĂ© a passĂ© le NiĂ©men Ă  la tĂȘte de quatre cent mille hommes. Du moment que votre majestĂ© s’enfonça dans l’intĂ©rieur de cet empire, l’issue ne fut plus douteuse. L’empereur Alexandre et le roi prĂ©virent, dĂ©jĂ  dĂšs le mois d’aoĂ»t, la fin de la campagne et ses immenses rĂ©sultats. Toutes les combinaisons mditaires assuraient qaie votre majestĂ© serait prisonniĂšre. Vous avez Ă©chappĂ© Ă  ce danger, sire; mais votre armĂ©e, l’élite de la France, de l’Allemagne et de l’Italie, n’existe plus. LĂ  sont restĂ©s, sans sĂ©pulture, les braves qui sauvĂšrent la France Ă  Flcurtis, qui vainquirent en piÈCES JUSTIFICATIVES. 355 Italie, qui rĂ©sistĂšrent au climat brĂ»lant de l’Égypte, et qui fixĂšrent la victoire sous vos drapeaux Ă  Ma- rengo, Ă  Austerlitz, Ă  JĂ©na, Ă  Halle , Ă  Lubech , Ă  Friedland, etc. Qu’à ce tableau dĂ©chirant, sire, votre ame s’attendrisse ; et, s’il le faut pour achever de l’émouvoir , qu’elle se l’appelle la mort de plus d’un million de Français restĂ©s sur le champ d’honneur, victimes des guerres que votre majestĂ© a entreprises. Votre majestĂ© invoque ses droits Ă  l’amitiĂ© du roi; qu’il me soit permis de vous rappeler, sire, le peu de prix que votre majestĂ© y attacha dans des moments oĂč une rĂ©ciprocitĂ© de sentiments eĂ»t Ă©tĂ© bien utile Ă  la SuĂšde. Lorsque le roi, aprĂšs avoir perdu la Finlande , Ă©crivit Ă  votre majestĂ© pour la prier de conserver Ă  la SuĂšde les Ăźles d’Aland, elle lui rĂ©pondit Adressez-vous a l'empereur Alexandre, il est grand et gĂ©nĂ©reux ; et pour combler la mesure de son indiffĂ©rence, elle fit insĂ©rer dans un journal officiel, au moment de mon dĂ©part pour la SuĂšde, Moniteur du ai septembre 1810, n” 264 qu’il y avait un interrĂšgne dans ce royaume, pendant lequel les Anglais faisaient impunĂ©ment le commerce. Leroi se dĂ©tacha de la coalition de 1792, parce que cette coalition prĂ©tendait partager la France , et qu il ne voulait point participer au dĂ©membrement de cette belle monarchie. Il fut portĂ© Ă  cet acte, monument de sa gloire politique, autant par attachement pour le peuple français, que par le besoin de cicatriser les plaies du royaume. Cette conduite sage MÉMOIRES DE NAPOLEON. 356 et vertueuse, fondĂ©e sur ce que chaque nation a le droit de se gouverner par ses lois, par ses usages et par sa volontĂ©, cette conduite est la mĂȘme qui lui sert de rĂšgle en ce moment. Votre systĂšme, sire, veut interdire aux nations l’exercice des droits qu’elles ont reçus de la nature, ceux de commercer entre elles, de s’entraider, de correspondre et de vivre en paix , et cependant l’exis- ' tence de la SuĂšde est dĂ©pendante d’une extension de relations commerciales, sans lesquelles elle ne peut - point se suffire. Loin de voir dans la conduite du roi un changement de systĂšme, l’homme Ă©clairĂ© et impartial n’y trouvera que la continuation d’une politique juste et constante, qui dut ĂȘtre dĂ©voilĂ©e dans un temps oĂč les souverains se rĂ©unissaient contre la libertĂ© de la France, et qui est suivie avec Ă©nergie dans un moment oĂč le gouvernement français continue de conjurer contre la libertĂ© des peuples et des souverains. Je connais les bonnes dispositions de l’empereur Alexandre et du cabinet de Saint-James pour la paix. Les calamitĂ©s du continent la rĂ©clament, et votre majestĂ© ne doit pas la repousser. Possesseur de la plus belle monarchie de la terre, voudra-t-elle toujours en Ă©tendre les limites, et lĂ©guer Ă  un bras moins puissant que le sien le triste hĂ©ritage de guerres interminables? Votre majestĂ© ne s’attachera-t-elle pas Ă  cicatriser les plaies d’une rĂ©volution, dont il ne reste Ă  la France que, les souvenirs de sa gloire militaire, et des malheurs rĂ©els dans son intĂ©rieur? Sire, les PIÈCES JUSTIFICATIVES. ' 55 '] leçons de l’histoire rejettent l’idĂ©e d’une monarchie universelle, et le sentiment de l’indĂ©pendance peut ĂȘtre amorti, mais non effacĂ© du cƓur des nations. Que votre majestĂ© pĂšse toutes ces considĂ©rations, et pense une fois rĂ©ellement Ă  cette paix gĂ©nĂ©rale, dont le nom profanĂ© a fait couler tant de sang. Je suis nĂ© dans cette belle France que vous gouvernez , sire ; sa gloire, sa prospĂ©ritĂ©, ne peuvent jamais m’ĂȘtre indiffĂ©rentes. Mais sans cesser de faire des vƓux pour son bonheur, je dĂ©fendrai de toutes les facultĂ©s de mon ame, et les droits du peuple qui m’a appelĂ©, et l’honneur du souverain qui a daignĂ© me nommer son fils. Dans cette lutte entre la libertĂ© du monde et l’oppression, je dirai aux SuĂ©dois Je combats pour vous et avec vous, et les vƓux des nations libres accompagnent nos efforts. En politique, sire, il n’y a ni amitiĂ© ni haine ; il n’y a que des devoirs Ă  remplir envers les peuples que la providence nous a appelĂ©s Ă  gouverner. Leurs lois et leurs privilĂšges sont les biens qui leur sont chers; et si, pour les leur conserver, on est obligĂ© de renoncer Ă  d’anciennes liaisons et Ă  des affections de famille, un prince , qui veut remplir sa vocation, ne doit jamais hĂ©siter sur le parti Ă  prendre. M. le duc de Bassano annonce que votre majestĂ© Ă©vitera l’éclat d’une rupture ; mais, sire, n’est-ce pas votre majestĂ© qui a interrompu nos relations commerciales, en ordonnant la capture des vaisseaux suĂ©dois au sein de la paix ? N’est - ce pas la rigueur de ses ordres qui, depuis trois ans, nous a interdit toute 358 MÉMOIRES UE NAPOLÉON. communication avec le continent, et qui depuis cette Ă©poque fait retenir cinquante bĂątiments suĂ©dois Ă  Ro- stock, Wismar et autres ports de la Baltique? M. le duc de Bassano ajoute que votre majestĂ© ne changera pas de systĂšme, et quelle repoussera de tous ses vƓux une guerre qu’elle considĂ©rait comme une guerre civile ; ce qui indique que votre majestĂ© veut retenir la PomĂ©ranie suĂ©doise, et qu’elle ne renonce pas Ă  l’espoir de commander Ă  la SuĂšde, et d’avilir ainsi, sans courir aucun risque, le nom et le caractĂšre suĂ©dois. Par le mot de guerre civile, votre majestĂ© dĂ©signe sans doute la guerre contre les alliĂ©s ; et on sait le sort qu’elle leur destine. Mais votre majestĂ© se mĂ©contentement qu’elle fit Ă©clater, en apprenant l’armistice que j’accordai Ă  cette brave nation en avril 1809, et elle y trouvera la nĂ©cessitĂ© oĂč ce pays s’est vu rĂ©duit, de faire tout ce qu’il a fait jusqu’à prĂ©sent pour conserver son indĂ©pendance, et se prĂ©server du danger oĂč l’aurait entraĂźnĂ© votre politique, sire, s’il l’eĂ»t moins connue. Si les Ă©vĂšnements qui se sont passĂ©s depuis quatre mois ont fait rejeter sur les gĂ©nĂ©raux de votre majestĂ© le dĂ©sarmement et l’envoi en France, comme prisonniers de guei’re, des troupes suĂ©doises de la PomĂ©ranie, il ne se trouvera pas, sire, un prĂ©texte aussi facile de justifier le refus que votre majestĂ© a toujours fait de confirmer les jugements du conseil des prises, et les exceptions particuliĂšres qu’elle fait depuis trois ans contre la SuĂšde, malgrĂ© que ce tribunal ait prononcĂ© en notre faveur. Au reste, sire, PIÈCES JUSTIFICATIVES. 35 ç personne en Europe ne se mĂ©prendra .sur le blĂąme que votre majestĂ© jette sur ses gĂ©nĂ©raux. La note du ministre des affaires Ă©trangĂšres du roi, et la rĂ©ponse que M. de Cabre lui fit le 5 janvier 1812, vous prouveront, sire, que sa majestĂ© avait Ă©tĂ© au- devant de vos dĂ©sirs, en mettant en libertĂ© tous les Ă©quipages des corsaires. Le gouvernement, depuis lors, a portĂ© les Ă©gards jusqu’à renvoyer des Portugais, des AlgĂ©riens et des NĂšgres, pris sur le mĂȘme corsaire, qui se disaient sujets de votre majestĂ©. Rien 11e devait donc s’opposer Ă  ce que votre majestĂ© ordonnĂąt le renvoi des officiers et soldats suĂ©dois, et cependant ils gĂ©missent encore dans les fers. Quant aux menaces que contient la note du duc de Bassano et aux 4 o,ooo hommes que votre majestĂ© veut donner au Dannemark, je ne crois point devoir entrer dans des dĂ©tails sur ces objets, d’autant plus que je doute que le roi de Dannemark puisse profiter de ce secours. Pour ce qui concerne mon ambition personnelle, j’en ai une trĂšs-grande, je l’avoue. C’est celle de servir la cause de l’humanitĂ©, et d’assurer l’indĂ©pendance de la presqu’üle Scandinave. Pour y parvenir,je compte sur la justice de la cause que le roi m’a ordonnĂ© de dĂ©fendre, sur la persĂ©vĂ©rance de la nation, et sur la loyautĂ© de ses alliĂ©s. Quelle que soit votre dĂ©termination, sire, pour la paix ou pour la guerre, je n’en conserverai pas moins pour votre majestĂ© les sentiments d’un ancien frĂšre d’armes. 'ÂŁĂŻ ADDITIONS ET CORRECTIONS. Page 2,4, ligue r8 , prescrivaient qu aprĂšs, Usez prescrivaient, aprĂšs — 26, ligne 14 t qu’excitait, lisez qu’exerçait. — 50 , ligne 26, Ă  toutes, Usez h toutes, Ă  peu prĂšs en ces termes. — 60 , ligue 28 , en Hotte , lisez ; en flirte. — 83, ligne 17 , Dumanliour, Usez Daraanhour, — ia3 , ligne 11 , de permettre, lisez on de permettre. — 128 , ligne 7 , annonça , lisez commença. — i 3 i , ligne 6, serait Ă  temps, lisez serait temps. — 146 , ligne 24 , lui paraissait, lisez leur paraissait. — i56, ligne 25, de France, lisez de Francs. — 157, ligne 18 , d’Assagni, Usez d’Agnagni. — 182, ligne 20, h qui il Ă©tait, lisez qui il Ă©tait. — 23 o, ligue 27 , Ă  cause du pays des montagnes, Usez Ă  cause des pays de montagnes. — 278 , ligne 7 , des plus fortes prises , lisez de plus fortes positions prises. 897 mu HI3 Bitte nicht herausnehmen! J&t 'i+m tf'V mm T»T7 yrr v^Oi R*Ăąa?„T^ v w* E 5 C ‱ ’AV ^H v ^ ĂŻ*. 1 .* .* 4m0f' il . ». t ^ t> /T ;‱ *% r '.- ^ A- * ’W* V > /* gfjĂąSHn» ’* >" -. i** 3pi&vĂš&? sa& *aa MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Se trouve aussi a Paris , A LA GALERIE DE BOSSANGE PÈRE, Libraire de S. A. S. Monseigneur le duc d’OrlĂ©ans, R TJ E DE RICHELIEU, H° 6o. DE L’IMPRIMERIE DE FTRMIN DIDOT. MÉMOIRES POUR SERVIR A L’HISTOIRE DE FRANCE, SOUS NAPOLÉON, ÉCRITS A SAINTE-HÉLÈNE, Par les gĂ©nĂ©raux qui ont partagĂ© sa captivitĂ©, ET PUBLIÉS SUR LES MANUSCRITS ENTIEREMENT CORRIGÉS 1E LA MAIN DE NAPOLÉON. TOME DEUXIÈME, ÉCRIT PAR LE GÉNÉRAL GOURGAUD. PARIS, FIRMIN DIDOT, PÈRE ET FILS, LIBRAIRES. BOSSANGE FRÈRES, LIBRAIRES. G. REIMER, A BERLIN. €X>C“tHK i8a3. MÉMOIRES L&j rÂita> /retnirrr. Ăąwraufond don/ on, wen/e. DES CONTEMPORAINS, POUR SERVIR A i/lIISTOIRK OE LA RÉPUBLIQUE ET DE L’EMPIRE. rospodus. Ce n’est pas une nouvelle Ă©dition de MĂ©moires dĂ©jĂ  publiĂ©s que nous annonçons, mais une suite de MĂ©moires inĂ©dits, tous relatifs aux Ă©vĂ©nements qui se sont accomplis depuis 1789 jusques en 181 1 \, et plus particuliĂšrement depuis le renversement du trĂŽne des Bourbons jusqu’à sa restauration. L histoire de cette pĂ©riode 11’est qu’à demi connue. Les faits qui la remplissent, les rĂ©sultats a qu’ils ont amenĂ©s, ne sont ignorĂ©s de personne. Mais l’histoire ne se compose pas seulement de faits et de rĂ©sultats ; elle doit aussi remonter aux principes. EnregistrĂ©s le plus scrupuleusement possible dans l’ordre oĂč ils se sont accomplis, des Ă©vĂ©nements ne forment pas une histoire, mais de simples annales. L’histoire ne se borne pas Ă  raconter; elle doit aussi expliquer. Elle ne rend pas compte seulement de ce que chacun a pu voir; elle doit rĂ©vĂ©ler aussi ce que peu de personnes ont vu ; elle doit pĂ©nĂ©trer dans les conseils des gouvernements et daps les conciliabules des factions, comme elle assiste aux dĂ©libĂ©rations lĂ©gislatives lĂ  se prĂ©pare ce qui s’exĂ©cute par le peuple dans les places publiques, ou par l’armĂ©e sur le champ de bataille. L’histoire doit Ă  la postĂ©ritĂ© sur chaque chose le pourquoi, aussi-bien que le comment. Mais par quels moyens l’historien remplira- t-il cette derniĂšre partie de sa tĂąche ? s De quelque pĂ©nĂ©tration qu’il soit douĂ©, il ne saurait y rĂ©ussir, le temps eĂ»t-il placĂ© les Ă©vĂ©nements Ă  la distance d’oĂč ils veulent ĂȘtre vus pour ĂȘtre bien jugĂ©s, s’il n’a pas Ă©tĂ© mis au lait, par les agents des gouvernements ou les fauteurs des facpons,de certains secrets qui ne se divulguent que long-temps aprĂšs l'accomplissement des faits qu’ils expliquent. Les MĂ©moires particuliers seuls peuvent Ă©claircir les mystĂšres dont les actes de l'autoritĂ©, lĂ©gitime ou non, sont si souvent enveloppĂ©s. Ecrits par des hommes qui, de positions diffĂ©rentes, ont dĂ» voir les choses sous des aspects et dans des intĂ©rĂȘts diffĂ©rents, les MĂ©moires particuliers ont Ă©clairci plus d’une Ă©nigme politique, dont le mot a Ă©tĂ© surpris quelquefois par un valet; tel que tant de conversions subites, tant de rĂ©volutions imprĂ©vues qui ont fait prendre une face nouvelle aux hommes et aux empires, et ne sont souvent que l’effet d’une intrigue de boudoir, ou d’un complot d’antichambre. Sans les MĂ©moires du cardinal de Retz, sans les MĂ©moires de M mc de Motteville, comprendrait-on rien aux trois quarts des Ă©vĂ©nements qui ont agitĂ© la minoritĂ© de Louis xiv? saurait- on ce qui, du soir au matin, a fait deTurenne un Mazarin, de CondĂ© un parlementaire, du coadjuteur un frondeur ? GrĂące Ă  ces MĂ©moires, vous surprenez la confidence de toutes les petites passions qui ont produit de si grands troubles; vous pĂ©nĂ©trez dans les secrets du Luxembourg, du Palais-Royal et du Palais de Justice; vous n’ignorez rien de ce qui se passe dans le cabinet de Gaston , dans l’oratoire d’Anne d’Autriche, et dans la chambre des enquĂȘtes ce que l’archevĂȘque ne dit pas, la femme de chambre vous le fait voir par le trou de la serrure. Supposez que les MĂ©moires de la Fronde n’aient pas existĂ©, l’histoire de cette Ă©poque ne serait guĂšre plus claire ni plus intĂ©ressante cjue celle d’une Ă©poque quelconque de la premiĂšre race; histoire Ă©crite sur des traditions vagues, ou d’aprĂšs des chroniques inexactes, sur lesquelles la critique peut Ă©lever des doutes, mais dont elle ne saurait faire jaillir la vĂ©ritĂ©. Les MĂ©moires particuliers seuls offrent une base solide Ă  la critique, sans laquelle il n’y a pas d’évidence en histoire. C’est en les Ă©tudiant, c’est en rapprochant, en comparant ces dĂ©positions de plusieurs tĂ©moins du mĂȘme fait, que l’écrivain judicieux dĂ©couvre mĂȘme ce qui a Ă©chappĂ© Ă  la perspicacitĂ© des hommes qui lui fournissent les bases de son opinion. Telles sont les considĂ©rations qui nous ont dĂ©terminĂ©s Ă  rassembler tous les MĂ©moires inĂ©dits que nous avons pu et que nous pourrons nous procurer sur l'Ă©poque dĂ©terminĂ©e dans ce Prospectus. Comme cette entreprise est faite uniquement dans l’intĂ©rĂȘt de la vĂ©ritĂ©, nous accueillerons et publierons , sans faire acception des 5 opinions particuliĂšres des auteurs, tous les MĂ©moires qu’on nous confiera. Les MĂ©moires particuliers ne sont que l’expression de l’opinion d’un homme ; les MĂ©moires particuliers ne sont pas l’histoire, mais des matĂ©riaux pour l’histoire. En tĂȘte de cette Collection on peut mettre les MĂ©moires de NapolĂ©on , dont les premiers volumes ont paru au commencement de cette annĂ©e ; vĂ©ritables commentaires oĂč CĂ©sar est expliquĂ© par lui-mĂȘme. Les MĂ©moires du gĂ©nĂ©ral Rapp forment la premiĂšre livraison. On ne lira pas sans intĂ©rĂȘt ces confidences Ă©chappĂ©es Ă  la franchise d’un officier de fortune. Des derniers rangs de l’armĂ©e, Rapp s’est Ă©levĂ© aux premiers grades militaires par des services successifs. FidĂšle aux drapeaux français depuis 1792 jusqu’en 181 5 , il a combattu en France, en Égypte, en Autriche, en Prusse, en Russie. D’abord aide-de-camp de Desaix, et puis de NapolĂ©on, dans les derniers temps il a mĂȘme Ă©tĂ© attachĂ© Ă  la personne du roi. Son histoire particuliĂšre se lie sans cesse Ă  l’histoire gĂ©nĂ©rale de la France. La seconde Livraison, sous le titre de Manuscrit de mil huit cent quatorze , contient d es renseignements encore plus prĂ©cieux. Pour appeler la curiositĂ© sur cet ouvrage rĂ©digĂ© par le y 6 baron Fain, il suffit de dire que cet auteur l’a entrepris par ordre de NapolĂ©on, dont il Ă©tait secrĂ©taire intime. TroisiĂšme Livraison, en deux volumes MĂ©moires de Gohier, ancien ministre de la justice et prĂ©sident du Directoire exĂ©cutif Ă  l’époque du 18 brumaire, contenant l’histoire > non seulement des cinq derniers mois du gouvernement directorial et de la catastrophe qui a fait passer l’autoritĂ© entre les mains des consuls, mais encore des Ă©vĂ©nements cpii ont amenĂ© cette i rĂ©volution et de ses rĂ©sultats, ce qui embrasse le consulat et l’empire. Ces mĂ©moires seront d’autant plus piquants qu’ils serviront de contrĂŽle Ă  ceux de NapolĂ©on, par lesquels ils seront eux- mĂȘmes contrĂŽlĂ©s. L’on fera connaĂźtre lors de la publication de la troisiĂšme livraison les MĂ©moires dont se composera la livraison suivante. Chaque livraison se compose d’un ouvrage complet , et se vend sĂ©parĂ©ment. Prix de chaque volume in-8°. 7 fr. On souscrit Ă  Paris Chez BOSSANGE frĂšres, rue de Seine, n° 12, , . Bossange pĂšre , rue de Richelieu . n° 60 i lu chez *ĂŻ/r - ^ V „ '— £±At*/ ' / / k L^^ 2 _. 'IhJlÎ'J ' -v 4 -^fcc^ ÂŁ^.*C— X^L-y^- - ^ /0-u^yC^_^ tc ~^ÂŁS -~ »^i****- C^.'^ ^e^u^y*^ u \ C*— Û- ' M V F W4 1 - *4^,1 i.ÂŁt-e^a —, {pP ? ,'U- ĂŒ^/h- ^ Y - n - Y* s , 1 a-o^yO-t'i/ÂŁ^,CMjy^'— - /}/ ^yCX "" “^ / ^’' -*»~ty“-ĂżMs u .lU,L ÇHt V. * / * ' u^- MÉMOIRES DE NAPOLÉON. DIPLOMATIE. — GUERRE. 1800 ET l80I. PrĂ©liminaires de paix signĂ©s par le comte de Saint- Julien.— NĂ©gociations avec l’Angleterre, pour un armistice naval. — Commencement des nĂ©gociations de LunĂ©ville. — Affaires d’Italie 5 invasion de la Toscane. — Positions des armĂ©es. — OpĂ©rations de l’armĂ©e Gallo-Batave. Combat de Burg- Eberacb. — OpĂ©rations de l’armĂ©e du Rhin. Bataille de Hohenlinden. — Passage de l’fnn, de la Salza. Armistice du 25 dĂ©cembre 1800. — Observations. — ArmĂ©e des Grisons; passage du Splu- gen; marche sur Botzen. — ArmĂ©e d’Italie; passage du Mincio ; passage de l’Adige. — Suspension d’armes de TrĂ©vise, le 16 janvier 1801; Mantoue cĂ©dĂ©e le 26 janvier. — Corps d’observation du Midi. Armistice avec Naples, signĂ© Ă  Foligno, le 28 fĂ©vrier 1801. § I er - Le lieutenant gĂ©nĂ©ral comte de Saint-Julien arriva Ă  Paris, le 21 juillet 1800, porteur d’une MĂ©moires. — Gourgauri.—Tome IL r 1 / x. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. lettre de l’empereur l’Allemagne, au premier consul. Il s’annonça comme plĂ©nipotentiaire chargĂ© de nĂ©gocier , conclure et signer des prĂ©liminaires de paix. La lettre de l’empereur Ă©tait prĂ©cise; elle contenait des pouvoirs , car il y Ă©tait dit Vous ajouterez foi Ă  tout ce que vous dira de ma part le comte de Saint- Julien , et je ratifierai tout ce quil fera. Le premier consul chargea M. de Talleyrand de nĂ©gocier avec le plĂ©nipotentiaire autrichien , et en peu de jours les prĂ©liminaires furent arrĂȘtĂ©s et signĂ©s. Par ces prĂ©liminaires, il Ă©tait convenu que la paix serait Ă©tablie sur les conditions du traitĂ© de Campo-Formio, que l’Autriche recevrait, en Italie, les indemnitĂ©s que ce traitĂ© lui accordait en Allemagne ; que jusqu’à la signature de la paix dĂ©finitive, les armĂ©es des deux puissances resteraient , tant en Italie qu’en Allemagne, dans leur situation actuelle; que la levĂ©e en niasse des insurgĂ©s de la Toscane ne recevrait, auchn accroissement, et qu’aucune troupe Ă©trangĂšre ne serait dĂ©barquĂ©e dans ce pays. Le raug Ă©levĂ© du plĂ©nipotentiaire , la lettre de l’empereur dont il Ă©tait porteur, les instructions qu’il disait avoir, son ton d’assurance, tout portait Ă  regarder la paix comme signĂ©e ; mais en aoĂ»t,on reçut des nouvelles de Vienne DIPLOMATIE. - GUPKRJÏ. 3 le comte de Saint-Julien Ă©tait dĂ©savouĂ© et rappelĂ©; le baron de Thugut, ministre des affaires Ă©trangĂšres d’Autriche, faisait connaĂźtre que, par un traitĂ© conclu entre l’Angleterre et l’Autriche, cette derniĂšre s’était engagĂ©e Ă  ne traiter de la paix, que conjointement avec l’An-, gleterre, et qu’ainsi l’empereur ne pouvait ratifier les prĂ©liminaires du comte de Saint- Julien, mais que ce monarque desirait la paix; que l’Angleterre la desirait Ă©galement, comme le constatait la lettre de lord Minto , ministre anglais Ă  Vienne, au baron de Thugut. Ce lord disait que l’Angleterre Ă©tait prĂȘte Ă  envoyer un plĂ©nipotentiaire pour traiter, conjointement avec le ministre autrichien, de la paix dĂ©finitive entre ces deux puissances etlaFrance. Dans une telle circonstance, ce que la rĂ©publique avait de mieu& Ă  faire , c’était de recommencer les hostilitĂ©s. Cependant le premier consul ne voulut nĂ©gliger aucune des chances qui pouvaient rĂ©tablir la paix avec l’Autriche et l’Angleterre; et, pour parvenir Ă  ce but, il consentit, i° Ă  oublier l’affront que venait de faire Ă  la rĂ©publique le cabinet de Vienne, en dĂ©savouant les prĂ©liminaires qui avaient Ă©tĂ© signĂ©s par le comte de Saint-Julien ; a° Ă  admettre des plĂ©nipotentiaires anglais et autri- . chiens au congrĂšs ; 3° Ă  prolonger l’armistice 4 MÉATOUIES DP. NAPOLÉON. existant entre la France et l’Allemagne, pourvu que, de son cĂŽtĂ©, l’Angleterre consentĂźt Ă  un armistice naval, puisqu’il n’était pas juste que la France traitĂąt avec deux puissances alliĂ©es, Ă©tant en armistice avec l’une et en guerre avec l’autre. § U- Un courrier fut expĂ©diĂ© Ă  M. Otto, qui rĂ©sidait Ă  Londres comme commissaire français, chargĂ© de l’échange des prisonniers. Le 24 aoĂ»t, il adressa une note au lord Grenville, en lui faisant connaĂźtre que lord Minto ayant dĂ©clarĂ© l’intention oĂč Ă©tait le gouvernement anglais, de participer aux nĂ©gociations qui allaient s’ouvrir avec l’Autriche , pour le rĂ©tablissement de la paix dĂ©finitive entre l’Autriche et la France, le premier consul consentait Ă  admettre le ministre anglais aux nĂ©gociations; mais que l'Ɠuvre de la jjaix en devenait plus difficile; que les intĂ©rĂȘts Ă  traiter Ă©tant plus compliquĂ©s et plus nombreux, les nĂ©gociations en Ă©prouveraient nĂ©cessairement des longueurs ; et qu’il n’était pas conforme aux intĂ©rĂȘts de la rĂ©publique que l’armistice conclu Ă  Marengo, et celui conclu Ă  Bayarsdorf, continuassent plus long-temps, Ă  moins que, par compensation, on n’établĂźt aussi un armistice naval. DIPLOMATIE. - GIJERHE. 5 Les dĂ©pĂȘches de lord Minto n’étaient pas encore arrivĂ©es Ă  Londres, et lord Grenville, fort Ă©tonnĂ© de la note qu’il recevait, envoya le chef du transport-office, prier M. Otto de remettre les piĂšces qui y avaient donnĂ© lieu, ce qu il fit aussitĂŽt. Mais peu aprĂšs, le cabinet de Saint-James reçut son courrier de Vienne ; lord Grenville rĂ©pondit Ă  M. Otto, que l'idĂ©e d’un armistice applicable aux opĂ©rations navales , Ă©tait neuve dans l’histoire des nations. Du reste, il dĂ©clara qu’il Ă©tait prĂȘt Ă  envoyer un plĂ©nipotentiaire au lieu qui serait dĂ©signĂ© pour la tenue du congrĂšs; il fit connaĂźtre que ce plĂ©nipotentiaire serait son frĂšre Thomas Grenville, et demanda les passeports pour qu’il put se rendre en France. C’était Ă©luder la question ; et M. Otto, le 3o aoĂ»t, rĂ©clama une rĂ©ponse catĂ©gorique avant le 3 septembre, vu que, le 10 , les hostilitĂ©s devaient recommencer en Allemagne et en Italie. Lord Grenville , le 4 septembre, fit demander un projet par Ă©crit, attendu qu’il avait peine Ă  comprendre ce qu’on entendait par un armistice applicable aux opĂ©rations navales. M. Otto envoya le projet du gouvernement français rĂ©digĂ©. Les principales dispositions Ă©taient celles- ci i° les vaisseaux de guerre et de commerce 6 WlĂźMO 1K ÜS DE NAPOLÉON. des deux nations, jouiront d’une libre navigation, sans ĂȘtre soumis Ă  aucune espĂšce de visite; i° les escadres, qui bloquent les ports de Toulon, Brest, Rochefort et Cadix , rentreront dans leurs ports respectifs ; 3° les places de Malte, Alexandrie et Belle-Isleen mer, seront assimilĂ©es aux places d’Ulm , Philipsbourg et Jn- golstadt ; et, en consĂ©quence, tous les vaisseaux français et neutres pourront y entrer librement. Le 7 septembre, M. Grenville rĂ©pondit que S. M. Britannique admettait le principe d’un armistice applicable aux opĂ©rations navales, quoique cela fĂ»t contraire aux intĂ©rĂȘts de l’Angleterre ; que c’était un sacrifice que cette puissance voulait faire en faveur de la paix et de son alliĂ©e l’Autriche ; mais qu’aucun des articles du projet français n’était admissible ; et il proposa d’établir les nĂ©gociations sur un contre-projet qu’il envoya. Ce contre-projet portait i° les hostilitĂ©s cesseront sur mer; 2 ° on accordera aux places de Malte, Alexandrie et Belle-Isle, des vivres pour quatorze jours Ă  la fois, et d’aprĂšs le nombre d’hommes qu’elles ont pour garnison ; 3° le blocus de Brest et des autres ports français ou alliĂ©s sera levĂ©; mais aucun des vaisseaux de guerre, qui y sont, n’en pourra sortir pendant toute la GlJEltRE. 11 ATI E. 7 durĂ©e de l’armistice; et les escadres anglaises resteront Ă  la vue de ces ports. Le commissaire français rĂ©pondit le 16 septembre, que son gouvernement offrait le choix Ă  S. M. Britannique , que les nĂ©gociations s’ouvrissent Ă  LunĂ©ville , que les plĂ©nipotentiaires anglais et autrichiens fussent admis Ă  traiter ensemble , et que pendant ce temps-lĂ  la guerre eĂ»t lieu sur terre comme sur mer ; ou bien qu’il y eĂ»t armistice sur terre et sur mer ; ou enfin , qu’il y eĂ»t armistice avec l’Autriche, et qu’on ne traitĂąt Ă  LunĂ©ville qu’avec elle; qu’on traitĂąt Ă  Londres ou Ă  Paris avec l’Angleterre, et que l’on continuĂąt Ă  se battre sur mer. Il observait que l’armistice naval devait .offrir Ă  la France des compensations pour ce qu’elle perdait par la prolongation de l’armistice sur le continent, pendant lequel l’Autriche rĂ©organisait ses armĂ©es et son matĂ©riel, en mĂȘme temps que l’impression des victoires de Marengo et de Moeskirch s’effacait du moral de ses soldats ; que, pendant cette prolongation, le royaume de Naples, qui Ă©tait en proie Ă  toutes les dissensions et Ă  toutes les calamitĂ©s, se rĂ©organisait et levait une armĂ©e; qu’enfin c’était Ă  la faveur de l’armistice, que des levĂ©es d’homraes se faisaient en Toscane et dans la marche d’AncĂŽne. Le vainqueur n’avait accordĂ© au vaincu tous 8 MÉMOIRES UE NAPOLÉON. ces avantages, que sur sa promesse formelle de conclure sans dĂ©lai une paix sĂ©parĂ©e. Ceux que la France pouvait trouver dans le principe d’un armistice naval, ne pouvaient consister dans l’approvisionnement des ports de la rĂ©publique, qui certes ne manquait pas de moyens intĂ©rieurs de circulation, mais bien dans le rĂ©tablissement de ses communications avec l’Égypte, Malte et l’Ile-de-France. M. Grenville fit demander, le 20 septembre, de nouvelles explications; et M. Otto lui fit savoir le lendemain , que le premier consul consentait Ă  modifier son premier projet; que les escadres françaises ou alliĂ©es ne pourraient changer de positions pendant la durĂ©e de l’armistice ; qu’il 11e serait autorisĂ©, avec Malte , que les communications nĂ©cessaires pour fournir Ă  la fois pour quinze jours de vivres, Ă  raison de dix mille rations par jour ; qu’A- lexandrie n’étant pas bloquĂ©e par terre et ayant des vivres en assez grande abondance pour pouvoir en envoyer mĂȘme Ă  l’Angleterre, la France aurait la facultĂ© d’expĂ©dier six frĂ©gates qui, partant de Toulon, se rendraient Ă  Alexandrie , et en reviendraient sans ĂȘtre visitĂ©es , et ayant Ă  bord un officier anglais parlementaire. C’étaient lĂ  les deux seuls avantages que la DIPLOMATIE. I- GUERRE. 9 rĂ©publique pĂ»t retirer d’une suspension d’armes maritime. Ces six frĂ©gates armĂ©es en flĂ»te auraient pu porter 3,600 hommes de renfort; on n’y eĂ»t mis que le nombre de matelots strictement nĂ©cessaire pour leur navigation , et elles auraient mĂȘme pu porter quelques milliers de lusils et une bonne quantitĂ© de munitions de guerreet d’objets nĂ©cessaires Ă  l’armĂ©e d’Égypte. La nĂ©gociation ainsi engagĂ©e, lord Grenville crut devoir autoriser M. Ammon, sous-secrĂ©taire d’état, Ă  confĂ©rer avec M. Otto , afin de voir s’il n’y aurait pas quelque moyen de conciliation. M. Ammon vit M. Otto, et lui proposa l’évacuation de l’Égypte par l’armĂ©e française, comme une consĂ©quence du traitĂ© d’El-Arisch , conclu le 24 janvier, et rompu le 18 mars, au reçu de la dĂ©cision du gouvernement britannique , qui s’était refusĂ© Ă  reconnaĂźtre cette convention. Une telle proposition ne demandait aucune rĂ©ponse; M. Ammon n’insista pas. Les deux commissaires, aprĂšs quelques jours de discussion, se mirent d’accord sur toutes les difficultĂ©s , exceptĂ© sur l’envoi des six frĂ©gates françaises Ă  Alexandrie. Le 2S septembre , M. Otto dĂ©clara que cet envoi de six frĂ©gates Ă©tait le Sine quĂą non ; et le 9 octobre, M. Ammon lui Ă©crivit pour lui annoncer la rupture des nĂ©gociations. uÉnronuis de kapolkon. io § ni. Dans les pourparlers qui avaient eu lieu, on n’avait pas tardĂ© Ă  s’appercevoir que le eabinet anglais ne voulait que gagner du temps, et que jamais il ne consentirait Ă  faire,' Ă  la rĂ©publique française, aucun sacrifice, ou Ă  lui accorder aucun avantage qui pĂ»t l’indemniser des pertes que lui faisait Ă©prouver la prolongation de l’armistice avec l’empereur d’Allemagne. Les gĂ©nĂ©raux en chef des armĂ©es du Rhin et d’Italie avaient donc reçu l’ordre de dĂ©noncer l’armistice le I er septembre, et de reprendre sur le champ les hostilitĂ©s. Brune avait remplacĂ© , au commandement de l’armĂ©e d’Italie , MassĂ©na, qui ne pouvait s’entendre avec le gouvernement de la rĂ©publique cisalpine. Le gĂ©nĂ©ral Moreau, qui commandait l’armĂ©e du Rhin,- avait son quartier-gĂ©nĂ©ral Ă  Nimphenbourg, maison de plaisance de l’électeur de BaviĂšre, auprĂšs de Munich. Le 19 septembre , il commença les hostilitĂ©s. Cependant le comte de Lerbach, arrivĂ© sur l’Inn , sollicitait vivement la continuation de l’armistice ; il promettait que son maĂźtre allait sincĂšrement entamer des nĂ©gociations pour la paix; et, comme garantie DIPLOMATIE. - GÜKK1U'. I I de la sincĂ©ritĂ© de ses dispositions , ii consentait Ă  remettre les trois places d’Ulm , Philipsbourg et Ingolstadt. En consĂ©quence, de ces propositions, une convention signĂ©e Ă  Hohenlinden, le 20 septembre, prolongea l’armistice de quarante-cinq jours. La mauvaise foi de la cour de Vienne Ă©tait Ă©vidente ; elle ne voulait que gagner la saison pluvieuse , afin d’avoir ensuite tout l’hiver pour rĂ©tablir ses armĂ©es. Mais la possession par l’armĂ©e française, de ces trois places, Ă©tait regardĂ©e comme de la plus haute importance ; elles assuraient cette armĂ©e en Allemagne , en lui donnant des points d’appui. D’ailleurs, si l’Autriche employait le temps de l’armistice Ă  recruter et Ă  rĂ©tablir ses armĂ©es, la France de son cĂŽtĂ© mettrait tout en Ɠûvre pour lever de nouvelles armĂ©es ; et les nombreuses populations de la Hollande, de la France et de l’Italie, permettraient de faire des efforts plus considĂ©rables que ceux que pouvait faire la maison d’Autriche. Pendant ces quarante-cinq jours de trĂȘve, l’armĂ©e d’Italie gagnerait la soumission de Rome, de Naples et de la Toscane, qui, n’étant pas comprises dans l’armistice , se trouvaient abandonnĂ©es Ă  leurs propres for ces. La soumission deces pays, qui pouvaient lu MÉMOIRES DE NAPOLÉOTf. inquiĂ©ter les derriĂšres et les flancs de l’armĂ©e, Ă©tait Ă©galement utile. Le ministre Thugut, qui dirigeait le cabinet de Vienne, Ă©tait sous l’influence anglaise. On lui reprochait des fautes politiques et des fautes militaires, qui avaient compromis et compromettaient encore l’existence de la monarchie. Sa politique avait mis obstacle au retour du pape, du grand duc de Toscane, et du roi de Sardaigne, dans leurs Ă©tats; ce qui avait achevĂ© d’indisposer le czar. Ce ministre avait conclu avec le cabinet de Saint-James un traitĂ© de subsides, au moment oĂč il Ă©tait facile de prĂ©voir que la maison d’Autriche serait contrainte Ă  faire une paix sĂ©parĂ©e. On attribuait Ă  ses plans les dĂ©sastres de la campagne ; on le blĂąmait d’avoir fait de l’armĂ©e d’Italie l’armĂ©e principale; c’était sur le Rhin , disait-on, qu’il eĂ»t dĂ» rĂ©unir les grandes forces de la avait cherchĂ©, en cela, Ă  complaire Ă  l’Angleterre, qui voulait incendier Toulon, et par lĂ  faire tomber l’expĂ©dition d’Égypte; enfin, il venait de compromettre la majestĂ© de son souverain, en le faisant aller Ă  ses armĂ©es sur l’Inn, pour y donner lui- mĂȘme l ordre dĂ©shonorant de livrer les trois boulevards de l’Allemagne. Thugut fut renvoyĂ© du ministĂšre. Le comte de Cobentzell, le nĂ©- DIPLOMATIE. - GUERRE. l3 gociateur de Campo-Formio, fut Ă©levĂ© Ă  la dignitĂ© de vice-chancelier d’état, qui, Ă  Vienne, Ă©quivaut Ă  celle de premier ministre. Tout ce qui pouvait faire espĂ©rer le rĂ©tablissement de la paix, Ă©tait fort populaire Ă  Vienne, et sanctionnĂ© par l’opinion publique. Le comte de Cobentzell s’annoncait comme l’homme de la paix, le partisan de la France; il se prĂ©valait hautement de son titre de nĂ©gociateur de Campo-Formio , et de la confiance dont l’honorait le premier consul ; c’est Ă  cette mĂȘme confiance qu’il devait le poste important qu’il occupait. L’état de 1756 allait renaĂźtre; ce temps de gloire oĂč Marie-ThĂ©rĂšse traĂźna la France aprĂšs son char, est une des Ă©poques les plus brillantes de la monarchie autrichienne. Le comte de Cobentzell informa le cabinet des Tuileries que le comte de Lerbach allait se rendre Ă  LunĂ©ville. Peu aprĂšs, il fit connaĂźtre qu’il ne voulait s’en rapporter Ă  personne pour une mission aussi importante, et partit de Vienne avec une nombreuse lĂ©gation. Mais il voyagea lentement; arrivĂ© Ă  LunĂ©ville, il saisit le prĂ©texte que le plĂ©nipotentiaire français n’y Ă©tait pas encore , pour venir Ă  Paris payer ses respects au premier magistrat de la rĂ©publiqĂ»e. Tout lui Ă©tait bon pour gagner du temps. Il fut prĂ©sentĂ© aux Tuileries, et traitĂ© de la maniĂšre I 4 MK MOIRES DE NAPOLÉON. laplnsdistinguĂ©e. Mais interpellĂ© le lendemain, par le ministre des affaires Ă©trangĂšres, de montrer ses pouvoirs, il balbutia. Il fut dĂšs lors Ă©vident qu’il avait voulu amuser le cabinet français, et que sa cour, malgrĂ© le changement de ministĂšre, persistait dans le mĂȘme systĂšme. Le premier consul avait nommĂ© Joseph Bonaparte plĂ©nipotentiaire au congrĂšs de LunĂ©ville, le comte de LaforĂȘt son secrĂ©taire de lĂ©gation, et le gĂ©nĂ©ral Clarke, commandant de LunĂ©ville et du dĂ©partement de la Meurthe. Il exigea que les nĂ©gociations s’ouvrissent sans dĂ©lai. Les plĂ©nipotentiaires se rendirent Ă  LunĂ©ville; et le 6 novembre, les pouvoirs furent Ă©changĂ©s. Ceux du comte de Cobentzell Ă©taient simples, ils furent admis. Mais Ă  l’ouverture du protocole, ce ministre dĂ©clara qu’il ne pouvait traiter sans le concours d’un ministre anglais. Or, un ministre anglais ne pouvait ĂȘtre reçu au congrĂšs, qu’autant qu’il adhĂ©rerait au principe de l’application de l’armistice aux opĂ©rations navales. Quelques courriers furent Ă©changĂ©s entre Paris et Vienne; et aussitĂŽt que la mauvaise foi du cabinet autrichien fut bien reconnue, les gĂ©nĂ©raux en chef des armĂ©es de la rĂ©publique reçurent l’ordre de dĂ©noncer l’armistice et de commencer aussitĂŽt les hostilitĂ©s ce qui eut lieu le P7 novembre Ă  l’armĂ©e d’Italie, et le 27 diplomatie. GUliRHJÎ. Ă  celle du Rhin. Cependant les nĂ©gociateurs continuĂšrent Ă  se voin, signĂšrent tous les jours un protocole, et se donnĂšrent rĂ©ciproquement des fĂȘtes. § TV. L’évĂȘque d’Imola, cardinal Chiaramonti, avait Ă©tĂ© placĂ© par le sacrĂ© collĂšge sur le siĂšge de Saint-Pierre, Ă  Venise, le 18 mars 1800. Mais la maison d’Autriche, qui Ă©tait alors maĂźtresse de toute l’Italie, avait suivi, Ă  l’égard du pape, la mĂȘme politique qu’envers le roi de PiĂ©mont; elle, s’était constamment refusĂ©e Ă  le remettre en possession de la ville de Rome , satisfaite de le tenir Ă  Venise, sous son influence immĂ©diate. Ce ne fut qu’aprĂšs Marengo, que le baron de Tlmgut, voyant qu’il perdait son influence en Italie, se hĂąta de diriger le pape sur Rome; mais AncĂŽne, laRomague, Ă©taient restĂ©s au pouvoir de l’Autriche, qui y avait un corps de troupes. L’armĂ©e de vingt mille Anglais, formĂ©e dans l’üle de Mahon pour seconder les opĂ©rations de MĂȘlas en 1800, Ă©tait enfin rĂ©unie dans cette Ăźle; mais les victoires des Français avaient dĂ©jouĂ© ce plan. La convention de Marengo , par laquelle GĂȘnes fut remise aux^Français, laissait dans une inaction absolue cette armĂ©e anglaise. Le traitĂ© qui I 6 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. unissait l’Angleterre et l’Autriche, et par lequel ces deux puissances Ă©taient convenues de ne faire la paix avec la France que conjointement, maintenait leur Ă©tat d’alliance. L’Autriche demanda donc le secours de l’armĂ©e de Mahon pour son armĂ©e d’Italie ; et il fut convenu qu’elle dĂ©barquerait en Toscane, et occuperait Livourne, ce qui obligerait les Français Ă  une diversion considĂ©rable. Dans la convention de Marengo , il n’avait pas Ă©tĂ© question de la Toscane, mais il avait Ă©tĂ© stipulĂ© que les Autrichiens conserveraient Fer- rare et sa citadelle. L’autoritĂ© du grand-duc avait Ă©tĂ© rĂ©tablie dans ce pays, et le gĂ©nĂ©ral autrichien Sommariva y commandait une division autrichienne et toutes les troupes toscanes. Les deux mois d’aoĂ»t et de septembre, en entier, furent employĂ©s Ă  former l’armĂ©e toscane, ainsi que celle du pape. Des officiers autrichiens commandaient les diffĂ©rents bataillons , les Anglais accordaient des subsides ; et une partie des Ă©migrĂ©s, qui Ă©taient dans le corps anglais destinĂ© Ă  agir contre la Provence, et Ă  la tĂȘte desquels Ă©tait Willot, furent placĂ©s dans l’armĂ©e toscane. L’état d’armistice, oĂč se trouvaient les armĂ©es françaises et autrichiennes , pendant le courant de juillet, aoĂ»t et septembre, ne permit pas aux Anglais d’opĂ©rer leur dĂ©barquement en Toscane, puisque cela DIPLOMATIE. - GUERRE. n serait devenu une cause certaine de rupture, et qu’on aurait alors cessĂ© d’espĂ©rer la paix. D’ailleurs, l’empereur avait grandpntĂ©rĂȘtĂ  prolonger le plus possible la durĂ©e de l’armistice, pendant lequel ses armĂ©es se rĂ©organisaient, et perdaient le souvenir de leurs dĂ©faites en Italie et en Allemagne. Le 7 septembre, Brune annonça la reprise des hostilitĂ©s, et le il, il porta son quartier- gĂ©nĂ©ral Ă  CrĂ©mone mais la suspension d’armes de Hohenlinden , du 20 septembre , s’étant Ă©tendue en Italie, le gĂ©nĂ©ral Brune signa de son cĂŽtĂ©, le 29, l’armistice de Castiglione. Cependant la concentration de toute l’armĂ©e d’Italie, sur la rive gauche du PĂŽ, avait nĂ©cessitĂ© le rappel sur Bologne de la division du gĂ©nĂ©ral Pino, qui occupait la ligne du Rubicon. Dans cet Ă©tat de choses, les troupes du pape, celles de Toscane, et les insurgĂ©s du Ferrarais, se rĂ©pandirent dans la Romagne, et Ă©tablirent la communication entre Ferrare et la Toscane. Le gĂ©nĂ©ral Dupont, instruit de cette invasion, repassa le PĂŽ; les insurgĂ©s furent attaquĂ©s en Romagne, battus dans diverses directions par les gĂ©nĂ©raux Pino et Ferrand, et poursuivis jusque auprĂšs de Ferrare, d'Arrezzo et des Ă©bouchĂ©s des Apennins. Les gardes nalionalesde Ravenne et des autres villes principales secondĂšrent les MĂ©moires, — Gourgaud .— Tome II. 2 l8 MÉMOIRES DF, N/VPOLÉON- mouvements des troupes françaises et. cisalpines. Cependant les insurgĂ©s se maintenaient toujours en Toscane. Cet Ă©tat de choses dura jusqu’en octobre, oĂč, persuadĂ© que la cour de Vienne ne voulait pas sincĂšrement la paix , et voyant qu’il n’y avait plus rien Ă  espĂ©rer pour une suspension d’armes navale , Brune somma legĂ©nĂ©ral Sommariva dĂ©faire dĂ©sarmer la levĂ©e en masse de Toscane. Sur son refus, le io octobre, le gĂ©nĂ©ral Dupont entra dans ce pays; le 1 5 , il occupa Florence, et le 16 , le gĂ©nĂ©ral ClĂ©ment entra Ă  Livourne. Le gĂ©nĂ©ral Monnier ne put rĂ©ussir, le i8,Ă  s’emparer d’Arrezzo , foyer de l’insurrection; mais le lendemain, aprĂšs une vive rĂ©sistance, cette ville fut enlevĂ©e d’assaut, et presque tous les insurgĂ©s qui la dĂ©fendaient, furent passĂ©s au fil de l’épĂ©e. Le gĂ©nĂ©ral Sommariva et les troupes autrichiennes se retirĂšrent sur AncĂŽne. La levĂ©e en masse fut dĂ©sarmĂ©e et dissoute, la Toscane entiĂšrement conquise et soumise, et les marchandises anglaises confisquĂ©es partout oĂč l’on en trouva. Dans cette expĂ©dition, de grandes dilapidations furent commises et donnĂšrent lieu Ă  de vives rĂ©clamations. Les otages toscans, qui Ă©taient depuis un an en France , furent renvoyĂ©s dans leur patrie. DIPLOMATIE. - GUERRE. '9 Ils avaient Ă©tĂ© trĂšs-bien traitĂ©s, et ne portĂšrent en Toscane que des sentiments favorables aux Français. Cependant la cour de Naples continuait Ă  rĂ©organiser son armĂ©e; et, dans le mois de novembre , elle put envoyer, sous les ordres de M. Roger de Damas, une division de 8 Ă  io mille hommes, pour couvrir Rome, conjointement avec le corps autrichien du gĂ©nĂ©ral Sommariva. La plus grande anarchie rĂ©gnait dans les Ă©tats du pape; ils Ă©taient livrĂ©s Ă  tonte esjiĂšce de dĂ©sordre. § v. Depuis cinq mois que la suspension d’armes existait, l’Autriche avait reçu de l’Angleterre soixante millions qu’elle avait bien employĂ©s. Elle comptait en ligne 280 mille hommes prĂ©sents sous les armes , y compris les contingents de l’empire , du roi de Naples et de l’armĂ©e anglaise, savoir 3 o mille hommes en Allemagne, sous les ordres de l’archiduc Jean ; 1 insurrection mayençaise , le corps d’Albini et la division Simbschen, 20,000 hommes sur le Mein; Les corps sur le Danube et l’Inn 80,000 hommes; celui du prince de Reutz, dans le Tyrol, 20,000 hommes. 120,000 hommes Ă©taient en Italie, sous les ordres du feld -marĂ©chal Bellegarde ; 1 20 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. savoir le corps de Davidowich , dans le Tyrol italien, 20,000; le corps cantonnĂ© derriĂšre le Mincio, 70,000; dans AncĂŽne et la Toscane, 10,000; les troupes napolitaines, l’insurrection toscane, etc., 20,000. Une armĂ©e anglaise de 3o,ooo hommes , sous les ordres des gĂ©nĂ©raux Abercombry et Pulteney, Ă©tait dans la MĂ©diterranĂ©e , embarquĂ©e surdes transportset prĂȘte Ă  se porter partout. La France avait en ligne 175,000 hommes en Allemagne; savoir l’armĂ©e gallo-batave, commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Augereau, 20,000 h.; la grande armĂ©e d’Allemagne, commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Moreau, 140,000 hommes; l’armĂ©e des Grisons, commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Macdonald, 15,ooo. En Italie, elle avait 90,000 hommes sous le gĂ©nĂ©ral Brune , et le corps d’observation du midi, sous le gĂ©nĂ©ral Murat, 10,000. L’effectif des armĂ©es de la rĂ©publique s’élevait Ă  5oo,ooo hommes, mais 40,000 se trouvaient en Orient, Ă  Malte et aux Colonies; 45,000 Ă©taient gendarmes, vĂ©tĂ©rans ou gardes-cĂŽtes; et l’on comptait 140,000 hommes en Hollande, sur les cĂŽtes, dans les garnisons de l’intĂ©rieur, aux dĂ©pĂŽts ou aux hĂŽpitaux. La cour devienne fut consternĂ©e,lorsqu’elle apprit que les gĂ©nĂ©raux français avaient dĂ©noncĂ© les hostilitĂ©s. Elle se flattait qu’ils ne DIPLOMATIE. - GUERRE. 21 voudraient pas entreprendre une eainpagne d’hiver dans un climat aussi Ăąpre que celui de la haute Autriche. Le conseil aulique dĂ©cida que l’armĂ©e d’Italie resterait sur la dĂ©fensive, derriĂšre le Miacio, la gauche appuyĂ©e Ă  Manque, la droite Ă  Peschiera; que l’armĂ©e d’Allemagne prendrait l’offensive et chasserait les français au-delĂ  du Lech. Le premier consul Ă©tait rĂ©solu de marcher surYienne, malgrĂ© la rigueur de la saison. Il voulait profiter des brouilleries qui s’étaient Ă©levĂ©es entre la Russie et l’Angleterre; le caractĂšre inconstant de l’empereur Paul, lui faisait craindre un changement pour la campagne prochaine. L’armĂ©e du Rhin , sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Moreau , Ă©tait destinĂ©e Ă  passer l’inn et Ă  marcher sur Vienne par la vallĂ©e du Danube. L’armĂ©e gallo-batave, commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Augereau, devait agir sur le Mein et la Reduitz, tant pour combattre les insurgĂ©s de Westphalie conduits par le baron d’Albini, que pour servir de rĂ©serve dans tous les cas imprĂ©vus , donner de l’inquiĂ©tude Ă  l’Autriche sur la bohĂšme , dans le temps que l’armĂ©e du Rhin passerait l’Inn, et assurer les derriĂšres de la gauche de cette derniĂšre armĂ©e. Elle Ă©tait composĂ©e de toutes les troupes qu’on avait pu MKMOJlUiS 1K NADOLKOH. ‱ 11 . tirer de la Hollande, que la saison mettait Ă  l’abri de toute invasion. C’était pour n’avoir pas ajoutĂ© foi Ă  la force de l’armĂ©e de rĂ©serve que la maison d’Autriche avait perdu l’Italie Ă  Marengo.»Une nouvelle armĂ©e ayant des etats-majors pour six divisions, quoique seulement de i5,ooo hommes, fut rĂ©unie en juillet Ă  Dijon, sous le nom d’armĂ©e de rĂ©serve. Le gĂ©nĂ©ral Brune en eut le commandement. Plus tard , il passa au commandement de l’armĂ©e d’Italie , et fut remplacĂ© par le gĂ©nĂ©ral Macdonald , qui, sur la fin d’aoĂ»t, se mit en marche, traversa la Suisse et se porta, avec l’armĂ©e de rĂ©serve, dans les Grisons, occupant le Voralberg par sa droite , etl’Engadine par sa gauche. Tous les regards de l’Europe furent dirigĂ©s sur cette armĂ©e; on la crut destinĂ©e Ă  porter quelque coup de jarnac comme la premiĂšre armĂ©e de reserve. On la supposa forte de 5o,ooo hommes , elle tint en Ă©chec deux corps d’armĂ©e autrichiens de 4o,ooo hommes. L’armĂ©e d’Italie, sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Brune, qui, ainsi qu’on l’a vu , avait remplacĂ© dans le commandement le gĂ©nĂ©ral MassĂ©na, devait passer le Mincio et l’Adige, et se porter sur les Alpes noriques. Le corps d’armĂ©e coin- DIPLOMATIE. GimiKJÏ. mandĂ© par le gĂ©nĂ©ral Murat, qui avait d’abord portĂ© le nom de corps de grenadiers et Ă©claireurs , ensuite de troupes du camp d’Amiens, de grande-armĂ©e de rĂ©serve, prit enfin celui de corps d’observation du midi. Il Ă©tait destinĂ© a servir de rĂ©serve Ă  l’armĂ©e d’Italie et Ă  flanquer sa droite. Deux grandes armĂ©es et deux petites allaient ainsi se diriger sur Vienne, formant un ensemble de 25 o mille combattants prĂ©sents sous les armes; et u ne cinquiĂšme Ă©tait en rĂ©serve, en Italie, pour s’opposer aux insurgĂ©s et aux Napolitains. Les troupes françaises Ă©taient bien habillĂ©es , bien armĂ©es, munies d’une nombreuse artillerie et dans la plus grande abondance; jamais la rĂ©publique n’avait eu un Ă©tat militaire aussi rĂ©ellement redoutable. H avait Ă©tĂ© plus nombreux en 179$; mais alors la plupart des troupes Ă©taient des recrues mal habillĂ©es, non aguerries; et une partie Ă©tait employĂ©e dans la VendĂ©e et dans l’intĂ©rieur. § Vi. L’armĂ©e gallo-batave Ă©tait sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Augereau,qui avait le gĂ©nĂ©ral AndrĂ©ossy pour chef d’état-major. Le gĂ©nĂ©ralTreillard commandait la cavalerie; le gĂ©nĂ©ral Macors l’artil- 24 mjĂźaioiiuss or jvapolĂ©ojn. Jerie. Cette armĂ©e Ă©tait forte de deux divisions françaises, Barbou et Duhesme, et de la division hollandaise Dumonceau; en tout, 20,000 hommes. A la fin de novembre, le quartier-gĂ©nĂ©ral Ă©tait Ă  Francfort. L’armĂ©e mayençaise,commandĂ©e par le baron d’Albini, Ă©tait composĂ©e, i° d’une division de 10,000 insurgĂ©s des Ă©tats de l’électeur de Mayence et de l’évĂȘchĂ© de Wurtzbourg, troupes qui augmentaient ou diminuaient selon les circonstances et l’esprit public de ces contrĂ©es ; 2 0 d’une division autrichienne de 10,000 hommes sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Simbschen. L’armĂ©e gallo-batave avait donc 20,000 hommes, mais 20,000 h. de mauvaises troupes devant elle. Son gĂ©nĂ©ral dĂ©nonça, le 2 novembre , les hostilitĂ©s pour le 24. Le baron» Albini, qui Ă©tait» A sella ffem bourg, voulut essayer, avant de se retirer, de surprendre le corps qui lui Ă©tait opposĂ©. Il passa le pont Ă  deux heures du matin, mais aprĂšs un moment de succĂšs il fut repoussĂ©. Le quartier-gĂ©nĂ©ral français arriva Ă  Aschalfembourg, le 25 . Albini se retira sur Fulde, Simbschen sur Scliweinfurth; la division Dumonceau entra dans Wurtzbourg, Je 28, et cerna la garnison qui se renferma dans la citadelle. L’armĂ©e de Simbschen, rĂ©duite Ă  1' 3 ,ooo hommes, prit une belle position Ă  MPL0MAT1K. - GliKIUUĂź. 2 3 Rurg-Eberach pour couvrir Bamberg. Le 3 dĂ©cembre, Augereau se porta Ă  sa rencontre. Le gĂ©nĂ©ral Duhesme attaqua avec cette intrĂ©piditĂ© dont il a donnĂ© tant de preuves ; et aprĂšs une assez vive rĂ©sistance, l’ennemi opĂ©ra sa retraite sur Forcheim. Le baron Albini resta sur la rive droite du Mein , entre Schweinfurth et Bamberg, afin d’agir en partisan. Le lendemain, l’armĂ©e gallo-batave prit possession de Bamberg, passa la Rednitz, et poussa des partis sur IngoIsfadt,pour se mettreen communication avec les flanqueurs de la grande armĂ©e. Ce mĂȘme jour, 3 dĂ©cembre, l’armĂ©e du Rhin Ă©tait victorieuse Ă  Hohenlinden. Le gĂ©nĂ©ral Klenaw, avec une division de 10,000 hommes, qui n’avait pas donnĂ© Ă  la bataille, fut envoyĂ© sur le Danube pour couvrir la BohĂȘme; il se joignit, Ă  Bamberg’, au corps de Simbschen,et avec 20,000 hommes, il marcha contre l’armĂ©e française pour la rejeter derriĂšre la Rednitz. Il attaqua la division Barbou dans le temps que Simbschen attaquait celle de Duhesme; le combat fut vif. Toute la journĂ©e du 18 dĂ©cembre, les troupes françaises suppléÚrent au nombre par leur intrĂ©piditĂ© , et rendirent vaines toutes les tentatives de l’ennemi; elles se maintinrent, sur la rive droite de la Rednitz, en possession de Nuremberg. Mais le 2 1, Kdenau ayant continuĂ© son MÉAIOilUiS DU NAPOLÉON. 23 mouvement, le gĂ©nĂ©ral Augereau repassa sans combat la Rednitz. Sur ces entrefaites, le corps de Rlenau ayant Ă©tĂ© rappelĂ© en BohĂšme , l’armĂ©e gallo-batave rentra dans Nuremberg, et reprit ses anciennes positions, oĂč elle reçut la nouvelle de l’armistice de Steyer. Ainsi, avec 20,000 hommes, dont 8,000 Hollandais, le gĂ©nĂ©ral Augereau occupa tout le pays entre le Rhin et la BohĂȘme, et dĂ©sarma l’insurrection mayenoaise. Il contint, indĂ©pendamment du corps du gĂ©nĂ©ral Simbschen , la division Rlenau; ce qui affaiblit de 3o,ooo hommes l’armĂ©e de l’archiduc Jean, qui l’était aussi sur sa gauche de 20,000 hommes dĂ©tachĂ©s dans le Tyrol, sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Hiller, pour s’opposer Ă  l’armĂ©e des Grisons. '»? furent donc 5o,ooo - hommes de moins que la grande-armĂ©e française eut Ă  combattre; au lieu de i3o,ooo hommes , l’archiduc Jean 11’eu opposa Ă  Moreau que 80,000. § vu. La grande-armĂ©e du Rhin Ă©tait divisĂ©e en O quatre corps, chacun de trois divisions d’infanterie et d’une brigade de cavalerie ; la grosse cavalerie formait une rĂ©serve. Le gĂ©nĂ©ral Le- courbe commandait la droite composĂ©e desdivi- mPLOMATlIÎ. - CUIilUlli. *7 sions Moutrichard , Gudin, Molitoi ; le gĂ©nĂ©rai eu chef commandait en personne la rĂ©serve, formĂ©e des divisions Grandjean depuis Grouchy, Decaen, Richepanse; le gĂ©nĂ©ral Grenier commandait le centre, formĂ© des divisions Ney , Legrand, Hardy depuis Bastonl, depuis Bon- uet ; le gĂ©nĂ©ral Sainte - Suzanne commandait la gauche, formĂ©e des divisions Souham , Co- laud, Laborde; le gĂ©nĂ©ral d’Hautpoult commandait toute la cavalerie, le gĂ©nĂ©ral EblĂ© l’artillerie. L'effectif Ă©tait de i 5 o,ooo hommes, y compris les garnisons et les hommes aux hĂŽpitaux. t/io,ooo Ă©taient disponibles et prĂ©sents sous les armes. L’armĂ©e française Ă©tait donc d’un tiers plus nombreuse que l’armĂ©e ennemie ; elle Ă©tait en outre fort supĂ©rieure par le moral et la qualitĂ© des troupes. Les hostilitĂ©s commencĂšrent le 28 novembre; l’armĂ©e marcha sur l’Inn. Le gĂ©nĂ©ral Le- courbe laissa la division Molitor aux dĂ©bouchĂ©s du Tyrol, et se porta sur Rosenheim avec deux divisions. Les trois divisions de la rĂ©serve se dirigĂšrent par Ebersberg, savoir, le gĂ©nĂ©ral Decaen sur Roth, le gĂ©nĂ©ral RichepansesurWasserbourg, le gĂ©nĂ©ral Grandjean en rĂ©serve sur la chaussĂ©e de Mfdddorf. Les trois divisions du centre marchĂšrent, celle de Ney en rasant la chaussĂ©e de Aliihldorf, celle de Hardy eu rĂ©serve, et celle MÉMOIKKS Dli NAPOLÉON. acS fie Legrand par de l’Issen. Le colonel Durosnel , avec un corps de flanqueurs fort de deux bataillons d’infanterie et de quelques escadrons, prit position Ă  Wils-Bibourg, en avant de Landshut; les trois divisions de la gauche, sous le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Sainte-Suzanne, se concentrĂšrent entre l’AltmĂŒhl et le Danube. Moreau s’avançait ainsi sur l’Inn avec huit divisions en six colonnes , et laissant ses quatre autres divisions, pour observer ses flancs, le Tyrol et le Danube. Le 28 novembre, tous les avant - postes de l’ennemi furent reployĂ©s ; Lecourbe entra Ă  Bosenheim; Richepanse rejeta sur la rive droite de l’inn ou dans Wasserbourg tout ce qu’il rencontra ; mais il Ă©choua dans sa tentative pour enlever cette tĂȘte de pont. La division Legrand dĂ©posta , de Dorfen au dĂ©bouchĂ© de l’Issen, une avant-garde de l’archiduc. Le lieutenant- gĂ©nĂ©ral Grenier prit position sur les hauteurs d’Ampfingen, Ney Ă  la droite, Hardy au centre, Legrand Ă  la gauche un peu en arriĂšre ; le camp avait trois mille toises. Ces huit divisions de l’armĂ©e française garnissaient, sur la rive gauche de l’inn, une Ă©tendue de quinze lieues, depuis Rosenheiin jusqwe auprĂšs de MĂŒhldorf. Ampfingen est Ă  quinze lieues de Munich, dont l’inn s’approche Ă  dix lieues. La gauche DIPLOMATIE. - GUERRE. 2 Ăźle l’armĂ©e française se trouvait donc prĂȘter le flanc au fleuve, pendant l’espace de cinq lieues. 11 Ă©tait bien dĂ©licat et fort dangereux d’en aborder ainsi le passage. L’archiduc Jean avait portĂ© son quartier-gĂ©nĂ©ral Ă  Oetting il avait chargĂ© le corps de CondĂ©, renforcĂ© de quelques bataillons autrichiens, de dĂ©fendre la rive droite depuis Ro- senheim jusqu’à Kuffstein, et de maintenir ses communications avec le gĂ©nĂ©ral Hiller, qui Ă©tait dans le Tyrol avec un corpsde 20,000 h. Il avait placĂ© le gĂ©nĂ©ral Klenau avec 10,000 hommes Ă  Ratisbonne, afin de soutenir l’armĂ©e mayen- çaise, insuffisante pour s’opposer Ă  la marche d’Augereau. Son projet Ă©tait, avec le reste de son armĂ©e 80,000 hommes de dĂ©boucher par Wasserbourg , Craybourg, MĂŒhldorf ,Oeltinget Braunau, qui avaient de bonnes tĂštes de pont, de prendre l’offensive et d’attaquer l’armĂ©e française. 11 passa l’Inn , fit un quart de conversion Ă  droite sur la tĂȘte de pont de MĂŒhldorf, et se plaça en bataille, la gauche Ă  MĂŒhldorf, la droite Ă  Landshut sur l’Iser. Le gĂ©nĂ©ral Rien- mayer, avec ses flanqueurs de droite, attaqua le colonel Durosnel, qui se retira derriĂšre l’Tser. Le quartier-gĂ©nĂ©ral autrichien lut successivement portĂ© Ă  Eggenfelden et Ă  Neumarkt sur la Roth, Ă  mi-chemin de MĂŒhldorf Ă  Landshut. 3o MÉMOIRES DE NAPOLÉON. L’armĂ©e MÉMOIKES DE N ordonnĂ©es dans le Tyrol seront immĂ©diatement licenciĂ©es , et les habitants renvoyĂ©s dans leurs foyers. L’ordre et l’exĂ©cution de ce licenciement ne pourront ĂȘtre retardĂ©s sous aucun prĂ©texte. — Art. i3. Le gĂ©nĂ©ral en chef de l’armĂ©e du Rhin voulant, de son cĂŽtĂ©, donner Ă  son altesse l’archiduc Charles une preuve non Ă©quivoque des motifs qui l’ont dĂ©terminĂ© Ă  demander l’évacuation du Tyrol, dĂ©clare, qu’à l’exception des forts deKufstein, Schoernitz, Fientlermiinz, il se bornera Ă  avoir dans le Tyrol des sauvegardes ou gardes de police dĂ©terminĂ©es dans l’art. 5 , pour assurer les communications. 11 donnera en mĂȘme temps aux habitants du Tyrol, toutes les facilitĂ©s qui seront en son pouvoir pour leurs subsistances, et l’armĂ©e française ne s’immiscera en rien dans le gouvernement de ce i/j. La portion du territoire de l’empire et des Ă©tats de sa majestĂ© impĂ©riale, dans le Tyrol, est mise sous la sauvegarde de l’armĂ©e française pour le maintien du respect des propriĂ©tĂ©s et des formes actuelles du gouvernement des peuples. Les habitants de ce pays ne seront point inquiĂ©tĂ©s pour raison de services rendus Ă  l’armĂ©e impĂ©riale, ni pour opinions politiques, ni pour avoir pris une part active Ă  la guerre. —- Art. i5. Au moyen des dispositions ci-dessus, il y aura entre l’armĂ©e DIPLOMATIE. - GUERRE. !\ 7 gallo-batave, en Allemagne, celle du Rhin , et l’armĂ©e de sa majestĂ© impĂ©riale et de ses alliĂ©s dans l’empire germanique, un armistice et suspension d’armes qui ne pourra ĂȘtre moindre de trente jours. A l’expiration de ce dĂ©lai, les hostilitĂ©s ne pourront recommencer qu’aprĂšs quinze jours d’avertissement, comptĂ©s de l’heure oĂč la signification de rupture sera parvenue, et l’armistice sera prolongĂ© indĂ©finiment jusqu’à cet avis de rupture. — Art. 16. Aucun corps ni dĂ©tachement, tant de l’armĂ©e du Rhin que de celle de sa majestĂ© impĂ©riale, en Allemagne, ne pourront ĂȘtre envoyĂ©s aux armĂ©es respectives, en Italie, tant qu’il n’y aura pas d’armistice entre les armĂ©es française et impĂ©riale dans ce pays. L’inexĂ©cution de cet article sera regardĂ©e comme une rupture immĂ©diate de l’armistice. —Art. 17. Le gĂ©nĂ©ral en chef de l’armĂ©e du Rhin fera parvenir le plus promptement possible la prĂ©sente convention aux gĂ©nĂ©raux en chef de l'annĂ©e gallo-batave, des Grisons et de l’armĂ©e d’Italie, avec la plus pressante invitation , particuliĂšrement au gĂ©nĂ©ral en chef de l’armĂ©e d’Italie, de conclure de son cĂŽtĂ© une suspension d’armes. Il sera donnĂ© en mĂȘme temps toutes facilitĂ©s pour le passage des officiers et courriers que son altesse royale l’archiduc Charles croira devoir envoyer, MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 48 soit dans les places Ă  Ă©vacuer, soit dans le Tyrol, et en gĂ©nĂ©ral dans le pays compris dans la ligne de dĂ©marcation durant l’armistice. ASteyer, le a 5 dĂ©cembre 1800 4 nivĂŽse ang. SignĂ©s, V. F. Lahorie, le comte de Grune , Wairother-de-Vetal. L’armĂ©e resta dans ses positions jusqu’à la ratification de la paix de LunĂ©ville, signĂ©e le 9 fĂ©vrier 1801. Elle Ă©vacua, en exĂ©cution de ce traitĂ©, les Ă©tats hĂ©rĂ©ditaires, dans les dix jours qui suivirent la ratification , et l’empire dans l’espace de 3 o jours aprĂšs l’échange desdites ratifications. § IX. OBSERVATIONS. Plan de campagne. Le plan de campagne adoptĂ© par le premier consul, rĂ©unissait tous les avantages. Les armĂ©es d’Allemagne et d’Italie Ă©taient chacune dans une seule main ; l’armĂ©e gallo-batave devait ĂȘtre indĂ©pendante, parce qu’elle n’était qu’un corps d’observation, qui ne devait pas se laisser sĂ©parer de la France, et devait toujours se tenir en arriĂšre de la gauche de la grande armĂ©e, pour permettre guerre. 49 au gĂ©nĂ©ral Moreau de concentrer toutes ses divisions et de rĂ©unir d’assez grandes forces, pour pouvoir manoeuvrer, indĂ©pendamment des bons ou mauvais succĂšs de ce corps d’observation. L’armĂ©e des Grisons, deuxiĂšme armĂ©e de rĂ©serve , menaçait Ă  la fois le Tyrol allemand et italien. Elle fixa toute l’attention des gĂ©nĂ©raux Hiller et Davidowich, et permit au gĂ©nĂ©ral Moreau d’attirer Ă  lui sa droite, et au gĂ©nĂ©ral Brune d’attirer Ă  lui sa gauche. U importait qu’elle fĂ»t aussi indĂ©pendante, parce qu’elle devait rĂ©accorder les armĂ©es d’Allemagne et d’Italie, menacer la gauche de l’armĂ©e de l’archiduc, et la droite de celle du marĂ©chal Bellegarde. Ces deux corps d’observation, qui n’étaient ensemble que de 35 ,ooo hommes, occupĂšrent l’armĂ©e mayençaise et les corps de Simbschen, Klenau,Reuss et Davidowich, 70,000 hommes; lorsque, par un effet opposĂ©, ils permirent aux deux grandes armĂ©es françaises, qui Ă©taient destinĂ©es Ă  entrer dans les Ă©tats hĂ©rĂ©ditaires, de tenir rĂ©unies toutes leurs forces. Mugereau. Le gĂ©nĂ©ral Augereau a rempli le rĂŽle qui lui avait Ă©tĂ© assignĂ©. Ses instructions lui ordonnaient de se tenir toujours en arriĂšre, afin de ne pas s’exposer Ă  ĂȘtre attaquĂ© par un dĂ©tachement de l’armĂ©e de l'archiduc. Au reste, son combat de Burg-Eberach , le 3 dĂ©cembre, MĂ©moires. — Gourgaud.—Tome H. 4 5o M ‱ MOIRES IE NAPOLEON. jour mĂȘme de la bataille de Hohenlinden, est fort honorable, ainsi que les combats qu’il a soutenus plus tard en avant de Nuremberg, oĂč il a eu Ă  lutter contre des forces supĂ©rieures. Mais s’il se fĂ»t mieux pĂ©nĂ©trĂ© du rĂŽle qu’il avait Ă  remplir, il eĂ»t Ă©vitĂ© des engagements; ce qui lui devenait facile, en ne passant pas la Rednitz. Cependant son ardeur a Ă©tĂ© utile, puisqu’elle a obligĂ© l’archiduc Ă  dĂ©tacher le corps de Rlenau, po*ur soutenir l’armĂ©e mayençaise. Moreau. La marche du gĂ©nĂ©ral Moreau sur l’Inn est dĂ©fectueuse; il ne devait pas aborder cette riviĂšre sur six points et sur une ligne de quinze Ă  vingt lieues. Lorsque l’armĂ©e, qui vous est opposĂ©e, est couverte par un fleuve, sur lequel elle a plusieurs tĂȘtes de pont, il ne faut pas l’aborder de front. Cette disposition dissĂ©mine votre armĂ©e, et vous expose Ă  ĂȘtre coupĂ©. Il faut s’approcher de la riviĂšre que vous voulez passer, par des colonnes en Ă©chelons, de sorte qu’il n’y ait qu’une seule colonne, la plus avancĂ©e, que l’ennemi puisse attaquer sans prĂȘter lui-mĂȘme le flanc. Pendant ce temps, vos troupes lĂ©gĂšres borderont la rive; et lorsque vous serez fixĂ© sur le point oĂ» vous voulez passer, point qui doit toujours ĂȘtre Ă©loignĂ© de l’échelon de tĂȘte, pour mieux tromper votre ennemi, vous vous y porterez rapidement et DIPLOMATIE. - 5l jetterez votre pont. L’observation de ce principe Ă©tait trĂšs-importante sur l’Inn, le gĂ©nĂ©ral français ayant fait de Munich son point de pivot. Or, il n’y a de Munich Ă  l’endroit le plus prĂšs de cette riviĂšre, que dix lieues; elle court obliquement, en s’éloignant toujours davantage de cette capitale, de sorte que, lorsque l’on veut jeter un pont plus bas, on prĂȘte le flanc Ă  l’ennemi. Aussi le gĂ©nĂ©ral Grenier se trouva- t-il fort exposĂ© dans le combat du I er dĂ©cembre ; il fut obligĂ© de lutter deux jours, un contre trois. , Si le gĂ©nĂ©ral français voulait occuper les hauteurs d.’Ampfingen, il ne le pouvait faire qu’avec toute son armĂ©e. Il fallait qu’il y rĂ©unĂźt les trois divisions de Grenier, les trois di- . visions de la rĂ©serve, et la cavalerie du gĂ©nĂ©ral d’Hautpoult, plaçant Lecourbe en Ă©chelons sur la droite. Ainsi rangĂ©e, l’armĂ©e française n’aurait couru aucun risque; elle eĂ»t battu et prĂ©cipitĂ© dans l’Inu l’archiduc. Avec une armĂ©e, qui eĂ»t Ă©tĂ© mĂȘme supĂ©rieure en nombre, les dispositions prises eussent Ă©tĂ© dangereuses. C’est de Landshut qu’il faut partir, pour marcher sur l’Inn. Pendant que le sort de la campagne se dĂ©cidait aux champs d’Ampfingen et de Hohen- linden, les trois divisions de Sainte-Suzanne et 4- 5a MÉMOIRES DE NAPOLÉOX. les trois divisions de Lecourbe , c’est Ă -dire la moitiĂ© de l’armĂ©e, n’étaient pas sur le champ de bataille. A quoi bon avoir des troupes, lorsqu’on n’a pas l’art de s’en sei'vir dans les occasions importantes? L’armĂ©e française Ă©tait de 140,000 hommes sur le champ d’opĂ©rations; celle de l’archiduc de 80,000 hommes, parce qu’elle Ă©tait affaiblie des deux dĂ©tachements qu’elle avait faits contre l’armĂ©e gallo-batave et celle des Grisons. NĂ©anmoins, l’armĂ©e autrichienne se trouva Ă©gale en nombre sur le champ de Hohenliuden, et triple au combat d’Amp- fingen. La bataille de Hohenlinden a Ă©tĂ© une rencontre heureuse ; le sort de la campagne y a Ă©tĂ© jouĂ© sans aucune combinaison. L’ennemi a eu plus de chances de succĂšs que les Français; et cependant ceux-ci Ă©taient tellement supĂ©rieurs en nombre et en qualitĂ©, que, menĂ©s sagement et conformĂ©ment aux rĂšgles, ils n’eussent eu aucune chance contre eux. On a dit que Moreau avait ordonnĂ© la marche de Riche- panse et de Decaen sur Altenpot, pour prendre en flanc l’ennemi! cela n’est pas exact; tous les mouvements de l’armĂ©e française, pendant la journĂ©e du 3 , Ă©taient dĂ©fensifs. Moreau avait intĂ©rĂȘt Ă  rester, le 3 , sur la dĂ©fensive, puisque, le 4 , 1 e gĂ©nĂ©ral Lecourbe devait arriver sur le DIPLOMATIE GCE1UIE. champ E NAPOLIiOJY. pas le cas de parader. Il fallait attaquer par la gauche et par le centre, par la droite en colonnes et au pas de charge, tĂȘte baissĂ©e. En profitant ainsi de sa grande supĂ©rioritĂ©, il eĂ»t entamĂ© et mis en dĂ©route les divisions Ney et Hardy. Il eĂ»t dĂ», dĂšs le lendemain, pousser les Français, l’épĂ©e dans les reins et Ă  grandes journĂ©es; il fit la faute de se reposer, ce qui donna le temps Ă  Moreau de se rasseoir et de rĂ©unir ses forces. Son mouvement avait complĂštement surpris l’armĂ©e française; elle Ă©tait dissĂ©minĂ©e; il ne fallait pas lui donner le temps de respirer et de se reconnaĂźtre. Mais, Ă  moins que l’archiduc n’eĂ»t eu le bonheur de remporter un grand avantage, l’armĂ©e française, rejetĂ©e au delĂ  de l’Iser, s’y fĂ»t ralliĂ©e, et n’eĂ»t pas moins fini par le battre complĂštement. Ses dispositions pour la bataille de Holien- linden sont fort bien entendues; mais il a commis des fautes dans l’exĂ©cution. La nature de son mouvement voulait que son armĂ©e marchĂąt en Ă©chelons , la droite en avant ; que la droite commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Latour, et les flanqueurs du gĂ©nĂ©ral Kienmayer, fussent rĂ©unis et aux mains avec le corps du lieutenant-gĂ©nĂ©ral Grenier, avant que le centre il'entrĂąt dans la forĂȘt. Fendant ce mouvement, DIPLOMATIE. - GUJĂźHRIi. B'] l’archiduc devait se tenir en bataille avec le centre, Ă  hauteur d’Altenpot, faisant fouiller la forĂȘt par une division, pour favoriser la marche du gĂ©nĂ©ral Latour. Les trois divisions de Grenier, commandĂ©es par Legrand, Bastoul et Ney, Ă©tant occupĂ©es par Latour, l’archiduc n’eut trouvĂ© Ă  Hohenlinden, que Grouchy, qui ne pouvait pas tenir une demi-heure. Au lieu de cela, il marcha le centre en avant, sans faire attention que sa droite et sa gauche, qui s’avançaient par des chemins de traverse, dans des pays couverts de glaces , ne pouvaient pas le suivre; de sorte qu’il se trouva seul engagĂ© dans une forĂȘt, oĂč la supĂ©rioritĂ© du nombre est de peu d’importance. Cependant, il repoussa, mit en dĂ©sordre la division Grouchy; mais le gĂ©nĂ©ral Latour Ă©tait Ă  deux lieues en arriĂšre. Ney, qui n’avait personne devant, lui accourut au soutien de Grouchy; et lorsque, plusieurs heures aprĂšs, les ailes de l’archiduc arrivĂšrent Ă  sa hauteur, il Ă©tait trop tard. Il Ă©tait contraire Ă  .l’usage de la guerre, d’engager, sans utilitĂ©, plus de troupes que le terrain ne lui permettait d en dĂ©ployer, et surtout de faire entrer ses parcs et sa grosse artillerie dans un dĂ©filĂ©, dont il n’avait pas l’extrĂ©mitĂ© opposĂ©e. En effet, ils l’ont embarrassĂ© pour opĂ©rer sa retraite, et il les a perdus. Il aurait dĂ» les laisser en position, au 58 MÉMOIRES Jli NAPOLÉON. village d’Altenpot, sous une escorte convenable, jusqu’à ce qu’il fĂ»t maĂźtre du dĂ©bouchĂ© de la forĂȘt. Ces fautes d’exĂ©cution font prĂ©sumer que l’armĂ©e de l’archiduc Ă©tait mal organisĂ©e. Mais la pensĂ©e de la bataille Ă©tait bonne ; il eĂ»t rĂ©ussi le 2 dĂ©cembre, il eĂ»t encore rĂ©ussi le 3, sans ces fautes d’exĂ©cution. On a voulu persuader que la marche de l’armĂ©e française sur Ampfingen, et sa retraite sur Hohenlinden , Ă©taient une ruse de guerre cela ne mĂ©rite aucune rĂ©futation sĂ©rieuse. Si le gĂ©nĂ©ral Moreau eĂ»t mĂ©ditĂ© cette marche, il en eĂ»t tenu Ă  portĂ©e les six divisions de Lecourbe et de .Sainte-Suzanne; il eĂ»t tenu rĂ©unis Ri- chepanse et Decaen, dans un mĂȘme camp; il eĂ»t, etc., etc. Sans doute la bataille de Hohenlinden fut trĂšs-glorieuse pour le gĂ©nĂ©ral Moreau, pour les gĂ©nĂ©raux, pour les officiers, pour les troupes françaises. C’est une des plus dĂ©cisives de la guerre ; mais elle ne doit ĂȘtre attribuĂ©e Ă  aucune manoeuvre, Ă  aucune corn-, binaison, Ă  aucun gĂ©nie militaire. DerniĂšre observation. — Le gĂ©nĂ©ral Lecourbe qui formait la droite , n’avait pas donnĂ© Ă  la bataille; il eĂ»t dĂ» jeter un pont sur l’Inn, et passer cette riviĂšre, au plus tard, le 5. Toute l’armĂ©e eĂ»t dĂ» se trouver, dans la journĂ©e du DJPLOMATIJĂź. - GUKIUIE. 03 lire j 4 jours aprĂšs les combats qui avaient Ă©tĂ© livrĂ©s par l’armĂ©e d’Italie sur le Mincio, et six jours aprĂšs le passage de l’Adige par cette armĂ©e. Le gĂ©nĂ©ral Macdonald arriva Ă  Trente , le 7 janvier, lorsque dĂ©jĂ  l’ennemi en Ă©tait chassĂ© par la gauche de l’armĂ©e d’Italie, qui se portait sur Roveredo , sous les ordres de Moncey et de Rochambeau. L’armistice de TrĂ©- vise, conclu le 16 janvier 1801, par l’armĂ©e d’Italie, comprit Ă©galement l’armĂ©e des Grisons; elle prit position dans le Tyrol italien; et son quartier-gĂ©nĂ©ral resta Ă  Trente. § XL Dans le courant de novembre 1800, le gĂ©nĂ©ral Brune , qui commandait l’armĂ©e française en Italie, dĂ©nonça l’armistice au gĂ©nĂ©ral Bellegarde, et les hostilitĂ©s commencĂšrent le 22 novembre. La riviĂšre de la Chiesa, jusqu’à son embouchure dans l’Oglio, et cette derniĂšre, depuis ce point, jusqu’à son embouchure dans I e PĂŽ, formaient la ligne de l’armĂ©e française. Cette armĂ©e Ă©tait trĂšs-belle et trĂšs-nombreuse; elle Ă©tait composĂ©e de l’armĂ©e de rĂ©serve et de l’ancienne armĂ©e d’Italie, rĂ©unies. Pendant cinq mois quelle s’était, rĂ©tablie dans les belles plaines de la Lombardie, elle avait Ă©tĂ© ren- 14 MÉMOIRES lK NAPOLÉON. forcĂ©e considĂ©rablement, tant par des recrues venant de France, que par de nombreuses troupes italiennes. Le gĂ©nĂ©ral Moncey commandait la gauche, Suchet le centre, Dupont la droite, Delmas l’avant-garde , et Michaut la rĂ©serve; Davoust commandait la cavalerie, et Marmont l’artillerie, qui avait deux cent bouches Ă  feu, bien attelĂ©es et approvisionnĂ©es. Chacun de ces corps Ă©tait composĂ© de deux divisions; ce qui faisait un total de dix divisions d’infanterie et deux de cavalerie. Une brigade de l’avant-garde Ă©tait dĂ©tachĂ©e Ăąu quartier-gĂ©nĂ©ral, et portait le titre de rĂ©serve du quartier-gĂ©nĂ©ral. Ainsi l’avant-garde Ă©tait de trois brigades. Le gĂ©nĂ©ral Miollis commandait en Toscane; il avait sous ses ordres 5 Ă  6,000 hommes, dont la plus grande partie Ă©taient des troupes italiennes. Soult commandait en PiĂ©mont; il avait 6 ou 7,000 hommes, la plupart Italiens. Dulau- loy commandait en Ligurie, et Lapoype dans la Cisalpine. Le gĂ©nĂ©ral en chef Brune avait prĂšs de 100,000 hommes sous ses ordres; il lui en restait, rĂ©unis sur le champ de bataille, plus de 80,000. L’armĂ©e des Grisons, que commandait Macdonald, occupait des corps autrichiens dans DIPLOMATIE. - GUERRE. G 5 l’Engadine et dans la Valteline. Cette armĂ©e peut doue ĂȘtre comptĂ©e comme faisant partie de celle d’Italie. Elle augmentait la force de celle-ci de 1 5 ,ooo hommes ; c’était donc Ă  peu prĂšs 100,000 hommes prĂ©sents sous les armes, qui agissaient sur le Mincio et l’Adige. Lors de la reprise des hostilitĂ©s, le 22 novembre , le gĂ©nĂ©ral Brune restait sur la dĂ©fensive; il attendait sa droite qui, sous les ordres de Dupont, Ă©tait en Toscane. Elle passa le PĂŽ Ă  Sacca, le 24, vint se placer derriĂšre l’Oglio, ayant son avant-garde Ă  Marcaria. L’ennemi restait Ă©galement sur la dĂ©fensive. Quelque ordre que reçût Brune d’agir avec vigueur, il hĂ©sitait Ă  prendre l’offensive. Le gĂ©nĂ©ral Bellegarde, qui commandait l’armĂ©e autrichienne, n’était pas un gĂ©nĂ©ral redoutable. Il avait pour instructions de dĂ©fendre la ligne du Mincio; la maison d’Autriche l’importance Ă  conserver cette riviĂšre, tant pour communiquer avec Man loue, qu’afin de l’avoir pour limite Ă  la paix. L’armĂ©e autrichienne , forte de Go Ă  70,000 hommes , avait sa gauche appuyĂ©e au PĂŽ; elle Ă©tait soutenue par Mantoue , et couverte par le lac, sur lequel il y avait des chaloupes armĂ©es. La droite s’appuyait Ă  Peschiera et au lac Garda, dont une nombreuse flottille lui assurait la pos- MĂšmoires. — Gaurgaud.—Tome 11 , 6 GG MÉMOIRES 1E NAPOLÉON. I session. Un corps dĂ©tachĂ© Ă©tait dans le Tyrol, occupant les positions du Mont-Tonal et celles opposĂ©es aux dĂ©bouchĂ©s de l’Engadine et de la Valteline. Le Mincio, qui, de Peschiera Ă  Mantoue, a vingt milles, ou 7 petites lieues de cours, est guĂ©able en plusieurs endroits dans les temps de sĂ©cheresse; mais, dans la saison ĂŽĂč l’on se trouvait, il ne l’est nulle part. Le gĂ©nĂ©ral autrichien avait d’ailleurs fermĂ© toutes les prises d’eau qui appauvrissent cette riviĂšre. Toutefois, .c’était une faible barriĂšre; elle n’a pas plus d’une vingtaine de toises de largeur, et ses deux rives se dominent alternativement. Le point de Mozembano domine la rive gauche, ainsi que celui de Molino dĂ©lia Volta; les positions de Salionzo et de Valleggio, sur la rive gauche, ont un grand commandement sur celle opposĂ©e. Le gĂ©nĂ©ral Bellegarde avait fait occuper fortement les hauteurs de Valleggio; il y avait fait rĂ©tablir un reste de chĂąteau-fort, antique, qui pouvait servir de rĂ©duit; il commande toute la campagne sur les deux rives. Borghetto avait Ă©tĂ© fortifiĂ©, et Ă©tait comme tĂȘte de pont, sous la protection de Valleggio. L’enceinte de la petite* ville de GoĂźto avait Ă©tĂ© rĂ©tablie, et sa dĂ©fense augmentĂ©e par les eaux. Bellegarde avait aussi fait Ă©lever quatre redoutes fraisĂ©es et palissadĂ©cs, sur les hauteurs de DIPLOMATIE. - GUJiRKK. 67 Salionzo; elles Ă©taient aussi rapprochĂ©es que possible de Valleggio. Lorsqu’il eut pourvu Ă  ses principales dĂ©fenses sur la rive gauche, il les Ă©tendit sur la rive droite. Il fit occuper les hauteurs de la Volta, position, qui domine tout le pays, par de forts ouvrages; mais ils Ă©taient Ă  prĂšs d’une lieue du Mincio, et Ă  une et demie de GoĂźto et de Valleggio. Ainsi, sur un espace de quinze milles, le gĂ©nĂ©ral autrichien avait cinq points fortement retranchĂ©s Peschiera, Salionzo , Valleggio, Volta, et GoĂźto. "Le 18 dĂ©cembre , l’armĂ©e française passa la Chiesa ; le quartier-gĂ©nĂ©ral se porta Ă  Gastague- dolo. Les 19 et 21, toute l’armĂ©e marcha sur le Mincio en quatre colonnes; la droite, sous les ordres de Dupont, se dirigea sur l’extrĂ©mitĂ© du lac de Mantoue; le centre, conduit par-Suchet, raarcha sur la Volta; l’avant-garde, ayant pour but de masquer Peschiera, se porta sur Ponti ; la rĂ©serve et Paile gauche se dirigĂšrent sur Mo- sembano. Dupont, Ă  l’aile droite, rejeta avec sa division de droite, la garnison dĂ© Mantoue au-delĂ  du lac. La deuxiĂšme division Vatrin chassa l’enhemi dans GoĂźto. Suchet, au centre , marcha sur Volta avec circonspection. Il s’attendait Ă  un mouvement de l’armĂ©e autrichienne pour soutenir la tĂȘte de sa ligue. 5 . 68 MÉMOIRES JE NAPOLÉON. Mais l’ennemi ne fit contenance nulle part; il *" craignait probablement d’ĂȘtre coupĂ© du Min- cio; il abandonna ses positions. La belle hauteur de Mozembano, qui commande le Mincio*, ne fut pas disputĂ©e. Les Français s’emparent de toutes les positions sur la rive droite, exceptĂ© de GoĂźto et de la tĂȘte de pont de Borghetto. Lorsque l’ennemi s’était aperçu qu’il avait affaire Ă  toute l’armĂ©e française, il avait craint un engagement gĂ©nĂ©ral; et il s’était reployĂ© sur la rive gauche du Mincio, ne conservant, sur la droite, que GoĂźto et Borghetto. Le rĂ©sultat des pertes des Autrichiens, sur toute la ligne, fut de 5 Ă  600 hommes prisonniers. Le quartier- gĂ©nĂ©ral des Français fut placĂ© Ă  Mozembano. Il fallait, le jour mĂȘme, jeter des ponts sur le Mincio, le franchir, et poursuivre l’ennemi. Une riviĂšre d’aussi peu de largeur, est un lĂ©ger obstacle, lorsqu’on a une position qui domine la rive opposĂ©e, et que, de lĂ , la mitraille des batteries dĂ©passe au loin l’autre rive. A Mozembano, au moulin de la Yolta, l’artillerie peut battre l'autre rive Ă  une grande distance, sans que l’ennemi puisse trouver une position avantageuse pour rĂ©tablissement de ses batteries. Alors le passage n’est rĂ©ellement rien ; l’ennemi ne peut pas mĂȘme voir le Mincio, qui, semblable Ă  un fossĂ© de fortification, couvre les batteries de toute attaque. DIPLOMATIE. - GU ERRE. 6ç Dans la guerre de siĂšge, comme dans celle de campagne, c’est le canon qui joue le principal rĂŽle; il a fait une rĂ©volution totale. Les hauts remparts en maçonnerie ont dĂ» ĂȘtre abandonnĂ©s pour les feux rasants et recouverts par des masses de terre. L’usage de se retrancher chaque jour, en Ă©tablissant un camp, et de se trouver en sĂ»retĂ© derriĂšre de mauvais pieux, plantĂ©s Ă  cĂŽtĂ© les uns des autres, a dĂ» ĂȘtre aussi abandonnĂ©. Du moment oĂč l’on est maĂźtre d’une position qui domine la rive opposĂ©e , si elle a assez d’étendue pour que l’on puisse y placer un bon nombre de piĂšces de canon, on acquiert bien des facilitĂ©s pour le passage de la riviĂšre. Cependant, si la riviĂšre a de deux cents Ă  cinq cents toises de large, l’avantage est bien moindre; parce que votre mitraille n’arrivant plussur l’autre rive, et l’éloignement permettant Ă  l’ennemi de se dĂ©filer facilement, les, troupes, qui dĂ©fendent le passage, ont la'facultĂ© de s enterrer dans des boyaux, qui les mettent Ă  1 abri du feu de la rive opposĂ©e. Si les grenadiers, chargĂ©s de passer pour protĂ©ger la construction du pont, parviennent a surmonter cet obstacle, ils sont Ă©crasĂ©s par la mitraille de l’ennemi, qui, placĂ© Ă  deux cents toises du dĂ©bouchĂ© du pont, est Ă  portĂ©e de faire un MÉMOIRES DE KAPOLÉON. 7 ° feu trĂšs-meurtrier, et est cependant Ă©loignĂ© le quatre ou cinq cents toises de6 batteries de l’armĂ©e qui veut passer ; de sorte que l’avantage du canon est tout entier pour lui. Aussi, dans ce cas, le passage n’est-il possible , que lorsqu’on parvient Ă  surprendre complĂštement l’ennemi, et qu’on est favorisĂ© par une Ăźle intermĂ©diaire, ou par un rentrant trĂšs-prononcĂ©, qui permet d’établir des batteries croisant leurs feux sur la gorge. Cette Ăźle ou ce rentrant forme alors une tĂȘte de pont naturelle, et donne tout l’avantage de l’artillerie Ă  l’armĂ©e qui attaque. Quand une riviĂšre a moins de soixante toises, les troupes qui sont jetĂ©es sur l’autre bord, protĂ©gĂ©es par une grande supĂ©rioritĂ© d’artillerie et par le grand commandement que doit Avoir la rive oĂč elle est placĂ©e, se trouvent avoir tant d’avantage, que, pour peu que la riviĂšre forme un rentrant, il est impossible d’empĂȘcher l’établissement, du pont. Dans ce cas, les plus habiles gĂ©nĂ©raux se sont contentĂ©s, lorsqu’ils ont pu prĂ©voir le projet de leur ennemi, et arriver avec leur armĂ©e sur Je point de passage, de s’opposer au passage du pont, qui est un vrai dĂ©filĂ©, en sc plaçant en demi- cercle alentour, et en se dĂ©filant du feu de la rive opposĂ©e , Ă  trois ou quatre cents toises DIPLOMATIE. - GU Eli UlĂź. 71 fie ses hauteurs. C’est la manƓuvre que lit VendĂŽme, pour empĂȘcher EugĂšne de profiter de son pont de Cassano. Le gĂ©nĂ©ral français dĂ©cida de passer le Min- cio le dĂ©cembre, et il choisit pour points de passage, ceux de Mozeinbano et de Molino dĂ©lia Volta, distants de deux lieues l’un de l’autre. Sur ces deux points, le Miucio n’étant rien, il ne faut considĂ©rer que le plan gĂ©nĂ©ral de la bataille. Était-il Ă  propos de se diviser entre Mozembano et Molino ? L’ennemi occupait la hauteur de Valleggio et la tĂȘte de pont de Borglietto. La jonction des troupes, qui auraient effectuĂ© les deux passages, pouvait donc Ă©prouver des obstacles et ĂȘtre incertaine. L’ennemi pouvait lui-mĂȘme sortir par Bor- ghetto, et mettre de la conlusiou dans l’une de ces attaques. Ainsi il Ă©tait plus eonlĂŽrme aux rĂšgles de la guerre, de passer sur un seul point, afin d’ĂȘtre sĂ»r d’avoir toujours ses troupes rĂ©unies. Dans ce c^s, lequel des deux passages fallait-il prĂ©fĂ©rer? Lelui de Mozembano avait l’avantage d ĂȘtre plus prĂšs de VĂ©rone; la position Ă©tait beaucoup meilleure. L’armĂ©e ayant donc passĂ© Ă  Mozem- hauo, sur trois ponts Ă©loignĂ©s l’un de l’autre de deux Ă  trois cents toises, ne devait point avoir 73 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. d’inquiĂ©tude pour sa retraite, parce que sa droite et sa gauche Ă©taient constamment appuyĂ©es auMincio, et flanquĂ©es par les batteries qu’on pouvait Ă©tablir sur la rive droite. Mais Bellegarde, qui l’avait parfaitement senti*, avait occupĂ©, par une forte redoute, les deux points de Yalleggio et de Salionzo. Ces deux points, situĂ©s au coude du Mincio, forment avec le point de passage, un triangle Ă©quilatĂ©ral de trois mille toises de cĂŽtĂ©. L’armĂ©e autrichienne venant Ă  appuyer sa gauche Ă  Valleggio, sa droite Ă  Salionzo, se trouvait occuper la corde, et sa droite et sa gauche Ă©taient parfaitement appuyĂ©es. Elle ne pouvait pas ĂȘtre tournĂ©e; mais sa ligne de bataille Ă©tait de 3,ooo toises. Brune ne pouvait donc espĂ©rer que de percer son centre; opĂ©ration souvent difficile, et qui exige une grande vigueur et beaucoup de troupes rĂ©unies. Le point de Molino dĂ©lia Volta Ă©tait moins avantageux. Si l’on eĂ»t Ă©tĂ© battu, il y aurait eu plus de difficultĂ©s pour la retraite; car Poz- zolo domine la rive droite. Mais dans cette position, l’ennemi n’aurait pas eu l’avantage d’avoir ses ailes appuyĂ©es par des ouvrages de fortification. En faisant un passage Ă  Mozemhano, le gĂ©nĂ©- DIPLOMATIE. - GUERRE. 'j'i ral français, trouvait sur sa droite les hauteurs de Valleggio, qui Ă©taient fortement retranchĂ©es , et sur sa gauche, celles de Salionzo, occupĂ©es Ă©galement par de bons ouvrages. L’armĂ©e française, en voulant dĂ©boucher, se trouvait dans un rentrant, en butte aux feux convergents de l’artillerie ennemie, et ayant devant elle l’armĂ©e autrichienne, appuyĂ©e, par sa droite et sa gauche , Ă  ces deux fortes positions. D’un autre cĂŽtĂ©, le corps, qui passait Ă  la Volta, avait sa droite Ă  une lieue et demie de GoĂźto , place fortifiĂ©e sur la rive droite, et Ă  une lieue, sur sa gauche, Borghetto et Valleggio. Il fut cependant rĂ©solu que l’aile droite passerait Ă  la Volta , tandis que le reste de l’armĂ©e passerait Ă  Mozembano. Le gĂ©nĂ©ral Dupont, arrivĂ© Ă  Molino dĂ©lia Volta Ă  la pointe du jour, construisit des ponts, et fit passer ses divisions. Il s’empara du village de Pozzolo, oĂč il Ă©tablit sa droite; et sa gauche appuyĂ©e au Mincio, fut placĂ©e vis-Ă - vis de Molino, et protĂ©gĂ©e par le feu de 1 artillerie des hauteurs de la rive droite, qui dominent toute la plaine. Une digue augmentait encore la force de cette gauche. Lors du passage , l’ennemi Ă©tait peu nombreux. Sur les ts*a MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 74 dix heures, le gĂ©nĂ©ral Dupont apprit que le passagĂš que le gĂ©nĂ©ral Brune devait effectuer devant Mozembano, Ă©tait remis au lendemain. Le gĂ©nĂ©ral Dupont aurait dĂ» sur-le-champ faire repasser sur la rive droite, la masse de ses troupes, en ne laissant, sur la rive gauche, que quelques bataillons, pour y Ă©tablir une tĂšte de pont, sous la protection de ses batteries. D’ailleurs, la position Ă©tait telle, que l’ennemi ne pouvait approcher jusqu’au pont. Cette opĂ©ration aurait eu tout l’avantage d’une fausse attaque, aurait partagĂ© l’attention de l’ennemi. L’on aurait pu, Ă  la pointe du jour, avoir forcĂ© la ligne de Valleggio Ă  Salionzo, avant que toute l’armĂ©e ennemie n’y eĂ»t Ă©tĂ© rĂ©unie. Le gĂ©nĂ©ral Dupont resta cependant dans sa position sur la rive gauche. Belle- garde , profitant de l’avantage que lui donnait son camp retranchĂ© de Valleggio et de Salionzo , marcha avec ses rĂ©serves contre l’aile droite. On se battit sur ce point, avec beaucoup d’opiniĂątretĂ©; les gĂ©nĂ©raux Suchet et Davoust accoururent au secours du gĂ©nĂ©ral Dupont; Ă©t un combat trĂšs-sanglant, oĂ» les troupes dĂ©ployĂšrent la plus grande valeur, eut lieu sur ce 'point, entre 20 Ă  a5,ooo Français, et /,o Ă  /5,ooo Autrichiens, dans l’arrondis- DIPLOMATIE. - GUliUKE. 7$ sement d’une armĂ©e qui, 6ur un champ de bataille de trente lieues carrĂ©es, avait 80,000 Français contre 60,000 Autrichiens. C’est au village de Pozzolo que se passa l’action la plus vive; la gauche^ protĂ©gĂ©e par le feu de l’artillerie de la rive droite et par la digue, Ă©tait plus difficile Ă  attaquer. Pozzolo, pris et repris alternativement par les Autrichiens et par les Français, resta'enfin Ă  ces derniers. Mais il leur eu coĂ»ta bien cher ; ils y perdirent l’élite de trois divisions , et Ă©prouvĂšrent au moins autant de mal que l’ennemi. La firavoĂŒre des Français fut mal employĂ©e; et le sang de ces braves ne servit qu’à rĂ©parer les fautes du gĂ©nĂ©ral en chef, et celles causĂ©es par l’ambition inconsidĂ©rĂ©e de ses lieutenants-gĂ©nĂ©raux. Le gĂ©nĂ©ral en chef, dont le quartier-gĂ©nĂ©ral Ă©tait Ă  deutf lieues du champ de bataille, laissa se battre toute son aile droite, qu’il savait avoir passĂ© sur la rive gauche, sans faire aucune disposition pour la secourir. Une telle conduite n a besoin d’aucun commentaire. U est impossible d’expliquer comment Brune, qui savait que sa droite avait passĂ© et Ă©tait aux mains avec l’ennemi, ne se porta pas Ă  sou secours, n’y dirigea pas ses pontons pour y construire un autre pont. Pourquoi du moins, *j6 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. puisqu’il avait adoptĂ© le plan de passer sur deux points, ne choisit - il pas Mozembano , en profitant du mouvement oĂč Ă©tait l’armĂ©e autrichienne, pour s’emparer de Salionzo, V a l leggio, et tomber sur les derriĂšres des ennemis ? Sucliet et Davoust ne vinrent au secours de Dupont, que de leur propre mouvement, ne prenant conseil que de la force des Ă©vĂšnements. Le 25 , le gĂ©nĂ©ral Marmont plaça ses batteries de rĂ©serve sur les hauteurs de Mozembano, pour protĂ©ger la construction des ponts; c’était bien inutile. L’ennemi n’avaitgardede venir se placer dans un rentrant de trois mille toises de corde, pour disputer le passage d’une riviĂšre de vingt toises, commandĂ©e par une hauteur, vis-Ă -vis de laquelle son artillerie, quelque nombreuse qu’elle fĂ»t, n’aurait pas pu se maintenir plus d’un quart d’heure en batterie. Le passage effectuĂ©, Delmas, avec l’avant-garde, marcha sur Valleggio ; Moncey , avec la division Boudet, Michaut, avec la rĂ©serve, le soutinrent. Suchet resta en rĂ©serve devant Borghetto, et Dupont, avec l’aile droite, resta Ă  Pozzolo. Les troupes eurent Ă  souffrir des feux croisĂ©s de Valleggio et de Salionzo ; mais le gĂ©nĂ©ral autrichien avait dĂ©jĂ  calculĂ© sa retraite, considĂ©rant la riviĂšre DIPLOMATIE. - GUEHRE. 77 comme passĂ©e, et aprĂšs l’affront qu’il avait reçu la veille , malgrĂ© l’immense supĂ©rioritĂ© de ses forces, il cherchait Ă  gagner l’Atlige. Il avait seulement conservĂ© des garnisons dans les ouvrages deSalionzo et de Valleggio, afin de pouvoir opĂ©rer sĂ»rement sa retraite et Ă©vacuer tous ses blessĂ©s. Brune lui en laissa le temps. Dans la journĂ©e du 25, il ne dĂ©passa pas Sa- lionzo et Valleggio, c’est-Ă -dire qu’il fit trois mille toises. Le lendemain, les redoutes de Sa- lionzo furent cernĂ©es, et on y prit quelques piĂšces de canon et 1200 hommes. 11 faut croire que c’est par une faute de l’état-major autrichien, que ces garnisons n’ont pas reçu l’ordre de se retirer sur Peschiera. Il est difficile, toutefois, de justifier la conduite de ce gĂ©nĂ©ral. Les Français firent une attaque inutile en voulant enlever Borghetto ; la brave soixante- douziĂšme demi - brigade, qui en fut chargĂ©e, y perdit l’élite de ses soldats. Il suffisait de canonner vivement ce poste et d’y jeter des obus -, car on ne peut pas entrer dans Borghetto , si l’on n’est pas maĂźtre de Valleggio \ et une fois maĂźtre de ce dernier point, tout ce qui est dans Borghetto est pris. Effectivement, peu aprĂšs l’attaque de la soixante- douziĂšme , la garnison de Borghetto se ren- MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 78 ; dit prisonniĂšre; mais on avait sacrifiĂ© en pure perte 4 Ă  5oo hommes de cette brave demi- brigade. § XII. Les jours suivants, l’armĂ©e se porta en avant, la gauche Ă  Castelnuovo, la droite entre LĂ©- gnanĂŽ et VĂ©rone. Elle avait envoyĂ© un dĂ©tachement pour masquer Mantoue; et deux rĂ©giments avaient Ă©tĂ© placĂ©s sur les bords du lac Garda, pour couper toute communication par le Mincio , entre Mantoue et Peschiera, que devait investir la division Dombrowski. L’armĂ©e française passa l’Adige le premier janvier, c’est-Ă -dire , six jours aprĂšs le passage du Mincio ; un gĂ©nĂ©ral habile l’eĂ»t passĂ© le lendemain. Cette opĂ©ration se fit sans Ă©prouver aucun obstacle Ă  Bussolingo. Dans cette saison , le bas Adige est presque impraticable. Le lendemain, l’ennemi Ă©vacua VĂ©rone, laissant une garnison dans le chĂąteau. La division Ro- chambeau s’était portĂ©e de Lodron sur l’Adige, par Riva , Torboli et Mori. Ce mouvement avait obligĂ© les Autrichiens d’évacuer la Corona. Le 6 janvier, ils furent chassĂ©s des hauteurs de Caldiero; les Français entrĂšrent Ă  Vicence. Le corps de Moncey Ă©tait Ă  Roveredo. Le i’i , DIPLOMATIE. il lli R HE. ’ÿC l'armĂ©e française passa la Brenta levant Fonta- nina. Pendant ces mouvements, le corps d’armĂ©e d’observation du midi entrait en Italie; le i 3 il arrivaĂ Milan. D’un autre cĂŽtĂ©,Macdonald aveq l’armĂ©e des Grisons, Ă©tait entrĂ© Ă  Trente, le 7 janvier, avait poursuivi les Autrichiens dans la vallĂ©e de la Brenta; et, dĂšs le 9, il se trouvait en communication avec l’armĂ©e d’Italie, par Roveredo. L’armĂ©e autrichienne, au contraire, s’affaiblissait de plus en plus. InfĂ©rieure d’un tiers, dĂšs l’ouverture de la campagne, Ă  l’armĂ©e française, elle avait, depuis, Ă©prouvĂ© de grandes perles. Le combat de Pozzolo lui avait coĂ»tĂ© beaucoup de morts et de blessĂ©s, et ses pertes en prisonniers, s’élevaient de 5 Ă  6,000 hommes. Les garnisons qu’elle avait laissĂ©es dans Mantoue, Peschiera, VĂ©rone , Ferrare , Porto-Leguano , l’avaient beaucoup rĂ©duite. Toutes ces pertes la mettaient hors d’état de tenir aucune ligne devant l’armĂ©e française. L’Adige une fois passĂ©, l’armĂ©e autrichienne fut obligĂ©e d’envoyer une partie de ses forces pour garder les dĂ©bouchĂ©s du Tyrol ; et ces troupes se trouvĂšrent occupĂ©es par l’armĂ©e des Grisons, qui arrivait en ligne. Le gĂ©nĂ©ral Baraguey d’Hilliers Ă©tait Ă  Botzen. A tous ces motifs de dĂ©couragement, se joignit la nouvelle de l’arrivĂ©e de l’armĂ©e du Rhin aux portes de 8o MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Vienne. En un mot, il fallait que l’armĂ©e autrichienne fĂ»t bien faible et bien dĂ©couragĂ©e, puisqu’elle ne garda pas les hauteurs de Cal- diero, et laissa franchir Ă  l’armĂ©e française tous les points qu’elle lui pouvait disputer. AussitĂŽt que cette derniĂšre eut passĂ© la Brenta, M. de Bellegarde renouvela la demande d’un armistice. Le gĂ©nĂ©ral Marmont et le colonel SĂ©bastiani furent chargĂ©s par le gĂ©nĂ©ral en chef de le nĂ©gocier. Les ordres les plus positifs du premier consul portaient de n’en faire aucun, que lorsque l’armĂ©e française serait sur l’I- sonzo , afin de bien couper l’armĂ©e autrichienne de Venise; ce qui l’eĂ»t obligĂ©e de laisser une forte garnison dans cette ville, dont les habitants n’étaient pas bien disposĂ©s pour les Autrichiens. Cette circonstance pouvait procurer de nouveaux avantages Ă  l’armĂ©e française. Mais le premier consul avait insistĂ© surtout pour ne rien conclura, avant qu’on n’eĂ»t la place de Mantoue. Le gĂ©nĂ©ral français montra, dans cette nĂ©gociation, peu de caractĂšre, et il signa, le 16 janvier, l’armistice Ă  TrĂ©vise. Brune renonça de lui-mĂȘme Ă  demander Mantoue ; c’était la seule question politique. Il se contenta d’obtenir Peschiera , Porto- Legnano, Ferrare, etc. Les garnisons n’en niPLOMATTi. - 8f Ă©taient pas prisonniĂšres de guerre; elles emmenaient avec elles leur artillerie , et la moitiĂ© des vivres des approvisionnements de ces places. La flottille de Peschiera, qui appartenait de droit Ă  l’armĂ©e française , ne fut pas mĂȘme livrĂ©e. La convention de TrĂ©vise porta le cachet de la faiblesse des nĂ©gociateurs qui la conclurent. Il est Ă©vident que toutes les conditions Ă©taient Ă  l’avantage de l’Autriche. Par suite des succĂšs que l’armĂ©e française avait obtenus, et en raison de sa supĂ©rioritĂ© numĂ©rique et morale, Peschiera, Ferrare, etc., Ă©taient des places prises c’étaiĂ«nt donc des garnisons formant un total de 5 Ă  >,doo hommes, de l’artillerie, des vivres, et une flottille, que l’on rendait Ă  des ennemis vaincus. La seule place qui pĂ»t tenir assez longtemps, pouraiderl’AutricheĂ soutenirune nouvelle campagne, Ă©tait Mantoue; et, non-seulement cette place restait au pouvoir des ennemis, mais on lui accordait un arrondissement de huit cents toises, et la facultĂ© de recevoir des approvisionnements au-delĂ  de ceux nĂ©cessaires Ă  la garnison et aux habitants. Au mĂ©contentement que le premier consul avait Ă©prouvĂ© de toutes les fautes militaires commises dans cette campagne, se joignit celui de voir ses ordres transgressĂ©s, les nĂ©gociations MĂ©moires. — Gourgaud.—Tome H. 6 8a MÉMOIRES lE NAPOLÉON. compromises, et sa position en Italie incertaine. Il lit sur-le-champ connaĂźtre Ă  Brune qu’il dĂ©savouait la convention de TrĂ©vise, lui enjoignant d’annoncer que les hostilitĂ©s allaient recommencer, Ă  moins qu’on ne remĂźt Man- toue. Le premier consul fit faire la mĂȘme dĂ©claration au comte de Cobentzel, Ă  LunĂ©ville. Ce ministre, qui commençait enfin Ă  ĂȘtre persuadĂ© de la nĂ©cessitĂ© de traiter de bonne foi, et dont l’orgueil avait pliĂ© devant la catastrophe, qui menaçait son maĂźtre, signa,le 26 janvier, l’ordre de livrer Mantoue Ă  l’armĂ©e française. Ce qui eut lieu le 17 fĂ©vrier. A cette condition, l’armistice fut maintenu. Pendant les nĂ©gociations, le chĂąteau de VĂ©rone avait capitulĂ©, et sa garnison de 1700 hommes avait Ă©tĂ© prise. Cette campagne d’Italie donna la mesure de Brune, et le premier consul ne l’employa plus dans des commandements importants. Ce gĂ©nĂ©ral, qui avait montrĂ© la plus brillante bravoure et beaucoup de dĂ©cision Ă  la tĂȘte d’une brigade, ne paraissait pas fait pour commander en chef. NĂ©anmoins les Français avaient toujours Ă©tĂ© victorieux dans cette campagne, et toutes les places fortes d’Italie Ă©taient entre leurs mains. Ils Ă©taient maĂźtres du Tyrol et des DIPLOMATIE. - GUERRE. 83 trois quarts de la terre-ferme du territoire de Venise , puisque la ligne de dĂ©marcation de l’armĂ©e française suivait la gauche de la Li- venza, depuis Sally jusqu’à la mer, la crĂȘte des montagnes entre la Piave et ZelinĂ©, et redescendait la Drave jusqu’à Lintz, oĂč elle rencontrait la ligne de l’armistice d’Allemagne. § XIII. Le gĂ©nĂ©ral Miollis, qui Ă©tait restĂ© en Toscane, commandait un corps de 5 Ă  6,000 hommes de toutes armes; la majoritĂ© de ces troupes Ă©tait des troupes italiennes. Les garnisons qu’il Ă©tait obligĂ© de laisser Ă  Livourne, Ă  Lucques, au chĂąteau de Florence, et sur divers autres points, ne lui laissaient de disponible qu’un corps de 3,5oo Ă  4,ooo hommes. Le gĂ©nĂ©ral de Damas , avec une force de 16,ooo hommes, dont8,ooo Napolitains, Ă©tait venu prendre position sur les confins de la Toscane, aprĂšs avoir traversĂ© les Ă©tats du pape. Il devait combiner ses opĂ©rations dans la Romagne et le Ferrarois, avec des troupes d’insurgĂ©s, chassĂ©s de Toscane par la garde nationale de Bologne, et par une colonne mobile qu’avait envoyĂ©e le gĂ©nĂ©ral Brune, sur la droite du PĂŽ. La retraite de l’armĂ©e autrichienne , qui , successivement , avait Ă©tĂ© 6 . MKMOIRFS DF. 84 obligĂ©e le passer le PĂŽ, le Minoio, l’Adige, la Brenta, avait dĂ©concertĂ© tons les projets des ennemis sur la rive droite du PĂŽ. Le gĂ©nĂ©ral Miollis, Ă©tabli Ă  Florence, maintenait le bon ordre dans l’intĂ©rieur; et les batteries Ă©levĂ©es Ă  Livourne, tenaient en respect les bĂątiments anglais. Les Autrichiens, qui s’étaient montrĂ©s en Toscane, s’étaient retirĂ©s, partie sur Venise pour en renforcer la garnison, et partie sur AncĂŽne. Le i 4 janvier, le gĂ©nĂ©ral Miollis, instruit qu’une division de 5 Ă  6,000 hommes du corps de Damas, s’était portĂ©e sur Sienne , dont elle avait insurgĂ© la population, sentit la nĂ©cessitĂ© de frapper un coup, qui prĂ©vĂźnt et arrĂȘtĂąt les insurrections prĂȘtes Ă  Ă©clater sur plusieurs autres points. Il profita de la faute que venait de commettre le gĂ©nĂ©ral de Damas, officier sans talent ni mĂ©rite militaire , de dĂ©tacher aussi loin de lui une partie de ses forces, et marcha contre ce corps avec 3 ,000 hommes. Le gĂ©nĂ©ral Miollis rencontra les Napolitains et les insurgĂ©s en avant de Sienne, les culbuta aussitĂŽt sur cette ville, dont il força les portes Ă  coups de canon et de hache, et passa au fil de l’épĂ©e tout ce qu’il y rencontra les armes Ă  la main. 11 fit poursuivre, plusieurs jours, les restes de ces bandes, et les rejeta au- DIPLOMATIE. - GUERRE. 85 delĂ  de la Toscane , dont il rĂ©tablit ainsi, et maintint la tranquillitĂ©. Cependant de nouvelles forces Ă©taient parties de Naples, pour venir renforcer l’armĂ©e de Al. de Damas. Le gĂ©nĂ©ral Murat, commandant en chef la troisiĂšme armĂ©e de rĂ©serve , qui venait de prendre la dĂ©nomination d’armĂ©e d’observa- tion d’Italie, et dont le quartier-gĂ©nĂ©ral Ă©tait Ă  GenĂšve, dans les premiers jours de janvier, passa le Petit-Saint-Bernard , le mont GenĂšvre et le mont CĂ©nis, et arriva, le i 3 janvier, Ă  Milan. Cette annĂ©e continua sa route sur Florence; elle Ă©tait composĂ©e des divisions Tar- reau et Mathieu, et'd’une division de cavalerie. Un des articles de la convention de TrĂ©vise, portait que la place d’AncĂŽne serait remise Ă  l’armĂ©e française. Le gĂ©nĂ©ral Mural, en consĂ©quence , eut ordre de prendre possession de celte place, de chasser les troupes napolitaines des Ă©tals du pape, et de les menacer mĂȘme dans l’intĂ©rieur du royaume de Naples. Ce gĂ©nĂ©ral, arrivĂ© Ă  Florence le 20 janvier , expĂ©dia le gĂ©nĂ©ral Paulet, avec une brigade de 3,ooo hommes de toutes armes, pour prendre possession d’AncĂŽne et de scs forts. Ce dernier passa Ă  CĂ©zeuna, le a 3 janvier, et le 27 , il prit possession des forts el de la ville d’AncĂŽne. 86 MÉMOIRES OK NAPOLÉON. Cependant le premier consul avait ordonnĂ© qu’on eĂ»t pour le pape les plus grands Ă©gards Le gĂ©nĂ©ral Murat avait mĂȘme Ă©crit de Florence, le i\ janvier, au cardinal, premier ministre de S. S., pour l’informer des intentions du prerfiiei consul, et de l’entrĂ©e de l’armĂ©e d’observation dans les Ă©tats du saint-pĂšre, afin d’occuper AncĂŽne, d’aprĂšs la convention du 16 , et de rendre Ă  sa SaintetĂ© le libre gouvernement de ses Ă©tats, en obligeant les Napolitains Ă  Ă©vacuer le chĂąteau Saint-Ange et le territoire de Rome. Il prĂ©vint aussi le cardinal, qu’il avait ordre de ne s’approcher de Rome, que dans le cas oĂč sa saintetĂ© le jugerait nĂ©cessaire. DĂšs son arrivĂ©e en Toscane, le gĂ©nĂ©ral français avait Ă©crit Ă  M. de Damas, pour lui demander les motifs de son mouvement offensif en Toscane, et lui signifier qu’il eĂ»t Ă  Ă©vacuer sur-le-champ le territoire romain. M. de Damas lui avait rĂ©pondu de Viterbe, que les opĂ©rations du corps sous ses ordres, avaient toujours dĂ» se combiner avec celles de l’armĂ©e de M. de Bellegarde; que, lorsque le gĂ©nĂ©ral Miollis avait attaquĂ© son avant-garde, Ă  Sienne, Ă  vingt-six milles de son corps d’armĂ©e, il allait se retirer sur Rome, imitant le mouvement de l’armĂ©e autrichienne, sur la Brenta ; mais que, puisqu’un armistice avait Ă©tĂ© conclu avec les niPLOMATIK. — GUEKllEr »7 Autrichiens , les troupes qu’il commandait , Ă©tant, celles d’une cour alliĂ©e de l’empereur, se trouvaient aussi en armistice avec les Français. Le gĂ©nĂ©ral Murat lui rĂ©pondit sur-le-champ, que l’armistice conclu avec l’armĂ©e autrichienne, ne concernait en rien l’armĂ©e napolitaine; qu’il Ă©tait donc nĂ©cessaire qu’elle Ă©vacuĂąt le chĂąteau Saint-Ange et les Ă©tats du pape ; que la considĂ©ration du premier consul pour l’empereur de Russie , pouvait seule protĂ©ger le roi de Naples; mais que ni l’armistice, ni le cabinet de Vienne, ne pouvaient en rien le protĂ©ger. En mĂȘme temps, le gĂ©nĂ©ral Murat mit sa petite armĂ©e en mouvement. Les deux divisions d’infanterie furent dirigĂ©es, le 28 janvier, par la route d’Arezzo, sur Foligno et Perruvio, oĂč elles arrivĂšrent le 4 fĂ©vrier. Le gĂ©nĂ©ral Paulet eut ordre de se rendre d’AncĂŽne, avec deux bataillons, Ă  Foligno, en passant par Macerata et Tolentino. Pendant ces mouvements, l’artillerie, qui se dirigeait sur Florence, par le dĂ©bouchĂ© de Pistoia, eut ordre de continuer sa route par Bologne et AncĂŽne. Ainsi le corps d’observation marchait sans son artillerie; faute qui 11e peut jamais ĂȘtre excusĂ©e, que lorsque les chemins par oĂč passe l’armĂ©e, sont absolument impraticables au canon. Or , celui de Bologne Ă  Florence n’csl pas dans ce cas, 88 MÉMOJUES DK NAPOLÉON. les voitures peuvent y passer. AussitĂŽt que l’armĂ©e napolitaine fut instruite de la marche du corps d’observation, elle se replia en toute hĂąte sous les murs de Rome. Le gĂ©nĂ©ral Paulet, dĂšs son arrivĂ©e Ă  AncĂŽne, y avait fait rĂ©tablir les autoritĂ©s et placer les couleurs du pape ; ce qui excita la reconnaissance de ce pontife , qui se hĂąta de faire Ă©crire au gĂ©nĂ©ral Murat, par le cardinal Gon- salvi, le 3 i janvier, pour lui exprimer le vij sentiment dont il Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ© pour le premier consul; auquel, dit-il, est attachĂ©e la tranquillitĂ© de la religion, ainsi que le bonheur de l'Europe. Le 9 fĂ©vrier, l’armĂ©e française Ă©tait placĂ©e sur la Neva, jusqu’à son embouchure dans le Tibre, et jusqu’aux confins des Ă©tats du roi de Naples. Enfin, aprĂšs quelques pourparlers, le gĂ©nĂ©ral Murat consentit, par Ă©gard pour la Russie, Ă  signer, le 18 fĂ©vrier, Ă  Foligno, un armistice de trente jours, entre son corps d’armĂ©e et les troupes napolitaines. D’aprĂšs cet armistice, elles durent Ă©vacuer Rome et les Ă©tats du pape. Le premier mars, Ă  la suite de l’arrivĂ©e Ă  Naples du colonel Beaumont, aide-de-camp du gĂ©nĂ©ral Murat, l’embargo fut mis sur tous les bĂątiments anglais, qui se trouvaient dans les ports de ce \ DIPLOMATIE. -GUERRE. 8f royaume. Tous les Anglais en furent expulses, et l’armĂ©e napolitaine rentra sur son territoire. Le 28 mars suivant, un traitĂ© de paix fut signe Ă  Florence, entre la rĂ©publique Irançaise et la cour de Naples,par le citoyen Alquier et le chevalier Micheroux. D’aprĂšs l’un des articles, un corps français pouvait, sur la demande du roi de Naples, ĂȘtre mis Ă  sa disposition, pour garantir ce royaume des attaques des Anglais et des Turcs. En vertu de ce mĂȘme article, le gĂ©nĂ©ral Soult fut envoyĂ©, le 2 avril, avec un corps de 10 Ă  12,000 hommes, pour occuper Otrante, Brandisi, Tarente, et tout le bout de la presqu’üle , afin d’établir des communications plus faciles avec l’armĂ©e d’Égypte. Ce corps arriva Ă  sa destination vers le 25 avril. Dans le courant de ce mois, la Toscane fut remise au roi d’Étrurie , conformĂ©ment au traitĂ© de LunĂ©ville, et Ă  celui conclu entre la France et l’Espagne. Cependant les Anglais occupaient encore l’ile d’Elbe. Le premier mai, le colonel Marietty, parti de Bastia avec 600 hommes , dĂ©barqua prĂšs de Marciana, dans cette Ăźle, pour en prendre possession, d’aprĂšs le traitĂ© conclu avec le roi de Naples. Le lendemain, il entra Ă  Porto-Longone, aprĂšs avoir chassĂ© un rassemblement considĂ©rable de paysans insurgĂ©s , d’Anglais et de dĂ©serteurs, Il t - T-^ ' ,t; - ;UYY*'"-’ ,' ; f,"Jpf*’9f^;.. ; " ,-r 4&ĂȘ$iĂźr **- - ; ‱ ' ' ; M l j/ - -üÇ-'ir i. ^ ‱‱**^ij3i JĂŻ* ,. 'n&.uil Wt , i >!v *i4tȍj-, ^ -I^y ? ! S ; 5>Ô»£' X-ĂŻ , .-.. 7 ^bĂ»'^Kt]n,tt \» .!>. ;/h-4 as; v ‱ ‱‱ ;*‱ . ‱ ' V y*"- u â–ș .a '> T! . .a'ipffT -»‹>. *»;' * -y .. ; .vĂź ? W im aĂź.»I *?‹»* ,*> Ăčt>, -Y ‱>ÂŁ *;.;‱ -us-tjĂźj. ?3’t iU Y iwrix s -?ii* ‱‱ J wu ?>*.*&* y *>?? . Y-»;,; ‹» > - -v . . . ’‱‱ ^yĂź i ‱ v; . 'ĂźC'‱‱ -, ,. SW»'- f'Ü* ; ,\\ hrwTS—.Y wtts^uunV vniow-Ali . -r JV. . MÉMOIRES DE NAPOLÉON. BATAILLE NAVALE D'ABOUKIR Or. que l’on pense Ă  Londres de l’expĂ©dition qui se prĂ©pare dans les ports de France. — Mouvement des escadres anglaises dans la MĂ©diterranĂ©e, en mai, juin et juillet. — Chances pour et contre les armĂ©es navales françaises et anglaises, si elles se fussent rencontrĂ©es en route. — L’escadre française reçoit l’ordre d’entrer dans le port vieux d’Alexandrie. Elle s’embosse dans la rade d’Aboukir. — NapolĂ©on apprend qu’elle est restĂ©e Ă  ' Aboukir. Son Ă©tonnement. — L’escadre française t> embossĂ©e est reconnue par une frĂ©gate anglaise. *— Bataille d’Aboukir. — § r r . L’on apprit tout Ă  la fois en Angleterre qu’un armement considĂ©rable se prĂ©parait Ă  364 MEMOIRES lE NAPOLÉON. Brest, Toulon, GĂȘnes, Civita-Vecehia; que l’escadre espagnole de Cadix s’armait avec acti-. vite ; et que des camps nombreux se formaient sur l’Escaut, sur les cĂŽtes du Pas-de-Calais, de Normandie et de Bretagne. NapolĂ©on, nommĂ© gĂ©nĂ©ral en chef de l’armĂ©e d’Angleterre, parcourait toutes les cĂŽtes de l’ocĂ©an, et s’arrĂȘtait dans tous les ports. Il avait rĂ©uni prĂšs de lui, Ă  Paris, tout ce qui restait des anciens officiers de marine , qui avaient acquis un nom pendant la guerre d’AmĂ©rique , tels que Buhor, Marigny, etc. Ils ne justifiĂšrent pas leur rĂ©putation. Les intelligences que la France avait avec les Irlandais-unis, ne pouvaient ĂȘtre tellement secrĂštes, que le gouvernement anglais n’en sĂ»t quelque chose. Lu premiĂšre opinion du cabinet de Saint-James, fut que tous ces prĂ©paratifs se dirigeaient contre l’Angleterre et l’Irlande; et que la France voulait profiter de la paix, qui venait d’ĂȘtre rĂ©tablie sur le continent, pour terminer cette longue lutte par une guerre corps Ă  corps. Ce cabinet pensait que les armements, qui avaient lieu en Italie, ne se faisaient que pour donner le change; que la flotte de Toulon passerait le dĂ©troit, opĂ©rerait sa jonction avec la flotte espagnole Ă  Cadix ; qu’elles arriveraient ensemble devant Brest, et conduiraient une armĂ©e en Angleterre et une antre fl ata n’AflouKin. if5 en Irlande. Dans cette incertitude , l’amirautĂ© anglaise se contenta d’équiper, en tome lrĂąte, une nouvelle escadre; et aussitĂŽt qu’elle apprit que NapolĂ©on Ă©tait parti de Toulon, elle expĂ©dia l’amiral Itogeravec dix vaisseaux de guerre, pour renforcer l’escadre anglaise devant Cadix , oĂč commandait l’amiral lord Saint-Vincent, qui, par ce renfort, se trouva avoir une escadre de vingt-huit Ă  trente vaisseaux. Une autre d'Ă©gale force Ă©tait devant Brest. L’amiral Saint-Vincent tenait, dans la MĂ©diterranĂ©e, une escadre lĂ©gĂšre de trois vaisseaux , qui croisait entre les cĂŽtes d’Espagne, de Ihovenee et de Sardaigne, afin de recueillir des renseignements, et de surveiller cette mer. Le corvettes ou avisos. L’escadre anglaise Ă©tait forte de treize vaisseaux,dont un de 5 o canons, tous les autres de 74. Ils avaient Ă©tĂ© armĂ©s trĂšs Ă  la hĂąte, et Ă©taient en mauvais Ă©tat. Nelson n’avait BATAILLE NAVALE J’aBOUKIR. 1 6 f pas defrĂ©gates. On comptait, dans l’escadrefran çaise, un vaisseau de 120 canons et trois de 80. Un convoi de plusieurs centaines de voiles, Ă©tait sous l’escorte de cette escadre. Il Ă©tait particuliĂšrement sous la garde de deux vaisseaux de64, de quatre frĂ©gates de 18, de construction vĂ©nitienne, et d’une vingtaine de bricks ou avisos. L’escadre française, profitant du grand nombre de bĂątiments lĂ©gers qu’elle avait, s’éclairait trĂšs au loin; de sorte que le convoi n’avait rien Ă  craindre, et pouvait, aussitĂŽt qu’on aurait reconnu l’ennemi, prendre la position la plus convenable, pour rester Ă©loignĂ© du combat. Chaque vaisseau français avait Ă  son bord 5 oo vieux soldats, parmi lesquels une compagnie d’artillerie de terre. Depuis un mois qu’on Ă©tait embarquĂ©, on avait, deux fois par jour, exercĂ© les troupes de passage Ă  la manƓu vre du canon. Sur chaque vaisseau de guerre, il y avait des gĂ©nĂ©raux, qui avaient du caractĂšre, l’habitude du feu , et Ă©taient accoutumĂ©s aux chances de la guerre. L’hypothĂšse d’une rencontre avec les Anglais, Ă©tait 1 objet de toutes les conversations. Les capitaines de vaisseaux avaient l’ordre, en ce cas, de considĂ©rer, comme signal permanent et constant, celui de prendre part au combat et de soutenir ses voisins. MÉMOIRES DE NAPOLEON. > 7 ° L’escadre de Nelson Ă©tait une des plus mauvaises que l’Angleterre eĂ»t mises en mer dans ces derniers temps. § IV. L’escadre française reçut l’ordre d’entrer Ă  Alexandrie ; elle Ă©tait nĂ©cessaire Ă  l’armĂ©e et aux projets ultĂ©rieurs du gĂ©nĂ©ral en chef. Lorsque les pilotes turcs dĂ©clarĂšrent qu’ils ne pouvaient faire entrer des vaisseaux de 74, et Ă  plus forte raison de 80 canons, dans le port vieux , l’étonnement fut grand. Le capitaine BarrĂ©, officier de marine trĂšs-distinguĂ©, charge de vĂ©rifier les passes, dĂ©clara positivement le contraire. Les vaisseaux de 64 et les frĂ©gates entrĂšrent sans difficultĂ©; mais l’amiral et plusieurs officiers de marine persistĂšrent Ă  penser qu’il fallait faire une nouvelle vĂ©rification, avant d’y exposer toute l’escadre. Comme les vaisseaux de guerre avaient Ă  bord l’artillerie et les munitions de l’armĂ©e, et que la brise Ă©tait assez forte, l’amiral proposa de tout dĂ©barquer Ă  Aboukir, dĂ©clarant que trente-six heures suffiraient pour cela, tandis qu’il lui faudrait cinq Ă  six jours pour faire cette opĂ©ration, en restant Ă  la voile. NapolĂ©on, en partant d’Alexandrie pour mar- BATAILLE NAVALE d’aBOUKIR. l'Jl cher Ă  la rencontre des Mamelucks, rĂ©itĂ©ra Ă  l’amiral l’ordre d’entrer dans le port d’Alexandrie, et, dans le cas oĂč il le croirait impossible, de se rendre Ă  Corfou , oĂč il recevrait de Constantinople , des ordres du ministre français Talleyrand, et de se porter de lĂ  Ă  Toulon, si ces ordres tardaient trop Ă  lui arriver. L’escadre pouvait entrer dans le port vieux d’Alexandrie. Il fut reconnu qu’un vaisseau tirant vingt-un pieds d’eau , le pouvait sans danger. Ceux de 74, qui tirent vingt-trois pieds, n’auraient donc Ă©tĂ© obligĂ©s que de s’allĂ©ger de deux pieds ; les vaisseaux de 80, tirant vingt- quatre pieds et demi, se seraient allĂ©gĂ©s de trois pieds et demi; et, enfin, le vaisseau Ă  trois ponts, tirant vingt-sept pieds, aurait dĂ» s’aliĂ©ner de six pieds. Ces allĂ©gements pouvaient avoir lieu sans inconvĂ©nient, soit en jetant l’eau Ă  la mer, soit en diminuant l’artillerie. Un vaisseau de 74 peut ĂȘtre rĂ©duit Ă  un tirant d’eau de., en ĂŽtant seulement son eau et ses vivres, et Ă  celui de., en ĂŽtant son artillerie. Ce moyen fut proposĂ© par les officiers de marine Ă  l’amiral. 11 rĂ©pondit que, si tous lĂ©s treize vaisseaux Ă©taient de 74» ^ aurait recours Ă  cet expĂ©dient; mais qu’ayant un vaisseau de J io canons et trois de 80, il courrait les chances, une fois entrĂ© dans le port, de MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 1 72 n’en pouvoir plus sortir, et d’ĂȘtre bloquĂ© par une escadre de huit ou neuf vaisseaux anglais, puisqu’il lui serait impossible d’installer les trois vaisseaux de 80 et l’Orient, de maniĂšre Ă  ce qu’ils pussent combattre, Ă©tant rĂ©duits au tirant d’eau, qui leur permettait de traverser les passes. Cet inconvĂ©nient en lui-mĂȘme Ă©tait lĂ©ger ; les vents qui rĂ©gnent dans ces parages rendaient impossible un blocus rigoureux, et il suffisait que l’escadre eĂ»t vingt-quatre heures devant elle, aprĂšs la sortie des passes, pour pouvoir complĂ©ter son armement. Il y avait d’ailleurs un moyen naturel. C’était de construire Ă  Alexandrie quatre demi-chameaux propres k faire gagner deux pieds aux vaisseaux de 80 et, quatre Ă  celui de 120. La construction de ces quatre chameaux, pour obtenir un si petit rĂ©sultat, n’exigeait pas de grands travaux. Le Rivoli, construit Ă  Venise, est sorti fout armĂ© du Malomoko, sur un chameau, qui lui a fait gagner sept pieds, de sorte qu’il 11e tirait plus que seize pieds. Peu de jours aprĂšs sa sortie, il s’est battu aussi-bien que possible contre un vaisseau et une corvette anglaise. Il y avait dans Alexandrie des vaisseaux, des frĂ©gates et quatre cents bĂątiments de transport; ce qui offrait tous les matĂ©riaux dont on pouvait avoir besoin. I/on avait un bon nombre d’ingĂ©nieurs BATAILLE NAVALE o’ABOUKIR. 1^3 fie la marine, entre autres M. Leroy, qui a passĂ© sa vie dans les chantiers de construction. Lorsque la commission chargĂ©e de vĂ©rifier le .rapport du capitaine BarrĂ© eut terminĂ© cette opĂ©ration , l’amiral en envoya le rapport au gĂ©nĂ©ral en chef. Mais il ne put arriver assez Ă  temps pour en avoir la rĂ©ponse, les communications ayant Ă©tĂ© interceptĂ©es pendant un mois, jusqu Ă  la prise du Caire. Si le gĂ©nĂ©ral en chef avait reçu ce rapport, il aurait rĂ©itĂ©rĂ© l’ordre d’entrer dans le port en s'allĂ©geant, et prescrit, Ă  Alexandrie, les ouvrages nĂ©cessaires pour la sortie de l'escadre. Mais enfin, puisque l’amiral avait ordre, en cas qu’il ne pĂ»t entrer dans le port, de se rendre Ă  Corfou, *1 se trouvait juge compĂ©tent et arbitre de sa conduite. Corfou avait une bonne garnison française et des magasins de biscuit et de viande pour six mois; l’amiral eĂ»t touchĂ© la cote d’Albanie, d’oĂč il aurait tirĂ© des vivres; et enfin ses instructions l’autorisaient Ă  se rendre de lĂ  Ă  Toulon, oĂč il y avait 5 Ă  6,000 hommes appartenant aux rĂ©giments qui Ă©taient eu %yi te - C’étaient des soldats rentrĂ©s de permission ou des hĂŽpitaux, et diffĂ©rents dĂ©tachements qtii avaient rejoint cette place aprĂšs le dĂ©part de l’expĂ©dition. Brueis ne fit rien de tout cela il sent- 174 MÉMOIRES DF, NAPOLÉON. bossa dans la racle d’Aboukir, et envoya Ă  Rosette demander du riz et des vivres. On varie beaucoup sur les causes qui portĂšrent cet amiral Ă  s’obstiner Ă  rester dans cette mau-, vaise rade. Quelques personnes ont pensĂ© qu’aprĂšs avoir jugĂ© qu’il lui Ă©tait impossible de faire entrer son escadre Ă  Alexandrie, il dĂ©sirait, avant de quitter l’armĂ©e de terre, d’ĂȘtre assurĂ© de la prise du Caire, et de n’avoir plus d’inquiĂ©tude sur la position de cette armĂ©e. Brueis Ă©tait fort attachĂ© au gĂ©nĂ©ral en chef; les communications avaient Ă©tĂ© interceptĂ©es; et, comme c’est l’ordinaire en pareille circonstance, il courait les bruits les plus fĂącheux sur les derr riĂšres de l’armĂ©e. Cependant cet amiral avait appris le succĂšs de la bataille des Pyramides et l’entrĂ©e triomphante des Français au Caire le 29 juillet. Il paraĂźt qu’alors, ayant attendu un mois, il voulut encore attendre quelques jours et recevoir des nouvelles directes, du gĂ©nĂ©ral en chef. Les ordres qu’avait l’amiral Ă©tant positifs, de tels motifs n’étaient pas suffisants pour justifier sa conduite. Il ne devait, dans aucun cas, garder une position oĂč son escadre n’H tait pas en siiretĂ©. Il eĂ»t conciliĂ© les solli-, citudes que lui causaient les faux bruits sur l’armĂ©e, et ce qu’il devait Ă  la sĂ»retĂ© de sont escadre, en croisant entre les cĂŽtes d’Égypte et NAVALE d’aBOIJKIR. I^f de Caramanic, et en envoyant prendre des renseignements sur celles de Damiette , ou sur tout autre point, d’oĂč il eĂ»t pu avoir des nouvelles de l’armĂ©e et d’Alexandrie. § V. AussitĂŽt que l’amiral eut dĂ©barquĂ© l’artillerie et ce qu’il avait Ă  l’armĂ©e de terre, ce qui fut l’affaire de quarante-huit heures, il devait lever l’ancre, et se tenir Ă  la voile, soit qu’il attendĂźt de nouveaux renseignements pour entrer dans le port d’Alexandrie, soit qu’il attendĂźt des nouvelles de l’armĂ©e avant de quitter ces parages. Mais il se mĂ©prit entiĂšrement sur sa position. Il employa plusieurs jours Ă  rectifier sa ligne d’embossage; il appuya sa gauche derriĂšre la petite Ăźle d’Aboukir; et, la croyant inattaquable, il y plaça ses plus mauvais vaisseaux, le Guerrier et le ConquĂ©rant. Ce dernier, le plus vieux de toute l’escadre , ne portait, Ă  sa batterie basse, que du 18. Il fit occuper la petite Ăźle, et construire une batterie de deux piĂšces de Il plaça, au centre, ses meilleurs vaisseaux, l’Orient, le Francklin, le Tonnant, et Ă  l’extrĂ©mitĂ© de sa droite, le GĂ©nĂ©reux, un des meilleurs et des mieux commandĂ©s de l’escadre. Craignant pour sa droite , il la fit 176 MEMOIRES 1 E NAPOLÉON. soutenir par le Guillaume-Tell, son troisiĂšme vaisseau de 80. L’amiral Brueis, dans cette position, ne craignait pas d’ĂȘtre attaquĂ© par sa gauche, qui Ă©tait appuyĂ©e par l’üle; il craignait davantage pour sa droite. Mais, si l’ennemi se portait sur elle, il perdait le vent. Dans ce cas, il paraĂźt que l’intention deBrueisĂ©tait d’appareiller avec son centre et sa gauche. II considĂ©ra cette gauche comme tellement Ă  l’abri de toute attaque, qu’il ne jugea pas nĂ©cessaire de la faire protĂ©ger par le feu de l’üle. La faible batterie qu’il y fit Ă©tablir, n’avait d’autre but que d’empĂȘcher l’ennemi d’y dĂ©barquer. Si l’amiral avait mieux connu sa situation , il eĂ»t Ă©tabli, dans cette Ăźle, une vingtaine de piĂšces de 36 et huit ou dix mortiers; il eĂ»t fait mouiller sa gauche auprĂšs d’elle; il eĂ»t rappelĂ© d’Alexandrie les deux vaisseaux de 64, qui auraient fait deux excellentes batteries flottantes, et qui, tirant moins d’eau que les autres vaisseaux, auraient encore pu s’approcher davantage de l’üle; enfin il eĂ»t tirĂ© d’Alexandrie 3,000 matelots du convoi, qu’il eĂ»t distribuĂ©s sur ses vaisseaux, pour en renforcer les Ă©quipages. Il eut recours, il est vrai, Ă  cette ressource; mais ce ne fut qu’au dernier moment, et lorsque le combat Ă©tait engagĂ© ; de sorte que cela 11e fit qu’accroĂźtre le dĂ©sordre. Il se fit bataille navale d’abotjkir. 177 une illusion complĂšte sur la force de sa ligne d’embossage. § VI. 0 AprĂšs le combat de Rhamanieh, les Arabes du BaĂŻrĂ© interceptĂšrent toutes les communications d’Alexandrie avec l’armĂ©e ce ne fut qu’à la nouvelle de la bataille des Pyramides et de la prise du Caire, que, craignant le ressentiment de l’armĂ©e française, ils se soumirent. Le 27 juillet, surlendemain de son entrĂ©e au Caire, NapolĂ©on reçut, pour la premiĂšre fois, des dĂ©pĂȘches d’Alexandrie et la correspondance de l’amiral. Son Ă©tonnement fut grand d’apprendre que l’escadre n’était pas en sĂ»retĂ©, qu’elle ne se trouvait ni dans le port d’Alexandrie, ni dans celui de Corfou , ni mĂȘme en chemin pour Toulon ; mais qu’elle Ă©tait dans la rade d’Aboukir, exposĂ©e aux attaques d’un ennemi supĂ©rieur. Il expĂ©dia, de l’armĂ©e, son aide de camp Julien Ă  l’amiral, pour lui faire connaĂźtre tout son mĂ©contentement, et lui prescrire d’appareiller sur le champ et d’entrer Ă  Alexandrie, ou de se rendre Ă  Corfou. Il lui rappelait que toutes les ordonnances de la marine dĂ©fendent de recevoir le combat dans une rade ouverte. Le chef d’escadron Julien partit le 27 , Ă  sept heu- MĂ©moires. — Gourgaud—Tome U. I 2 Ăźytt MÉMOIRES DF. NAPOLÉON. res du soir, il n’aurait pu arriver que le 3 ou 4 aoĂ»t; la bataille eut lieu du i cr au 2 . Cet officier Ă©tant parvenu prĂšs de TĂ©ramĂ©e, un parti d’Arabes surprit la d’Jerme sur laquelle il Ă©tait, et ce brave jeune homme fut massacrĂ©, en dĂ©fendant courageusement les dĂ©pĂȘches dont il Ă©tait porteur , et dont il connaissait l’importance. § VII. L’amiral Brueis restait inactif dans la mauvaise position oĂč il s’étaif placĂ©. Une frĂ©gate anglaise, dĂ©tachĂ©e depuis vingt jours de l’escadre de Nelson, et qui le cherchait, se prĂ©senta devant Alexandrie, vint Ă  Aboukir reconnaĂźtre toute la ligne d’embossage, et le fit impunĂ©ment; pas un vaisseau, pas un brick, pas une frĂ©gate n’était Ă  la voile. Cependant l’amiral avait plus de trente bĂątiments lĂ©gers dont il aurait pu couvrir la mer ; tous Ă©taient Ă  l’ancre. Les principes de la guerre voulaient qu’il restĂąt Ă  la voile avec son escadre entiĂšre, quels que fussent ses projets ultĂ©rieurs. Mais au moins devait-il tenir Ă  la voile une escadre lĂ©gĂšre de deux ou trois vaisseaux de guerre, de huit ou dix frĂ©gates ou avisos , pour empĂȘcher aucun bĂątiment lĂ©ger anglais de l’observer, et pour BATAIIXE HmiK o’aROUKIR. j i^q ĂȘtre instruit d’avance de l’arrivĂ©e de l’ennemi. La fatalitĂ© l’entraĂźnait. § VIIf. Le 3i juillet, Nelson dĂ©tacha deux de ses vaisseaux, qui vinrent reconnaĂźtre la ligne d’embossage française,sans ĂȘtre inquiĂ©tĂ©s. Le i er aoĂ»t, 1 escadre anglaise apparut vers les trois heures aprĂšs midi, avec toutes voiles dehors. Il ventait grand frais des vents, qui sont constants dans cette saison. L’amiral Brueis Ă©tait Ă  dĂźner, une partie des Ă©quipages Ă  terre, le branle- bas n’était fait sur aucun vaisseau. L’amiral fit sur-le-champ le signal de se prĂ©parer au combat. Il expĂ©dia un officier Ă  Alexandrie pour demander les matelots du convoi peu aprĂšs, il fit le signal de se tenir prĂȘt Ă  mettre Ă  la voile; mais l’escadre ennemie arriva avec tant de rapiditĂ©, qu’on eut Ă  peine le temps de faire le branle-bas; et on le fit avec une nĂ©gligence extrĂȘme. Sur l’Orient mĂȘme , que montait l’amiral, des cabanes, construites sur les dunettes pour loger des officiers de terre pendant la traversĂ©e, ne furent pas dĂ©truites; on les laissa remplies de matelas Ă©t de sceaux de peinture et de goudron. Sur le Guerrier et sur le ConquĂ©rant, une seule batterie fut dĂ©gagĂ©e. Celle du cĂŽtĂ© de terre ‱i. l 8 o MÉMOIRES DE NAPOLÉON. fut encombrĂ©e de tout ce dont l’autre avait Ă©tĂ© dĂ©barrassĂ©e, de sorte que, lorsqu’ils furent tournĂ©s, ces batteries ne purent faire feu. Cela surprit tellement les Anglais, qu’ils envoyĂšrent reconnaĂźtre la raison de cette contradiction ; ils voyaient le pavillon français flotter, sans qu’aucune piĂšce fĂźt feu. La partie des Ă©quipages qui avait Ă©tĂ© dĂ©tachĂ©e, eut Ă  peine le temps de retourner Ă  bord. L’amiral, jugeant que l’ennemi ne serait Ă  la portĂ©e du canon que vers six heures, supposa qu’il n’attaquerait que le lendemain , d’autant plus qu’il ne dĂ©couvrait que onze vaisseaux de 74; les deux autres avaient Ă©tĂ© dĂ©tachĂ©s sur Alexandrie, et ne rejoignirent Nelson que sur les huit heures du soir. Brueis ne crut point que les Anglais l’attaquassent le jour mĂȘme, et avec onze vaisseaux seulement. L’on pense que d’abord il eut Je projet d’appareiller , mais qu’il tarda d’en donner l’ordre, jusqu’à ce que les matelots qu’il attendait d’Aboukir fussent embarquĂ©s. Alors la canonnade Ă©tait engagĂ©e, et un vaisseau anglais avait Ă©chouĂ© sur nie, ce qui donnait Ă  Brueis un nouveau degrĂ© de confiance. Les matelots demandĂ©s Ă  Alexandrie, 11’arrivĂšrent que vers huit heures; on se canonnait dĂ©jĂ  sur plusieurs vaisseaux. Dans le tumulte, l’obscuritĂ© ,ui] grand nombre d’entre eux restĂšrent BATAILLE NAVALE DABOUKIR. ]8l sur le rivage et ne s’embarquĂšrent point. Le projet de l’amiral anglais Ă©tait d’attaquer de vaisseau Ă  vaisseau , chaque bĂątiment anglais jetant l’ancre par l’arriĂšre, et se plaçant en travers de la proue des Français. Le hasard changea cette disposition. Le Culloden, destinĂ© Ă  attaquer le Guerrier, voulant passer entre sa gauche et l’üle, Ă©choua. Si l’üle avait Ă©tĂ© armĂ©e de quelques grosses piĂšces, ce vaisseau Ă©tait pris. Le Goliath, qui le suivait, manƓuvrant pour se mouiller en travers de la proue du Guerrier, fut entraĂźnĂ© par le vent et le courant, et ne jeta l’ancre qu’a prĂšs avoir dĂ©passĂ© et tournĂ© ce vaisseau. S’apercevant alors que la batterie gauche du ConquĂ©rant ne lirait pas, par le motif expliquĂ© plus haut, il se plaça bord Ă  bord avec lui, et le dĂ©sempara en peu de temps. Le ZĂ©lĂ©, deuxiĂšme vaisseau anglais, suivit le mouvement du Goliath, et, se mouillant bord Ă  bord du Guer-' rier, qui 11e pouvait pas rĂ©pondre Ă  son feu, il le dĂ©mĂąta promptement. UOrion , troisiĂšme vaisseau anglais, exĂ©cuta la mĂȘme manƓuvre; mais, dans son mouvement, il fut retardĂ© par l’attaque d’une frĂ©gate française, et vint se mouiller entre le Francklin et le Peuple souverain. Le Fanguard, vaisseau amiral anglais, jeta l’ancre par le travers du Spartiate, troisiĂšme vaisseau français. La DĂ©fense, le Ilellero- 1 J 82 MÉMOIRES DE KAPOLÉON. phon, le Majestueux et le Minolaure suivirent le mĂȘme mouvement, et engagĂšrent le centre de la ligne française jusqu’au Tonnant, son huitiĂšme vaisseau. L’amiral et ses deux matelots formaient une ligne de trois vaisseaux fort supĂ©rieurs Ă  ceux des Anglais. Le feu fut terrible, le Bellerophon dĂ©gréé, dĂ©mĂątĂ© et obligĂ© d’amener. Plusieurs autres bĂątiments anglais furent obligĂ©s de s’éloigner ; et si, dans ce moment, le contre-amiral Villeneuve, qui commandait l’aile droite française, eĂ»t coupĂ© ses cĂąbles, et fĂ»t tombĂ© sur la ligne anglaise, avec les cinq vaisseaux, qui Ă©taient sous ses ordres, l’Heureux, le TimolĂšon , le Mercure, le Guillaume - Tell, le GĂ©nĂ©reux, et les frĂ©gates la Diane et la Justice', elle eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©truite. Le Culloden Ă©tait Ă©chouĂ© sur le banc de BĂ©quiĂšres , et le LĂšandre occupĂ© Ă  tĂącher de le relever. L’Alexandre , le Switsfure et deux autres vaisseaux anglais, voyant que notre droite ne bougeait pas, et que le centre de la ligne anglaise Ă©tait maltraitĂ©, s’y portĂšrent. L’Alexandre remplaça le Bellerophon, et le Switsfure attaqua le Franchlin. Le LĂ©andre , qui jusque alors avait Ă©tĂ© occupĂ© Ă  relever le Culloden, appelĂ© par le danger que courait le centre, s’y porta pour le renforcer. La victoire n’était rien moins que dĂ©cidĂ©e. Le Guerrier et le ConquĂ©rant ne tiraient plus, BATAILLE NAVALE 1>’abĂŒ1KIR. 1 83 niais c’étaient les plus mauvais vaisseaux de l’escadre; ef, du cĂŽtĂ© des Anglais, le Culloden et le Bellerophon, Ă©taient hors de service. Le centre de la ligne française avait occasionĂ©, par la grande supĂ©rioritĂ© de son feu, beaucoup plus de dommage aux vaisseaux opposĂ©s, qu’il n en avait reçu. Les Anglais n’avaient que des vaisseaux de 74 et de petit modĂšle. Il Ă©tait prĂ©sumable , que le feu se soutenant ainsi toute la nuit, l’amiral Villeneuve appareillerait enfin au jour ; et l’on pouvait encore espĂ©rer les plus heureux rĂ©sultats de l’attaque de cinq bons vaisseaux, qui 11’avaient encore tirĂ© ni reçu aucun Mais, Ă  onze heures, le feu prit Ă  l’Orient , et ce bĂątiment sauta en l’air. Cet accident imprĂ©vu dĂ©cida de la victoire. Son Ă©pouvantable explosion suspendit, pendant un quart-d’heure, le combat. Notre ligne recommença le feu, sans se laisser abattre parce cruel spectacle. Le Francklin, le Tonnant, le Peuple souverain , le Spartiate, l’Aquilon, soutinrent le feu jusqu’à trois heures du matin. De trois Ă  cinq heures, il se ralentit de part et d’autre. Entre cinq et six heures, il redoubla et devint terrible. Qu’eiit-ce Ă©tĂ©, si l’Orient n’avait point sautĂ©? Enfin, Ă  midi, le combat durait encore , et ne se termina qu’à deux heures. Ce fut alors seulement que Villeneuve parut se rĂ©veil- 184 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 1er et s’apercevoir que l’on se battait depuis vingt heures. Il coupa ses cĂąbles et prit le large, emmenant le Guillaume-Tell qu’il montait, le GĂ©nĂ©reux et les frĂ©gates la Diane et la Justice. Les trois autres vaisseaux de son aile se jetĂšrent Ă  la cĂŽte sans se battre. Ainsi, malgrĂ© le terrible accident de l’Orient, malgrĂ© la singuliĂšre inertie de Villeneuve, qui empĂȘcha cinq vaisseaux de^tirer un seul coup de canon, la perte et le dĂ©sordre des Anglais furent tels que, vingt- quatre heures aprĂšs la bataille, le pavillon tricolore flottait encore sur le Tonnant ; Nelson n’avait plus aucun vaisseau en Ă©tat de l’attaquer. Non-seulement le Guillaume - Tell et le GĂ©nĂ©reux, ne fuient suivis par aucun vaisseau anglais, mais encore les ennemis, dans l’état de dĂ©labrement oĂč ils Ă©taient, les virent partir avec plaisir. L’amiral Brueis dĂ©fendit avec opiniĂątretĂ© l’honneur du pavillon français; plusieurs fois blessĂ©, il ne voulut point descendre Ă  l’ambulance. Il mourut sur son banc de quart, en donnant des ordres. Casablanca, Thevenard et du PeLit-Thouars acquirent de la gloire dans cette malheureuse journĂ©e. Le contre-amiral Villeneuve, au dire de Nelson et des Anglais, pouvait dĂ©cider la victoire, mĂȘme aprĂšs l’accident de J Orient. A minuit encore, s’il eĂ»t appareillĂ© et pris part au combat avec les vais- bataille navale n’ aboukir. !85 seaux de son aile, il pouvait anĂ©antir l’escadre anglaise; mais il resta paisible spectateur du combat! Le contre-amiral Villeneuve Ă©tant brave et bon marin, on se demande la raison de cette singuliĂšre conduite? Il attendait des ordres!... On assure que l’amiral français lui donna celui d appareiller, et que la fumĂ©e l’empĂȘcha de l’apercevoir. Mais fallait-il donc un ordre pour prendre part au combat et secourir ses camarades ?... L’Orient a sautĂ© Ă  onze heures; depuis ce temps, jusqu’à deux heures aprĂšs midi, c’est-Ă - dire pendant treize heures , on s’est battu. C’était alors Villeneuve qui commandait; pourquoi donc n’a-t-il rien fait? Villeneuve Ă©tait d’un caractĂšre irrĂ©solu et sans vigueur. § IX. Les Ă©quipages des trois vaisseaux qui s’échouĂšrent, et des deux frĂ©gates, dĂ©barquĂšrent sur la plage d’AboulĂ»r. Une centaine d’hommes se sauvĂšrent de l’Orient , et un grand nombre de matelots des autres vaisseaux se rĂ©fugiĂšrent Ă  terre, au moment oĂč l’affaire Ă©tait dĂ©cidĂ©e, en profitant du dĂ©sordre des ennemis. L’armĂ©e se recruta par-lĂ  de 3,5oo hommes; on en forma une lĂ©gion nautique forte de trois bataillons, et l8 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. qui fut portĂ©e Ă  j ,800 hommes. Les autres recrutĂšrent l’artillerie , l’infanterie et la cavalerie. Le sauvetage se fit avec activitĂ© ; on retira beaucoup de piĂšces d’artillerie, des munitions, des mĂąts et d’autres piĂšces de bois, qui furent utiles dans l’arsenal d’Alexandrie. Il nous resta dans le port, les deux vaisseaux le Causse et le Dubois, quatre frĂ©gates de construction vĂ©nitienne, trois frĂ©gates de construction française, tous les bĂątiments lĂ©gers et tous ceux du convoi. Quelques jours aprĂšs la bataille, Nelson appareilla et quitta les parages d’Alexandrie, laissant deux vaisseaux de guerre pour bloquer le port. Quarante bĂątiments napolitains du convoi sollicitĂšrent et obtinrent du commandant d’Alexandrie la permission de retourner chez eux;le commandant de la croisiĂšre anglaise les rĂ©unit autour de lui, en retira les Ă©quipages et initie feu aux bĂątiments. Celle violation du droit des gens tourna, contre les Anglais les Ă©quipages des convois italien et français virent qu’ils 11’avaient plus de ressources que dans le succĂšs de l’armĂ©e française, et prirent leur parti avec rĂ©solution. Nelson fut reçu en triomphe dans le port de Naples. La perte de la bataille d’Aboukir eut une grande influence sur les affaires d’Egypte, et mĂȘme sur celles du monde. La fiolle française BATAILLK NAVALK d’abOUKIR. 187 sauvĂ©e, l’expĂ©dition de Syrie n’éprouvait point d’obstacle; l’artillerie de siĂšge se transportait sĂ»rement et facilement au-delĂ  du dĂ©sert, et Saint-Jean-d’Acre n’arrĂȘtait point l’armĂ©e française. La flotte française dĂ©truite, le divan s’enhardit Ă  dĂ©clarer la guerre Ă  la France. L’armĂ©e perdit un grand appui, sa position en Égypte changea totalement, et NapolĂ©on dut renoncer Ă  l’espoir d’assurer Ă  jamais la puissance française dans l’Occident, par les rĂ©sultats de l’expĂ©dition d’Égypte. § X. Depuis que les moindres vaisseaux que l’on met en ligne sont ceux de 74,’les armĂ©es navales de la France, de l’Angleterre, de l’Espagne , n’ont pas Ă©tĂ© composĂ©es de plus de trente vaisseaux. Il y en a eu cependant qui, momentanĂ©ment, ont Ă©tĂ© plus considĂ©rables. Une escadre de trente vaisseaux de ligne est, sur mer, ce que serait, sur terre, une armĂ©e de 120,000 hommes. Une armĂ©e de 120,000 hommes est une grande armĂ©e, quoiqu’il y en ait eu de plus fortes. Une escadre de trente vaisseaux a tout au plus le cinquiĂšme d’hommes d’une armĂ©e de 120,000 hommes. Elle a cinq fois plus d’artillerie et d’un calibre trĂšs- supĂ©rieur. Le matĂ©riel occasionne Ă  peu prĂšs i88 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. les mĂȘmes dĂ©penses. Si l’on compare le matĂ©riel de toute l’artillerie de 120,000 hommes, des charrois, des vivres, des ambulances, avec celui de trente vaisseaux, les deux dĂ©penses sont Ă©gales ou Ă  peu prĂšs. En calculant, dans l’armĂ©e de terre, 20,000 hommes de cavalerie, et 20,000 d’artillerie ou des Ă©quipages, l’entretien de cette armĂ©e est incomparablement plus dispendieux que celui de l’armĂ©e navale. La France pouvait avoir trois flottes de trente vaisseaux , comme trois armĂ©es de 120,000 hommes. La guerre de terre consomme en gĂ©nĂ©ral plus d’hommes que celle de mer; elle est plus pĂ©rilleuse. Le soldat de mer, sur une escadre, ne se bat qu’une fois dans une campagne, le soldat de terre se bat tous les jours. Le soldat de mer, quels que soient les fatigues et les dangers attachĂ©s Ă  cet Ă©lĂ©ment, en Ă©prouve beaucoup moins que celui de terre il ne souffre jamais de la faim, de la soif, il a toujours avec lui son logement, sa cuisine, son hĂŽpital et sa pharmacie. Les armĂ©es de mer, dans les services de France et d’Angleterre, oĂč la discipline maintient la propretĂ©, et oĂč l’expĂ©rience a fait connaĂźtre toutes les mesures qu’il fallait prendre pour conserver la santĂ© , ont moins de malades que les annĂ©es de terre. IndĂ©pendant- BATAILLE NAVALE d’aBOUKIR. 1 8 t ment du pĂ©ril des combats, le soldat de mer a celui des tempĂȘtes; mais l’art a tellement diminuĂ© ce dernier, qu’il ne peut ĂȘtre comparĂ© Ă  ceux de terre, tels qu’émeutes populaires, assassinats partiels, surprises de troupes lĂ©gĂšres ennemies. Un gĂ©nĂ©ral commandant en chef une armĂ©e navale, et un gĂ©nĂ©ral commandant en chef une armĂ©e de terre, sont des hommes qui ont besoin de qualitĂ©s diffĂ©rentes. On naĂźt avec les qualitĂ©s propres pour commander une armĂ©e de terre, tandis que les qualitĂ©s nĂ©cessaires pour commander une armĂ©e navale, ne s’acquiĂšrent que par expĂ©rience. Alexandre, GondĂ©, ont pu commander dĂšs leur plus jeune Ăąge; l’art de la guerre de terre est un art de gĂ©nie, d’inspiration ; mais ni Alexandre, ni CondĂ©, Ă  l’ñge de a2 ans, n’eussent commandĂ© une armĂ©e navale. Dans celle- ci, rien n’est gĂ©nie, ni inspiration; tout y est positif et expĂ©rience. Le gĂ©nĂ©ral de mer n’a besoin qne d’une science, celle de la navigation. Celui de terre a besoin de toutes, ou d’un talent qui Ă©quivaut Ă  toutes, celui de profiter de toutes les expĂ©riences et de toutes les connaissances. Un gĂ©nĂ©ral de mer n’a rien Ă  deviner, il sait oĂč est son ennemi, il connaĂźt Iǰ MÉMOIRES IE NAPOLÉON. sa force. Un gĂ©nĂ©ral de terre ne sait jamais rien certainement , ne voit jamais bien son ennemi, ne sait jamais positivement oĂč il est. Lorsque les armĂ©es sont en prĂ©sence, le moindre accident de terrain, le moindre bois cache une partie de l’armĂ©e. L’Ɠil le plus exercĂ© ne peut pas dire s’il voit toute l’armĂ©e ennemie, ou seulement les trois quarts. C’est par les yeux de l’esprit, par l’ensemble de tout le raisonnement, par une espĂšce d’inspiration , que le gĂ©nĂ©ral de terre voit, connaĂźt et juge. Le gĂ©nĂ©ral de mer n’a besoin que d’un coup d’Ɠil exercĂ©; rien des forces de l’ennemi ne lui est cachĂ©. Ce qui rend difficile le mĂ©tier de gĂ©nĂ©ral de terre, c’est la nĂ©cessitĂ© de nourrir tant d’hommes et d’animaux ; s’il se laisse guider par les administrateurs, il ne bougera plus, et ses expĂ©ditions Ă©choueront. Celui de mer n’est jamais gĂȘnĂ©; il porte tout avec lui. Un gĂ©nĂ©ral de mer n’a point de reconnaissance Ă  faire, ni de terrain Ă  examiner, ni de champ de ba- ' taille Ă  Ă©tudier. Mer des Indes, mer d’AmĂ©rique, Manche, c’est toujours une plaine liquide. Le plus habile n’tiura d’avantage sur le moins habile, que par la connaissance des vents qui rĂ©gnent dans tels ou tels parages, par la prĂ©voyance de ceux qui doivent rĂ©gner, ou par bataille navale d’abockih. If! les signes de l’atmosphĂšre; qualitĂ©s qui s’acquiĂšrent par l’expĂ©rience, et par l’expĂ©rience seulement. Le gĂ©nĂ©ral de terre ne connaĂźt jamais le champ de bataille oĂč il doit opĂ©rer. Son coup d’Ɠil est celui de l’inspiration, il n’a aucun renseignement positif. Les donnĂ©es,pour arriver Ă  la connaissance du local, sont si Ă©ventuelles que l’on n’apprend presque rien par expĂ©rience. C’est une facilitĂ© de saisir tout d’abord les rapports qu’ont les terreins, selon la nature des contrĂ©es ; c’est enfin un don qu’on appelle coup d’Ɠil militaire, et que les grands gĂ©nĂ©raux ont reçu de la nature. Cependant les observations qu’on peut faire sur des cartes topographiques, la facilitĂ© que donnent l’éducation et l’habitude de lire sur ces cartes, peuvent ĂȘtre de quelque secours. Un gĂ©nĂ©ral en chef de mer dĂ©pend plus de ses capitaines de vaisseau, qu’un gĂ©nĂ©ral en chef de terre de ses gĂ©nĂ©raux. Ce dernier a la facultĂ© de prendre lui - mĂȘme le commandement direct des troupes, de se porter sur tous les points et de remĂ©dier aux faux mouvements par d’autres. Le gĂ©nĂ©ral de mer n’a personnellement d’influence que sur les hommes du vaisseau oĂč il se trouve; la fumĂ©e empĂȘche les signaux d’ĂȘtre vus. Les vents IQ1 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. changent, ou ne sont pas les mĂȘmes sur tout l’espace que couvre sa ligne. C’est donc de tous les mĂ©tiers celui oĂč les subalternes doivent le plus prendre sur eux. Il faut attribuer Ă  trois causes les pertes de nos batailles navales i° Ă  l’irrĂ©solution et au manque de caractĂšre des gĂ©nĂ©raux en chef; 2 0 aux vices de la tactique; 3 ° au dĂ©faut d’expĂ©rience et de connaissances navales des capitaines de vaisseau, et Ă  l’opinion oĂč sont ces officiers, qu’ils ne doivent agir que d’aprĂšs des siguaux. Les combats d’Ouessant, ceux de la rĂ©volution dans l’OcĂ©an et dans la MĂ©diterranĂ©e en g 3 ,.94 , ont tous Ă©tĂ© perdus par ces diffĂ©rentes raisons. L’amiral Villaret, brave de sa personne, Ă©tait sans caractĂšre, et n’avait pas mĂȘme d’attachement Ă  la cause pour laquelle il se battait. Martin Ă©tait un bon marin, mais de peu de rĂ©solution. Us Ă©taient d’ailleurs influencĂ©s tous deux par les reprĂ©sentants du peuple, qui n’ayant aucune expĂ©rience, autorisaient de fausses opĂ©rations. Le principe de ne faire aucun mouvement que d’aprĂšs un signal de l’amiral, est un prin- „ cipe d’autant plus erronĂ© , qu’un capitaine de vaisseau est toujours maĂźtre de trouver des raisons pour se justifier d’avoir mal exĂ©cutĂ© les signaux qu’il a reçus. Dans toutes les sciences BATAILLE NAVALE o’aKOEKIK. J y3 nĂ©cessaires la guerre, la thĂ©orie est bonne pour donner des idĂ©es gĂ©nĂ©rales, qui forment l’esprit; mais leur stricte exĂ©cution est toujours dangereuse. Ce sont les axes qui doivent servir Ă  tracer la courbe. D’ailleurs, les rĂšgles mĂȘmes ‱obligent Ă  raisonner, pour juger si l’on doit s’écarter des rĂšgles, etc. Souventen force supĂ©rieure aux Anglais, nous n’avons pas su les attaquer, et nous avons laissĂ© Ă©chapper leurs escadres, parce qu’on a perdu son temps Ă  de vaines manƓuvres. La premiĂšre loi de la tactique maritime doit ĂȘtre, qu’aussitĂŽt que l’amiral a donnĂ© le signal qu’il veut attaquer, chaque capitaine ait Ă  faire les mouvements nĂ©cessaires pour attaquer un vaisseau ennemi, prendre part au combat et soutenir ses voisins. Ce principe est celui de la tactique anglaise dans ces derniers temps. S’il avait Ă©tĂ© adoptĂ© en France, l’amiral Villeneuve , Ă  Aboukir, ne se serait pas cru innocent de rester inactif vingt- quatre heures, avec cinq ou six vaisseaux, c’est-Ă -dire la moitiĂ© de l’escadre, pendant que l’ennemi Ă©crasait l’autre aile. La marine française est appelĂ©e Ă  acquĂ©rir de la supĂ©rioritĂ© sur la marine anglaise. Les Français entendent mieux la construction, et les vaisseaux français, de l’aveu'rnĂȘme des An- MĂ©moires. — Gourgaud.—Tome 11. i3 IÇ4 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. glais, sont tous meilleurs que les leurs. Les piĂšces sont supĂ©rieures en calibre d’un quart aux piĂšces anglaises. Cela forme deux grands avantages. Les Anglais ont plus de discipline. Les escadres de Toulon et de l’Escaut avaient adoptĂ© les mĂȘmes pratiques et usages que les Anglais, et arrivaient Ă  une discipline aussi sĂ©vĂšre , avec la diffĂ©rence que comportait le caractĂšre des deux nations. La discipline anglaise est une discipline d’esclaves; c’est le patron devant le serf. Elle ne se maintient que par l’exercice de la plus Ă©pouvantable terreur. Un pareil Ă©tat de choses dĂ©graderait et avilirait le caractĂšre français, qui a besoin d’une discipline paternelle, plus fondĂ©e sur l’honneur et les sentiments. Dans la plupart des batailles que nous avons perdues contre les Anglais, ou nous Ă©tions ininfĂ©rieurs, ou nous Ă©tions rĂ©unis avec des vaisseaux espagnols qui, Ă©tant mal organisĂ©s, et dans ces derniers temps dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s, affaiblissaient notre ligne au lieu de la renforcer; on bien enfin, les gĂ©nĂ©raux commandant en chef, qui voulaient la bataille et marchaient Ă  l’ennemi, jusqu’à ce qu’ils fussent en prĂ©sence, hĂ©sitaient alors, se mettaient en retraite sous diffĂ©rents prĂ©textes, et compromettaient ainsi les plus braves. bataille navale d’aboukir. 4 MiÂŁMOUtÂŁS DE NAPOLEON. lions de population. Cependant les historiens arabes assurent que, lors de la conquĂȘte par Amroug, l’Égypte avait vingt millions d’habitants et plus de vingt mille villes. Ils y comprenaient, il est vrai, indĂ©pendamment de la vallĂ©e du Nil, les 1 Oasis et les dĂ©serts appartenant Ă  l’Egypte. Cette assertion des historiens arabes, ne doit pas ĂȘtre rangĂ©e au nombre de ces anciennes traditions qu’une critique judicieuse dĂ©savoue. Une bonne administration et une population nombreuse pouvaient Ă©tendre beaucoup le bienfait de l’inondation du Nil. Sans doute, si la vallĂ©e offrait une surface de mĂȘme nature que celles de nos terres de France, elle ne pourrait nourrir plus de quatre Ă  cinq millions d’individus. Mais il y a en France, des montagnes, des sables, des bruyĂšres, et des terres incultes, tandis qu’en Egypte, tout produit. À cette considĂ©ration il faut ajouter que la vallĂ©e du Nil, fĂ©condĂ©e par les eaux, le limon et la chaleur du climat, est plus fertile que nos bonnes terres, et que les deux tiers ou les trois quarts de la i Les Oasis sont des parties du dĂ©sert oĂč l’on trouve un peu de vĂ©gĂ©tation. Ce sont comme des Ăźles dans une mer de sable. 200 DK L’ÉGYPTE. France sont de peu de rapport. Nous sommes d’ailleurs fondĂ©s Ă  penser que le Nil fĂ©con- dait plusieurs Oasis. Si l’on suppose que tous les canaux, qui saignent le Nil pour en porter les eaux sur les terres, soient mal entretenus ou bouchĂ©s, son cours sera beaucoup plus rapide, l’inondation s’étendra moins, une plus grande masse d’eau arrivera Ă  la mer, et la culture des terres sera fort rĂ©duite. Si l’on suppose au contraire, que tous les canaux d’irrigation soient parfaitement saignĂ©s, aussi nombreux, aussi longs, et profonds que possible, et dirigĂ©s par l’art, de ma- v niĂšre Ă  arroser en tout sens une plus grande Ă©tendue de dĂ©sert, on conçoit que trĂšs-peu des eaux du Nil se perdront dans la mer, et que les inondations fertilisant un terrain plus vaste, la culture s’augmentera dans la mĂȘme proportion. Il n’est donc aucun pays oĂč l’administration ait plus d’influence qu’en Egypte sur l’agriculture , et par consĂ©quent sur la population. Les plaines de la Beauce et de la Brie sont fĂ©condĂ©es par l’arrosement rĂ©gulier des pluies; l’effet de l’administration y est nul sous > ce rapport. Mais, en Égypte, oĂč les irrigations ne peuvent ĂȘtre que factices, l’administration est tout. Bonne, elle adopte les meilleurs rĂšglements de police sur la direction des eaux, 20fi MÉMOIRES DK NAPOLEON, l’entretien et la construction des canaux d’irrigation. Mauvaise , partiale ou faible , elle favorise des localitĂ©s ou des propriĂ©tĂ©s particuliĂšres, au dĂ©triment de l’intĂ©rĂȘt public, ne peut rĂ©primer les dissensions civiles des provinces, quand il s’agit d’ouvrir de grands canaux, ou enfin, les laisse tous se dĂ©grader ; il en rĂ©sulte que l’inondation est restreinte, et par suite l’étendue des terres cultivables. Sous une bonne administration, le Nil gagne sur le dĂ©sert; sous une mauvaise, le dĂ©sert gagne sur le Nil. En Égypte, le Nil ou le gĂ©nie du bien, le dĂ©sert ou le gĂ©nie du mal, sont toujours en prĂ©sence; et l'on peut dire que les propriĂ©tĂ©s y consistent moins dans la possession d’un champ, que dans le droit fixĂ© par les rĂ©glements gĂ©nĂ©raux d’administration , d’avoir, Ă  telles Ă©poques de l’annĂ©e et par tel canal, le bienfait de l’inondation. Depuis deux cents ans, l’Égypte a sans cesse dĂ©cru. Lors de l’expĂ©dition des Français, elle avait encore de 2,5oo,ooo Ă  2,800,000 habitants. Si elle continue Ă  ĂȘtre rĂ©gie de la mĂȘme maniĂšre , dans cinquante ans elle 11’en aura plus que i,5ooo,ooo. .. En construisant un canal pour dĂ©river les eaux du Nil dans la grande Oasis, 011 acquerrait on vaste royaume. Il est raisonnable d’admettre que du temps de SĂ©sostris et de PtolĂ©mĂ©e, de l’égypte. i0 iy l’Égypte ait pu nourrir douze Ă  quinze millions d’habitants, sans le secours de son commerce et par sa seule agriculture. § III. L’Egypte se divise en haute, moyenne et basse Égypte. La haute, appelĂ©e SaĂŻde, forme deux provinces, savoir ThĂšbes et Girgeh; la moyenne, nommĂ©e Ouestanieh, en forme quatre Benisouf , Siout, Fayoum et Daifih ; la basse, appelĂ©e BahĂŻreh , en a neuf BaĂŻhreh , Rosette, Garbieh, Menouf, Damiette, Man- sourah, Charkieh, Kelioub et Gizeh. L’Égypte comprend , en outre , la grande Oasis, la vallĂ©e du Fleuve-sans-Eau, et l'Oasis de Jupiter-Ammon. La grande Oasis est situĂ©e, parallĂšlement au Nil, sur la rive gauche ; elle a cent cinquante lieues de long. Ses points les plus Ă©loignĂ©s de ce fleuve en sont Ă  soixante lieues , les plus rapprochĂ©s Ă -vingt. La vallĂ©e du Fleuve-sans-Eau, prĂšs de laquelle sont les lacs Natrons , objets d’un commerce de quelque importance, est Ă  quinze lieues de la branche de Rosette. Jadis cette vallĂ©e a Ă©tĂ© fertilisĂ©e par le Nil. L’Oasis de Jupiter-Ammon est Ă  quatre-vingts lieues , sur la rive droite du fleuve. ao8 mĂ©moires de napolĂ©on. Le territoire Ă©gyptien s’étend vers les frontiĂšres de l’Asie jusqu’aux collines que l’on trouve entre El-Àrisch, El-KanonĂšs et Refah, Ă  environ quarante lieues de PĂ©luse, d’oĂč la ligne de dĂ©marcation traverse le dĂ©sert de l’Égarement, passe Ă  SuĂšz, et longe la mer Rouge, jusqu’à BĂ©rĂ©nice. Le Nil coule parallĂšlement Ă  cette mer; ses points les plus Ă©loignĂ©s en sont Ă  cinquante lieues, les plus rapprochĂ©s Ă  trente. Un seul de ses coudes en est Ă  vingt-deux lieues,» mais il en est sĂ©parĂ© par des montagnes impraticables. La superficie carrĂ©e de l’Égypte est de deux cents lieues de long, sur cent dix Ă  cent vingt de large. L’Égypte produit en abondance du blĂ©, du riz et des lĂ©gumes. Elle Ă©tait le grenier de Rome, elle est encore aujourd’hui celui de Constantinople. Elle produit aussi du sucre, de l’indigo, du sĂ©nĂ©, de la casse, du natron, du lin, du chanvre; mais elle n’a ni bois, ni charbon, ni huile. Elle manque aussi de tabac, qu’elle tire de Syrie, et de cafĂ©, que l’Arabie lui fournit. Elle nourrit de nombreux troupeaux, indĂ©pendamment de ceux du dĂ©sert, et une multitude ‱de volaille. On fait Ă©clore les poulets dans des fours, et l’on s’en procure ainsi une quantitĂ© immense. Ce pays sert d’intermĂ©diaire Ă  l’Afrique et Ă  de l’égypte. 209 l’Asie. Les caravanes arrivent au Caire comme des vaisseaux sur une cĂŽte, au moment oĂč on les attend le moins, et des contrĂ©es les plus Ă©loignĂ©es. Elles sont signalĂ©es Ă  Gizeh, et dĂ©bouchent par les Pyramides. LĂ  , on leur indique le lieu oĂč elles doivent passer le Nil, et celui oĂč elles doivent camper prĂšs du Caire. Les caravanes ainsi signalĂ©es, sont celles des pĂšlerins ou nĂ©gociants de Maroc, de Fez, de Tunis, d’Alger ou de Tripoli, allant Ă  la Mecque, et apportant des marchandises qu’elles viennent Ă©changer au Caire. Elles sont ordinairement composĂ©es de plusieurs centaines de chameaux, quelquefois mĂȘme de plusieurs milliers, et escortĂ©es par des hommes armĂ©s. Il vient aussi des caravanes de l’Abyssinie, de l’intĂ©rieur de l’Afrique , de Tangoust et des lieux qui se trouvent en communication directe avec le cap de Bonne - EspĂ©rance et le SĂ©nĂ©gal. Elles apportent des esclaves , de la gomme, de la poudre d’or, des dents d’élĂ©phants , et gĂ©nĂ©ralement tous les produits de ces pays, qu’elles viennent Ă©changer contre les marchandises d’Europe et du Levant. 11 en arrive enfin de toutes les parties de l’Arabie et de la Syrie, apportant du charbon, du bois, des fruits, de l’huile, du cafĂ©, du tabac, et, en gĂ©nĂ©ral, ce que fournit l'intĂ©rieur de l’Inde. MĂ©moires. — Gourgautl.—Tome / /. i/j 1 IO MEMOIRES 1E N AFOLÉON. § IV. De tout temps l’Egypte a servi d’entrepĂŽt pour le commerce de l’Inde. I se faisait anciennement par lamerBouge. Les marchandises Ă©taient dĂ©barquĂ©es Ă  BĂ©rĂ©nice , et transportĂ©es Ă  dos de chameau , pendant quatre - vingts lieues, jusqu’à ThĂšbes, ou bien elles remontaient par eau de BĂ©rĂ©nice Ă  CosseĂźr ce qui augmentaitla navigation de quatre-vingts lieues, mais rĂ©duisait le portage Ă  trente. Parvenues Ă  ThĂšbes, elles Ă©taient embarquĂ©es sur le Nil, pour ĂȘtre ensuite rĂ©pandues dans toute l’Europe. Telle a Ă©tĂ© la cause de la grande prospĂ©ritĂ© de ThĂšbes aux cent portes. Les marchandises remontaient aussi au-delĂ  de CosseĂźr, jusqu’à Suez, d’oĂč on les transportait Ă  dos de chameau jusqu’à Memphis et PĂ©luse, c’est-Ă - dire l’espace de trente lieues. Du temps de PtolĂ©mĂ©e, le canal de Suez au Nil fut ouvert. DĂšs lors, plus de portage pour les marchandises ; elles arrivaient par eau Ă  Baboust et PĂ©luse, sur les bords du Nil et de la MĂ©diterranĂ©e. IndĂ©pendamment du commerce de l’Inde, l’Égypte en a un qui lui est propre. Cinquante annĂ©es d’une administration française accroĂźtraient sa population clans une grande proportion. Elle offrirait Ă  nos manufactures un dĂ©- DF. l’iiGYF1F. au bouchĂ©, qui amĂšnerait un dĂ©veloppement dans toute notre industrie; et bientĂŽt nous serions appelĂ©s Ă  fournir Ă  tous les besoins des habitants des dĂ©serts de l’Afrique, de l’Abyssinie, de l’Arabie, et d’une grande partie de la Syrie. Ces peuples manquent de tout; et qu’est-ce que Saint-Domingue et toutes nos colonies, auprĂšs de tant de vastes rĂ©gions? \ La France tirerait Ă  son tour de l’Égypte du blĂ©, du riz, du sucre, du natron , et toutes les productions de l’Afrique et de l’Asie. Les Français Ă©tablis en Égypte, il serait impossible aux Anglais de se maintenir long-temps dans l’Inde. Des escadres construites sur les bords de la mer Rouge, approvisionnĂ©es des produits du pays, Ă©quipĂ©es et montĂ©es par nos troupes stationnĂ©es en Égypte, nous rendraient infailliblement maĂźtres de l’Inde, au moment oĂč l’Angleterre s’y attendrait le moins. En supposant mĂȘme le commerce de ce pays libre comme il l’aĂ©tĂ©jusqueici entre les Anglais et les Français, les premiers seraient hors d’état de soutenir la concurrence. La possibilitĂ© de la reconstruction du canal de SuĂšz Ă©tant un problĂšme rĂ©solu, et le travail qu’elle exigerait, Ă©tant de peu d’importance, les marchandises arriveraient si rapidement par ce canal et avec une telle Ă©conomie de capitaux, que les Fran- i/i. ‱il a MÉMOIRES DE NAPOLÉON. rais pourraient se prĂ©senter sur les marchĂ©s avec des avantages immenses; le commerce de l’Inde, par l’ocĂ©an, en serait infailliblement Ă©crasĂ©. § V. Alexandre s’est plus illustrĂ© en fondant Alexandrie et en mĂ©ditant d’y transporter le siĂšge de son empire, que par ses plus Ă©clatantes victoires. Cette ville devait ĂȘtre la capitale du inonde. Elle est situĂ©e entre l’Asie et l’Afrique, Ă  portĂ©e des Indes et de l’Europe. Son port est le seul mouillage des cinq cents lieues de cĂŽtes, qui s’étendent depuis Tunis, ou l’ancienne Carthage , jusqu’à Alexandrette ; il est Ă  l’une des anciennes embouchures du Nil. Toutes les escadres de l’univers pourraient y mouiller; et, dans le vieux-port, elles sont Ă  l’abri des vents et de toute attaque. Des vaisseaux tirant vingt-un pieds d’eau y sont entrĂ©s sans difficultĂ©. Ceux du tirage de vingt-trois pieds, le pourraient; et, avec des travaux peu considĂ©rables, on rendrait cette passe facile, mĂȘme pour les vaisseaux Ă  trois ponts. Le premier consul avait fait construire Ă  Toulon douze vaisseaux de 74 , ne tirant que vingt-un pieds d’eau , d’aprĂšs le systĂšme anglais; et l’on n’a pas eu Ă  se plaindre de leur marche, lorsqu’ils ont naviguĂ© dans nos escadres. Seulement ils sont moins propres de l'Ă©gypte. x i 3 au service de llnde, parce qu’ils ne peuvent porter qu’une plus faible quantitĂ© d’eau et de provisions. La dĂ©gradation des canaux du Nil empĂȘche ses eaux d’arriver jusqu’à Alexandrie. Elles n’y viennent plus que du temps de l’inondation , et l’on est obligĂ© d’avoir des citernes pour les conserver. A cĂŽtĂ© du port de cette ville, est la rade d’Aboukir, que l’on pourrait rendre sĂ»re pour quelques vaisseaux; Si l’on construisait un fort sur l’üle d’Aboukir, ils y seraient comme au mouillage de l’üle d’Aix. Rosette, Rourlos et Damiette ne peuvent recevoir que de petits bĂątiments, les barresn’ayant que six Ă  sept pieds d’eau. PĂ©luse, El-Arich et Gaza n’ont jamais dĂ» avoir de port; et les lacs Rourlos et MenzalĂ©h, qui communiquentavecla mer, ne permettent l’entrĂ©e qu’à des bĂątiments d’un tirant d’eau de six Ă  sept pieds. § VI. A l'Ă©poque de l’expĂ©dition d’Égypte , il s’y trouvait trois races d’hommes; les Mainelucks ou Circassiens , les Ottomans, ou janissaires et spahis, et les Arabes ou naturels du pays. Ces trois races n’ont ni les mĂȘmes principes, ni les mĂȘmes mƓurs, ni la mĂȘme langue. Elles n’ont de commun que la religion. La langue al4 MÉMOIRES DU NAPOLÉOW. habituelle des Mamelucks et des Ottomans est le turc; les naturels parlent la langue arabe. A l'arrivĂ©e des Français , les Mamelucks gouvernaient le pays et possĂ©daient les richesses et la force. Ils avaient pour chefs vingt-trois beys, Ă©gaux entre eux et indĂ©pendants; car ils n’étaient soumis qu’à l’influence de celui qui, par son talent et sa bravoure savior captiver tous les suffrages. La maison d’un bey se compose de quatre cents Ă  huit cents esclaves, tous Ă  cheval, et ayant chacun, pour les servir, deux ou trois fellahs. Us ont divers officiers pour le service d’honneur de leur maison, Les katchefs sont les lieutenants des beys; ils commandent, sous eux, cette milice , et sont seigneurs des villages. Les beys ont des terres dans les provinces et une habitation au Caire. Un corps- de-logis principal leur sert de logement, ainsi qu’à leur harem ; autour des cours, sont ceux des esclaves, gardes et domestiques. . Les beys ne peuvent se recruter qu’en Cir- cassie. Les jeunes CircassĂąens sont vendus par leurs mĂšres , ou volĂ©s par des gens qui en font le mĂ©tier , et vendus au Caire par les marchands de Constantinople. On admet quelquefois des noirs ou des Ottomans; mais ces exceptions sont rares. DE L’ÉGYPTE. 1 1 5 Les esclaves faisant partie de la maison d’un bey sont adoptĂ©s par lui, et composent sa famille. Intelligents et braves, ils s’élĂšvent successivement de grade en grade, et parviennent Ă  celui de katchef et mĂȘme de bey. Les Mamelucks ont peu d’enfants, et ceux qu’ils ont, ne vivent pas aussi long-temps que les naturels du pays. 11 est rare qu’ils se soient propagĂ©s au-delĂ  de la troisiĂšme gĂ©nĂ©ration. On a voulu attribuer la stĂ©rilitĂ© des mariages des Mamelucks Ă  leur goĂ»t anti-physique. Les femmes arabes sont grosses, lourdes; elles affectent de la mollesse, peuvent Ă  peine marcher, et restent des jours entiers immobiles sur un divan. Un jeune Mameluck de quatorze Ă  quinze ans, leste, agile, dĂ©ployant beaucoup d’adresse et de grĂąces en exerçant un beau coursier, excite les sens d’une maniĂšre diffĂ©rente. Il est constant, que tous les beys, les katchefs, avaient d’abord servi aux plaisirs de leurs maĂźtres; et que leurs jolis esclaves leur servaient Ă  leur tour ; eux-mĂȘmes ne le dĂ©savouent pas. On a accusĂ© les Grecs et les Romains du mĂȘme vice. De toutes les nations, celle qui donne le moins dans cette inclination monstrueuse, est, sans contredit, la nation française. On en attribue la raison Ă  ce que, de toutes , il n’en est aucune chez laquelle les femmes I G WliMOIRI'.S DK NAPOKKON. charment davantage par leur taille svelte, leur tournure Ă©lĂ©gante, leur vivacitĂ© et leurs grĂąces. On pouvait compter en Egypte Go Ă  70,000 individus de race circassienne. Les Ottomans se sont Ă©tablis en Egypte , lors de la conquĂȘte par SĂ©lim, dans le seiziĂšme siĂšcle. Ils forment le corps des janissaires et spahis, et ont Ă©tĂ© augmentĂ©s de tous les Ottomans inscrits dans ces compagnies, selon l’usage de l’empire. Ils sont environ aoo,ooo , constamment avilis et humiliĂ©s par les Mamelucks. Les Arabes composent la masse de la population; ils ont pour chefs les grands-scheiks, descendants de ceux des Arabes , qui, du temps du prophĂšte , au commencement de l’hĂ©gire , conquirent l’Égypte. Ils sont Ă  la fois , les chefs de la noblesse et les docteurs de la loi ; ils ont des villages, un grand nombre d’esclaves, et ne vont jamais que sur des mules. L,es mosquĂ©es sont sous leur inspection; celle de Jemil-Azar a seule soixante grands-scheiks. C’est une espĂšce de Sorbonne, qui prononce sur toutes ' faires de religion, et sert mĂȘme d’universitĂ©- On y enseigne la philosophie d’Aristote, l’his” toire et la morale du Koran; elle est la plus renommĂ©e de l’Orient. Ses scheiks sont les principaux du pays les Mamelucks les craignaient ; ja Porte mĂȘme avait des mĂ©nagements pour eux. DE L ÉGYPTE. 2 7 On ne pouvait influer sur le pays et le relouer que par eux. Quelques-uns descendent du prophĂšte, tel que le scheik elBĂ©kry; d’autres de la deuxiĂšme femme du prophĂšte, tel que le scheik el Sadda. Si le sultan de Constantinople Ă©tait au Caire , Ă  l’époque des deux gi andes fĂȘtes de l’empire , il les cĂ©lĂ©brerait chez l’un de ces scheiks. C’est assez faire connaĂźtre la haute considĂ©ration qui les environne. Elle est telle, qu’il n’est aucun exemple qu’on leur ait infligĂ© une peine infamante. Lorsque le gouvernement juge indispensable d’en condamner un, il le fait empoisonner, et ses funĂ©railles se font avec tous les honneurs dĂ»s Ă  son rang, et comme si sa mort avait Ă©tĂ© naturelle. Tous les Arabes du dĂ©sert sont de la mĂȘme race que les scheiks, et les vĂ©nĂšrent. Les fellahs sont Arabes, non que tous soient venus au commencement de l’hĂ©gire avec l’armĂ©e qui conquit l’Égypte ; on ne pense pas que, par la suite de la conquĂȘte , il s’en soit Ă©tabli plus de 100,000. Mais comme, Ă  cette Ă©poque, tous les indigĂšnes embrassĂšrent la foi mahomĂ©tane, ils sont confondus de mĂȘme que les Francs et les Gaulois. Les scheiks sont les hommes de la loi et delĂ  religion ; les Mamelucks et les janissaires sont les hommes de la force et du gouverne-. 2l8 mĂ©moires de napolĂ©on. ment. La diffĂ©rence entre eux est plus grande qu’elle ne l’est en France entre les militaires et les prĂȘtres; car ce sont des familles et des races tout-Ă -fait distinctes. Les Cophtes sont catholiques, mais ne reconnaissent pas le pape; on en compte i5o,ooo Ă  peu prĂšs en Egypte. Ils y ont le libre exercice de leur religion. Ils descendent des familles, qui, aprĂšs la conquĂȘte des califes, sont restĂ©es chrĂ©tiennes. Les catholiques syriens sont peu nombreux. Les uns veulent qu’ils soient les descendants des croisĂ©s; les autres, que ce soient des originaires du pays, chrĂ©tiens au moment de la conquĂȘte, comme les Cophtes, et qui ont conservĂ© des diffĂ©rences dans la religion. C’est un autre secte catholique. Il y a peu de Juifs et de Grecs. Ces derniers ont pour chef le patriarche d’Alexandrie, qui se croit Ă©gal Ă  celui de Constantinople et supĂ©rieur au pape. Il demeure dans un couvent, au vieux Caire, et a l’existence d’un chef d’ordre religieux de l’Europe, qui aurait trente mille livres de rentes. Les Francs sont peu nombreux ce sont des familles anglaises, françaises, espagnoles ou italiennes, Ă©tablies dans ce pays pour le commerce, ou simplement des commissionnaires de maisons europĂ©ennes. UE l’ÉGYPTE. 219 § VII. Les dĂ©serts sont habitĂ©s par des tribus d’Arabes errants, vivant sous des tentes. On en compte environ soixante, toutes dĂ©pendantes de l’Égypte, et formant une population d’à peu prĂšs 120,000 Ăąmes, qui peut fournir 18 Ă  20,000 cavaliers. Elles dominent les diffĂ©rentes parties des dĂ©serts, qu’elles regardent comme leurs propriĂ©tĂ©s, et y possĂšdent une grande quantitĂ© de bestiaux, chameaux, chevaux et brebis. Ces Arabes se font souvent la guerre entre eux , soit pour la dĂ©marcation des limites de leurs tribus, soit pour le pacage de leurs bestiaux, soit pour tout autre objet. Le dĂ©sert seul ne pourrait les nourrir*, car il ne s’y trouve rien. Ils possĂšdent des oasis qui, semblables Ă  des Ăźles, ont, au milieu du dĂ©sert , de l’eau douce, de l’herbe et des arbres. Ils les cultivent, et s’y rĂ©fugient Ă  certaines Ă©poques de l’annĂ©e. NĂ©anmoins les Arabes sont en gĂ©nĂ©ral misĂ©rables, et ont constamment besoin de l’Égypte. Ils viennent annuellement en cultiver les lisiĂšres, y vendent le produit de leurs troupeaux, louent leurs chameaux pour les transports dans le dĂ©sert, et employent le bĂ©nĂ©fice qu’ils retirent de ce trafic, Ă  acheter les objets qui leur sont 220 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. nĂ©cessaires. Les dĂ©serts sont des plaines de sable, sans eau et sans vĂ©gĂ©tation, dont l’aspect monotone n’est variĂ© que par des mamelons, des monticules ou des rideaux de sable. Il est rare cependant d’y faire plus de vingt Ă  vingt- quatre lieues sans trouver une source d’eau ; mais elles sont peu abondantes, plus ou moins saumĂątres, et exhalent presque toutes une odeur alcaline. On trouve, dans le dĂ©sert, une grande quantitĂ© d’ossements d’hommes et d’animaux, dont on se sert pour faire du feu. On y voit aussi des gazelles et des troupeaux d’autruches, qui ressemblent de loin Ă  des Arabes Ă  cheval. Il n’y existe aucune trace de chemins; les Arabes s’accoutument, dĂšs l’enfance, Ă  s’y orienter par les sinuositĂ©s des collines ou rideaux de sable, par les accidents du terrain ou par les astres. Les vents dĂ©placent quelquefois les monticules de sable mouvant, ce qui rend trĂšs-pĂ©nible et souvent dangereuse la marche dans le dĂ©sert. Parfois le sol est ferme ; parfois il enfonce sous les pieds. Il est rare de rencontrer des arbres, exceptĂ© autour des puits oĂč se trouvent quelques palmiers. Il y a dans le dĂ©sert des bas- fonds oĂč les eaux s’écoulent et sĂ©journent plus ou moins long-temps. AuprĂšs de ces mares, naissent des broussailles d’un pied Ă  dix-huit 22 I de l’égypte. pouces de hauteur, qui servent de nourriture aux chameaux; c’est la partie riche des dĂ©serts. Quels que soient les dĂ©sagrĂ©ments de la marche dans ces sables, on est souvent obligĂ© de les traverser pour communiquer du sud au nord de l’Égypte; suivre les sinuositĂ©s du cours du Nil, triplerait la distance. § VIII. Il y a telle tribu d’Arabes de i,5ooĂ  2,000 Ăąmes, qui a 3oo cavaliers, i,/joo chameaux et occupe cent lieues carrĂ©es de terrain. Jadis ils redoutaient extrĂȘmement les Mamelucks. Un seul de ces derniei’S faisait fuir dix Arabes, parce que non-seulement ils avaient sur eux une grande supĂ©rioritĂ© militaire, mais aussi une supĂ©rioritĂ© morale. Les Arabes d’ailleurs devaient les mĂ©nager, puisqu’ils en avaient besoin pour leur vendre ou louer leurs chameaux, pour obtenir d’eux du grain et la libertĂ© de cultiver la lisiĂšre de l’Égypte. Sila position extraordinaire de l’Égypte, qui ne peut devoir sa prospĂ©ritĂ© qu’à l’étendue de ses inondations, exige une bonne administration , la nĂ©cessitĂ© de rĂ©primer 20 Ă  3o,ooo voleurs, indĂ©pendants de la justice, parce qu’ils se rĂ©fugient dans l’immensitĂ© du dĂ©sert, n’exige pas moins une administration Ă©nergique. Dans 222 MÉMOIRES DE NAPOLEON. ces derniers temps, ils portaient l’audace au point de venir piller des villages et tuer des fellahs , sans que cela donnĂąt lieu Ă  aucune poursuite rĂ©guliĂšre. Un jour que NapolĂ©on Ă©tait entourĂ© du divan des grands-scheicks , on l’informa que des Arabes de la tribu des Osnadis avaient tuĂ© un fellah et enlevĂ© des troupeaux; il en montra de l’indignation , et ordonna d’un ton animĂ©, Ă  un officier d’état- major, de se rendre de suite dans le Baireli avec 200 dromadaires et 3 oo cavaliers pour obtenir rĂ©paration et faire punir les coupables. Le seheick Elmodi, tĂ©moin de cet ordre et de l’émotion du gĂ©nĂ©ral en chef, lui dit en riant Est-ce que ce fellah est ton cousin , pour que sa mort te mette tant en colĂšre ?» — Oui, rĂ©pondit NapolĂ©on, tous ceux que je commande sont mes enfants. » — TaĂŻb i/ lui dit le scheik, tu parles lĂ  comme le prophĂšte. » § IX. L’Égypte a, de tout temps, excitĂ© la jalousie des peuples qui ont dominĂ© l’univers. Octave, aprĂšs la mort d’Antoine, la rĂ©unit Ă  l’empire. Il ne voulut point y envoyer de proconsul, et la i Mot dont les Arabes se servent pour exprimer une grande satisfaction. de l’égypte. 223 divisa en douze prĂ©tures. Antoine s’était attirĂ© la haine des Romains, parce qu’il avait Ă©tĂ© soupçonnĂ© de vouloir faire d’Alexandrie la capitale de la rĂ©publique. Il est vraisemblable que l’Égypte, du temps d’Octave, contenait 12 Ă  1 5 ,ooo,ooo d’habitants. Ses richesses Ă©taient immenses; elle Ă©tait le vrai canal du commerce des Indes, et Alexandrie, par sa situation, semblait appelĂ©e Ă  devenir le siĂšge de l’empire du monde. Mais divers obstacles empĂȘchĂšrent cette ville de prendre tous ses dĂ©veloppements. Les Romains craignirent que l’esprit national des Arabes, peuple brave, endurci aux fatigues et qui n’avait ni la mollesse des habitants d’Antioche, ni celle des habitants de l’Asie mineure, et dont l’immense cavalerie avait fait triompher Annibal de Rome, 11e fĂźt de leur pays un foyer de rĂ©volte contre l’empire romain. SĂ©lim avait bien plus de raisons encore de redouter l’Égypte. C’était la terre sainte, c’était la mĂ©tropole naturelle de l’Arabie et le grenier de Constantinople. Un pacha ambitieux, favorisĂ© par les circonstances et par un gĂ©nie audacieux, aurait pu relever la nation arabe, faire pĂąlir les Ottomans , dĂ©jĂ  menacĂ©s par cette immense population grecque, qui forme la majoritĂ© de Constantinople et des environs. Aussi SĂ©lim ne voulut-il pas confier le gouvernement 224 mĂ©moires nr napolĂ©on. de l’Egypte Ă  un seul pacha. Il craignit mĂȘme que la division en plusieurs pachaliks ne fĂ»t pas une garantie suffisante, et chercha Ă  s’assurer la soumission de cette province, en confiant son administration Ă  vingt-trois beys, qui avaient chacun une maison composĂ©e de 4oo Ă  800 esclaves. Ces esclaves devaient ĂȘtre leurs fils ou originaires de Circassie, mais jamais de l’Arabie ni du pays. Par ce moyen, il crĂ©a une milice tout-Ă -fait Ă©trangĂšre Ă  l’Arabie. Il Ă©tablit en Égypte le systĂšme gĂ©nĂ©ral de l’empire, des janissaires et des spahis, et mit Ă  la tĂȘte de ceux-ci un pacha qui reprĂ©sentait le grand- seigneur , avec une autoritĂ© sur toute la province comme vice-roi, mais qui, contenu parles Mamelucks, ne pouvait travailler Ă  s’affranchir. Les Mamelucks, ainsi appelĂ©s au gouvernement de l’Égypte , cherchĂšrent des auxiliaires. Ils Ă©taient trop ignorants et trop peu nombreux pour exercer l’emploi de percepteurs des finances; mais ils ne voulurent point le confier aux naturels du pays, qu’ils craignaient, par le mĂȘme esprit de jalousie qui portait le sultan Ă  redouter les Arabes. Ils choisirent les Cophles et les Juifs. Les Cophtes sont, il est vrai, naturels du pays, mais d’une religion proscrite. Comme chrĂ©tiens , ils sont hors de la protection du Koran , et ne peuvent ĂȘtre protĂ©gĂ©s que par le DE I,EGYPTE. 22 5 sabre; ils ne devaient donc causer aucun ombrage aux Mamelucks. Ainsi celte milice de io Ă  12,000 cavaliers, se donna pour agents, pour hommes d’affaires, pour espions, etc., les 200,000 Cophtes qui habitent l’Égypte. Chaque village eĂ»t un percepteur Cophte, toute la comptabilitĂ©, toute l’administration furententre les mains des Cophtes. La tolĂ©rance qui rĂšgne dans tout l’empire ottoman, et l’espĂšce de protection accordĂ©e aux chrĂ©tiens, sont le rĂ©sultat d’anciennes vues. Le sultan et la politique de Constantinople aiment Ă  dĂ©fendre une classe d’hommes dont ils n’ont rien Ă  craindre, parce queees hommes forment une faible minoritĂ© dans l’ArmĂ©nie, dans la Syrie et dans toute l’Asie mineure , parce qu’en outre ils sont dans un Ă©tat naturel d’opposition contre les gens du pays, et ne pourraient, dans aucun cas, se liguer avec eux pour rĂ©tablir la nation syriaque ou arabe. Toutefois , ceci ne peut s’appliquer Ă  la GrĂšce oĂč les chrĂ©tiens sont en nombre supĂ©rieur. Les sultans ont fait une grande faute en laissant rĂ©unis un nombre si considĂ©rable de chrĂ©tiens. TĂŽt ou tard, cette faute entraĂźnera la perte des Ottomans. La situation morale rĂ©sultant des diffĂ©rents intĂ©rĂȘts, des diffĂ©rentes races qui habitent l’É- MĂ©moires. — Gourgaud .— Tome 11 . i 5 2»G MÉMOIRES .DE NAPOLÉON. gypte, n’échappa pas Ă  NapolĂ©on, et c’est sur elle qu’il bĂątit son systĂšme de gouvernement. Peu curieux d’administrer la justice dans le pays, les Français ne l’eussent pas pu, quand mĂȘme ils auraient voulu le faire, NapolĂ©on en investit les Arabes, c’est-Ă -dire les scheicks, et leur donna toute la prĂ©pondĂ©rance. DĂšs lors, il parla au peuple par le canal de ces hommes, qui Ă©taient tout Ă  la fois les nobles et les docteurs de la loi, et intĂ©ressa ainsi Ă  son gouvernement l’esprit national arabe et la religion du Koran. Il ne faisait la guerre qu’aux Mame- lucks; il les poursuivait Ă  outrance , et aprĂšs la bataille des Pyramides il n’en restait pius que des dĂ©bris. Il chercha, par la mĂȘme politique, Ă  s’emparer des Cophtes. Ceux-ci avaient de plus avec lui les liens de la religion , et seuls ils Ă©taient versĂ©s dans l’administration du pays. Mais quand mĂȘme ils n’auraient pas possĂ©dĂ© cet avantage, la politique du gĂ©nĂ©ral français Ă©tait de le leur donner, afin de ne pas dĂ©pendre exclusivement des naturels arabes, et de n’avoir pas Ă  lutter avec 25 ou 3o,ooo hommes contre la force de l’esprit national et religieux. Les Cophtes, qui voyaient les Mamelucks dĂ©truits, n’eurent d’autre parti Ă  prendre que de s’attacher aux Français; et par lĂ , notre armĂ©e eut, dans toutes les parties de l’Egypte, des es- df. d’égypte. 227 pions, des observateurs, des contrĂŽleurs, des financiers, indĂ©pendants et opposĂ©s aux nationaux. Quant aux janissaires et aux Ottomans, la politique voulait que l’on mĂ©nageĂąt en eux le grand-seigneur; l’étendard du sultan flottait en Égypte, et NapolĂ©on Ă©tait persuadĂ© que le ministre Talleyrand s’était rendu Ă  Constantinople, et que des nĂ©gociations sur l’Égypte Ă©taient entamĂ©es avec la Porte. Les Mamelucks d’ailleurs s’étaient attachĂ©s Ă  humilier, Ă  annuler et dĂ©sorganiser les milices des janissaires qui Ă©taient leurs rivaux; de l’humiliation de la milice ottomane Ă©tait nĂ©e la dĂ©considĂ©ration totale du pacha et le mĂ©pris de l’autoritĂ© de la Porte, Ă  tel point que souvent les Mamelucks refusaient le mi/y; et cette milice se fĂ»t mĂȘme dĂ©clarĂ©e tout-Ă -fait indĂ©pendante , si l’opposition des scheicks ou des docteurs de la loi ne les eĂ»t rattachĂ©s Ă  Constantinople par esprit de religion et par inclination. Les scheicks et le peuple prĂ©fĂ©raient l’influence de Constantinople Ă  celle desMameluks; souvent mĂȘme ils y adressaient leurs plaintes, et quelquefois rĂ©ussissaient Ă  adoucir l’arbitraire des beys. Depuis la dĂ©cadence de l’empire ottoman, la Porte a fait des expĂ©ditions contre les Mamelucks, mais ceux-ci ont toujours fini par i5. 228 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. avoir le dessus, et ces guerres se sont terminĂ©es par un arrangement qui laissait le pouvoir aux. Mamelucks, avec quelques modifications passagĂšres. En lisant avec attention l’histoire des Ă©vĂšnements qui se sont passĂ©s en Egypte depuis deux cents ans, il est dĂ©montrĂ© que si le pouvoir, au lieu d’ĂȘtre confiĂ© Ă  12,000 Mamelucks, l’eĂ»t Ă©tĂ© Ă  un pacha, qui, comme celui d’Albanie, se fut recrutĂ© dans le pays meme, l’empire arabe, composĂ© d’une nation tout-Ă - fait distincte, qui a son esprit, ses prĂ©jugĂ©s, son histoire et son langage Ă  part, qui embrasse l’Égypte, l'Arabie et une partie de l’Afrique, fĂ»t devenu indĂ©pendant comme celui de Maroc. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. ÉGYPTE. — BATAILLE DES PYRAMIDES. Marche de l’armĂ©e sur le Caire. — Tristesse et plaintes des soldats. — Position et forces des ennemis. — ManƓuvre de l’armĂ©e française. — Charge impĂ©tueuse de Mourad-Bey, repoussĂ©e. — Prise du camp retranchĂ©. — Quartier-gĂ©nĂ©ral français Ă  Gizeh. — Prise de l’üle de Rodah. — Reddition du Caire. — Description de cette ville. § PL Le soir du combat de Chebreiss i3 juillet 1 79^ » l’ arm Ă©e française alla coucher Ă  Cha- bour. Cette journĂ©e Ă©tait trĂšs-forte ou marcha en ordre de bataille et au pas accĂ©lĂ©rĂ©, dans l’espĂ©rance de couper quelques bĂątiments de la MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 230 flottille ennemie. En effet,les Mamelucksfurent contraints d’en brider plusieurs. L’armĂ©e bivouaqua Ă  Chabour, sous de beaux sycomores, et trouva des champs pleins de pastĂšques, espĂšce de melons d’eau qui forment une nourriture saine et rafraĂźchissante. Jusqu’au Caire nous en rencontrĂąmes constamment, et le soldat exprimait combien ce fruit lui Ă©tait agrĂ©able, en le nommant, Ă  l’exemple des anciens Egyptiens, sainte pastĂšque. Le lendemain, l’armĂ©e se mit en marche fort tard ; on s’était procurĂ© quelques viandes qu’il fallait distribuer. Nous attendĂźmes notre flottille, qui ne pouvait remonter le courant avant que le vent du nord ne fĂ»t levĂ© ; et nous couchĂąmes Ă  Kouncherick. Le jour suivant, nous arrivĂąmes Ă  Alkam. LĂ , le gĂ©nĂ©ral Zayou- check reçut l’ordre de mettre pied Ă  terre sur la rive droite, avec toute la cavalerie dĂ©montĂ©e, et de se porter sur Menouf et Ă  la pointe du Delta. Comme il ne s’y trouvait aucun Arabe, il Ă©tait maĂźtre de tous ses mouvements, et nous fut d’un grand secours pour nous procurer des vivres. Il prit position Ă  la tĂȘte du Delta, dite le ventre de la vache. Le 17, l’armĂ©e campa Ă  Abounochabeck ; le j 8, Ă  Wardam. Wardam est un gros endroit; les troupes y bivouaquĂšrent dans une grande fo- JÎGYI'TK. B ATA T DUS PYRAMIDES. I rĂȘt le palmiers. Le soldat commençait Ă  connaĂźtre les usages du pays, et Ă  dĂ©terrer les lentilles et autres lĂ©gumes, que les fellahs ont coutume de cacher dans la terre. Nous faisions de petites marches, en raison de la nĂ©cessitĂ© oĂč nous nous trouvions de nous procurer des subsistances et afin d’ĂȘtre toujours en Ă©tat de recevoir l’ennemi. Souvent, dĂšs dix heures du matin, nous prenions position, et le premier soin du soldat Ă©tait de se baigner dans le Nil. De Wardam nous allĂąmes coucher Ă  Omedinar, d’oĂč nous aperçûmes les Pyramides. A l’instant, toutes les lunettes furent braquĂ©es contre ces monuments les plus anciens du monde. On les prendrait pour d’énormes masses derochers; mais la rĂ©gularitĂ© et les lignes droites des arĂȘtes dĂ©cĂšlent la main des hommes. Les Pyramides bordent l’horizon de la vallĂ©e sur la rive gauche du Nil. § II. Nous approchions du Caire, et nous Ă©tions instruits, par les gens du pays, que les Ma- melucks rĂ©unis Ă  la milice de cette ville, et Ă  un nombre considĂ©rable d’Arabes , de janissaires, de spahis, nous attendaient entre le Nil et les Pyramides, couvrant Gizeh. Ils se vantaient que lĂ  finiraient nos succĂšs. 232 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Nous furies sĂ©jour Ă  Omedinar. Ce jour de repos servit Ă  rĂ©parer les armes et Ă  nous prĂ©parer au combat. La mĂ©lancolie et la tristesse rĂ©gnaient dans l’armĂ©e. Si les HĂ©breux, dans le dĂ©sert de XÉgarement, se plaignaient et demandaient avec humeur Ă  MoĂŻse les oignons et les marmites pleines de viande de l’Egypte, les soldats français regrettaient sans cesse les dĂ©lices de l’Italie. C’est en vain qu’on leur assurait que le pays Ă©tait le plus fertile du monde, qu’il l’emportait mĂȘme sur la Lombardie ; le moyen de les persuader ! ils ne pouvaient avoir ni pain ni vin. Nous campions sur des tas immenses de bled, mais il n’y avait dans le pays ni moulin, ni four. Le biscuit apportĂ© d’Alexandrie, Ă©tait mangĂ© depuis long-temps ; le soldat Ă©tait rĂ©duit Ă  piler le bled entre deux pierres et Ă  faire des galettes cuites sous les cendres. Plusieurs grillaient le bled dans une poĂȘle, aprĂšs quoi ils le faisaient bouillir. C’était la meilleure maniĂšre de tirer parti du grain, mais tout cela n’était pas du pain. Chaque jour, leurs craintes augmentaient, au point qu’une foule d’entre eux disaient qu’il n’y avait pas de grande ville du Caire; que celle qui portait ce nom, Ă©tait, comme Da- manhour, une vaste rĂ©union de huttes , privĂ©es de tout ce qui peut nous rendre la vie ÉGYPTE. -BATAILLE DES PYRAMIDES. 2 33 commode et agrĂ©able. Leur imagination Ă©tait tellement tourmentĂ©e que, deux dragons se jetĂšrent tout habillĂ©s dans le Nil et se noyĂšrent. Il est vrai de dire pourtant que, si on n’avait ni pain , ni vin, les ressources qu’on se procurait avec du bled, des lentilles , de la viande et quelquefois des pigeons, fournissaient du moins Ă  la nourriture de l’armĂ©e. Mais le mal Ă©tait dans l’exaltation des tĂštes. Les officiers se plaignaient plus haut que les soldats, parce que le terme de comparaison Ă©tait plus Ă  leur dĂ©savantage. Us ne trouvaient pas en Egypte les logements, les bonnes tables et tout le luxe de l’Italie. Le gĂ©nĂ©ral en chef, voulant donner l’exemple, avait l’habitude de prendre son bivouac au milieu de l’armĂ©e et dans les endroits les moins commodes. Personne n’avait ni tente, ni provisions ; le dĂźner de NapolĂ©on et de l’état-major consistait dans un plat de lentilles. La soirĂ©e du soldat se passait en conversations politiques, en raisonnements et en plaintes; Que sommes-nous venus faire ici ? disaient les uns; le Directoire nous a dĂ©portĂ©s. Cafarelli , disaient les autres, est l’agent dont on s’est servi pour tromper le gĂ©nĂ©ral en chef. Plusieurs s’étant aperçus que partout oĂč il y avait des vestiges d’antiquitĂ©, on les fouillait avec soin, se rĂ©pandaient en invectives contre les savants , qui , 234 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. pour faire leur fouilles, avaient , disaient-ils, donnĂ© VidĂ©e de l'expĂ©dition. Les quolibets pouvaient sur eux, mĂȘme en leur prĂ©sence. Us appelaient un Ăąne un savant, et disaient de Ca- farelli-Dufalga, en faisant allusion Ă  sa jambe de bois, Il se moque bien de cela, lui, il a un pied en France ; maisDufalga et les savants ne tardĂšrent pas Ă  reconquĂ©rir l’estime de l’armĂ©e. § III. Le 2i, on partit de Omedinar, Ă  un heure du matin. Cette journĂ©e devait ĂȘtre dĂ©cisive. A la pointe du jour, on vit, pour la premiĂšre fois depuis Chebreiss, une avant-garde deMa- melucks d’un millier de chevaux, qui se repliĂšrent avec ordre et sans rien tenter; quelques boulets de notre avant-garde les tinrent en respect. A dix heures, nous aperçûmes Em- babeh et les ennemis en bataille. Leur droite Ă©tait appuyĂ©e au Nil, oĂč ils avaient pratiquĂ© un grand camp retranchĂ©, armĂ© de quarante piĂšces de canons, et dĂ©fendu par une vingtaine de mille hommes d’infanterie , janissaires, spahis et milice du Caire. La ligne de cavalerie des Mamelucks appuyait sa droite au camp retranchĂ©, et Ă©tendait sa gauche dans la direction des Pyramides, Ă  cheval sur la route de Gizeh. U y avait environ 9 Ă  10,000 chevaux, Égypte. — bataille gis pyĂčamidks. ^35 autant qu’on en pouvait juger. Ainsi l’armĂ©e entiĂšre Ă©tait de 60,000 hommes, y compris l’infanterie et les hommes Ă  pied qui servaient chaque cavalier. Deux ou trois mille Arabes tenaient l’extrĂȘme gauche, et remplissaient l’intervalle des Mamelucks aux Pyramides. Ces dispositions Ă©taient formidables. Nous ignorions quelle serait la contenance des janissaires et des spahis du Caire , mais nous connaissions et redoutions beaucoup l’habiletĂ© et l’impĂ©tueuse'bravoure des Mamelucks. L’armĂ©e française fut rangĂ©e en bataille , dans le mĂȘme ordre qu’à Chebreiss , la gauche appuyĂ©e au Nil, la droite Ă  un grand village. Le gĂ©nĂ©ral Desaix commandait la droite, et il lui fallut trois heures pour se former Ă  sa position et prendre un peu haleine. On reconnut le camp retranchĂ© des ennemis, et on s’assura bientĂŽt qu’il n’était qu’ébauchĂ©. C’était un ouvrage commencĂ© depuis trois jours, aprĂšs la bataille de Chebreiss. Il se composait de longs boyaux, qui pouvaient ĂȘtre cfe quelque effet contre une charge de cavalerie, mais non contre une attaque d’infanterie. Nous vĂźmes aussi, avec de bonnes lunettes, que leurs canons n’étaient point sur affĂ»t de campagne , mais que c’étaient de grosses piĂšces en fer, tirĂ©es des bĂątiments et servies par les Ă©quipages de la flottille. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. St36 AussitĂŽt que le gĂ©nĂ©ral en chef se fut assurĂ© que l’artillerie n’était point mobile, il fut Ă©vident qu’elle ne quitterait point le camp retranchĂ©, non plus que l’infanterie; et que, si cette derniĂšre sortait, elle se trouverait sans artillerie. Les dispositions de la bataille devaient ĂȘtre une consĂ©quence de ces donnĂ©es; on rĂ©solut de prolonger notre droite, et de suivre le mouvement de cette aile avec toute l’armĂ©e, en passant hors de la portĂ©e du canon du camp retranchĂ©. Par ce mouvement, nous n’avions affaire qu’aux Mamelucks et Ă  la cavalerie; et nous nous placions sur un terrain oĂč l’infanterie et l’artillerie de l’ennemi ne devaient lui ĂȘtre d’aucun secours. § IV. Mourah-Bey, qui commandait en chef toute l’armĂ©e, vit nos colonnes s’ébranler, et ne tarda pas Ă  deviner notre but. Quoique ce chef n’eĂ»t aucune habitude de la guerre, la nature l’avait douĂ© d’un grand caractĂšre, d’un courage Ă  toute Ă©preuve et d’un coup d’oeil pĂ©nĂ©trant. Les trois affaires que nous avions eues avec les ‱ Mamelucks, lui servaient dĂ©jĂ  d’expĂ©rience. Il sentit, avec une habiletĂ© qu’on pourrait Ă peine attendre du gĂ©nĂ©ral europĂ©en le plus consommĂ©, que le destin de la journĂ©e consistait ÉGYPTE- DES PYitAMIDES. iZ'] Ă  ne pas nous laisser exĂ©cuter notre mouvement, et Ă  profiter de l’avantage de sa nombreuse cavalerie pour nous attaquer en marche. Il partit avec les deux tiers de ses chevaux 6 Ă  7,000, laissa le reste pour soutenir le camp retranchĂ© et encourager l’infanterie , et vint, Ă  la tĂȘte de cette troupe, aborder le gĂ©nĂ©ral Desaix qui s’avançait par l’extrĂ©mitĂ© de notre droite. Ce dernier fut un moment compromis; la charge se fit avec une telle rapiditĂ©, que nous crĂ»mes que la confusion se mettait dans les carrĂ©s; le gĂ©nĂ©ral Desaix, en marche Ă  la tĂȘte de sa colonne, Ă©tait engagĂ© dans un bosquet de palmiers. Toutefois la tĂȘte des Mame- lucks, qui tomba sur lui, Ă©tait peu nombreuse. Leur masse n’arriva que quelques minutes aprĂšs, ce retard suffit. Les carrĂ©s Ă©taient parfaitement formĂ©s et reçurent la charge avec sang-froid. Le gĂ©nĂ©ral RĂ©gnier appuyait leur gauche; NapolĂ©on , qui Ă©tait dans le carrĂ© du gĂ©nĂ©ral Du- gua, marcha aussitĂŽt sur le gros des Mame- lucks et se plaça entre le Nil et RĂ©gnier. Les Mamelucks furent reçus par la mitraille et une vive fusillade ; une trentaine des plus braves vint mourir auprĂšs du gĂ©nĂ©ral Desaix; mais la masse, par un instinct naturel au cheval , tourna autour des carrĂ©s, et dĂšs lors la charge fut manquĂ©e. Au milieu de la mitraille, des 9,38 MÉMOIRES UE NAPOLÉON, boulets, de la poussiĂšre, des cris et de la fumĂ©e, une partie des Mamelucks rentra dans le camp retranchĂ©, par un mouvement naturel au soldat, de faire sa retraite vers le lieu d’oĂč il est parti. Mourah-Bey et les plus habiles se dirigĂšrent sur Gizeh. Ce commandant en chef se trouva ainsi sĂ©parĂ© de son armĂ©e. La division Bon et Menou, qui formait notre gauche, se porta alors sur le camp retranchĂ©; et le gĂ©nĂ©ral Rampon, avec deux bataillons , fut dĂ©tachĂ© pour occuper une espĂšce de dĂ©filĂ©, entre Gizeh et le camp. § v. La plus horrible confusion rĂ©gnait Ă  Etnba- beh ; la cavalerie s’etait jetĂ©e sur l’infanterie, qui, ne comptant pas sur elle, et voyant les Mamelucks battus, se prĂ©cipita sur les djermes, kaĂŻkes et autres bateaux, pour repasser le Nil. Beaucoup le firent Ă  la nage ; les Égyptiens excellent dans cet exercice, que les circonstances particuliĂšres de leur pays leur rendent nĂ©cessaire. Les quarante piĂšces de canon, qui dĂ©fendaient le camp retranchĂ©, ne tirĂšrent pa$ deux cents coups. Les Mamelucks, s’apercevant bientĂŽt de la fausse direction qu’ils avaient donnĂ©e Ă  leur retraite, voulurent reprendre la route de Gizeh; ils ne le purent. Les deux ba- EGYPTE. - LES PYRAMIDES. a3g taillons, placĂ©s entre le Nil et Gizeh, et soutenus par les autres divisions, les rejetĂšrent dans le camp. Beaucoup y trouvĂšrent la mort, plusieurs milliers essayĂšrent de traverser le Nil qui les engloutit. Retranchements, artillerie, pontons, bagages, tout tomba en notre pouvoir. De cette armĂ©e de plus de 60,000 hommes, il n’échappa que a,5oo cavaliers avec Mourah- Bey; la plus grande partie de l’infanterie se sauva Ă  la nage'ou dans des bateaux. On porteĂ  5,ooo les Mamelucks qui furent noyĂ©s dans cette bataille. Leurs nombreux cadavres portĂšrent en peu de jours jusqu’à Damiette et Rosette, et le long du rivage, la nouvelle de notre victoire. Ce fut au commencement de cette bataille, que NapolĂ©on adressa aux soldats, ces paroles devenues si cĂ©lĂšbres Du haut de ces pyramides quarante siĂšcles vous contemplent!!! Il Ă©tait nuit lorsque les trois divisions Desaix, RĂ©gnier et Dugua revinrent Ă  Gizeh. Le gĂ©nĂ©ral en chef y plaça son quartier-gĂ©nĂ©ral dans la maison de campagne de Mourah-Bey. § VI. Les Mamelucks avaient sur le Nil une soixantaine de bĂątiments, chargĂ©s de toutes leurs richesses. Voyant l’issue inopinĂ©e du combat, et 2 4O MÉMOIRES DE NAPOLÉON. ' nos canons dĂ©jĂ  placĂ©s sur le fleuve au-delĂ  des dĂ©bouchĂ©s de l’üle de Rodah, ils perdirent l’espĂ©rance de les sauver, et y mirent le feu. Pendant toute la nuit, aux travers des tourbillons de flammes et de fumĂ©e, nous apercevions se dessiner les minarets et les Ă©difices du Caire et de la ville des Morts. Ces tourbillons de flammes Ă©clairaient tellement, que nous pouvions dĂ©couvrir jusqu’aux Pyramides. Les Arabes, selon leur coutume aprĂšs une dĂ©faite, se ralliĂšrent loin du champ de bataille, dans le dĂ©sert au-delĂ  des Pyramides. Durant plusieurs jours, toute l’armĂ©e ne fut occupĂ©e qu’à pĂȘcher les cadavres des Mame- lucks; leurs armes qui Ă©taient prĂ©cieuses, la quantitĂ© d’or qu’ils Ă©taient accoutumĂ©s Ă  porter avec eux, rendait le soldat trĂšs-zĂ©lĂ© pour cette recherche. Notre flottille n’avait pu suivre le mouvement de l’armĂ©e, le vent lui avait manquĂ©. Si nous l’avions eue, la journĂ©e n’eĂ»t pas Ă©tĂ© plus dĂ©cisive, mais nous aurions fait probablement un grand nombre de prisonniers, et pris toutes les richesses qui ont Ă©tĂ© la proie des flammes. La flottille avait entendu notre canon, malgrĂ© le vent du nord qui soufflait avec violence. A mesure qu’il se calma, le bruit du canon allait augmentant, de sorte qu’à la fin il paraissait ÉGYPTE. —-BATAILLE DES PYRAMIDES. I s’ĂȘtre rapprochĂ© d’elle, et que le soir les marins crurent la bataille perdue; mais la multitude de cadavres qui passĂšrent prĂšs de leurs bĂątiments, et qui tous Ă©taient Mamelueks, les rassura bientĂŽt. Ce ne fut que long-temps aprĂšs sa fuite que Mourah-Bey s’aperçut qu’il n’était suivi que par une partie de son monde, et qu’il reconnut la faute qu’avait faite sa cavalerie , de rester dans le camp retranchĂ©. Il essaya plusieurs charges pour lui rouvrir le passage, mais il Ă©tait trop tard. Les Mamelueks, eux-mĂȘmes, avaient la terreur dans l’ame, et agirent mollement. Les destins avaient prononcĂ© la destruction de cette brave et intrĂ©pide milice, sans contredit l’élite de la cavalerie d’Orient. La perte de l’ennemi dans cette journĂ©e peut ĂȘtre Ă©valuĂ©e Ă  10,000 hommes restĂ©s sur le champ de bataille ou noyĂ©s, tant Mamelueks, que janissaires, miliciens du Caire et esclaves des Mamelueks. On fit un millier de prisonniers, et l’on s’empara de huit Ă  neuf cents chameaux et d’autant de chevaux. § VII. Sur les neuf heures du soir, NapolĂ©on entra dans la maison de campagne de Mourah-Bey, MĂ©moires .— Gourgaud.—Tome II. 16 llyx MÉMOIRES DF. Ă  Gizeh. Ces sortes d'habitations ne ressemblent en rien Ă  nos chĂąteaux. Nous eĂ»mes beaucoup de peine Ă  nous y loger, et Ă  reconnaĂźtre la distribution des diffĂ©rentes piĂšces. Mais ce qui frappa le plus agrĂ©ablement les officiers, ce fut une grande quantitĂ© de coussins et de divans couverts des plus beaux damas et des plus belles soieries de Lyon, et ornĂ©s de franges d’or. Pour la premiĂšre fois, nous trouvĂąmes en Égypte le luxe et les arts de l’Europe. Une partie de la nuit se passa Ă  parcourir dans tous les sens cette singuliĂšre maison. Les jardins Ă©taient remplis d'arbres magnifiques, mais ils Ă©taient sans allĂ©es, et ressemblaient assez aux jardins de certaines religieuses d’Italie. Ce qui fit le plus de plaisir aux soldats, car chacun y accourut, ce furent de grands berceaux de vignes, chargĂ©s des plus beaux raisins du monde. La vendange fut bientĂŽt faite. Les deux divisions Bon et Menou qui Ă©taient restĂ©es dans le camp retranchĂ© Ă©taient aussi dans la plus grande abondance. On avait trouvĂ© dans les bagages nombre de cantines remplies d’office, de pots de confiture, des sucreries. On rencontrait Ă  chaque instant des tapis, des porcelaines, des cassolettes et une foule de petits meubles Ă  l’usage des Mamelucks , qui excitaient notre curiositĂ©. L’armĂ©e com. EGYPTE. - BATAILLE DES PYRAMIDES. ^43 mença alors Ă  se rĂ©concilier avec l’Égypte, et Ă  croire enfin que le Caire n’était pas Daman- hour. § Vil 1. Le lendemain, Ă  la pointe du jour, NapolĂ©on se porta sur la riviĂšre, et s’emparant de quelques barques, il fit passer le gĂ©nĂ©ral Vial avec sa division dans l’üle deRodah. On s’en rendit maĂźtre aprĂšs avoir tirĂ© quelques coups de fusil. Du moment oĂč l’on eut pris possession de l'ile de Rodah et placĂ© un bataillon dans le mĂ©kias et des sentinelles le long du canal, le Nil dut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme passĂ©; on n’était plus sĂ©parĂ© de Boulac et du vieux Caire que par un grand canal. On visita l’enceinte de Gizeh, et on travailla sur-le-champ Ă  en fermer les portes. Gizeh Ă©tait environnĂ© d’une muraille assez vaste pour renfermer tous nos Ă©tablissements et assez forte pour contenir les Mamelucks et les Arabes. Nous attendions avec impatience l’arrivĂ©e de la flottille; le vent du nord soufflait comme Ă  l’ordinaire, et cependant elle ne venait pas! Le Nil Ă©tant bas , l’eau lui avait manquĂ©, les bĂątiments Ă©taient engravĂ©s. Le contre-amiral PerrĂ© fit dire qu’on ne devait pas compter sur lui et qu’il ne pouvait dĂ©signer le jour de son arrivĂ©e. Cette contra- 16. a/j4 MÉMOIRES IE NAPOLEON. riĂ©tĂ© Ă©tait extrĂȘme, car il fallait s’emparer du Caire dans le premier moment de stupeur, au lieu de laisser aux habitants, en perdant quarante-huit heures, le temps de revenir de leur Ă©pouvante. Heureusement qu’à la bataille , ce n’était pas les Mamelucks seuls qui avaient Ă©tĂ© vaincus, les janissaires du Caire et tout ce que cette ville contenait de braves et d’hommes armĂ©s y avaient aussi pris part et Ă©taient dans la derniĂšre consternation. Tous les rapports sur cette affaire donnaient aux Français un caractĂšre qui tenait du merveilleux. § IX. Un drogman fut envoyĂ© par le gĂ©nĂ©ral en chef vers le pacha et le cadi-scheick, iman de la grande mosquĂ©e, et les proclamations que NapolĂ©on avait publiĂ©es Ă  son entrĂ©e en Egypte furent rĂ©pandues. Le pacha Ă©tait dĂ©jĂ  parti , mais il avait laissĂ© son kiaya. Celui-ci crut de son devoir de venir Ă  Gizeh, puisque le gĂ©nĂ©ral en chef dĂ©clarait que ce n’était pas aux Turcs, mais aux Mamelucks qu’il faisait la guerre. Il eut une confĂ©rence avec NapolĂ©on , qui le persuada. C’était d’ailleurs ce que ce kiaya avait de mieux Ă  faire. En cĂ©dant Ă  NapolĂ©on , il entrevoyait l’espĂ©rance de jouer un grand rĂŽle et de bĂątir sa fortune. En refusant » ÉGYPTE- - BATAILLE DES PYRAMIDES. $45 il courait Ă  sa perte. 11 se rangea donc sous l’obĂ©issance du gĂ©nĂ©ral en chef et promit de chercher Ă  persuader Ă  Ibrahim-Bey de se retirer et aux habitants du Caire de se soumettre. Le lendemain une dĂ©putation des scheicks du Caire vint Ă  Gizeh et fit connaĂźtre que Ibrahim-Bey Ă©tait dĂ©jĂ  sorti et Ă©tait allĂ© camper Ă  Birketel- hadji, que les janissaires s’étaient assemblĂ©s et avaient dĂ©cidĂ© de se rendre, et que le scheick de la grande mosquĂ©e de Jemilazar avait Ă©tĂ© chargĂ© d’envoyer une dĂ©putation pour traiter de la reddition de la ville et implorer la clĂ©mence du vainqueur. Les dĂ©putĂ©s restĂšrent plusieurs heures Ă  Gizeh, oĂč on employa tous les moyens qu’on crut les plus efficaces pour les confirmer dans leurs bonnes dispositions et leur donner de la confiance. Le jour suivant, le gĂ©nĂ©ral Dupuy fut envoyĂ© au Caire comme commandant d’armes et l’on prit possession de la citadelle. Nos troupes passĂšrent le canal et occupĂšrent le vieux Caire et Boulac. Le gĂ©nĂ©ral en chef fit son entrĂ©e au Caire le 26 juillet, Ă  quatre heures aprĂšs midi. Il alla loger sur la place El-Bekir, dans la maison d’Elfy-Bey et y transporta son quartier-gĂ©nĂ©ral. Cette maison Ă©tait placĂ©e Ă  une des extrĂ©mitĂ©s de la ville et le jardin communiquait avec la campagne. MÉMOIRES DE NAPOLEON. a 46 . S X. Le Caire est situĂ© Ă  une demie-lieue du Nil; le vieux Caire et Boulac sont ses ports. Il est traversĂ© par un canal ordinairement Ă  sec; mais qui se remplit pendant l’inondation, au moment oĂč l’on coupe la digue , opĂ©ration qui ne se fait que lorsque le Nil est Ă  une certaine hauteur; c’est l’objet d’une fĂȘte publique. Alors le canal communique son eau Ă  des canaux nombreux, et la place d’El-BĂ©kir, ainsi que la plupart des places et des jardins du Caire, est couverte d’eau. Lors des inondations, on traverse tous ces quartiers avec des bateaux. Le Caire est dominĂ© par une citadelle placĂ©e sur un mamelon qui commande toute la ville. Elle est sĂ©parĂ©e du Mokattam par un vallon. Un aquĂ©duc, ouvrage assez remarquable, porte de l’eau Ă  la citadelle. Il y a, Ă  cet effet, au vieux Caire une Ă©norme tour octogone trĂšs- haute qui renferme le rĂ©servoir oĂč les eaux du Nil sont Ă©levĂ©es par une machine hydraulique et d’oĂč elles entrent dans l’aquĂ©duc. La citadelle tire aussi de l’eau du puits de Joseph, mais cette eau est moins bonne que celle du Nil. Cette forteresse Ă©tait nĂ©gligĂ©e, sans dĂ©fense, et tombait en ruines. On s’occupa immĂ©diate- Égypte. — bataille i'yhami des. 2/17 ment de la rĂ©parer, et depuis 011 y a constamment travaillĂ©. Le Caire est environnĂ© de hautes murailles bĂąties par les Arabes et surmontĂ©es de tours Ă©normes; cesrnurailles Ă©taienten mauvais Ă©tat et tombaient de vĂ©tustĂ©; les Marne- lucks ne rĂ©paraient rien. La ville est grande ; la moitiĂ© de sou enceinte confine avec le dĂ©sert, de sorte qu’on trouve des sables arides en sortant par la porte de Suez et celles qui sont du cĂŽtĂ© de l’Arabie. La population du Caire Ă©tait considĂ©rable, on y comptait 210,000 habitants. Les maisons sont fort, Ă©levĂ©es et les rues Ă©troites, afin d’ĂȘtre Ă  l’abri du soleil. C’est pour le mĂȘme motif que les bazards ou marchĂ©s publics sont couverts de toiles ou paillassons. Les beys ont de trĂšs- beaux palais d’une architecture orientale, qui tient plutĂŽt de celle des Indes que de fa nĂŽtre. Les scheieks ont aussi de trĂšs-belles maisons. Les okels sont de grands bĂątiments carrĂ©s qui ont de vastes cours intĂ©rieures et oĂč sont renfermĂ©es des corporations entiĂšres de marchands. Ainsi il y a l’okel du riz du Seur, l’okel des marchands de SuĂšz , de Syrie. Tous ont Ă  l’extĂ©rieur, et donnant sur les rues, de petites boutiques de douze Ă  quinze pieds carrĂ©s, oĂč se tient le marchand avec les Ă©chantillons de scs marchandises. Le Caire a un grand nombre 248 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. de mosquĂ©es les plus belles du monde; les minarets sont riches et nombreux. Les mosquĂ©es servent en gĂ©nĂ©ral Ă  recevoir les pĂšlerins qui y couchent. lien est qui contiennent quelquefois jusqu’à 3,ooo pĂšlerins ; de ce nombre est celle de Jemilazar, qu’on cite comme la plus grande de l’Orient. Ces mosquĂ©es se composent d’ordinaire de cours dont le pourtour est environnĂ© de colonnes Ă©normes, couvertes par des terrasses; dans l’intĂ©rieur se trouvent une foule de bassins ou rĂ©servoirs d’eau pour boire et pour se laver. I! y a dans un quartier quelques familles europĂ©ennes, c’est le quartier des francs; l’on y rencontre un certain nombre de maisons, comme celles que peut avoir en Europe un nĂ©gociant de 3o Ă  4o,ooo livres de rente; elles sont meublĂ©es Ă  l’europĂ©enne avec des chaises et des lits; des Ă©glises pour les Cophtes, et quelques couvents pour les catholiques syriens. A cĂŽtĂ© de la ville du Caire, du cĂŽtĂ© du dĂ©sert , se trouve la ville des Morts. Cette ville est plus grande que le Caire mĂȘme ; c’est-lĂ  que toutes les familles ont leur sĂ©pulture. Une multitude de mosquĂ©es, de tombeaux, de minarets et de dĂŽmes conservent le souvenir des grands qui y ont Ă©tĂ© enterrĂ©s et qui les ont fait bĂątir. Beaucoup de tombeaux ont des gardiens Egypte. — bataille des pyramides. 249 qui y entretiennent des lampes allumĂ©es et en font voir FintĂ©rieur aux curieux. Les familles des morts, ou des fondations, pourvoyent Ă  ces dĂ©penses. Le peuple lui-mĂȘme a des tombeaux distinguĂ©s par famille ou par quartier, qui s’élĂšvent Ă  deux pieds de terre. Il y a au Caire une foule de cafĂ©s; onyprend du cafĂ©, des sorbets ou de l’opium, et ou y disserte sur les affaires publiques. Autour de cette ville, ainsi qu’auprĂšs d’Alexandrie, Rozette, etc., on trouve des monticules assez Ă©levĂ©s; ils sont tous formĂ©s de ruines et de dĂ©combres et s’accroissent tous les jours parce que tous les dĂ©bris de la ville y son t portĂ©s ; cela produit un effet dĂ©sagrĂ©able. Les Français avaient Ă©tabli des lois de police pour arrĂȘter le mal, et l’institut discuta les moyens de le faire entiĂšrement disparaĂźtre. Mais il se prĂ©senta des difficultĂ©s. L’expĂ©rience avait prouvĂ© aux gens du pays qu’il Ă©tait dangereux de jeter ces dĂ©bris dans le Nil , parce qu’ils encombraient les canaux ou se rĂ©pandaient dans la campagne avec l’inondation. Ces ruines sont la suite de la dĂ©cadence du pays dont on aperçoit les marques Ă  chaque pas. i » '* T T - - ' St; » ! ’ ‱ f. v - - ' 'r*- . .rrv ; ? '‱ ‱‱ f '‱ ; -/f ; . H-'. - H*-. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. ÉGYPTE. — RELIGION. Du christianisme. — De l'islamisme. — DiffĂ©rence de l’esprit des deux religions. — Haine des califes contre les bibliothĂšques. — De la durĂ©e des empires en Asie. — Polygamie. — Esclavage. — CĂ©rĂ©monies religieuses. — FĂȘte du prophĂšte. s * er - La religion chrĂ©tienne est la religion tl’un peuple civilisĂ©, elle est toute spirituelle; la rĂ©compense que JĂ©sus-Christ promet aux Ă©lus , est le contempler Dieu face Ă  face. Dans cette religion, tout est pour amortir les sens, rien pour les exciter. La religion chrĂ©tienne a Ă©tĂ© trois ou quatre siĂšcles Ă  s’établir, ses progrĂšs ont Ă©tĂ© lents. 11 faut du temps pour dĂ©truire, MÉMOIRES DE NAPOLÉON. par la seule influence de la parole, une religion consacrĂ©e par le temps. Il en faut davantage quand la nouvelle ne sert et n’allume aucune passion. Les progrĂšs du christianisme furent le triomphe des Grecs sur les Romains. Ces derniers avaient soumis, parla force des armes, toutes les rĂ©publiques grecques; celles-ci dominĂšrent leurs vainqueurs par les sciences et les arts. Toutes les Ă©coles de philosophie, d’éloquence, tous les ateliers de Rome Ă©taient tenus par des Grecs. La jeunesse romaine ne croyait pas avoir terminĂ© ses Ă©tudes, si elle n’était allĂ©e se perfectionner Ă  AthĂšnes. DiffĂ©rentes circonstances favorisĂšrent encore la propagation de la religion chrĂ©tienne. L’apothĂ©ose de CĂ©sar et d’Auguste fut suivie de celles des plus abominables tyrans; cet abus de polythĂ©isme rallia Ă  l’idĂ©e d'un seul Dieu crĂ©ateur et maĂźtre de l’univers. Socrate avait dĂ©jĂ  proclamĂ© cette grande vĂ©ritĂ© le triomphe du christianisme, qui la lui emprunta, fut, comme nous l’avons dit plus haut, une rĂ©action des philosophes de la GrĂšce sur leurs conquĂ©rants. Les saints pĂšres Ă©taient presque tous Grecs. La morale qu’ils prĂȘchĂšrent fut celle de Platon. Toute la subtilitĂ© que l’on remarque dans la thĂ©ologie chrĂ©tienne, est due Ă  l’esprit des sophistes de son Ă©cole. ÉGYPTE. - RELIGION. 2?>3 Les chrĂ©tiens, Ă  l’exemple du paganisme, crurent les rĂ©compenses d’une vie future insuffisantes pour rĂ©primer les dĂ©sordres, les vices et les crimes qui naissent des passions ; ils firent un enfer tout physique avec des peines toutes corporelles. Ils enchĂ©rirent de beaucoup sur leurs modĂšles, et donnĂšrent mĂȘme Ă  ce dogme tant de prĂ©pondĂ©rance, que l’on peut dire avec raison que la religion du Christ est une menace. § II. L’islamisme est la religion d’un peuple dans l’enfance; il naquit dans un pays pauvre et manquant des choses les plus nĂ©cessaires Ă  la vie. Mahomet a parlĂ© aux sens, il n’eĂ»t point Ă©tĂ© entendu par sa nation, s’il n’eĂ»t parlĂ© qu’à l’esprit. Il promit Ă  ses sectateurs des bains odorifĂ©rants, des fleuves de lait, des houris blanches aux yeux noirs, et l’ombre perpĂ©tuelle des bosquets. L’Arabe qui manquait d’eau et Ă©tait brĂ»lĂ© par un soleil ardent, soupirait pour l’ombrage et la fraĂźcheur, et fit tout pour obtenir une pareille rĂ©compense. Ainsi l’on peut dire par opposition au christianisme, que la religion de Mahomet est une promesse. L’islamisme attaque spĂ©cialement les idolĂą- 2 54 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. trĂšs; il n’y a point d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophĂšte voilĂ  le fondement de la religion musulmane; c’était, dans le point le plus essentiel, consacrer la grande vĂ©ritĂ© annoncĂ©e par MoĂŻse et confirmĂ©e par JĂ©sus-Christ. On sait que Mahomet avait Ă©tĂ© instruit par des juifs et des chrĂ©tiens. Ces derniers Ă©taient une espĂšce d’idolĂątres Ă  ses yeux. Il entendait mal le mystĂšre de la trinitĂ©, et l’expliquait comme la reconnaissance de trois dieux. Quoi qu’il en soit, il persĂ©cuta les chrĂ©tiens avec beaucoup moins d’acharnement que les paĂŻens. Les premiers pouvaient se racheter en payant un tribut. Le dogme de l’unitĂ© de Dieu que JĂ©sus- Christ et MoĂŻse avaient si,rĂ©pandu , le Koran le porta dans l’Arabie , l’Afrique et jusqu’aux extrĂ©mitĂ©s des Indes. ConsidĂ©rĂ©e sous ce point de vue, la religion mahomĂ©tane a Ă©tĂ© la succession des deux autres; toutes les trois ont dĂ©racinĂ© le paganisme. $ 11 h NĂ© chez un peuple corrompu , assujetti , comprimĂ© , le christianisme prĂȘcha la soumission et l’obĂ©issance, afin de dĂ©sintĂ©resser les souverains. Il chercha Ă  s’établir par l'insinuation , la persuasion et la patience. JĂ©sus-Christ, 1ÎOYPTK. - HKLHJIOIV. 255 simple prĂ©dicateur, n’exerça aucun pouvoir sur la terre, mon rĂšgne n’est pas de ce monde , disait-il. Il le prĂȘchait dans le temple, il le prĂȘchait en particulier Ă  ses disciples. Il leur accorda le don de la parole, lit des miracles, ne se rĂ©volta jamais contre la puissance Ă©tablie , et mourut sur une croix, entre deux larrons, en exĂ©cution du jugement d’un simple prĂ©teur idolĂątre. La religion mahomĂ©tane nĂ©e chez une nation guerriĂšre et libre, prĂȘcha l’intolĂ©rance et la destruction des infidĂšles. A l’opposĂ© de JĂ©sus- Christ, Mahomet fut roi! Il dĂ©clara que tout l’univers devait ĂȘtre soumis Ă  son empire, et ordonna d’employer le sabre pour anĂ©antir l’idolĂątre et l’infidĂšle. Les tuer fut une Ɠuvre mĂ©ritoire. Les idolĂątres qui Ă©taient en Arabie furent bientĂŽt convertis ou dĂ©truits. Les infidĂšles qui Ă©taient en Asie, en Syrie , et en Egypte furent attaquĂ©s et conquis. AussitĂŽt que l’islamisme eut triomphĂ© Ă  la Mecque et Ă  MĂ©dine, il servit de point de ralliement aux diverses tribus d’Arabes. Toutes furent fanatisĂ©es , et une nation entiĂšre se prĂ©cipita sur ses voisins. Les successeurs de Mahomet rĂ©gnĂšrent sous le titre de califes. Ils rĂ©unissaient Ă  la fois le glaive et l’encensoir. Les premiers califes prĂȘchaient tous les jours dans la moĂšquĂ©e de MĂ©- ĂŒ56 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. tline ou dans celle de la Mecque, et de lĂ  envoyaient des ordres Ă  leurs armĂ©es, qui dĂ©jĂ  couvraient une partie de l’Afrique et de l’Asie. Un ambassadeur de Perse, qui arriva Ă  MĂ©dine, fut fort Ă©tonnĂ© de trouver le calife Omar dormant au milieu d’une foule de mendiants sur le seuil de la mosquĂ©e. Dans la suite, lorsque Omar se rendit Ă  JĂ©rusalem, il voyageait sur un chameau qui portait ses provisions, n’avait qu'une tente de toile grossiĂšre, et n’était distinguĂ© des autres musulmans que par son extrĂȘme simplicitĂ©. Durant les dix annĂ©es de son rĂšgne, il conquit quarante mille villes, dĂ©truisit cinquante mille Ă©glises, fit bĂątir deux mille mosquĂ©es. Le calife Aboubeker qui ne prenait au trĂ©sor, pour sa maison, que trois piĂšces d’or par jour, en donnait cinq cents Ă  chaque Mossen, qui s’était trouvĂ© avec le prophĂšte au combat de Bender. Les progrĂšs des Arabes furent rapides ; leurs armĂ©es mues par le fanatisme attaquĂšrent Ă  la fois l’empire romain et celui de Perse. Ce dernier fut subjuguĂ© en peu de temps, et les musulmans pĂ©nĂ©trĂšrent jusqu’aux frontiĂšres de l’Oxus, s’emparĂšrent de trĂ©sors innombrables, dĂ©truisirent l’empire de CosroĂšs, et s’avancĂšrent jusqu’à la Chine. J-ies victoires qu’ils remportĂšrent en Syrie, Ă  Aiquadie, Ă  Dyrmonck, 2J7 leur livrĂšrent Damas, Alep, Emesse, CĂšsarĂ©e, JĂ©rusalem .La prise de Pelouse et d’Alexandrie les rendit maĂźtres de l’Égypte. Tout ce pays Ă©tait cophte et fort sĂ©parĂ© de Constantinople par les discussions d’hĂ©rĂ©sie. Kaleb , Derar, Amroug, surnommĂ©s les glaives ou les Ă©pĂ©es du prophĂšte , n’éprouvĂšrent aucune rĂ©sistance. Tout obstacle eĂ»t Ă©tĂ© inutile. Au milieu des assauts , au milieu des batailles, ces guerriers voyaient des houris au teirjt blanc et aux yeux bleus ou noirs, couvertes de chapeaux de diamants, qui les appelaient et leur tendaient les bras; leurs Ăąmes s’enflammaient Ă  cette vue, ils s’élancaient en aveugles et cherchaient la mort qui allait mettre ces beautĂ©s en leur puissance. C’est ainsi qu’ils se sont rendus maĂźtres des belles plaines de la Syrie, de l’Égypte et de la Perse; c’est ainsi qu’ils ont soumis le monde. § IV. Un prĂ©jugĂ© bien rĂ©pandu et cependant dĂ©menti par l’histoire, c’est que Mahomet Ă©tait ennemi des sciences, des arts et de la littĂ©rature. On a beaucoup citĂ© le mot du calife Omar, lorsqu’il fit brĂ»ler la bibliothĂšque d’Alexandrie Si cette bibliothĂšque renferme ce qui se trouve dans le Koran, elle est inutile ; si elle contient MĂ©moires. — Gourgaud .— Tome II. 17 u58 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. autre chose, elle est dangereuse. » Un pareil fait et beaucoup d’autres de cette nature ne doivent point faire oublier ce que l’on doit aux califes arabes. Us Ă©tendirent constamment la sphĂšre des connaissances humaines, et enibellirent la sociĂ©tĂ© par les charmes de leur littĂ©rature. Il est possible nĂ©anmoins que dans l’origine, les successeurs de Mahomet aient craint que les Arabes ne se laissassent amollir par les arts et les sciences, qui Ă©taient portĂ©s Ă  un si haut point dans l’Égypte, la Syrie et le bas-empire. Ils avaient sous les yeux la dĂ©cadence de l’empire de Constantin, due en partie Ă  de perpĂ©tuelles discussions scholastiques et thĂ©ologiques. Peut- ĂȘtre ce spectacle les avait-il indisposĂ©s contre la plupart des bibliothĂšques qui dans le fait contenaient en majoritĂ© des livres de cette nature. Quoi qu’il en soit, les Arabes ont Ă©tĂ© pendant cinq cents ans la nation la plus Ă©clairĂ©e du monde. C’est Ă  eux que nous devons notre systĂšme de numĂ©ration, les orgues, les cadrans solaires, les pendules et les montres. Rien de plus Ă©lĂ©gant, de plus ingĂ©nieux, de plus moral que la littĂ©rature persanne, et, en gĂ©nĂ©ral, tout ce qui est sorti de la plume des littĂ©rateurs de Bagdad, et de Bassora. Les empires ont moiiĂźs de durĂ©e en Asie que dans l’Europe , ce qu’on peut attribuer aux cir- ÉGYPTE. - RFXIGION. 25g constances gĂ©ographiques. L’Asie est environnĂ©e d’immenses dĂ©serts, d’oĂč s’élancent tous les trois ou quatre siĂšcles des peuplades guerriĂšres, qui culbutent les plus vastes empires. De lĂ  sont sortis les Ottomans, et dans la suite les Tamerlan et les Gengiskan. Il paraĂźt que les lĂ©gislateurs souverains de ces peuplades se sont toujours attachĂ©s Ă  leur conserver des mƓurs nationales et une physionomie originaire. C’est ainsi qu’ils empĂȘchĂšrent que le janissaire d’Égypte ne devĂźnt arabe, que le janissaire d’AndrinopIe ne devĂźnt grec. Le principe adoptĂ© par eux de s’opposer Ă  toute espĂšce d’innovation dans les habitudes et les mƓurs, leur fit proscrire les sciences et .les arts. Mais il ne faut attribuer cette mesure ni aux prĂ©ceptes de Mahomet, ni Ă  la religion du Roran, ni au naturel arabe. § V. Mahomet restreignit Ă  quatre, le nombre des femmes que chaque musulman pouvait Ă©pouser. Aucun lĂ©gislateur d’Orient n’en avait permis aussi peu. On se demande pourquoi il ne supprima point la polygamie, comme l’avait fait la religion chrĂ©tienne; car il est bien constant que le nombre des femmes, en Orient, ' 7 - a6l> MÉMOIRES DE NAPOLÉON. n’est nulle part supĂ©rieur Ă  celui des hommes. Il Ă©tait donc naturel de n’en permettre qu’une, afin que tous pussent en avoir. C’est encore un sujet de mĂ©ditation que ce contraste entre l’Asie et l’Europe. Chez nous, les lĂ©gislateurs n’autorisent qu’une seule femme; Grecs ou Romains, Gaulois ou Germains, Es- \ pagnols ou Bretons, tous enfin ont adoptĂ© cet usage. En Asie , au contraire, la polygamie fut constamment permise ; Juifs ou Assyriens, Tar- tares ou Persans, Egyptiens ou Turcomans, purent toujours avoir plusieurs femmes. Peut-ĂȘtre faut-il chercher la raison de cette diffĂ©rence dans la nature des circonstances gĂ©ographiques de l’Afrique et de l’Asie. Ces pays Ă©tant habitĂ©s par des hommes de plusieurs couleurs , la polygamie est le seul moyen d’empĂȘcher qu’ils ne se persĂ©cutent. Les lĂ©gislateurs ont pensĂ© que pour que les blancs ne fussent pas ennemis des noirs, les noirs des blancs, les cuivrĂ©s des uns et des autres, il fallait les faire tous membres d’une mĂȘme famille, et lutter ainsi contre ce penchant de l’homme, de haĂŻr tout ce qui n’est pas lui. Mahomet pensa que quatre femmes Ă©taient suffisantes pour atteindre ce but, parce que chaque homme pouvait avoir une blanche, une noire, une cuivrĂ©e et une femme d’une autre couleur. Sans doute 261 il Ă©tait aussi clans la nature d’une religion sensuelle de favoriser les passions de ses sectateurs; et en cela la politique et le prophĂšte ont pu se trouver d’accord 1. Lorsqu’on voudra dans nos colonies donner la libertĂ© aux noirs et y Ă©tablir une Ă©galitĂ© parfaite, il faudra que le lĂ©gislateur autorise la polygamie et permette d’avoir Ă  la fois une femme blanche , une noire et une mulĂątre DĂšs lors les diffĂ©rentes couleurs faisant partie d'une mĂȘme famille seront confondues dans l’opinion de chacune ; sans cela on n’obtiendra jamais des rĂ©sultats satisfaisants. Les noirs seront ou plus nombreux ou plus habiles, et alors ils tiendront les blancs dans l’abaissement et vice versa. Par suite de ce principe gĂ©nĂ©ral de l’égalitĂ© des couleurs, qu’a Ă©tabli la polygamie, il n’y 1 On comprend difficilement la possibilitĂ© d’avoir quatre femmes , dans un pays oĂč il n’y a pas plus de femmes que d’hommes. C’est qu’en rĂ©alitĂ©, les onze douziĂšmes de la population n’en ont qu’une, parce qu’ils ne peuvent en nourrir qu’une , parce qu’ils n’en trouvent qu’une. Mais cette confusion des races, des couleurs, et des nations que produit la polygamie., existant dans la tĂȘte des nations, est suffisante pour Ă©tablir l’union et la parfaite Ă©galitĂ© entre elles- ĂŒ6a MEMOIRES DE NAPOLEON. avait aucune diffĂ©rence entre les individus composant la maison des Mamelucks. Un esclave noir qu’un bey avait achetĂ© d’une caravane d’Afrique, devenait catchef et Ă©tait Ă©gal au beau Mameluck blanc, originaire de Circassie ; et l’on ne soupçonnait mĂȘme pas qu’il en pĂ»t ĂȘtre autrement. § VI. L’esclavage n’est pas et n’a jamais Ă©tĂ© dans l’Orient ce qu’il fut en Europe. Les mƓurs sous ce rapport sont restĂ©es les mĂȘmes que celles de l’Écriture. La servante se marie avec le maĂźtre. La loi des Juifs supposait si peu de distinction entre eux, qu’elle prescrit ce que la servante doit devenir, lorsqu’elle Ă©pouse le fils de la maison. De nos jours encore, un musulman achĂšte un esclave, l’élĂšve, et s’il lui plaĂźt, l’unit Ă  sa fille et le fait hĂ©ritier de sa fortune, sans que cela choque en rien les coutumes du pays. Mourah-Bey, Aly-Bey, avaient Ă©tĂ© vendus Ă  des beys dans un Ăąge encore tendre, par des marchands qui les avaient achetĂ©s eux-mĂȘmes en Circassie. Us remplirent d’abord les plus bas offices dans la maison de leurs maĂźtres. Mais leur jolie figure, leur aptitude aux exercices du ÉGYPTE. - RELIGION. Ăź63 corps, leur bravoure ou leur intelligence, les firent arriver progressivement aux premiĂšres places. Il en est de mĂȘme chez les pachas, les visirs et les sultans. Leurs esclaves parviennent comme parviendraient leurs fils. En Europe, au contraire, quiconque Ă©tait empreint du sceau de l’esclavage, demeurait pour toujours dans le dernier rang de la domesticitĂ©. Chez les Romains l’esclave pouvait ĂȘtre affranchi, mais il conservait un caractĂšre dĂ©s- honuĂȘte et bas ; jamais il n’était considĂ©rĂ© comme un citoyen nĂ© libre. L’esclavage des colonies , fondĂ© sur la diffĂ©rence des couleurs, est bien plus rigide et plus avilissant encore. Les rĂ©sultats de la polygamie, la maniĂšre dont les Orientaux considĂšrent l’esclavage et traitent leurs esclaves, diffĂšrent tellement de nos moeurs et de nos idĂ©es sur la servitude, que nous concevons difficilement tout ce qui passe chez eux. Il fallut Ă©galement beaucoup de temps aux Egyptiens pour comprendre que tous les Français n’étaient pas les esclaves de NapolĂ©on, et encore n’y a-t-il eu que les plus Ă©clairĂ©s d’entre eux qui y soient parvenus. Tout pĂšre de famille, en Orient, possĂšde suf sa femme, ses enfants et ses esclaves, un pouvoir absolu que l’autoritĂ© publique ne peut 204 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. modifier. Esclave du grand-seigneur, il exerce au-dedans le despotisme auquel il est lui-mĂȘme soumis au-dehors; et il est sans exemple qu’un pacha ou un officier quelconque ait pĂ©nĂ©trĂ© dans l’intĂ©rieur d’une famille pour en troubler le chef dans l’exercice de son autoritĂ©, c’est une chose qui choquerait les coutumes, les mƓurs et le caractĂšre national. Les Orientaux se considĂšrent comme maĂźtres dans leurs maisons, et tout agent du pouvoir qui veut exercer sur eux son ministĂšre, attend qu'ils en sortent ou les envoie chercher. S VIL Les mahomĂ©tans ont beaucoup de cĂ©rĂ©monies religieuses et un grand nombre de mosquĂ©es oĂč les fidĂšles vont prier plusieurs fois par jour. Les fĂȘtes sont cĂ©lĂ©brĂ©es par de grandes illuminations dans les temples et dans les rues, et quelquefois par des feux d’artifice. Ils ont aussi des fĂȘtes pour leur naissance, leur mariage et la circoncision de leurs enfants; cette derniĂšre est celle qu’ils cĂ©lĂšbrent avec le plus d’affection. Toutes se font avec plus de pompe extĂ©rieure que les nĂŽtres. Leurs funĂ©railles sont majestueuses et leurs tombeaux d’une architecture magnifique. ÉGYPTE. - RELIGION. ta65 Aux heures indiquĂ©es les musulmans font leurs priĂšres, en quelque lieu qu’ils se trouvent ; les esclaves dĂ©ploient des tapis devant eux, et ils s’agenouillent la face vers l’Orient. La charitĂ© et l’aumĂŽne sont recommandĂ©es dans tous les chapitres du Roran, comme la maniĂšre d'ĂȘtre la plus agrĂ©able Ă  Dieu et au prophĂšte. Sacrifier une partie de sa fortune pour des Ă©tablissements publics, surtout creuser un canal, un puits, Ă©lever une fontaine, sont des Ɠuvres mĂ©ritoires par excellence. L’établissement d’une fontaine, d’un rĂ©servoir, se lie frĂ©quemment Ă  celui d’une mosquĂ©e; partout oĂč il y a un temple, il y a de l’eau en abondance. Le prophĂšte paraĂźt l’avoir mise sous la protection de la religion. C’est le premier besoin du dĂ©sert, il faut la recueillir et la conserver avec soin, Ali a peu de sectateurs dans l’Arabie, l’empire turc, l’Égypte et la Syrie. Nous n’y avons trouvĂ© que les Mutualis. Mais toute la Perse jusqu’à l’Indus est de la secte de ce calife. § VIII. Le gĂ©nĂ©ral en chef alla cĂ©lĂ©brer la fĂȘte du prophĂšte chez le scheick El-Bekir. On commença par rĂ©citer une espĂšce de litanie qui comprenait la vie de Mahomet depuis sa naissance a66 MÉMOIRES DE NAPOLÉOM. jusqu Ă  sa mort. Une centaine de scheicks assis en cercle sur des tapis et les jambes croisĂ©es, en rĂ©citaient tous les versets en balançant fortement le corps en avant et en arriĂšre, et tous ensemble. AprĂšs cela on servit un grand dĂźner, pendant lequel on fut assis sur des coussins, les jambes croisĂ©es. Il y avait une vingtaine de tables et cinq ou six personnes Ă  chaque table. Celle du gĂ©nĂ©ral eh chef et du scheick El-Bekir Ă©tait au milieu ; un petit plateau d’un bois prĂ©cieux et de marqueterie fut placĂ© Ă  dix-huit pouces de terre et couvert successivement d’un grand nombre de plats. C’était des pilaux de riz, des rĂŽtis d’une espĂšce particuliĂšre, des entrĂ©es, des pĂątisseries, le tout fort Ă©picĂ©. Les scheicks dĂ©peçaient tout avec leurs doigts. Aussi offrit- on pendant le dĂźner trois fois Ă  laver les mains. On servit pour boisson de l’eau de groseille, de la limonade et plusieurs autres espĂšces de sorbets, et au dessert beaucoup de compotes et de confitures. Au total, le dĂźner n’était point dĂ©sagrĂ©able; il n’y avait que la maniĂšre de le prendre qui nous parĂ»t Ă©trange. Le soir toute la ville fut illuminĂ©e, On alla aprĂšs le dĂźner sur la place El-Bekir, dont l’illu— ” mination en verres de couleurs Ă©tait fort belle. U s’y trouvait un peuple immense. Tous Ă©taient ÉGYPTE. - RELIGION. 267 placĂ©s en ordre par rangs de vingt Ă  cent personnes, lesquelles debout et les unes contre les autres rĂ©citaient les priĂšres et les litanies du prophĂšte avec des mouvements qui allaient toujours en augmentant, au point qu’à la fin ils paraissaient convulsifs et que quelques-uns tombaient en faiblesse. Dans le courant de l’annĂ©e, le gĂ©nĂ©ral en chef accepta souvent des dĂźners dhez le scheick Sadda, chez le cheick Fayonne et chez d’autres principaux Scheicks. C’étaient des jours de fĂȘte dans tout le quartier. Partout on Ă©tait servi avec la mĂȘme magnificence et Ă  peu prĂšs de la mĂȘme maniĂšre. tfr'KsĂ *-’ ff$i~y '&&. ’&f'r l..?Q' -ii4&isr\' J$c, > ÂŁj!ÂŁ*, MÉMOIRES DE NAPOLÉON. - .ntl » C, - ÉGYPTE. —USAGES, SCIENCES ET ARTS. Femmes. — Enfants. — Mariages. — Habillements des hommes, des femmes, — Harnachement des chevaux. — Maisons. — Harems. — Jardins. — Arts et sciences. — Artisans. — Navigation du Nil et des canaux.—Transports. — Chameaux. —Dromadaires. — Anes, chevaux. — Institut d’Égypte. — Travaux de la commission des savants. — HĂŽpitaux , diverses maladies , peste. — Lazarets. — Travaux faits au Caire. — Anecdote. $ I e Les femmes en Orient vont voilĂ©es; un morceau de toile leur couvre le nez et surtout les lĂšvres et ne laisse voir que leurs yeux. Lorsque, par l’effet d’un accident, quelques Égyp- 37O MÉMOIRES DE NAPOLÉON. tiennes se sont trouvĂ©es surprises sans leur voile , et couvertes seulement de cette longue chemise bleue qui compose le vĂȘtement des femmes de fellahs, elles prenaient le bas de leur chemise pour cacher leur figure, aimant mieux dĂ©couvrir le milieu et le bas de leur corps. Le gĂ©nĂ©ral en chef eut plusieurs fois occasion d’observer quelques femmes des plus distinguĂ©es du pays, auxquelles il accorda des audiences. C’étaient ou des veuves de beys ou de katchefs, ou leurs Ă©pouses, qui, pendant leur absence, venaient implorer sa protection. La richesse de leur habillement, la noblesse de leur dĂ©marche , de petites mains douces, de beaux yeux, un maintien noble et gracieux et des maniĂšres trĂšs-Ă©lĂ©gantes dĂ©notaient en elles des femmes d’un rang et d’une Ă©ducation au- dessus du vulgaire. Elles, commençaient toujours par baiser la main du sultan KĂ©bir i quelles portaient ensuite Ă  leur front, puis, Ă  leur estomac. Plusieurs exprimaient leurs demandes avec une grĂące parfaite , un son de voix enchanteur, et dĂ©veloppaient tous les talents , toute l’amĂ©nitĂ© des plus spirituelles Eu- i Les Arabes dĂ©signaient ainsi NapolĂ©on; le mot KĂ©bir veut dire Grand. ÉGYPTE. - USAGEE, ETC. 27 1 ropĂ©ennes, La dĂ©cence de leur maintien, la modestie de leurs vĂȘtements y ajoutaient des grĂąces nouvelles; et l’imagination se plaisait Ă  deviner des charmes quelles ne laissaient pas mĂȘme entrevoir. Les femmes sont sacrĂ©es chez les Orientaux, et dans les guerres intestines on les Ă©pargne constamment. Celles des Mamelucks conservĂšrent leurs maisons au Caire, pendant que leurs maris faisaient la guerre aux Français. NapolĂ©on envoya EugĂšne son beau-fils complimenter la femme de Mourah-Bey qui avait sous ses ordres une cinquantaine d’esclaves appartenant Ă  ce chef mameluck et Ă  des katchefs. C’était une espĂšce de couvent de religieuses dont elle Ă©tait l’abbesse. Elle reçut EugĂšne sur son grand divan , dans le harem, oĂč il entra par exception, et comme envoyĂ© du sultan KĂ©bir. Toutes les femmes voulurent voir le jeune et joli Français, et les esclaves eurent beaucoup de peine Ă  contenir leur curiositĂ© et leur impatience. L’épouse de Mourah-Bey Ă©tait une femme de cinquante ans, et avait la beautĂ© et les grĂąces que comporte cet Ăąge. Elle fit, suivant l’usage, apporter du cafĂ© et des sorbets dans de trĂšs-riches services et avec un appareil somptueux. Elle ĂŽta de son doigt une bague de mille louis qu’elle donna au jeune officier. Souvent elle adressa 372 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. des rĂ©clamations au gĂ©nĂ©ral en chef, qui lui conserva ses villages et la protĂ©gea constamment. Elle passait pour une femme d’un mĂ©rite distinguĂ©. Les femmes passent de bonne heure en Egypte ; et l’on y trouve plus de brunes que de blondes. GĂ©nĂ©ralement, leur visage est un peu colorĂ©, et elles ont une teinte de cuivre. Les plus belles sont des Grecques ou des Cir- cassiennes, dont les bazars des nĂ©gociants qui font ce commerce sont toujours abondamment pourvus. Les caravanes de Darfour et de l’intĂ©rieur de l’Afrique amĂšnent un grand nombre , de belles noires. S II. Les mariages se font sans que les Ă©poux se soient vus ; la femme peut bien avoir aperçu l’homme, mais celui-ci n’a jamais aperçu sa fiancĂ©e, ou du moins les traits de son visage. Ceux des Égyptiens qui avaient rendu des services aux Français, quelquefois mĂȘme des scheicks , venaient prier le gĂ©nĂ©ral en chef de leur accorder pour femme, telle personne qu’ils dĂ©signaient. La premiĂšre demande de ce genre ‱fut faite par un aga des janissaires, espĂšce d’agent de police qui avait Ă©tĂ© fort utile aux Français, et qui desirait Ă©pouser une veuve ÉGYPTE. USAGES , ETC. 27 3 trĂšs-riche ; cette proposition parut singuliĂšre Ă  NapolĂ©on. Mais vous aime-t-elle? — Non. — Le voudra-t-elle? — Oui, si vous lui ordonnez. En effet, aussitĂŽt qu’elle connut la volontĂ© du sultan KĂ©bir, elle accepta, et le mariage eut lieu. Par la suite cela se rĂ©pĂ©ta frĂ©quemment. Les femmes ont leurs privilĂšges. 11 est des choses que les marisnesauraient leur refuser sans ĂȘtre des barbares, des monstres, sans soulever tout le monde contre eux ; tel est, par exemple, le droit d’aller au bain. Ce sont des bains de vapeur oĂč les femmes se rĂ©unissent; c’est lĂ  que se trament toutes les intrigues politiques ou autres ; c’est lĂ  que s’arrangent les mariages. Le gĂ©nĂ©ral Menou ayant Ă©pousĂ© une femme de Rosette, la traita Ă  la française. Il lui donnait la main pour entrer dans la salle Ă  manger; la meilleure place Ă  table, les meilleurs morceaux Ă©taient pour elle. Si son mouchoir tombait, il s’empressait de le ramasser. Quand cette femme eut contĂ© ces circonstances dans le bain de Rosette, les autres conçurent une espĂ©rance de changement dans les mƓurs, et signĂšrent une demande au sultan KĂ©bir pour que leurs maris les traitassent de la mĂȘme maniĂšre. MĂ©moires. — Gourgaud.—Tome II. 18 MÉMOIRES nr NAPOLÉON. 274 § IV. L’habillement des Orientaux n’a rien de commun avec le nĂŽtre. Au lieu de chapeau, ils se couvrent la tĂšte d’un turban, coiffure beaucoup plus Ă©lĂ©gante, plus commode, et qui Ă©tant susceptible d’une grande diffĂ©rence dans la forme, la couleur et l’arrangement, permet de remarquer au premier coup-d’Ɠil la diversitĂ© des peuples et des rangs. Leur col est libre ainsi que leurs jarrets; un Oriental peut rester des mois entiers dans son habillement, sans s’y trouver fatiguĂ©. Les diffĂ©rents peuples et les diffĂ©rents Ă©tats sont comme de raison habillĂ©s de maniĂšres diffĂ©rentes ; mais tous ont de commun la largeur des pantalons, des manches et de toutes les formes de leur habillement. Pour se mettre Ă  l’abri du soleil, ils se couvrent de schalls. Il entre dans les vĂȘtements des hommes comme dans, celui des femmes beaucoup de soieries, d’étoffes des Indes et de cachemires. Ils ne portent point de linge. Les fellahs ne sont couverts que d’une seule chemise bleue liĂ©e au milieu du corps. Les chefs des Arabes qui parcourent les dĂ©serts dans le fort de la canicule, sont couverts de schalls de toutes couleurs qui mettent les diffĂ©rentes parties de leur corps Ă  ÉGYPTE. -USAGES , ETC. 27Q l’abri du soleil et qu’ils drapent par-dessus leur tĂšte. Au lieu de souliers, les hommes et les femmes ont des pantoufles qu’ils laissent en entrant dans les appartements sur le bord des tapis. § V. Les harnachements de leurs chevaux sont extrĂȘmement Ă©lĂ©gants. La tenue de l’état-major français, quoique couvert d’or et- Ă©talant tout le luxe de l’Europe, leur paraissait mesquine, et Ă©tait effacĂ©e par la majestĂ© de l’habillement oriental. Nos chapeaux, nos culottes Ă©troites, nos habits pincĂ©s, nos cols qui nous Ă©tranglent, Ă©taient pour eux un objet de risĂ©e et d’aversion. Les Orientaux n’ont pas besoin de changer de costume pour monter Ă  cheval; ils ne se servent point d’éperons, et mettent leurs pieds dans de larges Ă©triers qui leur rendent inutiles les bottes et la toilette spĂ©ciale que nous sommes obligĂ©s de faire pour cet exercice. Les Francs ou les chrĂ©tiens qui habitent l’Égypte, vont sur des mules ou sur des Ăąnes, Ă  moins que ce ne soient des personnes d’un rang Ă©levĂ©. § VI. L’architecture des Égyptiens approche plus 18. 376 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. le celle de l’Asie que de la nĂŽtre. Les maisons ont toutes une terrasse, sur laquelle on se promĂšne; il y en a mĂȘme oĂč l’on prend des bains. Elles ont plusieurs Ă©tages. Au rez-de-chaussĂ©e, est une espĂšce de parloir oĂč le maĂźtre de la maison reçoit les Ă©trangers et donne Ă  manger. Au premier, est ordinairement le harem, avec lequel on ne communique que par des escaliers dĂ©robĂ©s. Le maĂźtre a dans son appartement une petite porte qui y conduit. D’autres petits escaliers de ce genre sont pour le service. On ne sait ce que c'est qu’un escalier d’apparat. Le harem consiste dans une grande salle en forme de croix ; vis-Ă -vis rĂšgne un corridor oĂč se trouvent un grand nombre de chambres. Autour du salon sont des divans plus ou moins riches, et au milieu un petit bassin en marbre d’oĂč s’échappe un jet d’eau. Souvent ce sont des eaux de rose ou d’autres essences qui en jaillissent et parfument l’appartement. Toutes les fenĂȘtres sont couvertes d’une espĂšce de jalousie en treillages. 11 11 ’y a point de lits dans les maisons, les Orientaux couchent sur des divans ou sur des tapis. Quand ils n’ont point d’étrangers, ils mangent dans leur harem, ils y dorment et y passent leurs moments de repos. AussitĂŽt que le maĂźtre" arrive , les femmes s’empressent Ă  le servir l’une lui prĂ©sente sa ÉGYPTE. - USAGES, ETC. 277 pipe , l’autre son coussin , etc. Tout est lĂ  pour le service du maĂźtre. Les jardins n’ont point d’allĂ©es, ce sont des berceaux de gros arbres oĂč l’on peut prendre le frais et fumer assis. L’Égyptien, comme tous les Orientaux, emploie Ă  ce dernier passe- temps une grande partie de la journĂ©e ; cela lui sert d’occupation et de contenance. § VII. Les arts et les sciences sont dans leur enfance en Égypte. A Jemilazar on enseigne la philosophie d’Aristote, les rĂšgles de la langue arabe, l’écriture et un peu d’arithmĂ©tique, on explique et discute les diffĂ©rents chapitres du Koran , et l’on montre la partie de l’histoire des califes, nĂ©cessaire pour connaĂźtre et juger les diffĂ©rentes sectes de l’islamisme. Du reste, les Arabes ignorent complĂštement les antiquitĂ©s de leur pays, et leurs notions sur la gĂ©ographie et la sphĂšre sont trĂšs-superficielles et trĂšs-fausses. Il y avait au Caire quelques astronomes dont la science se bornait Ă  pouvoir rĂ©diger l’almanach. Par suite de cette ignorance, ils ont peu de curiositĂ©. La curiositĂ© n’existe que chez les peuples assez avancĂ©s pour distinguer ce qui est naturel de ce qui est extraordinaire. Les ballons 278 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. ne firent point sur eux l’effet que nous avions supposĂ©. Les Pyramides n’ont Ă©tĂ© intĂ©ressantes pour eux que parce qu’ils se sont aperçus de l’intĂ©rĂȘt qu’elles excitent dans les Ă©trangers. Ils ne savent qui les a bĂąties, et tout le peuple, hormis les plus instruits, les regarde comme une production de la nature; les plus Ă©clairĂ©s d’entre eux, nous y voyant attacher tant d'importance, se sont imaginĂ© quelles ont Ă©tĂ© construites par un ancien peuple dont les Francs sont descendus. C’est ainsi qu’ils expliquent la curiositĂ© des EuropĂ©ens. La science qui leur sĂ«rait le plus utile, c’est la mĂ©canique hydraulique. Les machines leur manquent cependant ils en ont une ingĂ©nieuse pour verser les eaux d’un fossĂ© ou d’un puits sur un terrain plus Ă©levĂ©; le mobile en est le bras ou le cheval. Ils ne connaissent que les moulins Ă  manĂšge; nous n’avons pas trouvĂ© dans toute l’Egypte un seul moulin Ă  eau, ou Ă  vent. L’emploi de ces derniers moulins pour Ă©lever les eaux, serait pour eux une grande conquĂȘte et pourrait avoir de grands rĂ©sultats en Égypte. ContĂ© leur en a Ă©tabli un. Tous les artisans du Caire sont trĂšs-intelligents; ils exĂ©cutaient parfaitement ce qu’ils voyaient faire. Pendant la rĂ©volte de cette ville, ils fondirent des mortiers et des canons, mais ÉGYPTE. - USAGES, ETC. 279 d’une maniĂ©rĂ© grossiĂšre et qui rappelait ce qui se faisait dans le treiziĂšme siĂšcle. Les mĂ©tiers Ă  toile leur Ă©taient connus ; ils en avaient mĂȘme pour broder le tapis de la Mecque. Ce tapis est somptueux et fait avec art. A un dĂźner du gĂ©nĂ©ral en chef chez le scheick El-Fayoum, on parlait du Koran toutes les connaissances humaines s’y trouvent », disaient les scheicks.—Y voit-on l’art de fondre les canons et de faire la poudre ? demanda NapolĂ©on. Oui, rĂ©pondirent-ils, mais il faut savoir le lire distinction scholastique dont toutes les religions ont fait plus ou moins d’usage. § VIII. La navigation du Nil est trĂšs-active et trĂšs- facile; 011 le descend avec le courant, on le remonte Ă  l’aide de la voile et du vent du nord qui est constant pendant une saison. Quand celui du sud rĂšgne, il faut quelquefois attendre long-temps. Les bĂątiments dont on se sert sont appelĂ©s djermes. Ils sont plus haut mĂątĂ©s et voilĂ©s que les bĂątiments ordinaires, Ă  peu prĂšs un tiers de plus^ ce qui tient Ă  la nĂ©cessitĂ© de recevoir les vents par-dessus les monticules qui bordent la vallĂ©e. Le Nil Ă©tait constamment couvert de ces a8o MÉMOIRES DE NAPOLÉON. djermes; les unes servaient au transport des marchandises, les autres Ă  celui des voyageurs. Il y en a de grandeurs diffĂ©rentes. Les unes naviguent dans les grands canaux du Nil, les autres sont construites pour aller dans les petits. Le fleuve, auprĂšs du Caire, est toujours couvert d’une grande quantitĂ© de voiles qui montent ou descendent. Les officiers d’état- major, qui se servaient de*3 djermes pour aller porter des ordres, Ă©prouvaient souvent des accidents. Les tribus arabes, en guerre avec nous, venaient les attendre aux sinuositĂ©s du fleuve oĂč le vent leur manquait. Quelquefois aussi en descendant, ces bĂątiments s’engravaient et les officiers qu’ils portaient Ă©taient massacrĂ©s. Les caĂŻques sont de petites chaloupes ou pĂ©niches lĂ©gĂšres et Ă©troites qui servent pour passer le Nil et pour naviguer, non-seulement sur les canaux, mais aussi sur tout le pays quand il est inondĂ©. Le nombre de bĂątiments lĂ©gers qui couvrent le Nil est plus considĂ©rable que sur aucun fleuve du monde, attendu que, pendant plusieurs mois de l’annĂ©e, on est obligĂ© de se servir de ces embarcations pour communiquer d’un village Ă  l’autre. ÉGYPTE. - USAGES , ETC. 28 l S IX. Il n’y a en Égypte ni voiture ni charrette. Les transports par eau y sont si multipliĂ©s et si faciles, que peut-ĂȘtre les voitures sont moins nĂ©cessaires lĂ  que partout ailleurs. On citait comme une chose fort remarquable un carrosse qu’Ibrahim-Bey avait reçu de France 1. On se sert de chevaux pour parcourir la ville, exceptĂ© les hommes de loi et les femmes, qui vont sur des mulets ou sur des Ăąnes. Les uns et les autres sont environnĂ©s d’un grand nombre d’officiers et de domestiques en uniforme et tenant en main de grands bĂątons. On emploie spĂ©cialement les chameaux pour les transports ; ils servent aussi de monture. Les plus lĂ©gers, qui n’ont qu’une bosse, s’appellent dromadaires. Lorsqu’on le veut monter, l’animal est dressĂ© Ă  se grouper sur ses genoux. Le cavalier se place sur une espĂšce de bĂąt, les jambes croisĂ©es, et conduit le dromadaire par 1 CĂ©sar , cocher de NapolĂ©on , Ă©tonnait fort les Egyptiens par son adresse Ă  conduire sa voiture, attelĂ©e de six beaux chevaux, dans les rues Ă©troites du Caire et de Bou- lac. Cette voiture a traversĂ© tout le dĂ©sert de Syrie jusqu'Ă  Saint-Jean-d’Acre; c’était une des curiositĂ©s du pays. 282 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. un bridon attachĂ© Ă  un anneau passĂ© dans ses narines. Cette partie du chameau Ă©tant trĂšs- sensible, l’anneau produit sur lui le mĂȘme effet que le mors sur le cheval. Il a le pas trĂšs-allongĂ©; son allure ordinaire est un grand trot, qui fait sur le cavalier la mĂȘme impression que le roulis. Il peut faire ainsi facilement une vingtaine de lieues dans un jour. On met ordinairement de chaque cĂŽtĂ© des chameaux deux paniers dans lesquels deux personnes se placent> et qui reçoivent aussi des fardeaux. Telle est la maniĂšre de voyager des femmes. Il n’est aucune caravane de pĂšlerins oĂč il n’y ait un grand nombre de chameaux Ă©quipĂ©s pour elles de cette maniĂšre. Ces animaux portent jusqu’à mille livres, mais communĂ©ment six cents. Leur lait et leur chair sont bons Ă  manger. Comme le chameau , le dromadaire boit peu, et peut mĂȘme supporter la soif plusieurs jours. Il trouve, jusque dans les lieux les plus arides, quelque chose pour se nourrir. C’est l’animal du dĂ©sert. Il y a en Egypte une quantitĂ© immense d’ñnes, iis sont grands et d’une belle race; au Caire ils tiennent en quelque sorte lieu de fiacres les soldats, moyennant un petit nombre de paras, en avaient un Ă  leur disposition pour ÉGYPTE - USAGES, ETC. a83 toute une journĂ©e. Lors de l’expĂ©dition de Syrie, on en comptait dans l’armĂ©e plus de 8000. Ils rendirent les plus grands services. Les chevaux des dĂ©serts qui touchent Ă  l’Égypte sont les plus beaux du monde. Les Ă©talons de cette race ont servi Ă  amĂ©liorer toutes celles d’Europe. Les Arabes portent un grand soin Ă  maintenir la race pure. Ils ont la gĂ©nĂ©alogie de leurs juments et Ă©talons. Ce qui distingue le cheval arabe, est la vitesse et surtout le moelleux et la douceur de ses allures. Il ne boit qu’une fois par jour, trotte rarement, et va presque toujours au pas ou au galop. Il peut s’arrĂȘter brusquement sur ses jambes de derriĂšre, ce qu’il serait impossible d’obtenir de nos chevaux. § X. L’institut d’Égypte fut composĂ© de membres de l’institut, de France, et des savants et artistes de la commission Ă©trangers Ă  ce corps. Ils se rĂ©unirent et s’adjoignirent plusieurs officiers d’artillerie, d’état-major et autres qui avaient cultivĂ© les sciences ou les lettres. L’institut fut placĂ© dans un des palais des beys. La grande salle du harem, au moyen de quelques changements qu’on y fit, devint le lieu 284 MÉMOIRES DE NAPOLEON. des sĂ©ances, et le reste du palais servit d’habitation aux savants. Devant ce bĂątiment Ă©tait un vaste jardin qui donnait dans la campagne, et prĂšs duquel on Ă©leva sur un monticule le fort dit de l’Institut. On avait apportĂ© de France un grand nombre de machines et instruments de physique, d’astronomie et de chimie. Ils furent distribuĂ©s dans les diverses salles, qui se remplirent aussi successivement de toutes les curiositĂ©s du pays, soit du rĂšgne animal, soit du rĂšgne vĂ©gĂ©tal, soit du rĂšgne minĂ©ral. Le jardin devint jardin de botanique. Un laboratoire de chimie fut placĂ© au quartier - gĂ©nĂ©ral ; plusieurs fois par semaine Ber- thoillet y faisait des expĂ©riences, auxquelles assistaient NapolĂ©on et un grand nombre d’officiers. I/Ă©tablissement de l’institut excita vivement la curiositĂ© des habitants du Caire. Instruits que ces assemblĂ©es n’avaient pour objet aucune affaire religieuse, ils se persuadĂšrent que c’étaient des rĂ©unions d’alchimistes, oĂč l’on cherchait ile moyen de faire de l’or. Les moeurs simples des savants, leurs constantes occupations, les Ă©gards que leur tĂ©moignait l’armĂ©e, leur utilitĂ© pour la fabrication des objets d’art et de manufacture pour lesquels ÉGYPTE. - USAGES, ETC. 2 85 ils se trouvaient en relation avec les artistes du pays, leur acquirent bientĂŽt la considĂ©ration et le respect de toute la population. § XI. Les membres de l’institut furent aussi employĂ©s dans l’administration civile. Monge et Bertliollet furent nommĂ©s commissaires prĂšs du grand-divan, le mathĂ©maticien Fourrier prĂšs du divan du Caire. Costazfutmis Ă  la tĂȘte de la rĂ©daction d’un journal ; les astronomes Nourris et NoĂ«l parcoururent les points principaux de l’Égypte pour en fixer la position gĂ©ographique et surtout celle des anciens monuments. On voulait par-lĂ  rĂ©accorder la gĂ©ographie ancienne avec la nouvelle. L’ingĂ©nieur des ponts et chaussĂ©es, Lepeyre, fut chargĂ© de niveler et de faire le projet du canal de Suez, et l’ingĂ©nieur Girard d’étudier le systĂšme de navigation du Nil. Un des membres de l’institut eut la direction de la monnaie du Caire. Il fit fabriquer une grande quantitĂ© de paras, petite monnaie de cuivre. C’était une opĂ©ration avantageuse, le trĂ©sor y gagnait plus de 60 pour. cent. Les paras se rĂ©pandaient, non-seulement en Égypte, mais encore en Afrique et dans les dĂ©serts d’A- 286 MÉMOIRES DE NAPOLEON. rabie; et au lieu de gĂȘner la circulation et de nuire au change, inconvĂ©nient des monnaies de cuivre, elles les favorisaient. ContĂ© Ă©tablit plusieurs manufactures et usines. Les fours pour faire Ă©clore les poulets, que l’Egypte possĂšde de toute antiquitĂ© , excitĂšrent vivement l’attention de l’institut Dans plusieurs autres pratiques que ce pays tenait de tradition, on reconnut des traces qui furent prĂ©cieusement recueillies comme utiles Ă  l’histoire des arts, et pouvant faire retrouver d’anciens procĂ©dĂ©s perdus. Le gĂ©nĂ©ral AndrĂ©ossy reçut la mission scientifique et militaire de reconnaĂźtre les lacs Men- zaleh, Bourlos et Natron. Geoffroy s’occupa de l’histoire naturelle. Les dessinateurs Dutertre et Rigolo dessinaient tout ce qui pouvait donner une idĂ©e des coutumes et des monuments de l’antiquitĂ©. Ils firent les portraits de tous les hommes du pays qui s’étaient dĂ©vouĂ©s au gĂ©nĂ©ral en chef; cette distinction les flattait beaucoup. Le gĂ©nĂ©ral Caffarelly, le colonel Sukolski, lurent souvent Ă  l’institut, des mĂ©moires curieux qui ont Ă©tĂ© recueillis parmi ceux de cette sociĂ©tĂ©. Lorsque la haute Egypte fut conquise, ce qui n’eut lieu que dans la seconde annĂ©e, ÉGYPTE. - USAGES , ETC. 287 toute la commission des savants s’y rendit pour s’occuper de la recherche des antiquitĂ©s. Ces divers travaux ont donnĂ© lieu au magnifique ouvrage sur l’Égypte, rĂ©digĂ© et gravĂ© dans les quinze premiĂšres annĂ©es de ce siĂšcle, et qui a coĂ»tĂ© plusieurs millions. § XI T. Le climat est sain dans toute l’Egypte ; nĂ©anmoins une des premiĂšres sollicitudes de l’administration fut la formation des hĂŽpitaux. Tout Ă©tait Ă  faire sous ce rapport. La maison d’IbraĂŻm- Bey, situĂ©e au bord du canal de Rodah, Ă  un quart de lieue du Caire, fut destinĂ©e au grand hĂŽpital. On le rendit capable de recevoir cinq cents malades. Au lieu de bois de lit, on se servit de grands paniers d’osier, sur lesquels on plaçait des matelas de coton ou de laine, et des paillasses que l’on fit avec de la paille de blĂ© et celle de mais qui, ne manquait pas. En peu de temps cet hospice fut abondamment fourni de tout. On en Ă©tablit de semblables Ă  Alexandrie , ainsi qu’à Rosette et Ă  Damiette, et l’on donna une grande Ă©tendue aux hĂŽpitaux rĂ©gimentaires. Les maux d’yeux ont fort incommodĂ© l’armĂ©e française en Égypte ; plus de la moitiĂ© des J88 MÉMOIRES DE NAPOLEON. soldats en a Ă©tĂ© atteinte. Cette maladie provient, dit-on, de deux causes; des sels qui se trouvent dans le sable et la poussiĂšre, et affectent nĂ©cessairement la vue, et de l’irritation que produit le dĂ©faut de transpiration pendant des nuits trĂšs-fraĂźches qui succĂšdent Ă  des jours brĂ»lants. Quoiqu’il en soit de cette explication, ces opbthalmies rĂ©sultent Ă©videmment du de retour de son expĂ©ditiondu Levant, ramena une foule d’aveugles; et c’est ce qui donna lieu Ă  l’établissement de l’hospice des Quinze-Vingts Ă  Paris. § XIII. La peste arrive toujours des cĂŽtes et jamais de la haute Égypte. On plaça des lazarets Ă  Alexandrie, Ă  Rosette et Ă  Damiette; on en construisit aussi un trĂšs-beau dans l’ile de Ro- dah; et lorsque la peste parut, on mit en vigueur tout le systĂšme des lois sanitaires de Marseille. Ces prĂ©cautions nous furent trĂšs-utiles. Elles Ă©taient tout-Ă -fait inconnues aux habitants, qui s’y soumirent d’abord avec rĂ©pugnance, mais qui finirent par en sentir l’utilitĂ©. C’est pendant l’hiver que la peste a lieu; en juin elle disparaĂźt entiĂšrement. On a fort souvent agitĂ© la question de savoir si cette maladie ETC. 289 est endĂ©mique Ă  l’Égypte. Ceux qui sont pour l’affirmative, croient avoir remarquĂ© quelle se dĂ©clare Ă  Alexandrie ou sur les cĂŽtes de Damiette , pendant les annĂ©es oĂč, par exception, il pleut dans ces pays. Aussi est-il sans exemple quelle ait commencĂ© au Caire et dans la haute Égypte oĂč il ne pleut jamais. Les personnes qui pensent qu’elle vient de Constantinople ou des autres points de l’Asie, se fondent Ă©galement sur ce que les premiers symptĂŽmes se manifestent toujours le long des cĂŽtes. $ XIV. On fit Ă  la maison d’Elfy-Bey, qu’occupait le gĂ©nĂ©ral en chef sur la place d’El-Bekir, divers travaux qui avaient pour objet de l’accommoder Ă  notre usage. On commença par la construction d’un grand escalier qui conduisait au premier Ă©tage, le rez-de-chaussĂ©e ayant Ă©tĂ© laissĂ© pour les bureaux et l’état-major. Le jardin subit aussi des changements. Il ne s’y trouvait aucune allĂ©e; on en pratiqua un grand nombre, ainsi que des bassins de marbre et des jets d’eau. Les Orientaux aiment peu la promenade; marcher quand on peut ĂȘtre assis, leur paraissait un contre-sens qu’ils n’expliquaient que par la pĂ©tulance du caractĂšre français. MĂ©moires. — Gourgaud .— Tome II. iq MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 290 Des entrepreneurs Ă©tablirent dans le jardin du Caire une espĂšce de Tivoli oĂč l’on trouvait, comme Ă  celui de Paris, des illuminations -, des feux d’artifice et des promenades. Le soir c’était le rendez-vous de l’armĂ©e et des gens du pays. On construisit, du Caire Ă  Boulac, une chaussĂ©e de communication qui pouvait servir en tout temps , mĂȘme pendant l’inondation. On Ă©leva un théùtre, et un grand nombre de maisons furent arrangĂ©es et adaptĂ©es Ă  nos usages comme celle du gĂ©nĂ©ral en chef. Une manutention fut Ă©tablie 1. On bĂątit, Ă  la pointe de l’üle de Roda, plusieurs moulins Ă  vent pour faire de la farine; et on commençait Ă  en employer pour faire monter les eaux et pour servir Ă  l’arrosement des terres. On avait fondĂ© plusieurs Ă©cluses et prĂ©parĂ© tout ce qui Ă©tait nĂ©cessaire pour commencer les travaux du canal de Suez; mais les fortifications et les bĂątiments militaires occupĂšrent dans cette premiĂšre annĂ©e, tous les bras et toute l’activitĂ© de l’armĂ©e. 1 Les Égyptiens chauffent leurs fours, partie avec des roseaux, partie avec de la fiente de chameau ou de cheval, stVhĂ©e au soleil, et qui sert alors de combustible. EGYPTE. - USAGES, ETC. 2CI § XV. NapolĂ©on donnait souvent Ă  dĂźner aux scheicks. Quoique nos usages fussent fort diffĂ©rents des leurs, ils trouvaient trĂšs-commodes la chaise, la fourchette, les couteaux. A la fin d’un de ces dĂźners, il demanda un jour au cheick El-Mondi Depuis six mois que je suis avec vous, que vous ai-je appris qui vous paraisse le plus utile? Ce que vous m’avez appris de plus utile, rĂ©pondit le scheick , moitiĂ© sĂ©rieux , moitiĂ© riant, c’est de boire en mangeant. » L’usage des Arabes est de ne boire qu'a la fin du repas. NOTE SUR LA SYRIE. L’Arabie a la figure d’un trapĂšze. Un de ses cĂŽtĂ©s, bornĂ© par la mer rouge et l’isthme de SuĂšz, a cinq cents lieues. Celui qui s’étend depuis le dĂ©troit de Babel -Mandel jusqu’au cap de Razelgate en a quatre cent cinquante. Le troisiĂšme, qui, de Razelgate, traversĂ© le golfe Persique et l’Euphrate, et s’étend jusqu’aux montagnes qui avoisinent Alep et bor- '9' a MÉMOIRES DE NAPOLÉON, ea ont Ă©tĂ© principalement le théùtre. L’influence de leurs armes, et leur sĂ©jour, qui s’y est prolongĂ© pendant plusieurs siĂšcles, y a laissĂ© dans la population des traces qui s’aperçoivent encore. Il y a en Syrie beaucoup de juifs, qui accou- rent de toutes les parties du monde pour mourir en la terre sainte de Japhet. Il s’y trouve aussi beaucoup de chrĂ©tiens , dont les uns descendent des croisĂ©s, et les autres sont des indigĂšnes qui n’embrassĂšrent point le mahomĂ©tisme, lors de la conquĂȘte des Arabes. Ils sont confondus ensemble, et il n’est plus possible de les distinguer. Chefamer, Nazareth , BethlĂ©em et une partie de JĂ©rusalem ne sont peuplĂ©s que de chrĂ©tiens. Dans les pachalics d’Acre et de JĂ©rusalem ils sont, avec les juifs, supĂ©rieurs en nombre aux musulmans. Sur le revers du mont Liban, sont les Druses, nation dont la religion se rapproche beaucoup de celle des chrĂ©tiens. A Damas et Ă  Alep, les maho- mĂ©tans sont en grande majoritĂ© ; il y existe cependant un grand nombre de chrĂ©tiens syriaques. Les Mutualis, mahomĂ©tans de la secte d’Ali, qui habitent les bords de la riviĂšre qui, du Liban, coule vers Tyr, Ă©taient autrefois .nombreux et puissants; mais, lors de l’expĂ©dition des Français en Syrie , ils Ă©taient fort dĂ©- ÉGYPTE. - USAGES , ETC. HJ’J chus; les cruautĂ©s et vexations de Djezzar pacha en avaient dĂ©truit un grand nombre. Cependant ceux qui restaient nous rendirent de grands services et se distinguĂšrent par une rare intrĂ©piditĂ©. Toutes les traditions que nous avons sur l’ancienne Égypte, portent sa population trĂšs-haut. Mais la Syrie ne peut, sous ce rapport, avoir dĂ©passĂ© les proportions connues en Europe; car lĂ , comme dans les pays que nous habitons , il y a des rochers et des terres incultes. Au reste, la Syrie , comme tout l’empire turc, n’offre presque partout que des mines. NOTE v SUR LES MOTIFS IE l’eXPÉDITIOJV DE SYRIE. Le principal but de l’expĂ©dition des Français en Orient Ă©tait d’abaisser la puissance anglaise. C’est du Nil que devait partir l’armĂ©e qui allait donner de nouvelles destinĂ©es aux Indes. L’Egypte devait remplacer Saint-Domingue et les Antilles, et concilier la libertĂ© des noirs avec les intĂ©rĂȘts de nos manufactures ; la conquĂȘte de cette province entraĂźnait la perte de tous les Ă©tablissements anglais en AmĂ©rique et 29 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. dans la presqu’üle du Gange. Les Français une fois maĂźtres des ports d’Italie, de Corfou, de Malte et d’Alexandrie, la MĂ©diterranĂ©e devenait un lac français. La rĂ©volution des Indes devait ĂȘtre plus ou moins prochair e, selon les chances plus ou moins heureuses de la guerre; et les dispositions des habitants de l’Arabie et de l’Egypte plus ou moins favorables, suivant la politique qu’aurait adoptĂ©e la Porte dans ces nouvelles circonstances ; le seul objet dont on dĂ»t s’occuper immĂ©diatement Ă©tait de conquĂ©rir l’Égypte et d’y former un Ă©tablissement solide; aussi les moyens pour y rĂ©ussir Ă©taient-ils les seuls prĂ©vus. Tout le reste Ă©tait considĂ©rĂ© comme une consĂ©quence nĂ©cessaire, on n’eu avait que pressenti l’exĂ©cution. L’escadre française, rĂ©armĂ©e dans les ports d’Alexandrie, approvisionnĂ©e et montĂ©e par des Ă©quipages exercĂ©s, suffisait pour imposera Constantinople. Elle pouvait, si on le jugeait nĂ©cessaire, dĂ©barquer un corps de troupes Ă  Alexan- drette; et I’ojj se serait trouvĂ©, dans la mĂȘme annĂ©e, maĂźtre de l’Égypte, de la Syrie, du Nil et de l’Euphrate. L’heureuse issue de la bataille des Pyramides, la conquĂȘte de l’Égypte .. sans essuyer aucune perte sensible , les bonnes dispositions des habitants, le dĂ©vouement des ÉGYPTE. - USAGES , ETC. a L> 11 ' fĂŽĂź'hfT ‱* -“üü'.'» Ăźu'i'»i-xi;i; py f.. ĂŻĂŻ^tte i ' > ;m -,j .‱*‱ 3 ?twÂŁ e>. 1 J nmct'fiU . 53 IĂ '> Jimvi !i . MÜÔ&t *.ÂŁ ty HĂż=;- ifcg*?. i 5 i’> .tr.'lĂź' * ' ; , ..... , . . ; u, ; . ; v> n ’fc ßß*> * 1 ;ivoĂšy/v» r-o. Ăź Ăźttj' . ♩P./ . ii‱{‱>. 'Akyiz-?’* ss itrp ttĂ  ! l vtoPfig j ijft wv> .1 - j»^ firsetr'K-;y 4 -*' * » ri» ‱ nfrHL. mII-Î*"' 1 ‱ ‱mta-r- ^bp-V ? .;'UĂźtrbtĂź;Jk ÎSĂźCTP’i ’' ”!Ăź 0S3^pl s ifrrĂŻĂź-ĂŻWi ‱ ir' ' Ă»*.-/cj ~'5 5 Ă©iĂŻ^OT ; VKc!;i;' * - ‱ ‱ * ,. -‱ -^ ĂŻvi ' ;*‱ ' ‱...‱ .... .. . v'U-^Ăżbv > 53 ÂŁ r.; ,.[/ *»!‱> ĂŻbĂŒ^ Ă©SaksffĂąm = { t*$T'*jßïM-'y _;,‱. - .ĂŽaßßif. .-6, os viÀ'.ĂŒ-.'t i&Êati '‱‱raÉkfeL* ‱ o hommes Ă©taient bien armĂ©s, et avaient un bon nombre de chameaux; il se trouva ainsi Ă  la tĂȘte de 5 Ă  600 hommes et se dirigea sur Damanhour, oĂč il surprit 60 hommes de la lĂ©gion nautique, les Ă©gorgea, s’empara de leurs fusils et d’une piĂšce de 4 - Ce succĂšs accrut le nombre de ses partisans; il parcourut alors les mosquĂ©es de Damanhour et des villages circonvoisins, et du haut de la chaire, qui sert aux lecteurs du Roran , il annonça sa mission divine. Il se disait incombustible et Ă  l’abri des balles, il assurait que tous ceux qui marcheraient .avec lui n’auraient rien Ă  craindre des fusils, baĂŻonnettes et canons des Français. Il Ă©tait l’ange Elmody ! il persuada et recruta dans le Bahireh, 3 ou 4,000 hommes, parmi lesquels il en trouva 4 ou 5 oo bien armĂ©s. Il arma les autres de grandes piques et de pelles, et les exerça Ă  jeter de la poussiĂšre contre l’ennemi, en dĂ©clarant que cette poussiĂšre bĂ©nie rendrait vains tous les efforts des Français contre eux. 3 20 mĂ©moires"' de napolĂ©on. Le colonel Lefebvre, qui commandait Ă  Rha- manieh, laissa 5o hommes dans le fort, et partit avec 200 hommes pour reprendre Datnan- hour. L’ange Elmody marcha Ă  sa rencontre ; le colonel Lefebvre fut cernĂ© par les forces supĂ©rieures de l’ange. L’affaire s’engagea, et au moment oĂč le feu Ă©tait le plus vif entre les Français et les hommes armĂ©s de l’ange, des colonnes de fellahs dĂ©bordĂšrent ses flancs et se jetĂšrent sur ses derriĂšres, en formant des nuĂ©es de poussiĂšre. Le colonel Lefebvre ne put rien faire, perdit quelques hommes, en tua un plus grand nombre et reprit sa position de llhamanieh. Les blessĂ©s et les parents des morts murmurĂšrent et firent de vifs reproches Ă  l’ange Elmody. Il leur avait dit que les balles des Français n’atteindraient aucun de ses sectaires , et cependant un grand nombre avaient Ă©tĂ© tuĂ©s et blessĂ©s Ăź 11 fit taire ces murmures en s’appuyant du Roran et de plusieurs prĂ©dictions ; il soutint qu’aucun de ceux qui avaient Ă©tĂ© en avant, pleins de confiance en ses promesses, n’avait Ă©tĂ© tuĂ©, ni blessĂ©; mais que ceux qui avaient reculĂ©, parce que la foi n’était pas entiĂšre dans leur cƓur, avaient Ă©tĂ© punis par le prophĂšte ; cet Ă©vĂšnement qui devait ouvrir les yeux sur son imposture, consolida son " pouvoir ; il rĂ©gna alors Ă  Damanhour. Il Ă©tait ÉGV1> BATAILLE d’aBOUKIB. 3a t Ă  craindre que tout le Baliireh, et insensiblement les provinces voisines ne se soulevassent; mais une proclamation des seheicks du Caire arriva Ă  temps, et empĂȘcha une rĂ©volte gĂ©nĂ©rale. Le gĂ©nĂ©ral Lanusse traversa promptement le Delta ; et de la province de Charkieh se porta dans le Baliireh, oĂč il arriva le 8 mai. Tl marcha sur Damanhour, et battit les troupes de l’ange Elmody. Tout ce qui n’était pas armĂ© se dissipa et regagna ses villages. Il fit main basse sur les fanatiques, en passa i5oo par les armes , et dans ce nombre se trouva l’ange Elmody lui-mĂȘme. Il prit Damanhour et la tranquillitĂ© du Bahireh fut rĂ©tablie. A la nouvelle que l’armĂ©e française avait repassĂ© le dĂ©sert et retournait en Égypte, la consternation fut gĂ©nĂ©rale dans tout l’Orient, les Druses, les Mutualis, les chrĂ©tiens de Syrie, les partisans d’Ayer, n’obtinrent la paix de Djez- zar qu’en faisant de grands sacrifices d’argent. Djezzar fut moins cruel que par le passĂ© ; presque toute sa maison militaire avait Ă©tĂ© tuĂ©e dans Saint-Jean-d’Acre, et ce vieillard survivait Ă  tous ceux qu’il avait Ă©levĂ©s. La peste qui faisait de grands ravages dans cette ville, augmentait encore ses malheurs et portait le dernier coup Ă  sa puissance. Il nĂ© sortit point de son pachalic. MĂ©moires. — Gourgntid.—Tome / /. % i 32 2 MÉMOIRES DE Le pacha de JĂ©rusalem reprit possession de Jaffa. Ibrahim-Bey avec 4oo Mamelucks qui lui restaient vint prendre position Ă  Gaza ; il y eut quelques pourparlers et quelques coups de sabre, avec la garnison d’El-Arisch. § II- Elfy-Bey et Osman-Bey avec 3oo Mamelucks, un millier d’Arabes, et un millier de chameaux portant leurs femmes et leurs richesses, descendirent par le dĂ©sert entre la rive droite du Nil et la mer Rouge, et arrivĂšrent dans les premiers jours de juillet Ă  l’oasis de Sebabiar ; ils attendaient Ibraliim-Bey qui devait venir les joindre de Gaza, et ainsi rĂ©unis ils voulaient soulever tout le Charkieh, pĂ©nĂ©trer dans le Delta, et se porter sur Aboukir. Le gĂ©nĂ©ral de brigade Lagrange partit du Caire, avec une brigade et la moitiĂ© du rĂ©giment des dromadaires; il arriva ep prĂ©sence de l’ennemi dans la nuit du 9 au xo juillet, tant d’habiletĂ©, qu’il cerna le camp d’Osman-Bey et d’Elfy-Bey, prit leurs mille chameaux et leurs familles, tua Osman- Bey, cinq ou six catchefs et une centaine de Mamelucks. Le reste s’éparpilla dans le dĂ©sert, et Elfy-Bey regagna la Nubie. Ibrahirrt-Bey prĂ©- ÉGYPTE. - d’aBOUKIR. 3 2 3 venu de cet Ă©vĂšnement ne quitta point Gaza. Mourah-Bey avec le reste des Mamelucks, montant Ă  4 ou 5oo hommes, arriva dans le Fayoume, et de lĂ  se porta par le dĂ©sert sur le lac Natron, oĂč il devait ĂȘtre joint par i Ă  3,ooo Arabes du Baireh et du dĂ©sert de Derne, et marcher sur Aboukir, lieu dĂ©signĂ© pour le dĂ©barquement d’une grande armĂ©e turque. Il devait conduire Ă  cette armĂ©e des chameaux, des chevaux, et la servir de son influence. Le gĂ©nĂ©ral Murat partit du Caire, arriva au lac Natron, attaqua Mourah-Bey, et lui prit un catchefet une cinquantaine de Mamelucks. Mourah-Bey vivement poursuivi, et ri’ayant, d’ailleurs, aucune nouvelle de l’armĂ©e qui devait dĂ©barquer Ă  Aboukir, et que les vents avaient retardĂ©e, retourna sur ses pas, cherchant son salut dans le dĂ©sert. Dans la journĂ©e du i3, il arriva aux Pyramides; on dit qu’il monta sur la plus haute, et qu’il y resta une partie de la journĂ©e Ă  considĂ©rer avec sa lunette toutes les maisons du Caire et sa belle campagne de Gizeh. De toute la puissance des Mamelucks, il ne lui restait plus que quelques centaines d’hommes dĂ©couragĂ©s, fugitifs et dĂ©labrĂ©s ! AussitĂŽt que le gĂ©nĂ©ral en chef fut instruit de sa prĂ©sence sur ce point, il partit Ă  riioure X. I . 3u4 AlÉMOIRliS IlÂŁ NAPOLÉON. mĂȘme, arriva aux Pyramides; mais Mourah- Bey s’enfonça dans le dĂ©sert, se dirigeant sur la grande oasis. On lui prit quelques chameaux et quelques hommes. § III Le i4 juillet, le gĂ©nĂ©ral en chef apprit que Sidney-Smith avec deux vaisseaux de ligne anglais , plusieurs frĂ©gates, plusieurs vaisseaux de guerre turcs et cent vingt ou cent cinquante bĂątiments de transport, avait mouillĂ© le 12 juillet au soir dans la rade d’Aboukir. Le fort d’Aboukir Ă©tait armĂ©, approvisionnĂ© et en bon Ă©tat; il y avait 4°° hommes de garnison et un chef de confiance. Le gĂ©nĂ©ral de brigade Mar- mont,'qui commandait Ă  Alexandrie et dans toute la province, rĂ©pondait de la dĂ©fense du fort, pendant le temps qui serait nĂ©cessaire Ă  l’armĂ©e pour arriver. Mais ce gĂ©nĂ©ral avait commis une grande faute au lieu de raser le village d’Aboukir, comme le gĂ©nĂ©ral en chef le lui avait ordonnĂ© , et d’augmenter les fortifications du fort en y construisant un glacis, un chemin couvert et une bonne demi-lune en maçonnerie , le gĂ©nĂ©ral Marmont avait pris sur lui de conserver ce village, qui avait de bonnes maisons et qui lui parut nĂ©cessaire pour > Égypte. — bataille d’aboukir. 3a5 servir de cantonnement aux troupes; el il avait l'ait Ă©tablir, par le polonel CrĂ©tin, une redoute de cinquante toises de cĂŽtĂ©, en avant du village, Ă  peu prĂšs Ă  quatre cents toises du fort. Cette redoute lui parut protĂ©ger suffisamment le fort et le village. La peu de largeur de l’isthme, qui dans ce point n’avait pas plus de quatre cents toises, lui faisait croire qu’il Ă©tait impossible de passer et d’entrer dans le village sans s’emparer de la redoute. Ces dispositions Ă©taient vicieuses, puisque c’était faire dĂ©pendre la sĂ»retĂ© du fort important d’Aboukir, qui avait une escarpe et une contrescarpe de fortification permanente , d’un ouvrage de campagne qui n’était pas flanquĂ© et n’était pas mĂȘme palissadĂ©. Mustapha - Pacha envoya ses embarcations dans le lac Madieh, s’empara de la traille qui servait Ă  la communication d’Alexandrie Ă  Rosette, et opĂ©ra son dĂ©barquement sur le bord de ce lac. Le t/j , les chaloupes canonniĂšres anglaises et turques entrĂšrent dans le lac Madieh et canonnĂšrent la redoute. Plusieurs piĂšces de campagne que dĂ©barquĂšrent les Turcs furent disposĂ©es pour contrebaltre les quatre piĂšces qui dĂ©fendaient cet ouvrage; et lorsqu’il fut jugĂ© suffisamment battu, les Turcs le cernĂšrent, le kandjar au poing, montĂšrent Ă  l’assaut, s’en emparĂšrent et firent prisonniers ou tuĂšrent les MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 3 a6 3oo Français, que le commandant d’Aboukir y avait placĂ©s; lui-mĂȘme y fut tuĂ©. Ils prirent possession alors du village; il ne restait plus dans le fort que ioo hommes et un mauvais officier , qui, intimidĂ© par les immenses forces qui l’environnaient et la prise de la redoute , eut la lĂąchetĂ© de rendre le fort, Ă©vĂšnement malheureux qui dĂ©concerta tous les calculs i. § IV- Cependant aussitĂŽt que NapolĂ©on fut instruit du dĂ©barquement des Turcs, il se porta Ă  Gi- seh et expĂ©dia des ordres dans toute l’Egypte. i Le village d’Aboukir environne le fort, il est Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la presqu’üle. A quatre cents toises du fort s’élĂšve un petit mamelon qui le domine. La presqu’üle n’a, en cet endroit, au plus que quatre cents toises de large. C’est lĂ  que Marmont avait fait construire une redoute. Le village est assez considĂ©rable, les maisons sont en pierre. Le fort d’Aboukir Ă©tait fermĂ© par un rempart avec fossĂ© taillĂ© dans le roc ; dans l’intĂ©rieur, il avait de grosses tours et des magasins voĂ»tĂ©s, reste de trĂšs-anciennes constructions. Il est environnĂ© de tous cĂŽtĂ©s de rochers qui se prolongent dans la mer, et le rendent directement inabordable par la haute mer. A quelques centaines de toises se trouve une petite Ăźle, oĂč l’on pourrait Ă©tablir un fort qui protĂ©gerait quelques vaisseaux de guerre. iĂźgypte. — bataille d’aboukir. 3ay Il coucha le 1 5 Ă  Wardan , le 17 Ă  Alkam, le j 8 Ă  Chabour, le 19 Ă  Rhamanieh, faisant ainsi quarante lieues en quatre jours. Le convoi qui avait Ă©tĂ© signalĂ© Ă  Aboukir Ă©tait considĂ©rable; et tout faisait penser qu’il y avait , indĂ©pendamment d’une armĂ©e turque, une armĂ©e anglaise; dans l’incertitude, le gĂ©nĂ©ral en chef raisonna comme s’il en Ă©tait ainsi. Les divisions Murat, Lannes, Bon, partirent du Caire, en laissant une bonne garnison dans la citadelle et dans les diffĂ©rents forts ; la division KlĂ©ber partit de Damiette. Le gĂ©nĂ©ral RĂ©gnier, qui Ă©tait dans le Charkieh , eut ordre de laisser une colonne de Goo hommes, infanterie , cavalerie et artillerie, y compris les garnisons de Belbeis , Salahieli , Cathieh et El-Arisch, et de se diriger sur Rhamanieli. Les diffĂ©rents gĂ©nĂ©raux qui commandaient les provinces se portĂšrent avec leurs colonnes et ce qu’ils avaient de disponible, sur ce point. Le gĂ©nĂ©ral Desaix eut ordre d’évacuer la haute Égypte, d’en laisser la garde aux habitants et d’arriver en toute diligence sur le Caire ; de sorte que, s’il Ă©tait nĂ©cessaire , toute l’armĂ©e, qui comptait 25 ,000 hommes, dont plus de 3 ,000 hommes d’excellente cavalerie, et soixante piĂšces de campagne bien attelĂ©es, Ă©tait en mouvement pour se rĂ©unir devant Aboukir. Le nom- 328 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. bre des troupes qui furent laissĂ©es au Caire, compris les malingres et dĂ©pĂŽts, n’était pas de plus de 8 Ă  900 hommes. Le gĂ©nĂ©ral en chef avait l’espoir de dĂ©truire l’armĂ©e qui dĂ©barquait Ă  Aboukir, avant que celle de Syrie, s’il s’eu Ă©tait formĂ© une nouvelle depuis deux mois qu’il avait quittĂ© cette contrĂ©e, pĂ»t arriver devant le Caire. On savait par notre avant-garde, qui Ă©tait Ă El-Arisch,que rien de ce qui devait former cette armĂ©e n’était encore arrivĂ© Ă  Gaza; il Ă©tait toutefois nĂ©cessaire d’agir comme si l’ennemi, pendant qu’il dĂ©barquait Ă  Alexandrie, avait une armĂ©e en marche sur El-Arisch; et il Ă©tait important que le gĂ©nĂ©ral Desaix eĂ»t Ă©vacuĂ© la haute Egypte et fĂ»t arrivĂ© au Caire, avant que l’armĂ©e de Syrie, si toutefois il y en avait une et quelle se hasardĂąt Ă  passer le dĂ©sert, pĂ»t y arriver elle- mĂȘme. Dans cette circonstance, les seheiks de Gemil- Azar firent des proclamations pour Ă©clairer les - peuples sur les mouvements qui s’opĂ©raient, et empĂȘcher qu’on ne crĂ»t que les Français Ă©vacuaient 1 Egypte; ils firent connaĂźtre qu’au contraire le sultan KĂ©bir Ă©tait constant dans ses sollicitudes pour elle. C’est ce qui l’avait portĂ© Ă  passer le dĂ©sert pour aller dĂ©truire l’armĂ©e turque qui venait la ravager ; qu’au- ÉGYPTE. -BATAILLE d’aBOUKIIĂź. 3'i jourd’hui qu’une autre armĂ©e Ă©tait arrivĂ©e, sur des vaisseaux, Ă  Aboukir, il marchait avec son activitĂ© ordinaire pour s’opposer au dĂ©barquement et Ă©viter Ă  l’Egypte les calamitĂ©s qui pĂšsent toujours sur un pays qui est le théùtre de la guerre. § V. ArrivĂ© Ă  Rhamanieh, NapolĂ©on reçut, le 20 juillet, des nouvelles d’Alexandrie, qui donnaient le dĂ©tail du dĂ©barquement de l’ennemi, de l’attaque et de la prise de la redoute, et de la capitulation du fort. On annonçait que l’ennemi n’avait pas encore avancĂ© et qu’il travaillait Ă  des retranchements, consistant en deux lignes, l’une qui rĂ©unissait la redoute Ă  la mer par des retranchements; l’autre Ă  trois quarts de lieue en avant, avait la droite et la gauche soutenues par deux monticules de sable, l’un dominant le lac Madieh, et l’autre appuyĂ© Ă  la MĂ©diterranĂ©e; que l’inactivitĂ© de l’ennemi depuis cinq jours qu’il avait pris la redoute Ă©tait fondĂ©e, suivant les uns, sur ce qu’il attendait l’arrivĂ©e d’une armĂ©e anglaise venant deMahon; suivant les autres, sur ce que Mustapha avait refusĂ© de marcher sur Alexandrie , sans artillerie et sans cavalerie, sachant que cette place 33 o MÉMOIRES DE NAPOLÉON, Ă©tait fortifiĂ©e et armĂ©e d’une immense artillerie; qu’il attendait Mourah-Bey, qui devait lui amener plusieurs milliers d’hommes de cavalerie et plusieurs milliers de chameaux; que l’armĂ©e turque Ă©tait Ă©valuĂ©e Ă  20 ou 25,000 hommes; que l’on voyait sur la plage une trentaine de bouches Ă  feu , modĂšle français, pareilles Ă  celles prises Ă  Jaffa; qu’il n’avait aucun attelage; et. que toute sa cavalerie consistait en 2 ou 3 oo chevaux , appartenant aux officiers que \ l’on avait formĂ©s en pelotons pour fournir des gardes aux postes avancĂ©s. Les Ă©vĂšnements survenus Ă  Mourah-Bey dĂ©concertaient tous les projets de l’ennemi ; les Arabes du Bahireh , parmi lesquels nous avions beaucoup de partisans, craignirent de s’exposer Ă  la vengeance de l’armĂ©e française ; ils 11e tĂ©moignaient pas une grande confiance dans les succĂšs des Turcs, que d’ailleurs ils voyaientdĂ©- pourvus d’attelages et de cavalerie. Les fortifications que l’armĂ©e turque faisait sur la presqu’üle d’Aboukir, portaient Ă  penser qu’elle voulait prendre ce point pour centre de ses opĂ©rations; elle pouvait de lĂ  se diriger sur Alexandrie ou sur Rosette. Le gĂ©nĂ©ral en chef jugea devoir prendre le point de Birket pour centre de ses mouvements. Il y envoya le gĂ©nĂ©ral Murat avec son avant- ÉGYPTE. -BATAILLE 1 ABOUKIR. 33 1 garde pour y prendre position ; le village de Bir- ket est Ă  la tĂȘte du lac Madieh. De lĂ  on pouvait fondre sur le flanc droit de l’armĂ©e ennemie, si elle se dirigeait sur Rosette, et l’attaquer entre le lac Madieh et le Nil, ou tomber sur son flanc gauche, si elle marchait sur Alexandrie. Pendant que toutes les colonnes se rĂ©unissaient Ă  Rhamanieh, le gĂ©nĂ©ral eu chef se rendit Ă  Alexandrie; il fut satisfait de la bonne situation oĂč se trouvait cette place importante, qui renfermait tant de mnnitions et des magasins si considĂ©rables, et il rendit une justice publique aux talents et Ă  l’activitĂ© du colonel du gĂ©nie CrĂ©tin. La contenance de l’ennemi faisait ajouter foi aux bruits que ses partisans rĂ©pandaient qu’il attendait l’armĂ©e anglaise ; il Ă©tait donc important de l’attaquer et de le battre avant son arrivĂ©e. Mais la marche du gĂ©nĂ©ral en chef avait Ă©tĂ© si rapide, les distances Ă©taient si grandes, qu’il n’y avait encore de rĂ©unis que 5 Ă  6,000 hommes. II fallait douze Ă  quinze jours dĂ©plus pour pouvoir rassembler toute l’armĂ©e, exceptĂ© la division Desaix Ă  laquelle il fallait vingt jours. Le gĂ©nĂ©ral en chef rĂ©solut de se porter en avant avec ce qu’il avait de troupes et d’aller reconnaĂźtre l’ennemi celui-ci n’ayant ni cava- 332 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. lerie, ni artillerie mobile, ne pouvait point l’engager dans une affaire sĂ©rieuse ; son projet Était, si l’ennemi Ă©tait nombreux et bien Ă©tabli, de prendre une position parallĂšle , appuyant la droite au lac Madieh, la gauche Ă  la mer, et de s’y fortifier par des redoutes. Par ce moyen, il tiendrait l’ennemi bloquĂ© sur la presqu’üle, l’empĂȘcherait d’avoir aucune communication avec l’Egypte, et serait Ă  mĂȘme d’attaquer l’armĂ©e turque lorsque la plus grande partie de l’armĂ©e française serait arrivĂ©e. NapolĂ©on partit le it\ d’Alexandrie , et vint camper au Puits, moitiĂ© chemin de l'isthme , et y fut rejoint par toutes les troupes qui Ă©taient Ă  Pirket. Les Turcs , qui n’avaient point de cavalerie, ne pouvaient s’éclairer ; ils Ă©taient contenus par les grandes gardes de hussards et de chasseurs, que la garnison d’Alexandrie avait placĂ©es dĂšs les premiers jours du dĂ©barquement. On nourrissait donc quelque espĂ©rance de surprendre l’armĂ©e ennemie. Mais une compagnie de sapeurs, escortant un convoi d’outils et partie d’Alexandrie fort tard le a4, dĂ©passa les feux de l’armĂ©e française et tomba dans ceux de l’armĂ©e turque, Ă  dix heures du soir. AussitĂŽt que les sapeurs s’en aperçurent, ils se sauvĂšrent pour la plupart, mais dix furent pris, et par i ÉGYPTE. - BATAILLE d’aBOUKIR. 333 eux, les Turcs apprirent que le gĂ©nĂ©ral en chef et l’armĂ©e, Ă©taient vis-Ă -vis d’eux. Ils passĂšrent toute la nuit Ă  faire leurs derniĂšres dispositions, et nous les trouvĂąmes, le a5, prĂ©parĂ©s Ă  nous recevoir. Le gĂ©nĂ©ral en chef changea alors ses premiers projets, et rĂ©solut d’attaquer Ă  l’heure mĂȘme, sinon pour s’emparer de toute la presqu’üle , du moins pour obliger l’ennemi Ă  reployer sa premiĂšre,ligne derriĂšre la seconde, ce qui permettrait aux Français d’occuper la position de cette premiĂšre ligne et de s’y retrancher. L’armĂ©e turque ainsi resserrĂ©e , il devenait facile de l’écraser de bombes, d’obus et de boulets, nous avions dans Alexandrie des moyens d’artillerie immenses. Le gĂ©nĂ©ral Lannes avec 1,800 hommes, fit ses dispositions pour attaquer la gauche de l’ennemi; Destaing avec un pareil nombre de troupes se disposa Ă  attaquer la droite ; Murat avec toute la cavalerie et une batterie lĂ©gĂšre se partagea en trois corps, la gauche, la droite et la rĂ©serve. Les tirailleurs de Lannes et Destaing s’engagĂšrent bientĂŽt avec les tirailleurs ennemis. Les Turcs maintinrent le combat avec succĂšs, jusqu’au moment oĂč le gĂ©nĂ©ral Murat, ayant pĂ©nĂ©trĂ© par leur centre , dirigea sa gauche 334 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, sur les derriĂšres de leur droite, et sa droite sur les derriĂšres de leur gauche, coupant ainsi la communication de la premiĂšre ligne avec la deuxiĂšme. Les troupes turques perdirent alors contenance, et se portĂšrent en tumulte sur leur deuxiĂšme ligne. Ce corps Ă©tait de 9 Ă  10,000 hommes. L’infanterie turque est brave, mais elle ne garde aucun ordre, et ses fusils n’ont point de baĂŻonnette ; elle a d’ailleurs le sentiment profond de son infĂ©rioritĂ© enplaine contre la cavalerie. Cette infanterie, rencontrĂ©e au milieu de la plaine par notre cavalerie, ne put rejoindre la deuxiĂšme ligne, et fut jetĂ©e, la droite dans la mer, et la gauche dans le lac Madieh. Les colonnes de Lannes et de Destaing, qui s’étaient portĂ©es sur les hauteurs que venait de quitter l’ennemi, en descendirent au pas de charge, et les poursuivirent l’épĂ©e dans les reins. On vit alors un spectacle unique. Ces 10,000 hommes, pour Ă©chapper Ă  notre cavalerie et Ă  notre infanterie , se prĂ©cipitĂšrent dans l’eau ; mitraillĂ©s par notre artillerie, ils s’y noyĂšrent presque tous! On dit qu’une vingtaine d’hommes seulement parvinrent Ă  se sauver Ă  bord des chaloupes. Un si grand succĂšs , qui nous avait coĂ»tĂ© si peu, donna l’espĂ©rance de forcer la deuxiĂšme ligne. Le gĂ©nĂ©ral en chef se porta BATAILLE d’aBOUKIH. en avant pour Ja reconnaĂźtre avec le colonel CrĂ©tin. La gauche Ă©tait la partie la plus faible. Le gĂ©nĂ©ral Lannes eut l’ordre dĂ©former ses troupes en colonnes, de couvrir de tirailleurs les retranchements de la gauche de l’ennemi, et, sous la protection de toute son artillerie, de longer le lac, tourner les retranchements, et se jeter dans le village. Murat avec toute sa cavalerie se plaça en colonne serrĂ©e derriĂšre Lannes , devant rĂ©pĂ©ter la mĂȘme manƓuvre que pour la premiĂšre ligne, et, aussitĂŽt que Lannes aurait forcĂ© les retranchements, se porter sur les derriĂšres de la redoute de la droite des Turcs. Le colonel CrĂ©tin, qui connaissait parfaitement les localitĂ©s, lui fut donnĂ© pour diriger sa marche. Le gĂ©nĂ©ral Destaing fut destinĂ© Ă  faire de fausses attaques pour attirer l’attention de la droite de l’ennemi. Toutes ces dispositions furent couronnĂ©es par les plus heureux succĂšs. Lannes força les retranchements au point oĂč ils joignaient le lac, et se logea dans les premiĂšres maisons du village; la redoute et toute la droite de l’ennemi Ă©taient couvertes de tirailleurs. Mustapha-Pacha Ă©tait dans la redoute aussitĂŽt qu’il s’aperçut que le gĂ©nĂ©ral Lannes Ă©tait sur le point d’arriver au retranchement et de 336 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, tourner sa gauche, il fit une sortie, dĂ©boucha avec 4 ou 5,ooo hommes, et par-lĂ  sĂ©para notre droite de notre gauche, qu’il prenait en flanc en mĂȘme temps qu’il se trouvait sur les derriĂšres de notre droite. Ce mouvement aurait arrĂȘtĂ© court Lannes ; mais le gĂ©nĂ©ral en chef, qui se trouvait au centre, marcha avec la 69 e , contint l’attaque de Mustapha, lui fit perdre du terrain, et par-lĂ  rassura entiĂšrement les troupes du gĂ©nĂ©ral Lannes, qui continuĂšrent leur mouvement; la cavalerie , ayant alors dĂ©bouchĂ© , se trouva sur les derriĂšres de la redoute. L’ennemi se voyant coupĂ©, se mit aussitĂŽt dans le plus affreux dĂ©sordre. Le gĂ©nĂ©ral Pestaing marcha au pas de charge sur les retranchements de droite. Toutes les troupes de la deuxiĂšme ligne voulurent alors regagner le fort, mais elles se rencontrĂšrent avec notre cavalerie , et il ne se fĂ»t point sauvĂ© un seul Turc sans l’existence du village un assez grand nombre eurent le temps d’y arriver; 3 ou 4>ooo Turcs furent jetĂ©s dans la mer. Mustapha , tout son Ă©tat-major et un gros dĂš 12 Ă  i,5oo hommes, furent cernĂ©s et faits prisonniers. La 69 e entra la premiĂšre dans la redoute. Il Ă©tait quatre heures aprĂšs midi nous Ă©tions maĂźtres de la jnoitiĂ© du village, de tout le camp BATAILLE I>’aBOUKIB. de l’ennemi, qui avait perdu 14 ou 1 5 ,ooo hommes, il lui en restait 3 ou 4,ooo qui occupaient le fort et se barricadaient dans une partie du village. La fusillade continua toute la journĂ©e. 11 ne fut pas jugĂ© possible, sans s’exposer Ă  une perte Ă©norme, de forcer l’erinemi dans les maisons qu’il occupait, protĂ©gĂ© par le fort. On prit position, etlegĂ©nie et l’artillerie reconnurent les endroits les plus avantageux pour placer des piĂšces de gros calibre, afin de raser les dĂ©fenses de l’ennemi, sans s’exposer Ă  une plus grande perte. Mustapha-Pacha ne s’était rendu pri- sonnier qu’aprĂšs s’ĂȘtre vaillamment dĂ©fendu. Il avait Ă©tĂ© blessĂ© Ă  la main. La cavalerie eut la plus grande part au succĂšs de cette journĂ©e. Murat fut blessĂ© d’un coup de tromblon Ă  la tĂȘte ; le brave Duvivier fut tuĂ© d’un coup de kandjiar. CrĂ©tin Ă©tait tombĂ© mort, percĂ© d’une balle, en conduisant la cavalerie. Guibert, aide-de-camp du gĂ©nĂ©ral en chef, frappĂ© d’un boulet Ă  la poitrine, mourut peu aprĂšs le combat. Notre perte se monta Ă  environ 3 oo hommes. Sidney-Smith ? qui faisait les fonctions de major-gĂ©nĂ©ral du pacha, et qui avait choisi les positions qu’avait occupĂ©es l’armĂ©e turque, faillit ĂȘtre pris; il eut beaucoup de peine Ă  rejoindre sa chaloupe. La 69 e s’était mal comportĂ©e dans un assaut MĂ©moires. — Gourgaud .— Tome II. aa 338 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Ă St-Jean-d’Âcre, et le gĂ©nĂ©ral en chef, mĂ©content, l’avait mise Ă  l’ordre du jour et avait ordonnĂ© qu’elle traverserait le dĂ©sert la crosse en l’air et escortant les malades ; par sa belle conduite Ă  la bataille d’Aboukir, elle reconquit son ancienne rĂ©putation. PIECES JUSTIFICATIVES. Lettre du gĂ©nĂ©ral Bonaparte, j4u Directoire exĂ©cutif. Au Caire , le 6 thermidor an VJ 24 juillet 1 798 . Le 19 messidor, l’armĂ©e partit d’Alexandrie. Elle arriva Ă  Damanhour le 20, souffrant beaucoup Ă  travers ce dĂ©sert de l’excessive chaleur et du manque d’eau. Combat de Rahmanieh. Le 22 , nous rencontrĂąmes le Nil Ă  Rahmanieh, et nous nous rejoignĂźmes avec la division du gĂ©nĂ©ral Du- gua, qui Ă©tait venue par Rosette en faisant plusieurs marches forcĂ©es. La division du gĂ©nĂ©ral Desaix fut attaquĂ©e par un corps de 7 Ă  800 Mamelucks, qui aprĂšs une canonnade assez vive, et la perte de quelques hommes , se retirĂšrent. Bataille de Chebrhcis. Cependant j’appris que Mourad-Bey, Ă  la tĂšte de son armĂ©e composĂ©e d’une grande quantitĂ© de cavalerie, 22 . 3/0 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, ayant huit ou dix grosses chaloupes canonniĂšres, et plusieurs batteries sur le Nil, nous attendait au village de Chebrheis. Le 24 au soir, nous nous mĂźmes en marche pour nous en approcher. Le 23 , Ă  la pointe du jour, nous nous trouvĂąmes en prĂ©sence. Nous n’avions que 200 hommes de cavalerie Ă©clopĂ©s et harassĂ©s encore de la traversĂ©e; les Mamelucks avaient un magnifique corps de cavalerie, couvert d’or et d’argent, armĂ© des meilleures carabines et pistolets de Londres, des meilleurs sabres de l’Orient, et montĂ©s peut-ĂȘtre sur les meilleurs chevaux du continent. L’armĂ©e Ă©tait rangĂ©e, chaque division formant un bataillon carrĂ©, ayant les bagages au centre et l’artillerie dans les intervalles des bataillons. Les bataillons rangĂ©s, les deuxiĂšme et quatriĂšme divisions derriĂšre les premiĂšre et troisiĂšme. Les cinq divisions de l’armĂ©e Ă©taient placĂ©es en Ă©chelons, se flanquant entre elles, et flanquĂ©es par deux villages que nous occupions. Le citoyen PerrĂ©e, chef de division de la marine , avec trois chaloupes canonniĂšres, un chĂ©bec et une demi-galĂšre, se porta pour attaquer la flottille ennemie. Le combat fut extrĂȘmement opiniĂątre. Il se tira de part et d’autre plus de quinze cents coups de canon. Le chef de division PerrĂ©e a Ă©tĂ© blessĂ© au bras d’un coup de canon, et, par ses bonnes dispositions et son intrĂ©piditĂ©, est parvenu Ă  reprendre trois chaloupes canonniĂšres et la demi-galĂšre que les Mamelucks avaient prises, et Ă  mettre le feu Ă  leur amiral. Les citoyens Monge et Berthollet, qui Ă©taient sur le PIÈCES JUSTIFICATIVES. 34 1 chĂ©bec, ont montre dans des moments difficiles beaucoup de courage. Le gĂ©nĂ©ral AndrĂ©ossy, qui commandait les troupes de dĂ©barquement, s’est parfaitement conduit. La cavalerie des Mainelucks inonda bientĂŽt toute la plaine, dĂ©borda toutes nos ailes, et chercha de tous cĂŽtĂ©s sur nos lianes et nos derriĂšres le point faible pour pĂ©nĂ©trer; mais partout elle trouva que la ligne Ă©tait Ă©galement formidable, et lui opposait un double feu de flanc et de front. Ils essayĂšrent plusieurs fois de charger, mais sans s’y dĂ©terminer. Quelques braves vinrent escarmoucher ; ils furent reçus par des feux de pelotons de carabiniers placĂ©s en avant des intervalles des bataillons. Enfin, aprĂšs ĂȘtre restĂ©s une partie de la journĂ©e Ă  demi-portĂ©e de canon, ils opĂ©rĂš- rentlcur retraite, et disparurent. On peut Ă©valuer leur perte Ă  3oo hommes tuĂ©s ou blessĂ©s. Nous avons marchĂ© pendant huit jours , privĂ©s de tout, et dans un des climats les plus brillants du monde. Le 2 thermidor au matin , nous aperçûmes les Pyramides. Le 2 au soir, nous nous trouvions Ă  six lieues du Caire ; et j’appris que les vingt-trois beys , avec toutes leurs forces, s’étaient retranchĂ©s Ă  Embabeh, et qu’ils avaient garni leurs retranchements de plus de soixante piĂšces de canon. Bataille des Pyramides. Le 3, Ă  la pointe du jour , nous rencontrĂąmes les AIÉMOJKES DE NAPOLEON. 3/ A avant-gardes, que nous repoussĂąmes de village en village. A deux heures aprĂšs midi, nous nous trouvĂąmes en prĂ©sence des retranchements et de l’armĂ©e ennemie. J’ordonnai aux divisions des gĂ©nĂ©raux Desaix et Reynier de prendre position sur la droite entre Djyzeli et Emhabeli, de maniĂšre Ă  coupera l’ennemi la communication de la haute Egypte, qui Ă©tait sa retraite naturelle. L’armĂ©e Ă©tait rangĂ©e de la mĂȘme maniĂšre qu’à la bataille de Chebrheis. DĂšs l'instant que Mourah-Bey s’aperçut du mouvement du gĂ©nĂ©ral Desaix, il se rĂ©solut Ă  le charger, et il envoya un de ses beys les plus braves avec un corps d’élite qui, avec la rapiditĂ© de l’éclair, chargea les deux divisions. On le laissa approcher jusqu’à cinquante pas, et on l’accueillit avec une grĂȘle de balles et de mitraille, qui en lit tomber un grand nombre sur le champ de bataille. Ils sĂ« jetĂšrent dans l’intervalle que formaient les deux divisions, oĂč ils furent reçus par un double feu qui acheva leur dĂ©faite. Je saisis l’instant, et j’ordonnai Ă  la division du gĂ©nĂ©ral Bon, qui Ă©tait sur le Nil, de se porter Ă  l’attaque des retranchements, et au gĂ©nĂ©ral Yial, qui commande la division du gĂ©nĂ©ral Menou, de se porter entre le corps qui venait de le charger et les retranchements , de maniĂšre Ă  remplir le triple but, D’empĂȘcher le corps d’y rentrer ; De couper la retraite Ă  celui qui les occupait ; Et enfin, s’il Ă©tait nĂ©cessaire, d’attaquer ces retranchements par la gauche. DĂšs l’instant que les gĂ©nĂ©raux Vial et Bon furent Ă  PIÈCES JUSTIFICATIVES. 343 portĂ©e, ils ordonnĂšrent aux premiĂšres et troisiĂšmes divisions de chaque bataillon de se ranger en colonnes d’attaque, tandis que les deuxiĂšmes et quatriĂšmes conservaient leur mĂȘme position, formant toujours le bataillon carrĂ©, qui ne se trouvait plus que sur trois de hauteur, et s’avançait pour soutenir les colonnes d’attaque. Les colonnes d attaque du gĂ©nĂ©ral Bon, commandĂ©es par le brave gĂ©nĂ©ral Rampon, se jetĂšrent sur les retranchements avec leur impĂ©tuositĂ© ordinaire , malgrĂ© le feu d’une assez grande quantitĂ© d’artillerie, lorsque les Mamelucks lirent une chargp. Us sortirent des retranchements au grand galop. Nos colonnes eurent le temps de faire halte, de faire front de tous cĂŽtĂ©s, et de les recevoir la baĂŻonnette au bout du fusil , et par une grĂȘle de balles. A l’instant mĂȘme le champ de bataille en fut jonchĂ©. Nos troupes eurent bientĂŽt enlevĂ© les retranchements. Les Mamelucks en fuite se prĂ©cipitĂšrent aussitĂŽt en foule sur leur gauche. Mais un bataillon de carabiniers, sous le feu duquel ils furent obligĂ©s de passer Ă  cinq pas, en fit une boucherie. effroyable. Un trĂšs-grand nombre se jeta dans le Nil, et s’y noya. Plus de 4oo chameaux chargĂ©s de bagages, cinquante piĂšces d’artillerie, sont tombĂ©s en notre pouvoir. J’évalue la perte des Mamelucks Ă  2,000 hommes de cavalerie d’élite. Une grande partie des heys a Ă©tĂ© blessĂ©e ou tuĂ©e. Mourali-Bey a Ă©tĂ© blessĂ© Ă  la joue. Notre perte se monte Ă  20 ou 3o hommes tuĂ©s et Ă  120 blessĂ©s. Dans la nuit mĂȘme , la ville du Caire a 344 MÉMOIRES DE NAPOLEON, Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©e. Toutes leurs chaloupes canonniĂšres, cor- . vettes , bricks, et mĂȘme une frĂ©gate, ont Ă©tĂ© brĂ»lĂ©s, et, le 4, nos troupes sont entrĂ©es au Caire. Pendant la nuit, la populace a brĂ»lĂ© les maisons des beys, et commis plusieurs excĂšs. Le Caire, qui a plus de 3oo,ooo habitants, a la plus vilaine populace du monde. AprĂšs le grand nombre de combats et de batailles que les troupes que je commande ont livrĂ©s contre des forces supĂ©rieures, je ne m’aviserais point de louer leur contenance et leur sang-froid dans cette occasion, si vĂ©ritablement ce genre tout nouveau n’avait exigĂ© de leur part une patience qui contraste avec l’impĂ©tuositĂ© française. S’ils se fussent livrĂ©s Ă  leur ardeur, ils n’auraient point eu la victoire, qui ne pouvait s’obtenir que par un grand sang-froid et une grande patience. La cavalerie des Mamelucks a montrĂ© une grande bravoure. Us dĂ©fendaient leur fortune, et il n’y a pas un d’eux sur lequel nos soldats n’aient trouvĂ© trois , quatre, et cinq cents louis d’or. Tout le luxe de ces gens-ci Ă©tait dans leurs chevaux et leur armement. Leurs maisons sont pitoyables. Il est difficile de voir une terre plus fertile et un peuple plus misĂ©rable, plus ignorant et plus abruti. Us prĂ©fĂšrent un bouton de nos soldats Ă  un Ă©ou de six francs ; dans les villages ils ne connaissent pas mĂȘme*une paire de ciseaux. Leurs maisons sont d’un peu de boue. 11s n’ont pour tout meuble qu’une natte de paille et deux ou trois pots de terre. Us mangent et consomment en PIÈCES JUSTIFICATIVES. 34S gĂ©nĂ©ral fort peu rie chose. Ils ne connaissent point l’usage ries moulins , de sorte que nous avons bivouaquĂ© sur des tas immenses de blĂ©, sans pouvoir avoir de farine. Nous ne nous nourrissions que de lĂ©gumes et de bestiaux. Le peu de grains qu’ils convertissent en farine, ils le font avec des pierres; et, dans quelques gros villages, il y a des moulins que font tourner des bƓufs. Nous avons Ă©tĂ© continuellement harcelĂ©s par des nuĂ©es d’Arabes, qui sont les plus grands voleurs et les plus grands scĂ©lĂ©rats de la terre, assassinant les Turcs comme les Français, tout ce qui leur tombe dans les mains. Le gĂ©nĂ©ral de brigade Muireur et plusieurs autres aides-de-camp et officiers de l’état-major ont Ă©tĂ© assassinĂ©s par ces misĂ©rables. EmbusquĂ©s derriĂšre des digues et dans des fossĂ©s, sur leurs excellents petits ‱chevaux, malheur Ă  celui qui s’éloigne Ă  cent pas des colonnes! Le gĂ©nĂ©ral Muireur, malgrĂ© les reprĂ©sentations de la grande garde, seul, par une fatalitĂ© que j’ai souvent remarquĂ© accompagner ceux qui sont arrivĂ©s Ă  leur derniĂšre heure, a voulu se porter sur un monticule Ă  deux cents pas du camp; derriĂšre Ă©taient trois BĂ©douins qui l’ont assassinĂ©. La rĂ©publique fait une perte rĂ©elle c’était un des gĂ©nĂ©raux les plus braves que je connusse. La rĂ©publique ne peut pas avoir une colonie plus Ă  sa portĂ©e et d’un sol plus riche que l’Egypte. Le climat est trĂšs-sain , parce que les nuits sont fraĂźches. MalgrĂ© quinze jours de marche, de fatigues de toute espĂšce , la privation du vin , et mĂȘme de tout ce qui peut allĂ©ger la fatigue, nous n'avons point de malades. Le 34^ MÉMOIRES DE NAPOLÉON. ‱iolclat a trouvĂ© une grande ressource dans les pastĂšques, espĂšce de melons d’eau qui sont en trĂšs-grande quantitĂ©. L’artillerie s’est spĂ©cialement distinguĂ©e. Je vous demande le grade de gĂ©nĂ©ral de division pour le gĂ© nĂ©ral de brigade Dommartin. J'ai promu au grade de gĂ©nĂ©ral de brigade le chef de brigade Destaing, commandant la quatriĂšme demi - brigade ; le gĂ©nĂ©ral Zayonschek s’est fort bien conduit dans plusieurs missions importantes que je lui ai confiĂ©es. L’ordonnateur Sucy s’était embarquĂ© sur notre flottille du Nil, pour ĂȘtre plus Ă  portĂ©e de nous faire passer des vivres du Delta. Voyant que je redoublais de marche, et dĂ©sirant ĂȘtre Ă  mes cĂŽtĂ©s lors de la bataille, il se jeta dans une chaloupe canonniĂšre, et, malgrĂ© les pĂ©rils qu’il avait Ă  courir, il se sĂ©para de la llottille. Sa chaloupe Ă©choua; il fut assailli par une grande quantitĂ© d’ennemis. Il montra le plus grand courage; blessĂ© trĂšs-dangereusement au bras, il parvint , par son exemple, Ă  ranimer l’équipage , et Ă  tirer la chaloupe du mauvais pas oĂč elle s’était engagĂ©e. Nous sommes sans aucune nouvelle de France depuis notre dĂ©part. Je vous enverrai incessamment un officier avec tous les renseignements sur la situation Ă©conomique, morale et politique de ce pays-ci. Je vous ferai connaĂźtre Ă©galement, dans le plus grand dĂ©tail, tous ceux qui se sont distinguĂ©s, et les avancements que j’ai faits. Je vous prie d’accorder le grade de contre-amiral au citoyen PerrĂ©e , chef de division , un des officiels Ăźle marine les plus distinguĂ©s par son intrĂ©piditĂ©. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 34 7 Je vous prie de faire payer une ' gratification de 1,200 francs Ă  la femme du citoyen Larrey , chirurgien en chef de l’armĂ©e. Il nous a rendu, au milieu du dĂ©sert, les plus grands services par son activitĂ© et son zĂšle. C’est l’officier de santĂ© que je connaisse le plus fait pour ĂȘtre Ă  la tĂȘte des ambulances d’une armĂ©e. Signe , Bonaparte. Lettre du gĂ©nĂ©ral Bonaparte , A l’amiral Brueys. Au Caire, le 12 thermidor an VI 3o juillet 1798. Je reçois Ă  l’instant et tout Ă  la fois vos lettres depuis le 25 messidor jusqu’au 8 thermidor. Les nouvelles que je reçois d’Alexandrie sur le succĂšs des sondes me font espĂ©rer qu’à l’heure qu’il est, vous serez entrĂ© dans le port. Je pense aussi que le Causse et le Dubois sont armĂ©s en guerre de maniĂšre Ă  pouvoir se trouver en ligne, si vous Ă©tiez attaquĂ©; car enfin deux vaisseaux de plus ne sont point Ă  nĂ©gliger. Le contre-amiral PerrĂ©e sera pour long-temps nĂ©cessaire sur le Nil, qu’il commence Ă  connaĂźtre Je ne vois pas d’inconvĂ©nient Ă  ce que vous donniez le commandement de son vaisseau au lĂ - dessus ce qu’il convient. Je vous ai Ă©crit le 9, je vous ai envoyĂ© copie de tous les ordres que j’ai donnĂ©s pour l'approvisionnement de l’escadre; j’imagine qu’à l’heure qu’il est, les 348 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, cinquante vaisseaux chargĂ©s de vivres sont arrivĂ©s. Nous avons ici une besogne immense, c’est un chaos Ă  dĂ©brouiller et Ă  organiser qui n’eut jamais d’égal. Nous avons du blĂ©, du riz, des lĂ©gumes en abondance. Nous cherchons et nous commençons Ă  trouver s de l’argent ; mais tout cela est environnĂ© de travail, de peines et de difficultĂ©s. Vous trouverez ci-joint un ordre pour Damiette, envoyez-le par un aviso, qui, avant d’entrer, s’informera si nos troupes y sont. Elles sont parties pour s’y rendre, il y a trois jours, en barques sur le Nil ainsi elles seront arrivĂ©es lorsque vous recevrez cette lettre; envoyez-y un des sous-commissaires de l’escadre pour surveiller l’exĂ©cution de l’ordre. Je vais encore faire partir une trentaine de bĂątiments chargĂ©s de blĂ© pour votre escadre. Toute la conduite des Anglais porte Ă  croire qu'ils sont infĂ©rieurs en nombre, et qu’ils se contentent de bloquer Malte et d’empĂȘcher les subsistances d’y arriver. Quoi qu’il en soit, il faut bien vite entrer dans le port d’Alexandrie, ou vous approvisionner promptement de riz, de blĂ©, que je vous envoie, et vous transporter dans le port de Corfou ; car il est indispensable que,jusqu’à ce que tout ceci se dĂ©cide, vous vous trouviez dans une position Ă  portĂ©e d’en imposer Ă  la Porte. Dans le second cas , vous aurez soin que tous les vaisseaux, frĂ©gates vĂ©nitiennes et françaises qui peuvent nous servir, restent Ă  Alexandrie. SignĂ©, Bonaparte. I PIECES JUSTIFICATIVES. 3/9 Lettre du gĂ©nĂ©ral Bonaparte, Au Directoire executif. Au Caire, le a fructidor an VI 19 aoĂ»t 1798 . Le 18 thermidor, j’ordonnai Ă  la division du gĂ©nĂ©ral Reynier de se porter Ă  Elkhankali, pour soutenir le gĂ©nĂ©ral de cavalerie Leclerc, qui se battait avec une nuĂ©e d’Arabes Ă  cheval, et de paysans du pays qu’Ibrahim-Bey Ă©tait parvenu Ă  soulever. Il tua une cinquantaine de paysans, quelques Arabes, et prit position au village d’Elkhankah. Je lis partir Ă©galement la division commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Lannes et celle du gĂ©nĂ©ral Dugua. Nous marchĂąmes Ă  grandes journĂ©es sur la Syrie , poussant toujours devant nous Ibrahim-Bey et l’armĂ©e qu’il commandait. Avant d’arriver Ă  Belbeis, nous dĂ©livrĂąmes une partie de la caravane de la Mecque, que ^les Arabes avaient enlevĂ©e et conduisaient dans le dĂ©sert, oĂč ils Ă©taient dĂ©jĂ  enfoncĂ©s de deux lieues. Je l’ai fait conduire au Caire sous bonne escorte. Nous trouvĂąmes Ă  QourĂ©yn une autre partie de la caravane, toute composĂ©e de marchands qui avaient Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s d’abord par Ibrahim-Bey, ensuite relĂąchĂ©s et pillĂ©s par les Arabes. J’en fis rĂ©unir les dĂ©bris et je la fis Ă©galement conduire au Caire. Le pillage des Arabes Ă  du ĂȘtre considĂ©rable; un seul nĂ©gociant m’assura qu’il per- MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 35o MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 6o L’ambassadeur Talleyrand-PĂ©rigord doit ĂȘtre arrive. Si, par quelque accident, il ne l’était pas, je prie votre excellence d’envoyer ici au Caire , quelqu’un qui ail votre confiance et qui soit muni de vos instructions et pleins-pouvoirs, ou de m’envoyer un firman, afin que je puisse envoyer moi-mĂȘme un agent, pour fixer invariablement le sort de ce pays, et arranger le tout Ă  la plus grande gloire du sultan et de la rĂ©publique française, son alliĂ©e la plus fidĂšle, et Ă  l’éternelle confusion des beys et Mameloucks, nos ennemis communs. Je prie votre excellence de croire aux sentiments d’ainitiĂ© et de haute considĂ©ration, etc. SignĂ©, Bonaparte. Lettre du gĂ©nĂ©ral Bonaparte, Au vice-amiral ThĂ©venard. Au Caire, le 18 fructidor an VI 4 septembre 1718. Votre fils est mort d’un coup de canon sur son banc de quart je remplis, citoyen gĂ©nĂ©ral, un triste devoir en vous l’annonçant ; mais il est mort sans souffrir et avec honneur. C’est la seule consolation qui puisse adoucir la douleur d’un pĂšre. Nous sommes tous dĂ©vouĂ©s Ă  la mort quelques jours de vie valent-ils le bonheur de mourir pour son pays? compensent-ils la PIÈCES JUSTIFICATIVES. 361 douleur de se voir sur un lit, environnĂ© de l'Ă©goĂŻsme d’une nouvelle gĂ©nĂ©ration ? valent-ils les dĂ©goĂ»ts , les souffrances d’une longue maladie P Heureux ceux qui meurent sur le champ de bataille! ils vivent Ă©ternellement dans le souvenir de la postĂ©ritĂ©. Ils n’ont jamais inspirĂ© la compassion ni la pitiĂ© que nous inspire la vieillesse caduque, ou l’homme tourmentĂ© par des maladies aiguĂ«s. Vous avez blanchi, citoyen gĂ©nĂ©ral, dans la carriĂšre des armes ; vous regretterez un fils digne de vous et de la patrie en accordant, avec nous, quelques larmes Ă  sa mĂ©moire, vous direz que sa mort glorieuse est digne d’envie. Croyez Ă  la part que je prends Ă  votre douleur, et ne doutez pas de l’estime que j’ai pour vous. SignĂ©, Bonaparte. Lettre du gĂ©nĂ©ral Bonaparte , Au gĂ©nĂ©ral KlĂ©ber. Au Caire, le 24 fructidor an VI to septembre 1798. Un vaisseau comme le Franklin, citoyen gĂ©nĂ©ral, qui portait l’amiral, puisque l'Orient avait sautĂ©, 11e devait pas se rendre Ă  onze heures du soir. Je pense d’ailleurs que celui qui a rendu ce vaisseau est extrĂȘmement coupable, puisqu’il est constatĂ© par sou pro- MÉMOIRES IE NAPOLÉON. 362 cĂšs-verbal qu’il u’a rien fait pour l’échouer et pour le mettre hors d’état d’ĂȘtre amenĂ© voilĂ  ce qui fera Ă  jamais la honte de la marine française. Il ne fallait pas ĂȘtre grand manƓuvrier ni un homme d’une grande tĂȘte, pour couper un cĂ hle et Ă©chouer un bĂątiment ; cette conduite est d’ailleurs spĂ©cialement ordonnĂ©e dans les instructions et ordonnances que l’on donne aux capitaines de vaisseau. Quant Ă  la conduite du contre -amiral Duchaila, il eĂ»t Ă©tĂ© beau, pour lui, de mourir sur son banc de quart, comme du Petit- Thouars. Mais ce qui lui ĂŽte toute espĂšce de retour Ă  mon estime, c’est sa lĂąche conduite avec les Anglais depuis qu’il a Ă©tĂ© prisonnier. Il y a des hommes qui n’ont pas de sang dans les veines. Il entendra donc tous les soirs les Anglais, en se soĂ»lant de punch, boire Ă  la honte de la marine française ! 11 sera dĂ©barquĂ© Ă  Naples pour ĂȘtre un trophĂ©e pour les lazzaronis il valait beaucoup mieux pour lui rester Ă  Alexandrie ou Ă  bord des vaisseaux comme prisonnier, sans jamais souhaiter ni demander rien. Ohara, qui d’ailleurs Ă©tait un homme trĂšs-commun , lorsqu’il fut fait prisonnier Ă  Toulon, sur ce que je lui demandais, de la part du gĂ©nĂ©ral Dugommier, ce qu’il desirait, rĂ©pondit Etre seul, et ne rien devoir a la pitiĂ©. La gentillesse et les traitements honnĂȘtes n’honorent que le vainqueur, ils dĂ©shonorent le vaincu, qui doit avoir de la rĂ©serve et de la fiertĂ©. SignĂ©, BoNAl'AUTK. I PIÈCES JUSTIFICATIVES. 33 le gĂ©nĂ©ral Bonaparte , A VannĂ©e. Au Caire, le i or vendĂ©miaire an VII a a septembre i “8. Soldats ! Nous cĂ©lĂ©brons le premier jour de l’an VII de la rĂ©publique. U y a cinq ans, l’indĂ©pendance du peuple français Ă©tait menacĂ©e mais vous prĂźtes Toulon, ce fut le prĂ©sage de la ruine de nos ennemis. Un an aprĂšs, vous battiez les Autrichiens Ă  DĂ©go. L’annĂ©e suivante, vous Ă©tiez sur le sommet des Alpes. Vous luttiez contre Mantoue il y a deux ans, et vous remportiez la cĂ©lĂšbre victoire de Saint-George. L’an passĂ©, vous Ă©tiez Ă  la source de la Drave et de l’Isonzo, de retour de l’Allemagne. Qui eĂ»t dit alors que vous seriez aujourd’hui sur les bords du Nil, au centre de l’ancien continent? Depuis l’Anglais, cĂ©lĂšbre dans les arts et le commerce, jusqu’au hideux et fĂ©roce BĂ©douin, vous fixez les regards du monde. Soldats, votre destinĂ©e est belle, parce que vous ĂȘtes dignes de ce que vous avez fait et de l’opinion que l’on a de vous. Vous mourrez avec honneur comme les braves dont les noms sont inscrits sur cette pyramide, ou vous retournerez dans votre patrie 364 MÉMOIRES DF. NAPOLÉON. couverts de lauriers et de l’admiration de tous les peuples. Depuis cinq mois que nous sommes Ă©loignĂ©s de l’Europe, nous avons Ă©tĂ© l’objet perpĂ©tuel des sollici- citudes de nos compatriotes. Dans ce jour, quarante millions de citoyens cĂ©lĂšbrent 1Ăšre des gouvernements reprĂ©sentatifs - quarante millions de citoyens pensent Ă  vous. Tous disent C’est Ă  leurs travaux, Ă  leur sang, que nous devrons la paix gĂ©nĂ©rale, le repos, la prospĂ©ritĂ© du commerce, et les bienfaits de la libertĂ© civile. Signe , Bonaparte. Lettre du gĂ©nĂ©ral Bonaparte , Au, directoire exĂ©cutif. Au Caire, le 27 frimaire an VII 17 dĂ©cembre* 1798. Je vous ai expĂ©diĂ© un officier de l’armĂ©e, avec ordre de ne rester que sept Ă  huit jours Ă  Paris, et de retourner au Caire. Je vous envoie diffĂ©rentes relations de petits Ă©vĂšnements et diffĂ©rents imprimĂ©s. L’Égypte commence Ă  s’organiser. Un bĂątiment arrivĂ© Ă  SuĂšz, a amenĂ© un Indien qui avait une lettre pour le commandant des forces françaises en Egypte cette lettre s’est perdue. U paraĂźt PIÈCES JUSTIFICATIVES. 365 ijue notre arrivĂ©e en Egypte a donnĂ© une grande idĂ©e de notre puissance aux Indes, et a produit un effet trĂšs-dĂ©favorable aux Anglais on s’y bat. Nous sommes toujours sans nouvelles de France ; pas un courrier depuis messidor. Cela est sans exemple dans les colonies mĂȘmes. Mon frĂšre, l’ordonnateur Sucy, et plusieurs courriers que je vous ai expĂ©diĂ©s, doivent ĂȘtre arrivĂ©s. ExpĂ©diez-nous tles bĂątimens sur Damiette. Les Anglais avaient rĂ©uni une trentaine de petits bĂątiments, et Ă©taient Ă  Aboukir ils ont disparu. Ils ont trois vaisseaux de guerre et deux frĂ©gates devant Alexandrie. Le gĂ©nĂ©ral Desaix est dans la haute Egypte, poursuivant Mourah-Bey, qui, avec un corps de Mame- loucks, s’échappe et fuit devant lui. Le gĂ©nĂ©ral Bon est Ă  Suez. On travaille, avec la plus grande activitĂ©, aux fortifications d’Alexandrie, Llosette, Damiette, Belbeis , Salahieh, Suez et du Caire. L’annĂ©e est dans le meilleur Ă©tat et a peu de malades. Il y a, en Syrie, quelques rassemblements de forces turques. Si sept jours de dĂ©sert ne m’en sĂ©paraient , j’aurais Ă©tĂ© les faire expliquer. Nous avons des denrĂ©es en abondance, mais l’argent est trĂšs-rare, et la prĂ©sence des Anglais rend le commerce nul. Nous attendons des nouvelles de France et d’Europe ; c’est un besoin vif pour nos Ăąmes car si la 36 G mĂ©moires* de jiapolĂ©oiv. gloire nationale avait besoin tle nous, lions serions inconsolables le ne pas y ĂȘtre. SignĂ© , 1ÎONAPART1Î. Lettre du gĂ©nĂ©ral Bonaparte, A Tipoo-SĂ ib. Au Caire, le fi pluviĂŽse an VII a 5 janvier 1799. Vous avez dĂ©jĂ  Ă©tĂ© instruit de mon arrivĂ©e sur les bords de la mer Rouge avec une armĂ©e innombrable et invincible, remplie du dĂ©sir de vous dĂ©livrer du joug de 1er de l’Angleterre. Je m’empresse de vous faire connaĂźtre le dĂ©sir que j’ai que vous me donniez, par la voie de Mascate et Mokka, des nouvelles sur la situation politique dans laquelle vous vous trouvez. Je dĂ©sirerais mĂȘme que vous pussiez envoyer Ă  SuĂšz ou au grand Caire quelque homme adroit qui eĂ»t votre confiance, avec lequel je pusse confĂ©rer. SignĂ© , Bonaparte. PIÈCES JUSTIFICATIVES. Min Lettre du gĂ©nĂ©ral Bonaparte. Au Directoire exĂ©cutif. Au Caire, le 22 pluviĂŽse au VII 10 fĂ©vrier 1799, Un bĂątiment ragusais est entrĂ©, le 7 pluviĂŽse dans le port d’Alexandrie il avait Ă  bord les citoyens 11a- inelin et Liveron , propriĂ©taires du chargement du bĂątiment, consistant en vins, vinaigres et draps il m’a apportĂ© une lettre du consul d’AncĂŽne, en date du 11 brumaire, qui ne me donne point d’autre nouvelle que de me faire connaĂźtre que tout est tranquille en Europe et en France ; il m’envoie la sĂ©rie des journaux de Lugano depuis le n° 36 3 septembre jusqu’au n° 43 22 octobre , et la sĂ©rie du Courrier de FarinĂ©e d'Italie, qui s’imprime Ă  Milan, depuis le n° 219 i4 vendĂ©miaire jusqu’au n° 23 o 6 brumaire . Le citoyen Hamelin est parti de Trieste le 24 octobre, a relĂąchĂ© Ă  AncĂŽne le 3 novembre, et est arrivĂ© Ă  Navarino, d’oĂč il est parti le 22 nivĂŽse. J’ai interrogĂ© moi-meme le citoyen Hamelin, et il a dĂ©posĂ© les faits ci-joints. Les nouvelles sont assez contradictoires depuis le 18 messidor je n’avais pas reçu des nouvelles d’Europe. Le i et novembre, mon frĂšre est parti sur un aviso. Je lui avais ordonnĂ© de se rendre Ă  Crotone ou dans le golfe de Tarente j’imagine qu’il est arrivĂ©. 368 MÉMOIRES DE NAPOLEON. L’ordonnateur Sucy est parti le 26 frimaire. Je vous expĂ©die plus de soixante bĂątiments de toutes les nations et par toutes les voies ainsi vous devez ĂȘtre bien au fait de notre position ici. Le rhamadan, qui a commencĂ© hier, a Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ© de ma part avec la plus grande pompe. J’ai rempli les mĂȘmes fonctions que remplissait le pacha. Le gĂ©nĂ©ral Desaix est Ă  plus de cent soixante lieues du Caire, prĂšs des cataractes. Il a fait des fouilles sur les ruines de ThĂšbes. J’attends, Ă  chaque instant, les dĂ©tails officiels d’un combat qu’il aurait eu contre Mourah-Bey, qui aurait Ă©tĂ© tuĂ©, et cinq Ă  six boys faits prisonniers. L’adjudant-gĂ©nĂ©ral Boyer a dĂ©couvert, dans le dĂ©sert, du cĂŽtĂ© de Fayoum, des mines qu’aucun EuropĂ©en n’avait encore vues. Le gĂ©nĂ©ral AndrĂ©ossi et le citoyen Berthollet sont de retour de leur tournĂ©e aux lacs de natron et aux couvents des Cophtes. Ils ont fait des dĂ©couvertes extrĂȘmement intĂ©ressantes ; ils ont trouvĂ© d’excellent natron que l’ignorance des exploiteurs empĂȘchait de dĂ©couvrir. Cette branche de commerce de l’Egypte deviendra encore par-lĂ  plus importante. Par le premier courrier, je vous enverrai le nivellement du canal de Suez, dont les vestiges se sont parfaitement conservĂ©s. 11 est nĂ©cessaire que vous nous fassiez passer des armes, et que vos opĂ©rations militaires et diplornati- PIECES JUSTIFICATIVES. 36 qucs soient combinĂ©es de maniĂšre que nous recevions des secours les Ă©vĂšnements naturels font mourir du monde. Une maladie contagieuse s’est dĂ©clarĂ©e depuis deux mois Ă  Alexandrie deux cents hommes en ont Ă©tĂ© victimes. Nous avons pris des mesures pour quelle ne s’étende pas nous la vaincrons. Nous avons eu bien des ennemis Ă  combattre dans cette expĂ©dition dĂ©serts, habitants du pays, Arabes, Mameloucks, Russes, Turcs, Anglais. Si, dans le courant de mars, le rapport du citoyen Harnelin m’était confirmĂ© , et que la France fĂ»t en guerre contre les rois, je passerais en Franco. Je ne me permets, dans cette lettre, aucune rĂ©flexion sur les affaires de la rĂ©publique, puisque, depuis dix mois, je n’ai plus aucune nouvelle. Nous avons tous une entiĂšre confiance dans la sagesse et la vigueur des dĂ©terminations que vous prendrez. SignĂ©, Bonaparte. Lettre du gĂ©nĂ©ral Bonaparte, Aux scheicks , ulĂ©mas, et autres habitants des provinces de Gaza, Ramleh et Jaffa. Jaffa, le 19 ventĂŽse on VII 9 mars 1799 . Dieu est clĂ©ment et misĂ©ricordieux. Je vous Ă©cris la prĂ©sente pour vous faire connaĂźtre MĂ©moires. — Gourgaud.—Tome II. ofi 370 anhrontKS j>e napolĂ©on. que je suis venu dans la Palestine pour en chasser les Mameloucks et l’annĂ©e de Djezzar-Pacha. De quel droit, en effet, Djezzar a-t-il Ă©tendu ses vexations sur les provinces de Jaffa, llamleh et Gaza, qui ne font pas partie de son pacludic? De quel droit avait-il Ă©galement envoyĂ© ses troupes Ă  11 m’a provoquĂ© Ă  la guerre, je la lui ai apportĂ©e; mais ce n’est pas Ă  vous, habitants, que mon intention est d’en faire sentir les horreurs. Restez tranquilles dans vos foyers que ceux qui, par peur , les ont quittĂ©s, y rentrent. J’accorde sĂ»re te et sauve-garde Ă  tous. J’accorderai Ă  chacun la propriĂ©tĂ© qu’il possĂ©dait. Mon intention est que les cadis continueront connue Ă  l’ordinaire leurs fonctions et Ă  rendre la justice, que la religion, surtout, soit protĂ©gĂ©e et respectĂ©e, et que les mosquĂ©es soient frĂ©quentĂ©es par tous les bons musulmans c’est de Dieu que viennent tous les biens, c’est lui qui donne la victoire. Il est bon que vous sachiez que tous les efforts humains sont inutiles contre moi, car tout ce que j’entreprends doit rĂ©ussir. Ceux qui se dĂ©clarent mes amis, prospĂšrent; ceux qui se dĂ©clarent mes ennemis, pĂ©rissent. L’exemple de ce qui vient d’arriver Ă  Jaffa et Ă  Gaza doit vous faire connaĂźtre que si je suis terrible pour mes ennemis, je suis bon pour mes amis, et surtout clĂ©ment et misĂ©ricordieux pour le pauvre peuple. SignĂ©, RoNAPAierr. PIECES J [ ISTIF IC AT J Vl'.S. 37I Lettre du gĂ©nĂ©ral Bonaparte , A Djezzar- Pacha. JafTn, le 19 ventĂŽse an VIT g mars 179g . Depuis mon entrĂ©e en Egypte, je vous ai fait cou- naĂźtre plusieurs fois que mon intention n’était pas de vous faire la guerre, que mon seul hI ICCKS JUSTIFICA TIVES. 3 77 Maugrabins, des Albanais, des Kurdes, des Natoliens, des Caramaniens, des Damasquyns, des Alepins, des noirs de Tekrour; ils furent vivement repoussĂ©s, et rentrĂšrent plus vite qu’ils n’auraient voulu. Mon aide- de-camp Duroc, officier en qui j’ai grande confiance, s’est particuliĂšrement distinguĂ©. A la pointe du jour, le 17, je lis sommer le gouverneur; il fit couper la tĂšte Ă  mon envoyĂ©, et ne rĂ©pondit point. A sept heures, le feu commença ; Ă  une heure, je jugeai la brĂšche praticable. Le gĂ©nĂ©ral Lan nĂ©s fit les dispositions pour l’assaut; l’adjoint aux adjudants-gĂ©nĂ©raux, Netlierwood, avec dix carabiniers y monta le premier, et fut suivi de trois compagnies de grenadiers de la treiziĂšme et de la soixante-neuviĂšme demi - brigade , commandĂ©es par l’adjudant-gĂ©nĂ©ral Rambaud, pour lequel je vous demande le grade de gĂ©nĂ©ral de brigade. A cinq heures, nous Ă©tions maĂźtres de la ville, qui, pendant vingt-quatre heures, fut livrĂ©e au pillage et Ă  toutes les horreurs de la guerre, qui jamais ne m’a paru si hideuse. Quatre mille hommes des troupes de Djezzar ont Ă©tĂ© passĂ©es au fil de l’épĂ©e; il y avait huit cents canonniers une partie des habitants a Ă©tĂ© massacrĂ©e. Les jours suivants, plusieurs bĂątiments sont venus de Saint-Jean-d’Acre avec des munitions de guerre et de bouche ; ils ont Ă©tĂ© pris dans le port ils ont Ă©tĂ© Ă©tonnĂ©s de voir la ville en notre pouvoir; l’opinion Ă©tait qu’elle nous arrĂȘterait six mois. Abd-Oullah, gĂ©nĂ©ral de Djezzar, a eu l’adresse de 3 "]$ MÉMOIRES DE NAPOLÉON. se cacher parmi les gens d’Egypte, et de venir se jeter Ă  mes pieds. J’ai renvoyĂ©, Ă  Damas et Ă  Àlep, plus de cinq cents personnes de ces deux villes, ainsi que quatre Ă  cinq cents personnes d’Égypte. J’ai pardonnĂ© aux Mameloucks et aux katcliefs que j’ai pris Ă  El-Aricli; j’ai pardonnĂ© Ă  Omar Makram, scheickdu Caire; j’ai Ă©tĂ© clĂ©ment envers les Égyptiens, autant que je l’ai Ă©tĂ© envers le peuple de Jaffa, mais sĂ©vĂšre envers la garnison qui s’est laissĂ© prendre les armes Ă  la main. Nous avons trouvĂ©, Ă  Jaffa, cinquante piĂšces de canon, dont trente formant l’équipage de campagne, de modĂšle europĂ©en, et des munitions, plus de quatre cent mille rations de biscuit, deux mille quintaux de riz, et quelques magasins de savon. Les corps du gĂ©nie et de l’artillerie se sont distinguĂ©s. Le gĂ©nĂ©ral Caffarelli, qui a dirigĂ© ces siĂšges, qui a fait fortifier les diffĂ©rentes places de l’Égypte, est un officier recommandable par une activitĂ©, un courage et des talents rares. Le chef de brigade du gĂ©nie Samson a commandĂ© l’avant - garde qui a pris possession de Catieh, et a rendu dans toutes les occasions les plus grands services. Le capitaine du gĂ©nie Sabatier a Ă©tĂ© blessĂ© au siĂšge d’El-Arich. Le citoyen AimĂ© est entrĂ© le premier dans Jaffa , par un vaste souterrain qui conduit dans l’intĂ©rieur tffo s iiam-j iĂč> a .'.- na a» yçfĂ«yitrifcr. SfiTÉElĂźA si Vr»-» f Ă ĂŻru el Ăš*luif gte^ " v, j bĂź jfĂŒwĂźj siTOTc fcao?. ''' ' ; Î 7 '.".Tr-; ,'iĂŻ ÙiuĂąix.; ĂŻbr^t-fĂż'scb h 1 s.* - ,i'l b ijĂą fi ' T. b U .Ăźf ^Ăźncwr trb bit- . ' Ht farpr*^ ĂŻĂź; Ăąr. ;.'.J ĂŽiKtr* v *>iĂź .es» m Ăź f^rĂźf bl 'jĂąfirçj Ăą'XĂź-^ . 53 'X 5 ĂŻ$m ^ 4 SKÂŁ iSl DIVERSES RÉCLAMATIONS SUR DES FAITS ÉNONCÉS DANS LES VOLUMES PRÉCÉDENTS. f T*-M * ÂŁ !M' DIVERSES RÉCLAMATIONS. I > } marĂ©chal comte Jourdan, A monsieur le gĂ©nĂ©ral Gourgaud. Paris, le 12 fĂ©vrier i8a3. Monsieur le gĂ©nĂ©ral, Dans le premier volume des MĂ©moires de NapolĂ©on, dont vous ĂȘtes l’éditeur, j’ai lu, page 64, Bernadotte, Augereau, Jourdan, Marbot, etc., qui Ă©taient a la tĂȘte des meneurs de cette sociĂ©tĂ© celle du ManĂšge, offrirent a NapolĂ©on une dictature militaire ; et Ă  la page 83, Jourdan et Augereau 'vinrent trouver NapolĂ©on aux Tuileries, etc. J’ignorais que la sociĂ©tĂ© du manĂšge, dissoute Lien avant l’arrivĂ©e de Bonaparte, eĂ»t jouĂ© un rĂŽle dans les Ă©vĂšnements du 18 brumaire. Quoi qu’il en soit, j’affirme, sur mon honneur, que je n’ai jamais Ă©tĂ© membre de cette sociĂ©tĂ©, que je n’ai assistĂ© Ă  aucune de ses sĂ©ances, et que je ne suis point allĂ© trouver NapolĂ©on aux Tuileries. Vers le ro brumaire , je me prĂ©sentai, seul, chez le gĂ©nĂ©ral Bonaparte; ne l’avant pas trouvĂ©, je laissai une carte. Le lendemain, il m’envoya l'aire des coin- 384 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. pliments par le general Duroc, son aide-de-camp ; peu aprĂšs, il m’invita Ă  dĂźner pour le 16. J’eus lieu d’ĂȘtre flattĂ© de l’accueil qu’il me fit; en sortant de table, nous eĂ»mes une conversation qui sera publiĂ©e un jour avec d’autres documents sur le 18 brumaire; on y verra que si mon nom fut inscrit peu de jours aprĂšs sur une liste de proscription, c’est prĂ©cisĂ©ment parce que, prĂ©voyant l’abus que ferait ce gĂ©nĂ©ral du pouvoir suprĂȘme, je dĂ©clarai ne vouloir lui prĂȘter mon appui que dans le cas oĂč il donnerait des garanties positives Ă  la libertĂ© publique, au lieu de vagues promesses ; si j’avais proposĂ© une dictature militaire, genre de pouvoir qui est sans limites, j’aurais Ă©tĂ© traitĂ© plus favorablement. Je vous prie, monsieur le gĂ©nĂ©ral, d’avoir la bontĂ© d’insĂ©rer ma rĂ©clamation dans le second volume des MĂ©moires de NapolĂ©on. J’ai l’honneur d'ĂȘtre, avec la plus parfaite considĂ©ration , Monsieur, le gĂ©nĂ©ral, Votre trĂšs-humble-et trĂšs-obĂ©issant serviteur, SignĂ©, le marĂ©chal Jourdan. DIVERSES RÉCLAMATIONS. 385 RĂ©ponse de M. le gĂ©nĂ©ral Gourgaud, A M. le marĂ©chal comte Jourdan. Paris, i3 fĂ©vrier i8a3. Monsieur le marĂ©chal, Je reçois la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser, relativement Ă  un article qui vous concerne , dans le premier volume de,s MĂ©moires d»i NapolĂ©on, que je publie chapitre du 18 brumaire. Lors des Ă©vĂšnements dont il s’agit, j’étais trop jeune, pour avoir pu, Ă  Sainte-HĂ©lĂšne, rectifier les erreurs de mĂ©moire dans lesquelles l’erjipereur a pu tomber. Je m’empresserai d’insĂ©rer votre rĂ©clamation dans le second volume qui va paraĂźtre. Vous affirmez trop positivement, monsieur le marĂ©chal, que vous n’avez point fait partie de la sociĂ©tĂ© du manĂšge, pour qu’il soit permis d’élever aucun doute Ă  ce sujet5 mais l’empereur, comme vous le savez vous-mĂȘme, avait la mĂ©moire trĂšs-sĂ»re, et je vais m’occuper de chercher, dans les journaux et les Ă©crits du temps, ainsi que dans le souvenir des hommes de cette Ă©poque , quelle est la circonstance qui a pu donner lieu Ă  cette mĂ©prise. Quant Ă  la proscription dont vous parlez, monsieur le marĂ©chal, il paraĂźt quelle n’a pas Ă©tĂ© de longue durĂ©e, puisque quelques mois aprĂšs le 18 brumaire le premier consul vous nomma ministre de la rĂ©pu- MĂšmoires .— Gourgaud.—Tome II, 386 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. blique française prĂšs le gouvernement piĂ©montais voyez page 3o2 des MĂ©moires citĂ©s. AgrĂ©ez, monsieur le marĂ©chal, l’hommage du profond respect avec lequel j’ai l’honneur detre, Votre trĂšs-humble et trĂšs-obĂ©issant serviteur, SignĂ© , le baron Gourgaud. Le lieutenant-gĂ©nĂ©ral de Gersdorff, A monsieur le gĂ©nĂ©ral Gourgaud, a Paris. Dresde , a5 fĂ©vrier r8Ăź3. Mon gĂ©nĂ©ral, Vous et messieurs vos camarades avez publiĂ© des MĂ©moires bien intĂ©ressants, et avez mĂ©ritĂ©, parla, un juste tribut de reconnaissance de vos concitoyens. Ce qui ajoute encore un grand prix Ă  vos travaux, c’est qu’avec l’impartialitĂ© de l’hhtoriographe, vous ouvrez un champ libre aux rĂ©clamations contre des faits douteux ou susceptibles d’ĂȘtre rectifiĂ©s. VoilĂ  ce qui m’enhardit, dans ce moment, Ă  protester contre un passage des Notes et MĂ©langes, oĂč l’honneur des troupes saxonnes est fortement compromis. Comme chef de l’état-major du corps saxon rĂ©uni Ă  l’armĂ©e française en 1809, le commandant de ce corps n’existant plus, je me crois en droit de m’adresser Ă  vous, mon gĂ©nĂ©ral, me flattant, en outre, DIVERSES RÉCLAMATIONS. 387 que vous voudrez bien vous rappeler notre connaissance de l’annĂ©e i8i3. Dans la premiĂšre partie des Notes et MĂ©langes, page 217 , il est dit Les Saxons lĂąchĂšrent pied la veille de Wagram ; ils lĂącheront pied le matin de Wagram c’étaient les plus mauvaises troupes de l’armĂ©e, etc. etc. Je ne saurais rien faire de mieux, que de raconter les Ă©vĂšnements de ces deux journĂ©es, en ce qui concerne les troupes saxonnes. Nous formions, conjointement avec la trĂšs-faible division Dupas, le quatriĂšme corps d’armĂ©e ; nous passĂąmes le Danube le 5 juillet, vers midi, pour agir sur la rive gauche. Notre premiĂšre tĂąche fut de. prendre le village de Ratzendorff, ce que la brigade de Steindel exĂ©cuta lestement, tandis que le corps entier marchait Ă  sa destination, qui Ă©tait de former l’aile gauche de l’armĂ©e. Toute la cavalerie saxonne Ă©tait rangĂ©e dans la plaine de Lreitenled, et quoique sa force fĂ»t assez considĂ©rable, elle n’était pourtant pas proportionnĂ©e Ă  la cavalerie ennemie opposĂ©e. NĂ©anmoins le prince de Ponte-Corvo ordonna d’attaquer il pouvait ĂȘtre cinq ou six heures de l’aprĂšs-midi. Je fus moi-mĂȘme le porteur de cet ordre, et trouvai dĂ©jĂ  sur le terrain le gĂ©nĂ©ral GĂ©rard, chef de l’état-major du prince. On fit les dispositions nĂ©cessaires , et je crois qu il n’y eut jamais un moment plus glorieux pour la cavalerie saxonne. L’ennemi, qui nous attendait de pied ferme, fut entiĂšrement culbutĂ©, eut beaucoup de prisonniers et de blessĂ©s. Un bataillon de Clairfait, postĂ© lĂ  en 388 MÉMOIRES DE soutien , y perdit son drapeau et grand nombre d’hommes. DĂšs ce moment, nous restĂąmes maĂźtres de la plaine, et la cavalerie ennemie ne fit plus d’autre tentative ce jour-lĂ , que d’envoyer des flanqueurs, contre lesquels nous fĂźmes avancer les nĂŽtres. Cependant le corps d’armĂ©e du prince avait Ă©prouvĂ© quelques changements fĂącheux. La division Dupasavait Ă©tĂ© rĂ©unie au corps du marĂ©chal Oudinot, deux bataillons de grenadiers Ă©taient restĂ©s Ă  la garde de l’ülo de Lolmu, le rĂ©giment de chevau-lĂ©gers Prince-Jean, fut mis sous les ordres du marĂ©chal Davoust. Le prince se plaignit amĂšrement de tous ces changements, et envoya plusieurs officiers pour rĂ©clamer ses troupes. Tout fut inutile, jusqu’à ce qu’enfin , vers la nuit, trois escadrons des chevau-lĂ©gers revinrent, le quatriĂšme ayant Ă©tĂ© retenu pour couvrir une batterie. Toutes ces contrariĂ©tĂ©s affectĂšrent le prince. U voyait avec chagrin que les sentiments de l’empereur, Ă  son Ă©gard, se manifestaient dans cette occasion , et que le prince de NeufchĂątel agissait, de son cĂŽtĂ©, dans le sens du maĂźtre. Le caractĂšre du prince, autant que son amour-propre offensĂ©,-lui faisait dĂ©sirer de terminer cette journĂ©e aussi glorieusement que possible. A cet effet, il fallait emporter le village de Wa- gram. Le prince ordonna donc Ă  ses troupes un mouvement encore plus Ă  gauche, et envoya prĂ©venir l’empereur de ce dessein, en le priant de le faire soutenir vigoureusement. Je m’arrĂȘte ici un montent pour jeter un coup d’Ɠil sur la position de l’ennemi. Ifarcbiduc Charles avait DIVERSES RECLAMATIONS. 38g envoyĂ©, par plusieurs courriers, l’ordre Ă  l’archiduc Jean, de passer la March, et de se mettre en communication avec l’aile gauche de l’armĂ©e autrichienne par Untersiebenhriin. L’exĂ©cution de ce mouvement devait avoir lieu le 6’, Ă  la pointe du jour, et, dans cette attente, l’archiduc Charles affaiblit son aile gauche. DĂ©jĂ , le 5, les dispositions avaient Ă©tĂ© faites pour renforcer l’aile droite en-delĂ  de Wagram, et c’est ainsi qu’on voulait couper Ă  l’armĂ©e française ses communications avec le Danube. Mais, pour y parvenir, il fallait Ă  tout prix se maintenir dans Wagram. C Ă©tait le pivot de la position ennemie ; c’était lĂ  oĂč l’archiduc Ă©tait accouru, y avait distribuĂ© ses ordres vers minuit, et s’y Ă©tait arrĂȘtĂ© jusqu’au jour. Sous de telles conjonctures, une attaque sur Wagram, supposĂ© qu’on l’eĂ»t faite, mĂȘme avec un nombre bien plus considĂ©rable de troupes, n’aurait jamais rĂ©ussi. Mais le prince n’avait que y ,000 hommes d’infanterie , il tenta nĂ©anmoins plusieurs fois l’attaque, parvint aussi Ă  prendre poste Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© du village, mais fut obligĂ© chaque fois de cĂ©der aux violents efforts de toutes les forces rĂ©unies des Autrichiens. Quiconque s’est jamais trouvĂ© Ă  de pareilles rencontres, connaĂźt le dĂ©sordre inĂ©vitable oĂč se trouvent, pour le moment, les troupes les plus braves, dĂ©sordre que l’obscuritĂ© delĂ  nuit ne fait quaugmenter. Telle Ă©tait notre situation. Nos troupes, plusieurs fois repoussĂ©es, Ă©taient dissĂ©minĂ©es ; mais les officiers saxons y remĂ©diĂšrent avec tant de promptitude et d’intelligence, qu’à minuit les brigades saxonnes se 3gjO MÉMOIRES DE NAPOLÉON, trouvaient ralliĂ©es prĂšs d’Aderkla, et parfaitement en Ă©tat d’agir Ă  tout Ă©vĂšnement. On sait que le 6, l’ennemi commença l’attaque par sa droite contre notre aile gauche. Il avait Ă©tĂ© renforcĂ© de la division de Collowrath et des grenadiers. Notre corps avait un peu rĂ©trogradĂ© pour se mettre en ligne. Il semblait que toutes les forces de l’ennemi fussent rĂ©unies ici, mais il ne put les Ă©tendre que bien lentement vers Aspern et mĂȘme sur Esslingen. La cavalerie saxonne fit plusieurs charges, et l’infanterie fut obligĂ© de se former, petit Ă  petit, en potence, parce que l’ennemi s’étendait toujours davantage vers Enzersdorff. Il n’y eut pas le moindre dĂ©sordre le prince, avec des troupes trĂšs-affaiblies et vingt-sept piĂšces de canon seulement, dont la plupart furent successivement dĂ©montĂ©es , manƓuvra comme sur un Ă©chiquier. La situation de l’aile gauche, malgrĂ© que le marĂ©chal MassĂ©na se fut hĂątĂ© Ă  neuf heures de venir la soutenir, Ă©tait trĂšs - critique, lorsqu’à dix heures l’empereur arriva lui-mĂȘme. 11 alla reconnaĂźtre la position de l’ennemi ; ordonna une nouvelle attaque, tĂ©moigna sa satisfaction, et me chargea de dire, de sa part, aux Saxons de tenir ferme ; que bientĂŽt les affaires changeraient. Il jeta encore un coup d’Ɠil sur les ennemis, en disant Ils sont pourtant Ă  moi ! » — Et Ă  ces mots il partit au grand galop, pour se rendre Ă  l’aile droite. Effectivement, tout changea dĂšs ce moment. L’aile gauche des Autrichiens avait vainement attendu l’arrivĂ©e d’un corps d’armĂ©e dans la direction de la Mardi; UIVKKSES RÉCLAMATIONS. 3g I elle fut obligĂ©e de cĂ©der aux attaques rĂ©itĂ©rĂ©es du marĂ©chal Davoust, et l’archiduc Charles, voyant les mouvements considĂ©rables qui se faisaient contre son centre, sentit que sa position entiĂšre Ă©tait menacĂ©e. Les avantages de son aile droite Ă©taient perdus. Le prince de Ponte-Corvo et MassĂ©na prirent, dans le plus grand ordre, une position rĂ©trograde, afin de faire place aux Bavarois. En mĂȘme temps arriva le gĂ©nĂ©ral Lauriston, avec la plus terrible batterie dont on se soit jamais servi, les cent canons des gardes, et foudroya tout ce qu’il trouva devant lui. Qui, de ceux qui furent tĂ©moins de ces Ă©vĂšnements, osera dire qu’un seul homme du corps saxon ait quittĂ© le champ de bataille, autrement que blessĂ©? Qui niera que l’artillerie et la cavalerie saxonne n’aient dĂ©jĂ  Ă©tĂ© trĂšs-actives dĂšs avant la pointe du jour; que l’infanterie n’ait montrĂ© le plus grand sang-froid tout le temps quelle se vit criblĂ©e par les boulets ennemis ? Cent et trente deux officiers, en partie griĂšvement blessĂ©s, en partie tuĂ©s, sur un corps aussi peu nombreux , prouvent assez que, dans ces deux journĂ©es, il a fait son devoir. Je rĂ©clame, pour la vĂ©racitĂ© de ma narration , le tĂ©moignage d’un juge trĂšs - compĂ©- tant, celui du gĂ©nĂ©ral GĂ©rard je suis persuadĂ© qu il n’a point encore oubliĂ© les Saxons des 5 et 6 juillet. Le prince nous prĂ©dit lui - mĂȘme le sort qui nous attendait. J e voulais, dit-il, vous conduire au champ de l’honneur, et vous n’avez eu que la mort devant les yeux ; vous avez fait tout ce que j’étais en droit d’attendre de vous, nĂ©anmoins on ne vous rendra MÉMOIRES UE NAPOLÉON. 392 u pas justice, parce que vous Ă©tiez sous mon cornman- dement. » Le lendemain, 6 au matin, il exprima des sentiments Ă  peu prĂšs semblables, et c’était, si je ne me trompe, envers le comte Mathieu Dumas, en le priant instamment de rapporter Ă  l’empereur ces mĂȘmes expressions. Ce ne fut que quelques jours aprĂšs que le prince et le gĂ©nĂ©ral GĂ©rard nous quittĂšrent. Leur souvenir est ineffaçable dans le coeur des Saxons, principalement pour moi qui, connue chef de l’état- major, me suis trouvĂ© en double relation avec eux. Le prince jugea que nous avions mĂ©ritĂ© de sa part les sentiments qu’il a exprimĂ©s dans l’ordre du jour qu’il nous laissa. Il fut dĂ©sapprouvĂ© au quartier-gĂ©nĂ©ral, et on voulut que le prince le retirĂąt. J’en donne le plein-pouvoir, dit-il, Ă  quiconque prouvera que je n’ai point dit la vĂ©ritĂ©. >‱ A la suite de ces Ă©vĂšnements , les Saxons furent mis sous les ordres de S. A. S. le vice-roi d’Italie, qui fut dĂ©tachĂ© vers la Hongrie. Les Saxons, au passage de la Mardi, prouvĂšrent Ă  S. A. S. qu’ils n’étaient pas moins dignes de servir sous ses ordres. Vous voyez , mon gĂ©nĂ©ral, que je n’ai rapportĂ© des faits trĂšs-connus qu’en tant qu’ils ont rapport Ă  mon pays et Ă  mes camarades. Je 11’ai voulu que rĂ©futer par lĂ  un jugement prĂ©cipitĂ©, et diriger l’attention sur des motifs qui peuvent faire errer, mĂȘme un grand homme. Je ne suis pas ici le panĂ©gyriste du prince de Ponte-Corvo, parce qu’il n’en a pas besoin. Je n’ai pas Ă©levĂ© les faits militaires des Saxons plus liant qu’ils ne mĂ©ritent de l’ĂȘtre. H y a des moments DIVERSES RÉCLAMATIONS. 3q3 malheureux pour toutes les troupes, mais ce ne fut pas le cas Ă  Wagram pour les Saxons. Vous trouverez sĂ»rement moyen , mon general, Ăźle faire part Ă  vos compatriotes de ma juste rĂ©clamation , de meme que je chercherai l’occasion de le faire en Allemagne. Vous ĂȘtes trop homme d’honneur, pour ne pas prendre sous votre protection tout ce qui le touche. Vous justifierez, par lĂ , la haute opinion que j’ai de votre caractĂšre Ă©t de votre mĂ©rite. Recevez, monsieur le gĂ©nĂ©ral, l’assurance de ma considĂ©ration la plus distinguĂ©e. Le lieutenant-gĂ©nĂ©ral, ancien chef de l’état- major de l’annĂ©e saxonne, etc. SignĂ©, de Gersdorff. RĂ©ponse de M. le gĂ©nĂ©ral Gourgaud, A 'monsieur le lieutenant-gĂ©nĂ©ral de Gersdorff , ancien chef de l'Ă©tat-major de l'armĂ©e saxonne , etc. etc. Paris, mars i8a3. GĂ©nĂ©ral, Je reçois la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, en date du 25 fĂ©vrier dernier, au sujet d'une note dictĂ©e par l’empereur NapolĂ©on , sur la bataille de Wairram, et insĂ©rĂ©e dans un volume des O ' MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 394 MĂ©moires que je publie avec monsieur le comte de Montholon. Je m’empresse de vous informer que, conformĂ©ment Ă  vos dĂ©sirs, je publierai votre rĂ©clamation dans la prochaine livraison du mĂȘme ouvrage. Il ne m’appartient pas de prononcer sur ce que l’empereur dit des troupes saxonnes; je me bornerai seulement Ă  vous prier de remarquer que vous-mĂȘme reconnaissez, dans votre relation, que ces troupes, furent plusieurs fois repoussĂ©es et mises eu dĂ©sordre dans la journĂ©e du 5 , et que dans celle du 6, elles furent Ă©galement obligĂ©es de cĂ©der le terrain Ă  l’ennemi. J’ignore,~ gĂ©nĂ©ral, ce qui a pu vous porter Ă  croire que l’empereur avait, en 1809, des sentiments d’inimitiĂ© contre le prince de Ponte-Corvo; des faits bien connus attestent le contraire. AprĂšs avoir intriguĂ© contre NapolĂ©on, Ă  l’époque du 18 brumaire; aprĂšs avoir conspirĂ© contre lui sous le consulat, le gĂ©nĂ©ral Bernadotte ne fut cependant l’objet d’aucune poursuite. Plus tard il fut mĂȘme nommĂ© marĂ©chal d’empire, prince, etc.; et cependant son seul titre Ă  de si hautes faveurs, Ă©tait son mariage avec la belle- sƓur d’un frĂšre de l’empereur. Il n’avait jamais eu de commandements importants , il n’avait jamais gagnĂ© de bataille; et l’on peut dire que la rĂ©putation qu’il s’était faite tenait plus Ă  ce genre d’esprit, attribuĂ© anciennement Ă  des gens de sa province, qu’à son mĂ©rite rĂ©el. Comment tĂ©moigna-t-il sa reconnaissance? A la bataille de IĂ©na, il refuse, sous les plus fri- DIVERSES ou '^ ol e/u'jta uzr uuui 'arrara iLuarin ’IOX. AM .ueciiicĂź ci sa r o a c .1 - lolterra TiA,ci ‱Sienne Livoui Oordomifi /lacera a a*» lieues L- JÊ 'mu'I'lotU* Ic'jAvvihiĂŻoi. ÂŁoutv Ă ehaatV W;t$*tĂąM VijçÎjilp» j 7 o 4 tStmisH* * s Lum-Ho \ Vl COPKMlAtĂźi^ ^ ^ A /’n»’ e i 11* j I q ! e H13 U V V3*> aĂŒss ^P5s^ Rar 3W-4S'-2/Z. t*ĂźF ? ^Ăźr ?? MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Se trouve aussi Ă . Paris , A LA GALERIE DE PÈRE, Libraire de S. A. S. Monseigneur le due d’OrlĂ©ans, hue sĂŻ nicĂŻinsr, »" 6. DF. I/IMPRIMKRIE DE Fl RM J K 11 DOT. J» MÉMOIRES POUR SERVIR A L’HISTOIRE DE FRANCE, SOUS NAPOLÉON, ÉCRITS A S A 1 T K - H É V È N K , Par les gĂ©nĂ©raux qui ont partagĂ© sa captivitĂ©, ET SIJR LES MANUSCRITS ENTIEREMENT CORRIGES DE LA MAIN lF. NAPOLÉON. V » TOME DEUXIÈME, ÉCRIT PAR LE GÉNÉRAL COM TE DE MONTHOLON. -—m - - lF- C PARIS, PI R MUS DIDOT, PÈRE ET FIES, E1BRAIRES. HOSSANGE FRERES, U1UIAIRES. G. REIMER, A BERLIN. i8a3. ItSfSn i ’^yrÂŁ; MÉLANGES HISTORIQUES. NOTES. TOME DEUXIÈME. rii j " ‱**> ">* 4'VwM rĂŽYV /“‱* *‹»! > ^ m i^Syr .‱ Î'*’ V; '.fy TTX X w *ts? Ætt/ ^/y. r d /d'ers, , cT^^Æsnfadil &-hstfaÂŁCL~8tZ~ d ^ YĂźTfrj j fezsre+ $&r*sÂŁ'to±+s $&&C 2 ÂŁ $& L ctAf>*tJlrĂŻ ^ &ÂŁ &Ă»o '^ W7vt > Ă©ZĂżd^ . ^&?Ă»ijlr-^ Ă©pu^fahyt' d Ăż d dfazr ĂŻ% 4 s/dÂŁ* j^kriodĂ©^J^] toL . ^ v> ^ /faartL, t 2 6 J{_ /yfĂąty ,. /& az^ids fĂźcOitfarr^ dt/d^4s&+d?0j tĂą&fĂ ĂȘn.&ÂŁÂŁ0Artt^ /&L, _ '&4^ tĂąfcr fo'd&s / S ^~- /?. " ' ^ f*ZL dzf~ Awv^ X* / 'Awn_ r dh&dd* *ddℱ*À*d ''*'-*- -JAu. x ,—> t 7 H*S ~ihn..y^ dfcjCimy fa 7 ^ // dt*! &^& M*c ^5 f fAc^U-te. *dtferd?S»DyÙz d&ZufaL, r ^fafÂŁrTvud^ÂŁ&- '- ;// ^ Jd/id^r^ ritoriales diffĂ©rentes. Les dĂ©serts qui ferment l’Asie de tous cĂŽtĂ©s, sont habitĂ©s par de nom- c breuses populations de barbares qui Ă©lĂšvent une grande quantitĂ© de chevaux et de chameaux. Les Scythes, les Arabes , les Tartares sous les califes, les Gengis-Kan , les Tamer- lan , etc., sortirent de ces immenses solitudes ; ils inondĂšrent, avec des millions dç cavaliers, les plaines de la Perse, de l’Euphrate, de l’Asie mineure, de la Syrie , de l’Égypte. Ces conquĂȘtes furent rapides, parce qu’elles furent \ entreprises par des populations tout entiĂšres, aguerries , accoutumĂ©es Ă  la vie sobre et pĂ©nible du dĂ©sert. Mais rEurope , habitĂ©e du NOTES ET MÉLANGES. 1 I nord au midi, de l’orient Ă  l’occident, par des peuples civilisĂ©s, n’est point exposĂ©e Ă  de pareilles rĂ©volutions. Toute guerre offensive est une guerre d’invasion ; toute guerre bien conduite est une guerre mĂ©thodique. La guerre dĂ©fensive n’exclut. pas l’attaque, de mĂȘme que la guerre offensive n’exclut pas la dĂ©fense, quoique son but soit de forcer la frontiĂšre et d’envahir le pays ennemi. Les principes de la guerre sont ceux qui ont dirigĂ© les grands capitaines, dont l’histoire nous a transmis les hauts faits Alexandre, Annibal, CĂ©sar, Gustave-Adolphe, Turenne, le prince EugĂšne, FrĂ©dĂ©ric-le-Grand. Alexandre a fait huit campagnes, pĂšndant lesquelles il a conquis l’Asie et une partie des Indes; Annibal en a fait dix-sept, une en Espagne, quinze en Italie, une en Afrique ; CĂ©sar en a fait treize, huit contre les Gaulois, cinq contre les lĂ©gions de PompĂ©e; Gustave-Adolphe en a fait trois, une en Livonie contre les Russes , deux en Allemagne contre la maison d’Autriche ; Turenne en a fait dix-huit, neuf en France, neuf en Allemagne ; le prince EugĂšne de Savoie en a fait treize, deux contre les Turcs , cinq en Italie coutre la France, six sur le Rhin ou en Flandre; FrĂ©dĂ©ric en a fait onze, en SilĂ©sie, en 12 ^ MEMOIRES DE NAPOLÉON. BohĂȘme et sur les rives de l’Elbe. L’histoire de ees quatre-vingt-quatre campagnes, laite avec soin , serait un traitĂ© complet de l’art de la guerre ; les principes que l’on doit suivre dans la guerre dĂ©fensive et offensive en dĂ©couleraient comme de source. Alexandre traversa les Dardanelles, l’an 334 avant avec une armĂ©e d’environ 4o,ooo hommes, dont un huitiĂšme de cavalerie ; il passa, de vive force, le Granique, devant l’armĂ©e de Memnon, grec, qui commandait sur les cĂŽtes de l’Asie pour Darius, et employa toute l’annĂ©e 333, Ă  Ă©tablir son pouvoir dans l’Asie mineure il fut secondĂ© par les colonies grecques qui bordaient la mer Noire et la MĂ©diterranĂ©e ; Sardes, EphĂšse, Tarse, Milet, etc., les rois de Perse laissaient les provinces et les villes se gouverner par leurs lois particuliĂšres ; Cet empire Ă©tait une rĂ©union d’états fĂ©dĂ©rĂ©s ; il ne formait point une seule nation , ce qui en facilitait la conquĂȘte. Comme Alexandre n’eu voulait qu’au trĂŽne du monarque, il se substitua facilement Ă  ses droits, en respectant les usages, les mƓurs et les lois de ces peuples, ils n’éprouvaient aucun changement dans leur Ă©tat. ,L’an 332 , il se rencontra avec Darius qui Ă  la tĂȘte de 600,000 hommes Ă©tait en position prĂšs de Tarse, sur les bords de l’issus , NOTES ET MÉLANGES. i3 clans le pas de Cilicic , le battit, entra en Syrie , s’empara de Damas , oĂč Ă©taient renfermĂ©es les richesses du grand-roi, et mit le siĂšge devant Tyr cette superbe mĂ©tropole du commerce du monde l’arrĂȘta neuf mois. Il prit Gaza , aprĂšs deux mois de siĂšge, traversa le dĂ©sert en sept jours, entra dans PĂ©luse, dans Memphis , et fonda Alexandrie. Il n’éprouva aucun obstacle , parce que la Syrie et l’Égypte Ă©taient, de tout temps , liĂ©es d’intĂ©rĂȘts avec les Grecs; que les peuples arabes dĂ©testaient les Perses, et que leur rĂ©pugnance Ă©tait fondĂ©e sur la religion ; enfin, parce que les troupes grecques des satrapes embrassĂšrent le parti des MacĂ©doniens. En moins de deux annĂ©es, aprĂšs deux batailles et quatre ou cinq siĂšges, lĂ©s cĂŽtes de la mer Noire , du Phase Ă  Bysance, celles de la MĂ©diterranĂ©e jusqu’à Alexandrie, toute l’Asie mineure, la Syrie, l’Égypte, furent soumises Ă  ses armes. En 33i, il repassa le dĂ©sert , campa Ă  Tyr, traversa la Syrie creuse, entra dans Damas, passa l’Euphrate, le Tigre, et battit aux champs d’Arbelles Darius, qui, Ă  la tĂȘte d’une armĂ©e plus forte encore que celle de l’issus , s’avançait contre lui. Babyione lui ouvrit ses portes. En 33o, il força le pas de Suze, prit cette ville, PersĂ©polis et Pasarga oĂč Ă©tait le tom- l/j MEMOIRES DE NAPOL1ÎOK. ]>eau de Cyrus. En 32 g, il remonta vers le nord et entra dans Ecbatane, Ă©tendit ses conquĂȘtes jusqu’à la mer Caspienne ; punit Bessus, ce lĂąche assassin de Darius; pĂ©nĂ©tra dans la Scythie, et battit les Scythes. C’est dans cette campagne qu’il dĂ©shonora tant de trophĂ©es par l’assassinat de ParmĂ©nion. En 328, il força Je passage de l’Oxus, reçut 16,000 recrues de MacĂ©doine, et soumit les peuples voisins c’est cette annĂ©e qu’il tua, de sa propre main , Clitus, et voulut se faire adorer des MacĂ©doniens, qui s’y refusĂšrent. En 327, il passa l’In- dus, vainquit Porus en bataille rangĂ©e, le fit prisonnier et le traita en roi. Il projetait de passer le Gange; mais son armĂ©e s’y refusa. Il navigua surl’Indus, pendant l’annĂ©e 326, avec huit cents vaisseaux; arrivĂ© Ă  l’ocĂ©an, il envoya NĂ©arque avec une flotte, cĂŽtoyer la mer des Indes jusqu’à l’Euphrate. En 325 , il mit soixante jours Ă  traverser le dĂ©sert de la GĂ©- droni, entra dans Kermann; revint Ă  Pasarga , PersĂ©polis et Suze ; et Ă©pousa Statira, fille de Darius. En 324 , il marcha de nouveau vers le nord , passa Ă  Ecbatane, et termina sa carriĂšre Ă  Babylone, oĂč il mourut empoisonnĂ©. Sa guerre fut mĂ©thodique ; elle est digne des plus grands Ă©loges aucun de ses convois 11e fut interceptĂ©; ses annĂ©es allĂšrent toujours en K OTES ET MÉLANGES. l5 s’augmentant le moment oĂč elles furent le plus faibles, fut au Granique en dĂ©butant; sur l’Indus, elles avaient triplĂ©, sans compter les corps sous les ordres des gouverneurs des provinces conquises, qui se composaient de MacĂ©doniens invalides ou fatiguĂ©s, de recrues envoyĂ©es de GrĂšce , ou tirĂ©es des corps grecs au service des satrapes, ou enfin d’étrangers levĂ©s parmi les naturels, dans le pays mĂȘme. Alexandre mĂ©rite la gloire dont il jouit depuis tant de siĂšcles , et parmi tous les peuples ; mais s’il eĂ»t Ă©tĂ© battu sur l’issus, oĂč l’armĂ©e de Darius Ă©tait en bataille 1 sur sa ligne de retraite, la gauche aux montagnes, sa droite Ă  la mer; tandis que les MacĂ©doniens avaient la droite aux montagnes, la gauche Ă  la mer, et le pas de Cilicie derriĂšre eux ! Mais s’il eĂ»t Ă©tĂ© battu Ă  Arbelles, ayant le Tigre, l’Euphrate et les deserts sur ses derriĂšres, sans places fortes, Ă  neuf cents lieues de la MacĂ©doine ! Mais s’il eĂ»t Ă©tĂ© battu par Porus, lorsqu’il Ă©tait acculĂ© Ă  l’Indus ! L’an 2 j 8 avant Annibal partit de Car- thagĂšne, passa l’Ebre , les PyrĂ©nĂ©es inconnues jusque alors aux armes carthaginoises ; traversa le RhĂŽne, les Alpes ultĂ©rieures, et s’établit, dans sa premiĂšre campagne, au milieu des Gaulois cisalpins qid, toujours cnne- 1 l> MÉMOIRES DE NAPOLÉON. mis du peuple romain, quelquefois leurs vain- ' queurs, le plus souvent vaincus, n’avaient cependant jamais Ă©tĂ© soumis. Il mit cinq mois Ă  faire cette marche de quatre cents lieues, et ne laissa aucune garnison sur ses derriĂšres, aucun dĂ©pĂŽt; ne conserva aucune communication avec l’Espagne, ni Carthage, avec laquelle il ne communiqua qu’aprĂšs la bataille de TrasimĂšne , par l’Adriatique. Aucun plan plus vaste, plus Ă©tendu , n’a Ă©tĂ© exĂ©cutĂ© par les hommes l’expĂ©dition d’Alexandre fut bien moins hardie, bien plus facile; elle avait bien plus de chances de succĂšs ! Cependant cette guerre offensive fut mĂ©thodique; les Cisalpins de Milan et de Boulogne devinrent pour Anni- bal des Carthaginois. S’il eĂ»t laissĂ© sur ses derriĂšres des places et des dĂ©pĂŽts, il eĂ»t affaibli son armĂ©e et compromis le succĂšs de ses opĂ©rations ; il eĂ»t Ă©tĂ© vulnĂ©rable partout. L’an z 17, il passa l’Apennin, battit l’armĂ©e romaine, aux champs de TrasimĂšne, convergea autour de Rome, et se porta sur les cĂŽtes infĂ©rieures de l’Adriatique, d’oĂ» il communiqua avec Carthage. L’an 216, 80,000 Romains l’attaquĂšrent; il les battit aux champs de Cannes s’il eĂ»t marchĂ©, six jours aprĂšs, il Ă©tait dans Rome, et Carthage Ă©tait maĂźtresse du monde! Cependant NOTES ET MÉLANGES. 17 l’effet de cette grande victoire fut immense Capoue ouvrit ses portes; toutes les colonies grecques , un grand nombre de villes de l’Italie infĂ©rieure, suivirent la fortune ; elles abandonnĂšrent la cause de Rome. Le principe d’An- nibal Ă©tait de tenir ses troupes rĂ©unies, de n’avoir garnison que dans une seule place qu’il se conservait en propre, pour renfermer ses otages, ses grosses machines, ses prisonniers de marque, et ses malades , s’abandonnant, pour ses communications, Ă  la foi de ses alliĂ©s; il se maintint seize ans en Italie, sans recevoir aucun secours de Carthage, et ne l’évacua que par les ordres de son gouvernement, pour voler Ă  la dĂ©fense de sa patrie la fortune le trahit Ă  Zama; Carthage cessa d’exister. Mais, s’il eĂ»t Ă©tĂ© battu Ă  la Trebbia, Ă  TrasimĂšne , Ă  Cannes, que lui fĂ»t-il arrivĂ© de pis que les dĂ©sastres qui suivirent Zama?....Quoique vaincu aux portes de sa capitale , il ne put prĂ©venir son armĂ©e d’une entiĂšre destruction. CĂ©sar avait quarante-un ans, lorsqu’il commanda sa premiĂšre campagne, l’an 58 avant J -C., cent quarante ans aprĂšs Annibal. Les peuples d’HelvĂ©tie avaient quittĂ© leur pays au nombre de 3 oo,ooo, pour s’établir sur les bords de 1 ocĂ©an. Us avaient 90,000 hommes armĂ©s , et traversaient la Bourgogne. Les peuples d’Au- MĂšlanges.—Tome II. 8 mĂ©moires de napolĂ©on, tun appelĂšrent CĂ©sar Ă  leur secours. Il partit de Vienne, place de la province romaine ; remonta le RhĂŽne, passa la SaĂŽne Ă  ChĂąlons, atteignit l’armĂ©e des HelvĂ©tiens Ă  une journĂ©e d’Autun, et dĂ©fit ces peuples dans une bataille long-temps disputĂ©e. AprĂšs les avoir contraints Ă  rentrer dans leurs montagnes, il repassa la SaĂŽne, se saisit de Besançon, et traversa le Jura pour aller combattre TannĂ©e d’Arioviste; il la rencontra Ă  quelques marches du Rhin, la battit et l’obligea Ă  rentrer en Allemagne. Sur ce champ de bataille, il se trouvait Ă  quatre- vingt-dix lieues de Vienne; sur celui des IlelvĂ©- tiens, il en Ă©tait Ă  soixante-dix lieues. Dans celle campagne, il tint constamment rĂ©unies en un seul corps les six lĂ©gions qui formaient son armĂ©e. Il abandonna le soin de ses communications Ă  ses alliĂ©s, ayant toujours un mois de vivres dans son camp et un mois d’approvisionnement dans une place forte, oĂč, Ă  l’exemple d’Annibal, il renfermait ses otages, ses magasins, ses hĂŽpitaux c’est sur ces mĂȘmes principes qu’il a fait ses sept autres campagnes des Gaules. Pendant l’hiver de 57, les Belges levĂšrent une armĂ©e de 3 oo,ooo hommes qu’ils confiĂšrent Ă  Galba , roi de Soissons. CĂ©sar prĂ©venu par les RĂ©mois, ses alliĂ©s , accourut et campa NOTES ET MÉLANGES. I9 sur l’Aisne. Galba, dĂ©sespĂ©rant de le forcer dans son camp, passa l’Aisne pour se porter sur Reims ; mais il dĂ©joua cette manƓuvre, et les Belges se dĂ©bandĂšrent; toutes les villes de cette ligne se soumirent successivement. Les peuples du Hainaut le surprirent sur la Sambre aux environs de Maubeuge, sans qu’il eĂ»t le temps de se ranger en bataille sur huit lĂ©gions qu’il avait alors , six Ă©taient occupĂ©es Ă  Ă©lever les retranchements du camp, deux Ă©taient encore en arriĂšre avec les bagages. La fortune lui fut si contraire dans ce jour, qu’un corps de cavalerie de TrĂȘves l’abandonna et publia partout la destruction de l’armĂ©e romaine ; cependant il triompha. L’an 56, il se porta tout d’un trait sur Nantes et Vannes, en faisant de forts dĂ©tachements en Normandie et en Aquitaine ; le point le plus rapprochĂ© de ses dĂ©pĂŽts Ă©tait alors Toulouse dont il Ă©tait Ă  i3o lieues, sĂ©parĂ© par des montagnes, de grandes riviĂšres, des forĂȘts. L’an 55, il porta la guerre au fond de la Hollande Ă  Zuphten , ou 4°°?°oo barbares passaient le Rhin pour s’emparer des terres des Gaulois; il les battit, en tua le plus grand nombre, les rejeta au loin, repassa le Rhin Ă  Cologne, traversa la Gaule, s’embarqua Ă  Boulogne, et descendit en Angleterre. 20 MÉMOIRES de napolĂ©on. L’an 54, il franchit de nouveau la Manche avec cinq lĂ©gions , soumit les rives de la Tamise, prit des otages, et rentra avant l’équinoxe dans les Gaules. Dans l’arriĂšre-saison, ayant appris que son lieutenant Sabinus avait Ă©tĂ© Ă©gorgĂ© prĂšs de TrĂȘves avec quinze cohortes, et que Quintus CicĂ©ron Ă©tait assiĂ©gĂ© dans son camp de Tongres, il rassembla 8 Ă  g ,000 hommes, se mit en marche , dĂ©fit Ambiorix, qui s’avança Ă  sa rencontre, et dĂ©livra CicĂ©ron. L’an 53, il reprima la rĂ©volte des peuples de Sens, de Chartres, de TrĂȘves, de LiĂšge, et passa une deuxiĂšme fois le Rhin. DĂ©jĂ  les Gaulois frĂ©missaient, le soulĂšvement Ă©clatait de tous cĂŽtĂ©s. Pendant l’hiver de , ils se levĂšrent en masse ; les peuples si fidĂšles d’Autun mĂȘme prirent part Ă  la guerre; le joug romain Ă©tait odieux aux Gaulois. On conseillait Ă  CĂ©sar de rentrer dans la province romaine ou de repasser les Alpes ; il n’adopta ni l’un ni l’autre de ces projets. Il avait alors dix lĂ©gions; il passa la Loire et assiĂ©gea Bourges au cƓur de l’hiver, prit cette ville Ă  la vue de. l’armĂ©e de VercingĂ©torix , et mit le siĂšge devant Clermont il y Ă©choua , perdit ses otages , ses magasins, ses remontes qui Ă©taient dans Nevers, sa place de dĂ©pĂŽt, dont les peuples d’Autuu s’emparĂšrent. Rien ne paraissait plus NOTES ET MÉLANGES. 9 J critique que sa position. Labienus, son lieutenant, Ă©tait inquiĂ©tĂ© par les peuples de Paris; il l’appella Ă  lui, et, avec son armĂ©e rĂ©unie, il mit le siĂšge devant Alise oĂč s’était enfermĂ©e l’armĂ©e gauloise. Il employa cinquante jours Ă  fortifier ses lignes de contrevallation et de circonvallation. La Gaule leva une nouvelle armĂ©e plus nombreuse que celle qu’elle venait de perdre ; les peuples de Reims seuls restĂšrent fidĂšles Ă  Rome. Les Gaulois se prĂ©sentent pour faire lever le siĂšge ; la garnison rĂ©unit pendant trois jours ses efforts aux leurs, pour Ă©craser les Romains dans leurs lignes CĂ©sar triomphe de tout ; Alise tombe, et les Gaules sont soumises. Pendant cette grande lutte, toute farinĂ©e de CĂ©sar Ă©tait dans son camp; il n’avait aucun point vulnĂ©rable. Il profila de sa victoire pour regagner l’affection des peuples d’Autun, au milieu desquels il passa l’hiver, quoiqu’il fit successivement des expĂ©ditions Ă  cent lieues l’une de l’autre et en changeant de troupes. Enfin, l’an 5i , il mit le siĂšge devant Cahors oĂč pĂ©rirent les derniers des Gaulois. Les Gaules devinrent provinces romaines; leur tribut accrut annuellement de huit millions les richesses de Rome. Dans ses campagnes de la guerre civile, il 22 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. triompha en suivant la mĂȘme mĂ©thode, les mĂȘmes principes ; mais il courut bien plus de dangers. Il passa le Rubicon n’ayant qu’une lĂ©gion, il prit Ă  Corfinium trente cohortes, chassa en trois mois PompĂ©e de l’Italie. Quelle rapiditĂ©! quelle promptitude ! quelle audace!... Pendant qu’il faisait prĂ©parer les vaisseaux nĂ©cessaires pour passer l’Adriatique et suivre son rival en GrĂšce, il passa les Alpes, les PyrĂ©nĂ©es; traversa la Catalogne Ă  la tĂȘte de 900 chevaux, Ă  peine suffisants pour son escorte ; arriva devant LĂ©rida, et, en quarante jours, soumit les lĂ©gions de PompĂ©e que commandait Afranius ; il traversa d’un trait la distance qui sĂ©pare l’Ébre de la Sierra-MorĂ©na, pacifia l’Andalousie, et revint faire son entrĂ©e triomphante Ă  Marseille, que ses troupes venaient de soumettre; enfin il arrive Ă  Rome, y exerce pendant dix jours la dictature , et repart pour se mettre Ă  la tĂȘte de douze lĂ©gions qu’Antoine avait rĂ©unies Ă  Brindes. L’an 48, il traversa l’Adriatique avec 2 5 ,000 hommes, tint plusieurs mois en Ă©chec toutes les forces de PompĂ©e, jusqn’au moment oĂč, rejoint par Antoine qui a traversĂ© la mer en bravant les flottes ennemies, ils marchent rĂ©unis sur Dyr- rachium, place de dĂ©pĂŽt de PompĂ©e, et l’investit. Celui-ci campe Ă  quelques milles de cette NOTES ET MÉLANGES. 23 place, au bord de la mer. CĂ©saralĂŽrs, non content d’avoir investi Dyrrachium, investit le camp ennemi; il profite des sommitĂ©s des collines qui l’environnent, les occupe par vingt-quatre forts qu’il fait Ă©lever T et Ă©tablit ainsi une contrevallation de six lieues. PompĂ©e, acculĂ© Ă  la mer, en recevait des vivres et des renforts, au moyen de sa flotte, qui dominait sur l’Adriatique; il profita de sa position centrale, attaqua et battit CĂ©sar, qui perdit trente drapeaux et plusieurs milliers de soldats, l’élite de ses vĂ©tĂ©rans. Sa fortune paraissait chanceler il n’avait plus de renforts Ă  espĂ©rer, la mer lui Ă©tait fermĂ©e; tous les avantages Ă©taient pour PompĂ©e. Il fait une marche de cinquante lieues, porte la guerre en Thessalie, et dĂ©fait l’armĂ©e de PompĂ©e aux champs de Pharsale PompĂ©e, presque seul , quoique maĂźtre de la mer, fuit et se prĂ©sente en suppliant sur les cĂŽtes de l’Égypte, oĂč il reçoit la mort des mains d’un lĂąche assassin. Peu de journĂ©es aprĂšs, CĂ©sar arrive sur ses traces, entre dans Alexandrie , est cernĂ© dans le palais et dans l’amphithéùtre par la population de cette grande citĂ©, et par l’armĂ©e d A- chillas. Enfin, aprĂšs neuf mois de dangers, de combats continuels, dont la perte d un seul eĂ»t entraĂźnĂ© sa ruine, il triomphe des Egyptiens. 24 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Pendant ce temps, Scipion, Labienus et le roi Juba dominaient dans l’Afrique avec quatorze lĂ©gions, reste du parti de PompĂ©e ; ils avaient des escadres nombreuses, et interceptaient la mer. Caton , Ă  Utique , soufflait sa haine dans tous les coeurs. CĂ©sar s’embarque avec peu de troupes, arrive Ă  Àdrumette , Ă©prouve des Ă©checs dans plusieurs rencontres, est enfin joint par toute son armĂ©e, et dĂ©fait, sur les champs de Thapsus, Scipion, Labienus et le roi Juba; Caton, Scipion et Juba se donnĂšrent la mort. Ni les places fortes , ni les escadres nombreuses, ni les serments et les devoirs des peuples ne purent soustraire les vaincus Ă  l’ascendant et Ă  l’activitĂ© du vainqueur. En l’an 45, les fils de PompĂ©e, ayant rĂ©uni en Espagne, les dĂ©bris de Pharsale et de Thapsus s’y trouvaient Ă  la tĂȘte d’une armĂ©e plus nombreuse que celle de leur pĂšre. CĂ©sar partit de Rome, arriva en vingt-trois jours sur le Guadalquivir, et dĂ©fit Sextus PompĂ©e Ă  Munda. C’est lĂ  que, sur le point d’ĂȘtre battu, et ses vieilles lĂ©gions paraissant s’ébranler, il pensa, dit-on, Ă  se donner la mort. Labienus resta sur le champ de bataille; la tĂȘte de Sextus PompĂ©e fut apportĂ©e aux pieds du vainqueur. Six mois aprĂšs, aux ides de mars, CĂ©sar fut assassinĂ© au milieu du sĂ©nat romain. S’il eut Ă©tĂ© NOTES ET MÉLANGES. 25 vaincu Ă  Pharsale, Ă  Thapsus, Ă  Munda, il eĂ»t Ă©prouvĂ© le sort du grand PompĂ©e, deMĂ©tellus, de Scipion, de Sextus PompĂ©e. PompĂ©e, que les Romains ont tant aimĂ©, qu’ils ont surnommĂ© le grand lorsqu’il n’avait encore que vingt-quatre ans, qui, vainqueur dans dix-huit campagnes, a triomphĂ© des trois parties du monde, et portĂ© si haut la gloire du nom romain ; battu Ă  Pharsale, y termina son destin cependant il Ă©tait maĂźtre de la mer, et son rival n’avait pas de flotte. Les principes de CĂ©sar ont Ă©tĂ© les mĂȘmes que ceux d’Alexandre et d’Annibal tenir ses forces rĂ©unies, n’ĂȘtre vulnĂ©rable sur aucun point, se porter avec rapiditĂ© sur les points importants, s’en rapporter aux moyens moraux, Ă  la rĂ©putation de ses armes , Ă  la crainte qu’il inspirait, et aussi aux moyens politiques, pour maintenir dans la fidĂ©litĂ© ses alliĂ©s, et dans l’obĂ©issance les peuples conquis. Gustave-Adolphe traversa la Baltique, s’empara de l’üle de Rugen, de la PomĂ©ranie, et porta ses armes sur la Vistule, le Rhin et le Danube. Il donna deux batailles victorieux aux champs de Leipsick, il le fut aussi aux champs de Lutzen ; mais il y trouva la mort. Une si courte carriĂšre a laissĂ© de grands souvenirs par la hardiesse, la rapiditĂ© des mou- aG MÉMOIRES DE NAPOLÉON. vcments, l’ordonnance et l’intrĂ©piditĂ© des troupes. Gustave-Adolphe Ă©tait animĂ© des principes d’Alexandre, d’Annibal et de CĂ©sar. Turenne a fait cinq campagnes avant le traitĂ© de Westphalie, huit entre ce traitĂ© et celui des PyrĂ©nĂ©es; cinq depuis ce traitĂ© jusqu’à sa mort, arrivĂ©e en 1675. Ses manoeuvres et marches, pendant les campagnes de 1646, 48, 72, et 1673, sont faites sur les mĂȘmes principes que celles d’Alexandre, d’Annibal, de CĂ©sar, de Gustave-Adolphe. En 1646, il part de Mayence, descend la rive gauche du Rhin jusqu’à Wesel oĂč il passe ce fleuve, remonte la rive droite jusqu’à la Lahn, se rĂ©unit Ă  l’armĂ©e suĂ©doise, passe le Danube et le Lech, et fait ainsi une marche de deux cents lieues au travers d’un pays ennemi; arrivĂ© sur le Lech, il y a toutes ses troupes rĂ©unies dans sa main, ayant, comme CĂ©sar et Annibal, abandonnĂ© aux alliĂ©s ses communications, ou bien ayant consenti Ă  se sĂ©parer momentanĂ©ment de ses rĂ©serves, de ses communications en se rĂ©servant une place de dĂ©pĂŽt. En 1648, il passe le Rhin Ă  Oppenheim, se joint Ă  l’armĂ©e suĂ©doise Ă  Hanau , se porte sur la Rednitz, rĂ©trograde sur le Danube qu’il passe Ă  Dillingen, bal Montecuculi Ă  Zusmershau- NOTES ET MÉLANGES. 27 sen, passe le Lech Ă  Rhain , et l’Inn Ă  Freys- singen la cour de BaviĂšre, Ă©pouvantĂ©e, quitte Munich. Il porte alors son quartier-gĂ©nĂ©ral Ă  MĂŒldorf, qu’il met Ă  contribution, et ravage tout l’électorat pour punir l’électeur de sa mauvaise foi. En 1672, il dirigea, sous les ordres de Louis XIV, la conquĂȘte de la Hollande; il descendit la rive gauche du Rhin jusqu’au point oĂč ce fleuve se divise en plusieurs branches, le passa et s’empara de soixante places fortes son avant-garde arriva jusqu’à Naarden. On ne sait pas par quelle fatalitĂ© il s’arrĂȘta, et n’entra pas dans Amsterdam. Revenus de leur surprise , les Hollandais lĂąchĂšrent les Ă©cluses le pays fut inondĂ©; l’armĂ©e française, affaiblie par les garnisons qu’elle avait mises dans les places prises, ne fit plus rien. Le roi retourna Ă  Versailles; laissant le commandement au marĂ©chal de Luxembourg. Turenne passa le Rhin avec un corps d’armĂ©e dĂ©tachĂ©, pour marcher au secours des Ă©vĂȘques de Munster et de Cologne, alliĂ©s du roi il remonta la rive droite , arriva sur le Mein, et tint en Ă©chec les 4 °> 000 hommes du grand Ă©lecteur, jusqu’au moment oĂč, ce prince ayant Ă©tĂ© rejoint par l’armĂ©e du duc de Lorraine, il fut obligĂ© de se couvrir par le Rhin ; ce qui permit Ă  l’ennemi de se poster sur Strasbourg, MÉMOIRES DE NAPOLÉON. oĂč le prince de CondĂ© arriva Ă  temps pour dĂ©truire le pont et faire Ă©ehouer encore le projet du grand-Ă©lecteur, qui se porta alors sur Mayence , jeta un pont Ă  une portĂ©e de canon de cette place, et inonda la rive gauche de ses partis. Turenne repassa dans l’hiver sur la rive droite au pont de WĂ©sel, battit le grand- Ă©lecteur, le poussa sur l’Elbe, et l’obligea Ă  signer, le io avril, sa paix sĂ©parĂ©eavec la France. Ces marches si hardies, si longues, frappĂšrent d’étonnement la France, mais jusqu’à ce qu’elles eussent Ă©tĂ© justifiĂ©es par le succĂšs, elles furent l’objet de la critique des hommes mĂ©diocres. Dans la campagne de 1674, Montecuculi prit l’initiative, passa sur la rive gauche du Rhin , pour y porter la guerre; Turenne resta insensible Ă  cette initiative. Il la prit lui-mĂȘme, passa le Rhin, et obligea Montecuculi Ă  se reporter sur la rive droite. Turenne Ă©tablit son camp Ă  Vilstedt, pour couvrir Strasbourg, qui Ă©tait Ă  deux lieues sur ses derriĂšres, et son pont d’Ottenheiin , qui Ă©tait Ă  quatre lieues sur sa droite. Montecuculi campa derriĂšre la Kintzig, Ă  une lieue et demie de l’armĂ©e française, s’appuyant Ă  la place d’Offembourg, oĂč il avait garnison. La position de Turenne Ă©tait mauvaise, il devait plutĂŽt livrer bataille, que de s’exposer Ă  perdre le NOTES ET MÉLANGES. 29 pont d’Ottenheim et sa retraite, ou le pont de Strasbourg. Si Montecuculi se fut portĂ© en six heures de nuit, tout d’un trait, sur Ottenheim, prenant sa ligne d’opĂ©ration sur Fribourg, il eĂ»t forcĂ© le pont d’Ottenheim avant que l’armĂ©e française n’eĂ»t eu le temps de le secourir. Cependant il n’en fit rien; il tĂątonna, se contenta de se prolonger sur sa gauche. Il jugea quelques dĂ©monstrations suffisantes pour dĂ©cider son adversaire Ă  abandon lier le camp deWilstedt, et dĂ©couvrir Strasbourg. Turenne n’en fit rien, et empira sa position, en prolongeant sa droite. Cependant il comprit enfin combien il Ă©tait compromis il leva le pont d’Ottenheim, l’établit Ă  Altenheim , et le rapprocha ainsi de deux lieues de Strasbourg et de son camp de Wil- stedt. C’était encore trop loin de Strasbourg il fallait le jeter Ă  une lieue de cette ville. Montecuculi changea de projet ; il rĂ©solut de passer le Rhin au-dessous de Strasbourg il commanda , Ă  cet effet, un Ă©quipage de pont aux habitants de cette ville , qui, tous lui Ă©taient vendus, et s’avança pour le recevoir. Turenne fit aussitĂŽt occuper les Ăźles, construire une estacade; et Ă©lever des retranchements sur la Rçnchen. Montecuculi, se voyant 3o MÉMOIRES DE NAPOLÉON. dĂšs lors coupĂ© d’Offembourg et du corps de Caprara , fut obligĂ© de renoncer Ă  ses projets. Dans cette campagne, Turenne a commis tine grande faute, qui aurait entraĂźnĂ© la ruine de son armĂ©e s’il eĂ»t eu affaire au prince de CondĂ© ce fut de jeter son pont Ă  quatre lieues de Strasbourg, au lieu de l’établir Ă  une petite lieue de cette ville. Mais il s’est montrĂ© incomparablement supĂ©rieur Ă  Montecuculi; i° en l’obligeant Ă  suivre son initiative et Ă  renoncer’ Ă  celle qu’il avait prise; 2 0 en l’empĂȘchant d’entrer dans Strasbourg; 3° en interceptant le pont des Strasbourgeois ; 4° en coupant, sur la Renchen , l’armĂ©e de Montecuculi d’Offembourg et du corps de Caprara, ce qui l’obligeait indubitablement Ă  repasser les montagnes de la forĂȘt Noire, et couronnait le succĂšs de la campagne. Le prince EugĂšne de Savoie vainquit les Turcs dans la campagne de 1697, oĂč la bataille de Zanta dĂ©cida de la paix. En 1701 il entra en Italie, par Trente, Ă  la tĂšte de 3oooo hommes, passa l’Adige Ă  Carpi, pĂ©nĂ©tra dans le Brescian, et rejeta Catinat derriĂšre l’Oglio. A Kiavi, il battit Villeroy. En 1702, il surprit CrĂ©mone et perdit, contre Villeroy, la bataille de Luzara. En 1704, il commanda en Flandre, NOTES ET MÉLANGES. 3l et gagna la bataille d’HƓchtett. En 1705, il lit, contre VendĂŽme, la campagne d’Italie, il eĂ»t un Ă©chec Ă  Cassano. En 1706, il partit de Trente, longea la rive gauche de l’Adige, la passa devant une armĂ©e française, remonta la rive gauche du PĂŽ, et, prĂȘtant le flanc Ă  son ennemi, il passa le Tanaro devant le duc d’OrlĂ©ans, et joignit le duc de Savoie sous Turin, oĂč il tourna toutes les lignes françaises, attaqua leur droite entre la Scsia et la Doire, et les força. Cette marche est un chef - d’Ɠuvre d’audace. En 1707, il pĂ©nĂ©tra en Provence, et porta le siĂšge devant Toulon. En 170S, il commanda sur le Rhin, livra le combat d’Oudenarde, et assiĂ©gea Lille pendant quatre mois. En 1709, il gagna la bataille de Malplaquet. E11 17x2, il prit le Quesnoi et asssiĂ©geaLandrecy. Le marĂ©chal de Villars sauva la France Ă  Denain. La paix de 1724 mit fin Ă  cette guerre. Dans la campagne de 1716, contre les Turcs, le prince EugĂšne vainquit Ă  Temeswaar , assiĂ©gea et prit Rellegarde, et força la Porte Ă  la paix. En 1733, il lit sa derniĂšre campagne ; mais son grand Ăąge le rendait timide ; il ne voulut pas exposer sa gloire dans une dix-huitiĂšme bataille il laissa prendre, devant lui, Philipsbourg, par le marĂ©chal de IlerwicL ». 3a MÉMOIRES DE NAPOLÉON. FrĂ©dĂ©ric, dans ses invasions de la BohĂȘme et de la Moravie , dans ses marches sur l’Oder, aux bords de l’Elbe et de la Saale, a souvent mis en pratique les principes de ces grands capitaines; il plaçait spĂ©cialement sa confiance dans la discipline, la bravoure, la tactique de son armĂ©e. NapolĂ©on a fait quatorze campagnes deux en Italie, cinq en Allemagne, deux en Afrique et en Asie, deux en Pologne et en Russie, une en Espagne, deux en France. La premiĂšre campagne d’Italie en 1796 il partit de Savone, traversa les montagnes au dĂ©faut de la cuirasse , au point oĂč finissent les Alpes et oĂč commencent les Apennins, sĂ©para l’armĂ©e autrichienne de l’armĂ©e sarde, s’empara de Cherasco, place forte au confluent du Tanaro et de la Stura, Ă  vingt lieues de Sayone, et y Ă©tablit ses magasins il se fit cĂ©der, par le roi de Sardaigne, la place forte de Tortone, situĂ©e Ă  vingt lieues Ă  l’est de Cherasco, dans la direction de Milan; s’y Ă©tablit, passa le PĂŽ Ă  Plaisance; se saisit de Pizzighit- tone, place forte sur l’Adda Ă  vingt-cinq lieues de Tortone; se porta sur le Mincio; s’empara dePeschiera, Ă  trente lieues de Pizzighittone , et sur la ligne de l’Adige, occupant sur la rive gauche l’enceinte et les forts de VĂ©rone, qui lui NOTES ET MÉLANGES. 33 nssuraient les trois ponts de pierre de cette ville, et Porto-Legnago, qui lui donnait un autre pont sur ce fleuve. Il resta dans cette position jusqu’à la prise de Mantoue, qu’il fit investir et assiĂ©ger. De son camp sous VĂ©rone Ă  ChambĂ©ry, premier dĂ©pĂŽt de la frontiĂšre de France, il avait quatre places fortes en Ă©chelons, qui renfermaient ses hĂŽpitaux, ses magasins, et n’exigeaient que 4,000 hommes de garnison; les convalescents, les conscrits, Ă©taient suffisants il avait ainsi, sur cette ligne de cent lieues, une place de dĂ©pĂŽt, toutes les quatre marches. AprĂšs la prise de Mantoue, lorsqu’il se porta dans les Ă©tats du saint-siĂšge, Ferrare fut sa place de dĂ©pĂŽt sur le PĂŽ, et AncĂŽne , Ă  sept ou huit marches plus loin, sa deuxiĂšme place au pied de l’Apennin. Dans la campagne de 1797, il passa la Piave et le Tagliamento fortifiant Palma-Nova etĂŒsopo, situĂ©s Ă  huit marches de Mantoue, il passa les Alpes-JuĂŒennes , releva les anciennes fortifications de Clagenfurth Ă  cinq marches d’Osopo, prit position sur le Simmering. Il s’y trouvait Ă  quatre-vingts lieues de Mantoue;mais i] avait sur cette ligne d’opĂ©rations trois places en Ă©chelons, un point d’appui, toutes les cinq ou six marches. En 179^1 d commença ses opĂ©rations en MĂ©langes.—Tonie II. 3 34 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Orient par la prise d’Alexandrie, fortifia cette grande ville, et en fit le centre de ses magasins et de son organisation. En marchant sur le Caire, il fit Ă©tablir un fort Ă  RahmaniĂš, sur le Nil, Ă  vingt lieues d’Alexandrie, et fit armer la citadelle et plusieurs forts au Caire. Il en fit Ă©lever un Ă  trente lieues de cette capitale, Ă  SalahiĂš, au dĂ©bouchĂ© du dĂ©sert, sur la route de Gaza. L’armĂ©e, campĂ©e Ă  ce village, se trouvait Ă  quinze jours de marche d’Alexandrie; elle avait sur cette ligne d’opĂ©rations trois points d’appui fortifiĂ©s. Pendant la campagne de traversa quatre-vingts lieues de dĂ©sert, mit le siĂšge devant Saint-Jean-d’Acre, et porta son corps d’observation sur le Jourdain, Ă  deux cent cinquante lieues d’Alexandrie, sa grande place de dĂ©pĂŽt. Il avait fait Ă©lever un fort Ă  Qatieh, dans le dĂ©sert, Ă  vingt lieues de SalahiĂšh; un Ă  El- Arich, Ă  trente lieues de Qatieh; un Ă  Gaza, Ă  vingt lieues de El-Arich. Il avait, sur cette ligne d’opĂ©rations de deux cent cinquante lieues, huit places assez fortes pour rĂ©sister aux ennemis qu’il avait Ă  redouter; effectivement, dans ces quatre campagnes,, il n’eut jamais un convoi, un courrier d’interceptĂ©. En 1796, quelques hommes isolĂ©s furent massacrĂ©s dans les environs de Twrtone; en Egypte, quelques NOTES ET MÉLANGES. 35 djermes furent arrĂȘtĂ©s sur le Nil le Rosette au Caire mais ce fut dans les premiers moments du dĂ©but des opĂ©rations. Les rĂ©giments de dromadaires, qu’il avait organisĂ©s en Égypte, Ă©taient tellement accoutumĂ©s au dĂ©sert, qu’ils maintinrent toujours libres les communications entre le Caire et Saint-Jean-d’Acre, tout comme dans la haute et basse Égypte. Avec une armĂ©e de 25,ooo, il occupait alors l’Égypte, la Palestine, la GalilĂ©e; ce qui Ă©tait Ă  peu prĂšs une Ă©tendue de trente mille lieues quarrĂ©es renfermĂ©e dans un triangle. De son quartier-gĂ©nĂ©ral devant Saint-Jean-d’Acre au quartier-gĂ©nĂ©ral de Desaix dans la haute Égypte, il y avait trois cents lieues. La campagne de 1800 fut dirigĂ©e sur les mĂȘmes principes. L’armĂ©e d’Allemagne, lorsqu’elle arriva sur l’Inn, Ă©tait maĂźtresse des places d’Ulm et d’Ingolstadt ; ce qui lui donnait deux grandes places de dĂ©pĂŽt. On avait nĂ©gligĂ© dans l’armistice de Pfullendorff d’exiger la remise de ces places; il les jugea tellement importantes pour assurer le succĂšs de son opĂ©ration d’Allemagne , qu’elle fut la condition sine qua non de la nouvelle prolongation de la suspension d’armes. L’armĂ©e gallo-batave Ă  Nuremberg assurait l’aile gauche sur le Danube; et l’armĂ©e des Gri- 3. MÉMO TRES OIÎ NAPOLÉON. 3/J sons, l’aile droite, dans la vallĂ©e de l’Inn. Lorsque t’armĂ©e de rĂ©serve descendit du Saint-Bei- nard, il Ă©tablit sa premiĂšre place de dĂ©pĂŽt Ă  IvrĂ©e, et mĂȘme aprĂšs Marengo , il ne considĂ©rait l’Italie reconquise, que lorsque toutes les places, en deçà du Mincio, seraient occupĂ©es par ses troupes; il accorda Ă  MĂȘlas la libertĂ© de se reporter sous Mantoue, Ă  la condition qu’il les lui remettrait toutes. En i8o5, ayant enlevĂ© Ulm, Ă  l’armĂ©e autrichienne , forte de 80,000 hommes , il se porta sur le Lech, fit relever les anciens remparts d’Àugsbourg , les arma , et fit de cette ville, qui lui offrait tant de ressources, sa place de dĂ©pĂŽt. Il eĂ»t rĂ©tabli Ulm ; mais les fortifications Ă©taient rasĂ©es, et les localitĂ©s trop mauvaises. D’Augsbourgil se porta sur Braunaw, et s’assura, par la possession de cette place importante , d’un pont sur l'Inn ; ce fut une deuxiĂšme place de dĂ©pĂŽt, qui lui permit d’aller jusqu’à Vienne cette capitale elle-mĂȘme fut mise Ă  l’abri d’un coup de main. AprĂšs quoi, il se porta en Moravie, s’empara de la citadelle de lJrĂŒm, qui fut aussitĂŽt armĂ©e et approvisionnĂ©e, situĂ©e Ă  quarante lieues de Vienne , elle devint son point d’appui pour manƓuvrer en Moravie; Ă  une marche de cette place, il livra la bataille d’Austerlitz. Ie ce .champ JNOTES ET MÉLANGES. i"] oint d’appui, comme place de dĂ©pĂŽt intermĂ©diaire. L’archiduc ayant fait disparaĂźtre la principale partie des forces qu’il avait opposĂ©es Ă  l’armĂ©e de Sambre-et-Meuse et au corps de droite que commandait Fernio, se porta sur Neresheim, aprĂšs y avoir Ă©chouĂ© contre l’intrĂ©piditĂ© française, il repassa le Danube et le Lech, s’affaiblit de vingt-cinq mille hommes devant la gauche et le centre de l’armĂ©e de Rhin-et- Moselle, qui venait de le battre Ă  Neresheim, et alla accabler, et chasser au delĂ  du Rhin l’armĂ©e de Sambre-et-Meuse. Dans cette campagne, le gĂ©nĂ©ral de l’armĂ©e du Rhin commit encore une grande faute il laisse sur ses derriĂšres, sans les bloquer, deux grandes places fortes, Philipsbourg et Manbeim, les faisant seulement observer par un corps de 4,ooo hommes. U eĂ»t fallu les faire Ă©troite- NOTES KT MÉLANGES.' 43 ment investir pour leur ĂŽter toute communication avec l’archiduc, toute connaissance des Ă©vĂšnements de la guerre, toute intelligence avec les campagnes; ces blocus eussent Ă©tĂ© un acheminement vers la chĂ»te de ces places; il fut sĂ©vĂšrement puni de cette imprudence les garnisons de ces deux places chassĂšrent au delĂ  du Rhin le corps d’observation , insurgĂšrent les paysans, et interceptĂšrent ses communications, dĂšs qu’elles apprirent les succĂšs de l’archiduc ; elles faillirent mĂȘme surprendre Rehl et le pont de Strasbourg. Jamais les principes de la guerre et de la prudence ne furent plus violĂ©s que dans cette campagne. Le plan du cabinet Ă©tait vicieux, l’exĂ©cution en fut plus vicieuse encore; que fallait-il donc faire? x° Les trois corps d’armĂ©e devaient ĂȘtre sous un mĂȘme gĂ©nĂ©ral en chef; 2° marcher rĂ©unis, n’avoir que deux ailes, et en appuyer constamment une au Danube; 3 ° s’emparer au prĂ©alable de quatre places de l’ennemi, sur le Rhin , au moins ouvrir l7 dĂ©passĂšrent Smolensk pour se porter sur Mos- kou; a4° 00 ° hommes restĂšrent en rĂ©serve entre la fistule, le BorysthĂšne, et la Dwina, savoir les corps des marĂ©chaux ducs de Tarente, de Beggio, de Bellune, du comte Saint-Cyr, du comte Reynier, du prince de Schwartzemberg; la division Loison Ă  Wilna,celle de Dombrowsky Ă  Borisow, celle Durutte Ă  Varsovie. La moitiĂ© de ces 400,000 hommes Ă©taient Autrichiens, Prussiens, Saxons, Polonais, Bavarois, Wur- tembergeois, Bergois, Badois, Hessois, West- phaliens , Mecklenbourgeois , Espagnols, Italiens, Napolitains; l’armĂ©e impĂ©riale proprement dite Ă©tait pour un tiers composĂ©e de Hollandais, Belges, habitants des bords du Rhin, PiĂ©montais, Suisses, GĂ©nois, Toscans, Romains, habitants de la trente-deuxiĂšme division militaire, BrĂšme, Hambourg, etc; elle comptait Ă  peine i4o,ooo hommes parlant français. La campagne de 1812-en Russie, coĂ»ta moins de 5 o,ooo hommes Ă  la France actuelle. L’armĂ©e russe dans sa retraite de Wilna Ă  Moskou, dans les diffĂ©rentes batailles, a perdu quatre fois plus que l’armĂ©e française; l’incendie de Moskou a coĂ»tĂ© la vie Ă  100,000 Russes morts de froid et de misĂšre dans les bois, enfin dans sa marche de Moskou Ă  l’Oder, l’armĂ©e russe fut aussi atteinte par l’in- MEMOIRES DE NAPOLEON. 58 tempĂ©rie de la saisou. Elle ne comptait Ă  son arrivĂ©e Ă  Wilna que 5o,ooo hommes, et Ă  Ka- lilsch moins de 18,000; on peut avancer que, tout calculĂ©, la perte de la Russie dans cette campagne a Ă©tĂ© six fois plus grande que celle de la France d’aujourd’hui. Ce que perd l’Angleterre aux grandes Indes, aux Indes occidentales, ce qu’elle a perdu dans ses expĂ©ditions en Hollande, Ă  BuĂ©nos- Àyres, Ă  Saint-Domingue, en Égypte, Ă  Fles- singue, en AmĂ©rique, est au-dessus de ce que l’on peut imaginer. L’opinion gĂ©nĂ©ralement reçue que les Anglais mĂ©nagent leurs soldats est tout-Ă -fait fausse, ils en sont au contraire fort prodigues, ils les exposent continuellement dans des expĂ©ditions hasardeuses , dans des assauts contre toutes les rĂšgles de l’art, dans des colonies trĂšs-malsain'es. On peut dire que cette nation solde le commerce des Indes par le plus pur de son sang. Cela seul peut expliquer comment depuis 1800 la population de la France a considĂ©rablement augmentĂ©. Ce sont ces vaines dĂ©clamations propagĂ©es par l’ignorance ou la haine qui avaient fait croire Ă  l’Europe en 1814, q u ’il n ’y avait plus d’hommes, plus de bestiaux, plus d’agriculture, plus d’argent en France, que le peuple y Ă©tait rĂ©duit au dernier degrĂ© de misĂšre, qu’on ne voyait NOTES ET MÉLANGES. 5ç plus dans les campagnes que des vieillards, des femmes ou des enfants. La France alors Ă©tait le pays le plus riche de l’univers, elle avait plus de numĂ©raire que le reste de l’Europe rĂ©unie. Que de semblables assertions sont dĂ©placĂ©es dans la bouche d’officiers français ! MÉMOIRES DF. NAPOLÉON. Go IX e NOTE. — BATAILLE D’IÉNA ET D’EYLAU. - m 2 française, qui opĂ©rait en Saxe le cĂŽtĂ© faible de la Prusse, arrive en trois colonnes sur la rive droite de cette riviĂšre. Notre colonne de droite forte de 3o,ooo hommes passe la Saale, la veille de la bataille Ă  Naembourg, petite ville Ă  sept lieues d’IĂ©na, pour se porter sur le flanc gauche des Prussiens, tandis que le reste de l’armĂ©e dirigĂ© sur IĂ©na, tenterait de forcer de front le passage de-la riviĂšre i et leur position. Les ennemis voyant cette colonne engagĂ©e seule sur la rive gauche, loin des autres corps, forment le projet de l’attaquer isolĂ©ment, et de l’accabler sous le poids des forces supĂ©rieures , avant qu’elle ne puisse ĂȘtre secourue a ; ils ne laissent en position Ă  IĂ©na qu’une partie de le Mein, elle n’occupait pas IĂ©na, et, depuis quelques jours, l’armĂ©e française avait passĂ© la Saale. r L’armĂ©e française ne devait pas tenter de forcer le passage de cette riviĂšre, .puisque cette riviĂšre Ă©tait passĂ©e depuis plusieurs jours, et que NapolĂ©on bivouaqua , avec l’armĂ©e , sur la rive gauche de la Saale, la veille fie la bataille. 2 Cette colonne n’était point Ă©loignĂ©e de notre corps de sept lieues, puisque le prince de Ponte-Corvo avait passĂ© Ă  Dornbourg, qui est Ă  deux lieues. L’ennemi ne fit pas le projet de tomber sur ce corps isolĂ© avant qu’il pĂ»t ĂȘtre secouru; car le prince cl’EclonĂŒll, la veille NOTES ET MÉLANGES. 63 leur armĂ©e, et ils partent, pendant la nuit, avec plus de 60,000 hommes , pour se porter sur la colonne française 1; Les deux corps se rencontrent le matin Ă  ÀversdlaĂ«t, Ă  moitiĂ© chemin de Naembourg Ă  JĂ©na a. La situation du corps français, attaquĂ© par des forces doubles au moment oĂč il se trouvait sĂ©parĂ© et isolĂ© du reste de l’armĂ©e par une riviĂšre et une distance de plus de trois lieues , devenait critique. Il Ă©tait probable qu’il serait dĂ©fait avant de pouvoir de la bataille, Ă©tait couvert par la Saale , et n’avait que deux bataillons sur la rive gauche, pour dĂ©fendre le dĂ©filĂ© de Rosen ; et que Naumbourg, oĂč se trouvaient les magasins prussiens, est placĂ© sur la rive droite, et Ă  deux lieues de Rosen. 1 Les Prussiens ne laissĂšrent pas une partie de leur armĂ©e en position Ă  IĂ©na, puisque NapolĂ©on, avec sa garde et toute l’armĂ©e, Ă©tait campĂ© sur la rive gauche dĂšs la veille, et passa la nuit sur le petit mammelon en avant d’IĂ©na. 2 L’armĂ©e du roi de Prusse et celle du prince d’EckmĂŒll ne se rencontrĂšrent pas Ă  AucrsdtaĂ«t, Ă  mi-chemin de Naumbourg Ă  IĂ©na ; mais les Prussiens arrivĂšrent au dĂ©filĂ© de Koscn. Une seule division du prince d’Eek- 1 * ^ . nuill Ă©tait passĂ©e, c’était celle du gĂ©nĂ©ral Morand; la deuxiĂšme passait le pont. Les Prussiens MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 64 ĂȘtre secouru i. Cependant , contre tous les calculs des probabilitĂ©s qui accordent l'avantage au nombre, il rĂ©siste, conserve son champ de bataille, et donne ainsi le temps aux autres corps de l’armĂ©e française de forcer le passage de la Saale Ă  IĂ©na, sous le feu des Prussiens, et d’accourir Ă  son secours, ce qui dĂ©cide la victoire a. Il me semble que le marchaient si peu , pour attaquer le prince d’EckmĂŒll, qu’ils allaient en ordre inverse, et leur bataillon de tĂȘte ayant Ă©tĂ© culbutĂ© par un bataillon du 12 e , soixante piĂšces de canon tombĂšrent sur le champ au pouvoir de l’armĂ©e française le combat eut donc lieu tout prĂšs de la Saale. 1 Ces deux lignes contiennent deux faussetĂ©s le prince d’EckmĂŒll n’était pas sĂ©parĂ© de l’armĂ©e par la Saale, puisque l’armĂ©e Ă©tait, dĂšs la veille , sur la rive gauche, et il avait Ă  deux lieues, sur sa gauche, le prince de Ponte- Corvo. 2 Nous ne pouvons que rĂ©pĂ©ter que, dĂšs la veille , NapolĂ©on et toute l’armĂ©e Ă©taient campĂ©s sur la gauche de la Saale , et que le prince de Ponte-Corvo l’était en avant de Dornbourg, tout prĂšs du prince d’EckmĂŒlI, et que celui-ci Ă©tait couvert par le dĂ©filĂ© de Ko- sen, et enfin, en cas d’échec, pouvait se couvrir par la Saale. NOTliS FT 65 mouvement audacieux du gĂ©nĂ©ral français fut plus heureux que sage; c’était Ă  deux lieues d’IĂ©na i, et non pas Ă  sept qu’il devait faire passer la Saale Ă  son corps tournant, puisqu’il obtenait de celte maniĂšre les mĂȘmes rĂ©sultats, sans courir les mĂȘmes risques a. AprĂšs la bataille de Pultusk en dĂ©cembre 1806, le gĂ©nĂ©ral Benigsen commandant l’armĂ©e russe, marcha sur la basse Vistule, pour attaquer le marĂ©chal prince de Ponte-Corvo qui occupait Elbing. NapolĂ©on partit de Varsovie le 25 janvier 1807, rĂ©unit son armĂ©e Ă  Wit- temberg, marcha sur le flanc gauche des Rus- fi Le mouvement, tel qu’il est dĂ©crit dans ce paragraphe, est si absurde, que le rĂ©sidtat en eĂ»t Ă©tĂ© la dĂ©faite entiĂšre de l’armĂ©e française la Saale est une riviĂšre trĂšs-encaissĂ©e. 2 La Saale est une riviĂšre si encaissĂ©e , que depuis IĂ©fia Ă  Naumbourg, il n’y a pas d’autres dĂ©bouchĂ©s que celui de Dornbourg, oĂč a passĂ© le prince de Ponte-Corvo. Mais si le prince d’EckmĂŒll eĂ»t passĂ©, non pas Ă  deux lieues, mais mĂȘme Ă  trois, Ă  Dornbourg, le roi de Prusse se fĂ»t Ă©chappĂ© par Kosen, eĂ»t passĂ© la Saale Ă  Naumbourg, eĂ»t retrouve tous ses magasins, et se fĂ»t appuyĂ© Ă  l’Elbe, toute la manƓuvre eĂ»t Ă©tĂ© manquĂ©e. MĂ©langes.—Tome II. 5 66 M ÉMOI R H S UK NAPOLÉON. ses pour les jetler dans le Frisch-Haffla leur Ă©tait couverte de neige et de glace; l’armĂ©e de Benigsen Ă©tait fort compromise; dĂ©jĂ  l’armĂ©e française gagnait ses derriĂšres lorsque les cosaques prirent un officier d’état - major du prince de NeuchĂątel. Ses dĂ©pĂȘches dĂ©masquĂšrent le mouvement. Benigsen effrayĂ© se reploya en tonte hĂąte sur Allenstein , qu’il Ă©vacua la nuit pour Ă©viter une bataille. Il fut poursuivi vivement. ArrivĂ© Ă  Deppen , il fit passer la Passarge au gĂ©nĂ©ral York et le dirigea sur Wo- renditt. Le prince de la Moskowa le suivit avec le sixiĂšme corps. Si le gĂ©nĂ©ral York n’eĂ»t pas Ă©tĂ© suivi, il eĂ»t pu se porter sur le flanc gauche et les derriĂšres de l'armĂ©e française, qui, le 7 fĂ©vrier au soir, arriva devant Eylau aprĂšs avoir livrĂ© plusieurs combats. Le gĂ©nĂ©ral Benigsen occupait la ville en force, le duc de Dalmatie l’attaqua avec le quatriĂšme corps et s’en empara aprĂšs un combat opiniĂątre. Le prince d’EckinĂŒll, avec le troisiĂšme corps, se porta Ă  trois lieues sur la droite, pour combattre une colonne fusse qui Ă©tait sur l’Aile, et tourner la gauche de la ligne ennemie. NapolĂ©on Ă©tablit son quartier-gĂ©nĂ©ral Ă  Eylau; le quatriĂšme corps bivouaqua en avant, Ă  gauche et Ă  droite de la ville, la garde en deuxiĂšme ‱ Hgne, le septiĂšme corps et les rĂ©serves de grosse NOTES ET MELANGES. fi 7 cavalerie en troisiĂšme ligne. Le iendemain 8, Ă  la pointe du jour, les Russes commencĂšrent le combat; ils voulaient emporter Eylau, mais ils furent repoussĂ©s. En effet il leur eĂ»t Ă©tĂ© difficile de rĂ©ussir Ă  prendre cette ville devant les corps d’armĂ©e des ducs de Dalmatie et de Casti- glione, la garde et les rĂ©serves de cavalerie, eux qui, la veille, n’avaient pas pu la garder contre les seuls efforts d’un de ces corps. Si la bataille d’Eylau fut sanglante pour nous, elle le fut bien plus pour l’ennemi. Notre perte, dans cette journĂ©e, s’éleva Ă  18,000 hommes. Si nous avions le prince de la Moskowa Ă  plusieurs lieuessur notre gauche, et le prince d’Eck- mĂŒll Ă  deux lieues sur notre droite, le gĂ©nĂ©ral russe avait des dĂ©tachements aussi considĂ©rables v devant eux. Ce n’est pas l’éloignement qui retarda le troisiĂšme corps, mais la rĂ©sistance de l’ennemi auquel il Ă©tait opposĂ©. Notre centre Ă©tait si peu dĂ©truit lorsqu’il arriva Ă  la hauteur du champ de bataille, que la garde, les quatriĂšme et septiĂšme corps, les rĂ©serves de cavalerie s’y trouvaient, et que le feu s’y soutint toujours aussi vif jusqu’à la nuit. L’armĂ©e russe se mit en retraite Ă  l’arrivĂ©e, sur notre droite, du troi* siĂšme corps. Le gĂ©nĂ©ral Benigsen ne fit point un changement de front, mais celui de ses corps qui, depuis l’Aile, se retirait en combattant, 8 M l' MO I R F-S DIÏ NAI’OIÏKON. vint naturellement s’établir en potence sur son extrĂȘme gauche. Les Russes ne pouvaient donc pas nous battre partiellement, puisqu’ils n’étaient pas rĂ©unis, et que nous n’avions de dĂ©tachements que devant leurs dĂ©tachements d'Ă©gales forces. On n’a jamais reprochĂ© au duc de Casti- gliorie de n’ĂȘtre pas un bon tacticien, et de ne pas savoir bien remuer un corps de douze Ă  quinze mille hommes ; d’ailleurs NapolĂ©on Ă©tait Ă  l’église d’Eylau , il a vu dĂ©filer le septiĂšme corps, il l’a fait dĂ©ployer, et il n’eĂ»t pu dĂ©boucher en colonne au milieu de la grĂȘle de mitraille et de balles qui pleuvait prĂšs de l’église et du cimetiĂšre; ce corps d’armĂ©e s’avança dans le plus bel ordre, et dĂ©ployĂ©; les ailes de chaque division soutenues par une colonne Ă  distance de peloton. La neige tombait Ă  flocons, elle obscurcit un moment l’atmosphĂšre. Augereau prit une direction divergente et souffrit Ă  lui seul plus que tout le reste de l’armĂ©e ensemble. La manƓuvre d’IĂ©na a manquĂ© ! ! ! De *»5o,ooo Prussiens, les plus belles troupes du monde, pas un seul homme ne s’est sauvĂ©, si ce n’est le roi avec quelques escadrons. Mais i° l’armĂ©e prussienne n’était pas rassemblĂ©e Ă  IĂ©ua ; la colonne de droite de l’armĂ©e française n’était pas de 3o,ooo hommes, elle Ă©tait formĂ©e par le troisiĂšme corps que commandait N O T K S ET MET,A NUES. 6 9 le prince d’EckmĂŒll, 3 o,ooo hommes; le premier, que commandait le prince de I'onle- Corvo, 20,000 hommes; trois divisions de cavalerie sous les ordres du grand-duc de Berg , 10,000 hommes total 60,000 hommes; 3 ° le reste de l’armĂ©e n’avait pas besoin de forcer le passage de la Saale , il Ă©tait effectuĂ© depuis plusieurs jours. Dans la nuit du j 3 au i4 octobre, les corps du prince de la Mos- kowa, des marĂ©chaux ducs de Montehello, de Castiglione, de Dalmatie, la garde, les cuirassiers d’Hautpoul et Nansouty, se rĂ©unirent en avant d’IĂ©na. L’armĂ©e se trouvait formĂ©e en deux grandes masses une de 80,000 hommes sur ce pont, une de 60,000 hommes Ă  Naurri- bourg d’oĂč jusqu’à lĂ©na la Saale est fort escarpĂ©e et n’a qu’une gorge, celle de Dornbourg qui Ă©tait occupĂ©e par un corps de flanquĂ©urs. L’armĂ©e prussienne fut prise en flagrant dĂ©lit, le marĂ©chal Blucher et le duc de Weimar Ă©taient entrĂ©s dans Cassel et marchaient sur le Mein, lorsque le duc de Brunswick s’ap- perçut de la manƓuvre de NapolĂ©on ; il rappela ces deux corps. Mais il leur fallait plusieurs jours pour le rejoindre; il n Ă©tait plus temps. Le i 3 octobre, le prince d’EckmĂŒll prit Naumbourg et tous les magasins de l’armĂ©e prussienne; l’inquiĂ©tude devint extrĂȘme au 7O MKMOIRJiS DE .NAPOLÉON. quartier-gĂ©nĂ©ral de Weimar. Le gĂ©nĂ©ral prussien se rĂ©solut Ă  repasser la Saale et Ă  abandonner les corps de Blucher et du duc de Weimar Ă  leurs propres forces, pour marcher sur Naumbourg et reprendre ses magasins, qu’il croyait occupĂ©s par un partisan. Le i/j, 60,000 prussfens engagĂšrent le combat avec le troisiĂšme corps Ă  l’entrĂ©e des gorges de Kosen et non Ă  Auerstaet. Mais dĂ©jĂ  depuis trois heures NapolĂ©on avait dĂ©bouchĂ© avec 80,000 hommes sur les hauteurs d’iĂ©na et repoussait l’armĂ©e des gĂ©nĂ©raux Russel et du prince de Ho- henloe. Les 60,000 hommes que le roi commandait en personne furent arrĂȘtĂ©s et vaincus seul effort des 3o,ooo hommes du troisiĂšme corps, parce que le marĂ©chal Bernadotte n’ayant pas voulu s’engager derriĂšre eux dans le dĂ©filĂ© de Kosen, avait fait dans la nuit une marche rĂ©trograde de deux lieues, pour passer la Saale au pont de Dornbourg entre JĂ©na et Naumbourg, oĂč le i/j au matin il Ă©tait en position de tomber sur le flanc de cette armĂ©e; ce qui l’inquiĂ©ta beaucoup. Sans doute le prince d’LckmĂŒll pouvait n’ĂȘtre pas vainqueur, mais il ne pouvait pas perdre le dĂ©filĂ© de Kosen. Avec une aussi bonne infanterie que celle qu’il commandait, il ne lui fallait que 10,000 hommes pour dĂ©fendre le dĂ©bouchĂ© tout le N'OTKS IÎT WliLANGKS. 7 1 jour. Mais s’il l’eĂ»t perdu, l’armĂ©e prussienne ne pouvait pas passer la Saale devant lui; 6,000 Français et vingt-quatre piĂšces de canon Ă©taient suffisants pour en dĂ©fendre le passage ainsi quand le prince d’EckmiiU eĂ»t Ă©tĂ© forcĂ© dans le dĂ©filĂ© de Kosen et obligĂ© de repasser la Saale, cela 11’eĂ»t point influĂ© sur le sort de la bataille d’Iena. La perte de l’armĂ©e prussienne n’en eĂ»t Ă©tĂ© peut-ĂȘtre que plus assurĂ©e. Si le prince d’EckmĂŒll eĂ»t dĂ©bouchĂ© par Dorubourg Ă  trois lieues d’IĂ©na, comme on le propose, l’armce prussienne eĂ»t Ă©chappĂ©, elle eĂ»t pu arriver derriĂšre la Saale. La marche rĂ©trograde du prince de PontĂ©-Corvo mit Ă  mĂȘme le prince d’EckmĂŒll de se couvrir d’une gloire immortelle et de porter au plus haut point la rĂ©putation de l’infanterie française ; mais dans tous les cas la victoire Ă©tait assurĂ©e Ă  lĂ©na. Lorsqu’on veut parler d’une bataille oĂč ont assistĂ© 200,000 contemporains, ne serait-il pas plus sage d’étudier les localitĂ©s et les faits, de consulter les hommes qui ont Ă©tĂ© Ă  mĂȘme de les connaĂźtre ? Si on est pardonnable de se tromper sur le col des Alpes qu’Annibal franchit il y a deux mille ans, on est inexcusable de ne pas connaĂźtre la topographie d’un champ d’opĂ©rations, d’évĂšnements modernes, sur lesquels on veut dogmatiser. L’auteur des Consi- MEMOIRES DE JSAPOLÉON. 7 2 dĂ©rations sur l’art de la guerre n’a pas la plus lĂ©gĂšre idĂ©e du cours de la Saale ; il n’est pas coĂ»tent de la manƓuvre d’IĂ©na? CĂ©sar, Anni- bal, Alexandre, Turenne, EugĂšne de Savoie, FrĂ©dĂ©ric-le-Grand, le seraient probablement davantage. NOTES ET MÉLANGES. 73 I X* NOTE. — BATAILLE D’ESSLING. Page 333. Les Autrichiens, aprĂšs leur dĂ©fense d’Eckmuhl, s’étaient retirĂ©s par Ratisbonne sur la rive gauche du Danube. I,'armĂ©e française continua sa route sur Vienne par la rive droite, s’empara de cette capitale, et essaya aussi de passer le Danube au-dessous de Vienne, Ă  Ebersdorf. Notre pont de bateaux sur le Danube Ă©tait Ă  peine achevĂ©, que nous voyons arriver l'armĂ©e autrichienne sur la rive gauche pour nous combattre. Le prince Charles ne s’oppose point au passage de la tĂšte de notre armĂ©e ; il se tient sur le bord du fleuve Ă  une lieue au-dessus de notre pont, et lĂ  il fait prĂ©parer de gros bateaux, d’énormes radeaux et une grande quantitĂ© de brĂ»lots. Quand il s’aperçoit que la moitiĂ© Ă  peu prĂšs de notre armĂ©e est sur la rive gauche , il lance au grĂ© d’un courant rapide, toutes les machines rassemblĂ©es d’avance , qui, venant heurter notre pont, l’entraĂźnent et le dĂ©truisent entiĂšrement 1. Notre armĂ©e se trouve alors sĂ©- 1 Le pont fut jetĂ© le 9 mai; alors le prince Charles Ă©tait encore Ă  deux marches de Vienne; toutes les Ăźles du Danube Ă©taient occupĂ©es par nos postes; enfin, l’armĂ©e passa pendant toute MEMUUtXS DE NAPOLEON. 74 parĂ©e en deux par un fleuve de 4 oo toises de large, sans communication de l’une Ă  l’autre rive. Il nous attaque dans cette cruelle situation avec 100,000 hommes contre 45 ,000; et, aprĂšs deux jours de combats opiniĂątres et sanglants , privĂ©s de nos parcs de rĂ©serve restĂ©s sur la rive droite, sans espoir de rĂ©tablir nos communications avec le reste de notre armĂ©e, nous sommes contraints de cĂ©der au nombre et de nous rĂ©fugier dans une Ăźle du Danube, File Lobau, devenue cĂ©lĂšbre par le sĂ©jour et les travaux que nous y fĂźmes. » Nous perdĂźmes la bataille d’Essling pour avoir attaquĂ© en colonne le centre de la ligne autrichienne. Ce centre rĂ©duit Ă  propos du terrein Ă  mesure que nous nous avancions, tandis que les ailes s’approchaient de nos lianes. Par celte manoeuvre habile 1, nous ne tardĂąmes pas Ă  la journĂ©e du 19 et lu 20. Si donc le prince Chartes eĂ»t Ă©tĂ© effectivement campĂ© Ă  une liene au-dessus de l’üle de Lohati, oĂč Ă©tait notre pont, il lui eĂ»t Ă©tĂ© trĂšs-difficile de juger si notre armĂ©e Ă©tait passĂ©e eu tout ou en partie; car elle avait eu le temps de passer deux fois. L’armĂ©e du prince Charles arriva le ai , la bataille fut le 22 , te jour aprĂšs que le passage Ă©tait commencĂ©, et que l’avant-garde Ă©tait dans l’üle de Lobau. t Dieu veuille que les ennemis de la France adoptent toujours une manƓuvre aussi habile, que de prendre une ligne de bataille d’une Ă©tendue double de celle qu’ils peuvent garnir, NOTES LT MÉLANGES. J5 nous trouver au centre d’un demi-cercle d’artillerie et de mousqueterie dont les feux convergeaient tous sur nos malheureuses colonnes. Les boulets , les balles, la mitraille , se croisaient sur nous dans tous les sens et faisaient un ravage affreux. Tout Ă©tait atteint, tout Ă©tait renversĂ©, et nos premiĂšres colonnes furent entiĂšrement dĂ©truites enfin, nous fumes contraints de cĂ©der Ă  cet orage effroyable, et nous et s’opposer ainsi Ă  ĂȘtre percĂ© par leur centre. Sans la rupture du pont, qui obligea NapolĂ©on Ă  contremander le mouvement, et Ă  se tenir sur la dĂ©fensive , l’armĂ©e autrichienne aurait Ă©tĂ© coupĂ©e moitiĂ© aurait Ă©tĂ© jetĂ©e en Hongrie, moitiĂ© en bohĂšme. Les mouvements trĂšs-Ă©tendus sont conformes Ă  l’usage de la tactique autrichienne , mais contraires aux vrais principes de la guerre. La gauche de l’armĂ©e autrichienne n’aurait pas dĂ» dĂ©passer la hauteur d’Essling, la droite Ă©tant appuyĂ©e au Danube; sa ligne, ainsi Ă©tablie, eĂ»t Ă©tĂ© suffisamment garnie, la gauche s’étant Ă©tendue sur Enzersdorf, ne pouvait plus faire un pas en avant sans se trouver sous le feu de l’üle de Lobau; aussi arriva-t-il que cette aile ne bougea pas; toutes les fois qu’elle voulut s Ă©branler , se trouvant prise Ă  dos par la mitraille de i’üle de Lobau , elle fut obligĂ©e de reprendre sa position. 76 MÉMQIKlĂŻS de NAPOLÉON. rĂ©trogradĂąmes pour nous remettre en ligne avec les deux villages d’Aspern et d’Essling, les soutiens de nos ailes. » Il faut ĂȘtre d'accord avec soi-mĂȘme Avons- nous perdu la bataille d’Essling pour avoir attaquĂ© en colonne le centre de la ligne ennemie? ou l’avons-nous perdue par l’effet d’une ruse du prince Charles qui, ayant fait couper nos ponts, nous attaqua dans cette cruelle situation avec 100,000 hommes contre 45,ooo ? Mais x°, d’abord nous ne perdĂźmes pas la bataille d’Essling, r us la gagnĂąmes; le champ de bataille de Gros-Aspern Ă  Essling nous resta; a° le duc de Montebello 11’attaqua pas en colonne, mais en bataille , ce gĂ©nĂ©ral Ă©tait le meilleur manoeuvrier de l’armĂ©e ; 3° ce ne fut pas le prince Charles qui coupa nos ponts, ce fut le Danube qui, en trois jours, haussa de quatorze pieds. AprĂšs la bataille d’EckmĂŒll, l’armĂ©e française arriva devant Vienne, l’archiduc Maximilien commandait dans celte capitale , qui Ă©tait armĂ©e et mise en Ă©tat de dĂ©fense. Le gĂ©nĂ©ral d’artillerie, LariboissiĂšre, plaça trente obusiers en batterie derriĂšre une maison du faubourg , pendant la nuit , et mit le leu dans la ville, qui ouvrit ses portes. Cependant, l’archiduc Charles s’approchait par la rive gauche du Danube, NapolĂ©on rĂ©solut de NOTES ET MÉLANGES. 77 le prĂ©venir et de passer ce grand fleuve. La position sur la rive droite n’était bonne qu’au- tant. que l'armĂ©e aurait une tĂȘte de pont sur la rive gauche, parce que sans cela l’ennemi restait maĂźtre de l’initiative des mouvements. Cette considĂ©ration Ă©tait d’une telle importunĂ©e ,que NapolĂ©on se fĂ»t reployĂ© sur l’Ens, s’il lui eĂ»t Ă©tĂ© impossible de s’établir sur la rive gauche. Cette opĂ©ration Ă©tait fort difficile; le Danube a cinq cents toises de large, quinze, vingt, trente pieds de profondeur , une grande rapiditĂ©. Passer une telle riviĂšre prĂšs d’une grande armĂ©e, exigeait beaucoup d’art, d’autant qu’on ne pouvait pas s’éloigner, de peur que l’ennemi, qui avait deux Ă©quipages de pont, ne passĂąt lui- mĂšme le Danube et ne se portĂąt survienne. NapolĂ©on voulut passer Ă  deux lieues au-dessus de celte ville; il y avait remarquĂ©, en i8o5,une Ăźle assez considĂ©rable sĂ©parĂ©e de la rive droite par le grand bras du Danube, et de la rive gauche par un bras de 5o toises s’il s’emparait de cette Ăźle , il pourrait s’y Ă©tablir, et alors il n’aurait plus, au lieu d’une riviĂšre de 5oo toises, qu’une de 5o Ă  franchir c’était franchir le Danube par un siĂšge en rĂšgle. Le duc de Montebello jeta 5oo hommes dans celte Ăźle, le 16 mai; l’armĂ©e de l’archiduc Ă©tait encore Ă  une marche en arriĂšre; mais, depuis i8o5, on avait construit 78 MÉMOIRES DE NAPOLÉOW. une jetĂ©e entre cette Ăźle et la rive gauche, de sorte qu’elle n’en Ă©tait plus une. Le gĂ©nĂ©ral JBubna se trouvait Ă  portĂ©e avec 6000 hommes; il marcha sur les 5oo hommes et les culbuta partie furent pris, partie se rembarquĂšrent sous la protection de 3o piĂšces de 12 et d’obusiers. Cette opĂ©ration manquĂ©e , NapolĂ©on se porta Ă  deux lieues au - dessous de Vienne, vis Ă  vis l’üle de Lobau qui a 1800 toises d’étendue; elle est sĂ©parĂ©e de la rive droite par le grand bras du Danube , large de 5oo toises , et de la rive gauche par uu petit bras de 60 toises. Il rĂ©solut de s’établir dans cette Ăźle. Une fois lĂ , il se trouverait dans un cainp retranchĂ© sur la rive gauche du Danube , il aurait barre sur l’archiduc , et si ce prince se portait sur Krembs, ou tel autre point pour passer le Danube et couper sa ligne d’opĂ©rations, partant de l’üle Lobau il tombait sur ses derriĂšres, et le prendrait en flagrant dĂ©lit. Le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Bertrand eut ordre de jeter un pont de bateaux et de pontons sur le Danube, le 19 mai; une avant-garde y passa et s’empara de l’üle le pont Ă©tait terminĂ© dĂšs le matin du ao; l’armĂ©e commença Ă  passer; dans l’aprĂšs-midi le Danube grossit de trois pieds , les ancres des bateaux chassĂšrent, le pont fut rompu mais en peu d’heures il fut raccommodĂ©, l’armĂ©e NOTES et MÉLANGES. 75 continua Ă  passer dans l’ile. Vers 6 heures , NapolĂ©on fit jeter un pont dans un rentrant sur le petit bras ; le gĂ©nĂ©ral Lasalle s’avança avec 3ooo chevaux sur Essling, battit la plaine dans tous les sens,^et eut nouvelle d’une division de cavalerie autrichienne avec laquelle il escarmou- cha; il s’établit la nuit entre Essling et Gros- Aspern. NapolĂ©on bivouaqua sur la rive gauche, Ă  la tĂšte du petit pont ; le ai , Ă  la pointe du jour, il se porta Ă  Essling; un bataillon fut postĂ© dans une espĂšce de rĂ©duit crĂ©nelĂ© au village de Enzersdorf ; une partie des cuirassiers d’Espagne et Nansouty passĂšrent; mais, Ă  midi, le Danube Ă©tait grossi encore de quatre pieds. Le grand pont fut emportĂ© de nouveau ; le reste de la cavalerie et les rĂ©serves du parc ne purent passer deux fois, pendant ce jour, le comte Bertrand rĂ©tablit les ponts, et deux fois ils furent rompus. Au moment de l’évacuation de Vienne , les Autrichiens avaient incendiĂ© beaucoup de bateaux qui , soulevĂ©s par la crue du fleuve, allaient frapper contre les pontons. A 4 heures aprĂšs-midi, le gĂ©nĂ©ral Lasalle fit prĂ©venir NapolĂ©on que l'armĂ©e de l’archiduc Ă©tait en marche. Le prince de NeuchĂątel monta sur le clocher d’Essling; il fit le croquis des mouvements de 1 armĂ©e autrichienne l’archiduc voulut attaquer par sa droite Gros- Aspern ; par son centre , Essling ; par sa gauche, 8o MÉMOIRES DE KAPOLÉON. Enzersdorf ; formant ainsi une demi-circonfĂ©r rence autour d’Essling. NapolĂ©on donna l’ordre de se reployer et de rentrer dans l’üle de Lobau, en laissant 10,000 hommes dans le bois en avant du petit pont; mais, dans ce moment, le gĂ©nĂ©ral Bertrand envoya dire que le Danube baissait, qu’il avait rĂ©tabli le pont, et que les parcs passaient. Il Ă©tait tard , NapolĂ©on rĂ©solut de rester en position; car, si l’ennemi occupait le village d’Essling, il serait bien difficile de le reprendre, et cela coĂ»terait bien du sang. A 5 heures, les tirailleurs s’engagĂšrent, la fusillade et la cannonade devinrent bientĂŽt vives ; les cuirassiers firent plusieurs belles et brillantes charges l’ennemi fut repoussĂ© dans toutes ses attaques sur Gros-Âspern et Essling, et 25 ,000 hommes, attaquĂ©s par 100,000, conservĂšrent rĂ©unis, pendant trois heures , leur champ de bataille. A la nuit, le placement des feux des bivouacs des deux armĂ©es annonça une journĂ©e dĂ©cisive pour le lendemain. L’armĂ©e française, sur les deux rives, Ă©tait de 20,000 hommes supĂ©rieure Ă  celle de l’archiduc. La victoire ne pouvait ĂȘtre douteuse; mais, Ă  minuit, le Danube grossit d’une maniĂšre effroyable. Le passage sur le pont fut encore interrompu , il ne put ĂȘtre rĂ©tabli cpi’à la pointe du jour. La garde et le corps du duc de Reggio commencĂšrent alors leur NOTES ET MÉLANGES. 8 passage; il s’opĂ©rait Ă  pas accĂ©lĂ©rĂ©s. L’empereur monta Ă  cheval plein d’espoir ; les destins de la maison d’Autriche allaient ĂȘtre fixĂ©s ! Ar^ rivĂ© Ă  Essling, il ordonna au duc de Monte- bello de percer le centre de l’armĂ©e autrichienne , et Ă  la jeune garde de dĂ©boucher d’Essling, pour se jeter au moment dĂ©cisif sur le flanc gauche de l’ennemi qui s’appuyait Ă  Enzersdorf, petite ville sur la branche du Danube qui forme l’üle de Lobau. Le duc de Mon- tebello dĂ©ploya ses divisions avec cette habiletĂ© et ce sang-froid qu’il avait acquis dans cent combats. L’ennemi sentit l’importance de ne pas laisser percer sa ligne de bataille ; mais elle Ă©tait trop Ă©tendue, elle avait plus de trois lieues, tous ses efforts furent vains dĂ©jĂ  la jeune garde marchait sur le flanc de sa gauche, lorsqu’il fallut arrĂȘter les troupes victorieuses ; les ponts Ă©taient de nouveau rompus, tous les bĂąteaux Ă©taient emportĂ©s par la force du courant Ă  une et deux lieues il ne'serait plus possible de les rĂ©tablir de plusieurs jours. La moitiĂ© des cuirassiers, le corps du prince d’Eckmuhl f toutes les rĂ©serves d’artillerie se trouvaient encore sur la rive droite. Ce contre-temps Ă©tait affreux mais le plan d’opĂ©ration Ă©tait si sage, si profondĂ©ment calculĂ©, que l’armĂ©e ne courait MĂ©langes.—Tome II. 6 8a MÉMOIRES IE NAPOLÉON. aucun danger, et elle pouvait toujours, au pis aller reprendre sa position dans l’üle de Lobau, oĂč elle serait inattaquable ; jamais camp retranchĂ© ne fut plus fort; il Ă©tait couvert par un fossĂ© profond de 60 toises de large. Cette fĂącheuse nouvelle arriva Ă  7 heures du matin l’empereur envoya l’ordre au prince d’Essling et au duc de Montebello de s’arrĂȘter et de reprendre insensiblement leur position le premier appuya sa gauche au milieu du village de Gros Aspern, ce village a plus d’une lieue de long ; le second, entre Gros Aspern et Essling, appuyant sa droite Ă  ce village. Ce mouvement se fit comme au Champ de Mars l’ennemi, dĂ©sespĂ©rĂ© et en retraite, s’arrĂȘta stupĂ©fait , ne comprenant rien Ă  ce mouvement rĂ©trograde des Français ; mais il apprit bientĂŽt que leurs ponts Ă©taient emportĂ©s; son centre reprit sa premiĂšre position; il Ă©tait alors 10 heures du matin, depuis cette heure jusqu’à 4 heures aprĂšs-midi , c’est-Ă -dire , pendant 6 heures , 100,000 Autrichiens et 5 oo piĂšces de canon attaquĂšrent vainement et sans succĂšs 5 o,ooo français, n’ayant que 100 piĂšces de canon en position, et obligĂ©s de mĂ©nager leurs feux , parce qu’ils manquaient de munitions. Le succĂšs de la bataille Ă©tait dans la posses- NOTES ET MÉLANGES. 83 sion du village d’Essling ; l’archiduc fit tout ce qu’il fallait faire, il l’attaqua cinq fois avec des troupes fraĂźches, le prit deux fois, mais en fut chassĂ© 5 fois. Enfin, Ă  trois heures aprĂšs-midi, l’empereur ordonna au gĂ©nĂ©ral Rapp et au courageux comte de Lobau, ses aides-de-camp, de se mettre Ă  la tĂȘte de la jeune garde, de dĂ©boucher par trois colonnes et de tomber au pas de charge sur les rĂ©serves de l’ennemi, qui se prĂ©paraient Ă  faire une sixiĂšme attaque. Elles furent mises en dĂ©route,, et la victoire fut dĂ©cidĂ©e; l’archiduc n’avait plus de troupes fraĂźches, il prit position le feu cessa Ă  4 heures prĂ©cises, dans cette saison on peut se battre jusqu’à io heures. Ainsi, pendant 6 heures de jour, nous restĂąmes maĂźtres du champ de bataille. La vieille garde oĂč Ă©tait l’empereur se tint constamment en bataille Ă  une portĂ©e de fusil d’Essling, la droite au Danube, la gauche du cĂŽtĂ© de Gros Aspern. À 6 heures du soir, le lieutenant gĂ©nĂ©ral Dorsenue, colonel des grenadiers de la vieille garde , fit demander par le colonel Montholon qui se trouvait alors prĂšs de lui, Ă  faire une charge, pour dĂ©cider de la journĂ©e et obliger les Autrichiens Ă  la> retraite. Non, rĂ©pondit l’empereur, il est bon que cela finisse ainsi; sans pont, sans secours, certes, 6 . 84 MÉRTOTRES DE NAPOLÉON. nous avons fait plus que je n’espĂ©rais ; restez tranquilles. Il se porta alors dans l’üle de Lobau et en fit le tour; il craignait que l’ennemi ne jetĂąt un pont Ă  l’extrĂ©mitĂ© de l’üle et n’y lançùt quelques bataillons. Il se porta ensuite au grand pont hĂ©las ! tout avait disparu , pas un bĂąteau n’était en place; le Danube s’était Ă©levĂ© Ă  28 pieds depuis trois jours. Les parties basses de l’üle Ă©taient inondĂ©es; il revint au petit pont, ordonna Ă  l’armĂ©e de le repasser Ă  minuit et de se camper dans l’üle de Lobau. Le corps du prince d’Essling coucha sur le champ de bataille, et ne passa que le lendemain Ă  sept heures du matin. Telle est la bataille d’Essling tant que nous Ă©tions en possession de l’üle de Lobau, nous avions ce qu’il fallait pour assurer la possession de Vienne, qui n’eĂ»t plus Ă©tĂ© tenable , si nous eussions perdu cette Ăźle. De ce camp retranchĂ©, nous Ă©tions maĂźtres de prendre l’offensive, si l’ennemi dĂ©bouchait sur la rive gauche; car un canal de 60 toises n’est pas un obstacle, surtout dans cette localitĂ©. Le gĂ©nĂ©ral Bertrand fit en 20 jours Ă©tablir trois ponts sur pilotis , ouvrage qui fut dix fois plus difficile, plus coĂ»teux que celui de CĂ©sar sur le Rhin. Le vice-roi gagna la victoire de Raab sur l’archiduc Jean; l’empereur dĂ©boucha de l’üle de Lo- NOTES ET MÉLANGES. 85 bail et remporta la mĂ©morable victoire de Wa- gram en juillet. L’archidu-c a fait Ă  Essling, et depuis cette bataille, tout ce qu’il devait faire et pouvait faire. Dans cette journĂ©e, pĂ©rirent les gĂ©nĂ©raux, ducs de Montebello et deux hĂ©ros, les meilleurs amis de NapolĂ©on ; il en versa des larmes. Ceux-lĂ  n’eussent pas manquĂ© de constance dans ses malheurs, ils n’eussent pas Ă©tĂ© infidĂšles Ă  la gloire du peuple français. Le duc de Montebello Ă©tait de Lectoure; chef de bataillon, il se fit remarquer dans les campagnes de 1796 en Italie ; gĂ©nĂ©ral, il se couvrit de gloire en Egypte , Ă  Montebello , Ă  Marengo, Ă  Austerlitz, Ă  JĂ©na, Ă  Pultusk, Ă  Friedland, Ă  Tudella, Ă  Sarragosse, Ă  Eckmuhl, Ă  Essling, oĂč il trouva une mort glorieuse. Il Ă©tait sage, prudent, audacieux , devant l’ennemi d’un sang-froid imperturbable. Il avait eu peu d’éducation , la nature avait tout fait pour lui; NapolĂ©on qui avait vu les progrĂšs de son entendement, en marquait souvent sa surprise. Il Ă©tait supĂ©rieur a tous les gĂ©nĂ©raux de l’armĂ©e française sur le champ de bataille, pour manƓuvrer a 5 ,ooo hommes d’infanterie. Il Ă©tait encore jeune et se fut perfectionnĂ©; peut-ĂȘtre fĂ»t-il mĂȘme devenu habile, pour la grande tactique qu’il Jfe 86 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, n’entendait pas encore. Ă©tait gĂ©nĂ©ral Ă  Castiglione en 1796, il se faisait remarquer par son caractĂšre chevaleresque ; il Ă©tait aima' ble et bon camarade, bon frĂšre, bon parent; il Ă©tait couvert de blessures ; il aimait NapolĂ©on depuis le siĂšge de Toulon. On l’appelait le chevalier sans peur et sans reproche, faisant allusion Ă  Bayard. 1 notes et mĂ©langes. 87 XI e NOTE. — GUERRE D’ESPAGNE. Page 449 et 45o. Qu’une armĂ©e offensive s’engage tĂ©mĂ©rairement dans l’intĂ©rieur d’un grand Ă©tat sans s’assurer la possession des pays qu’elle traverse , je la vois perdue comme celle de Charles XII, en Russie, comme celle de NapolĂ©on, Ă  Moscou. La population , Ă  l’appui des places fortes qui lui fournissent des armes, et Ă  l’aide de quelques corps rĂ©guliers qui lui donnent de la confiance, se soulĂšve sur ses lianes et sur ses derriĂšres ; elle intercepte ses convois ses munitions, ses recrues ; attaque et surprend ses dĂ©tachements , la prive de vivres, l’affame dans son camp, et la dĂ©truit en dĂ©tail par le fer et la faim. Les Français en ont fait une cruelle expĂ©rience dans leur derniĂšre guerre d’Espagne. *1 fallait commencer par soumettre les proviuces de la rive gauche de l’Ébre, et y former des Ă©tablissements avant de dĂ©passer ce fleuve. La guerre d’Espagne Ă©tait terminĂ©e en 1809. En trois mois, NapolĂ©on avait battu et dispersĂ© les quatre armĂ©es espagnoles de 160,000 hom- 88 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. mes, pris Madrid et Sarragosse, et forcĂ© le gĂ©nĂ©ral Moore de s’embarquer avec perte de la moitiĂ© de son armĂ©e, de ses munitions, de ses caisses militaires; l’Espagne alors Ă©tait conquise. Lorsque la guerre de Vienne obligea NapolĂ©on Ă  retourner en France , la guerre d’Espagne se renouvela; le roi Joseph n’était pas dans le cas de la diriger. L’Angleterre fit des efforts inouĂŻs, ses armĂ©es obtinrent des succĂšs en Portugal. L’Espagne Ă©tant environnĂ©e de la mer de trois cĂŽtĂ©s, les flottes anglaises portaient inopinĂ©ment des forces nouvelles en Catalogne, en Biscaye, en Portugal, dans le royaume de Valence, Ă  Cadix. On n’a pas fait en Espagne la faute d’aller trop vite, mais bien celle d’aller trop doucement, aprĂšs le dĂ©part de NapolĂ©on; s’il y fut restĂ© encore quelques mois, il eĂ»t pris Lisbonne et Cadix, rĂ©uni les partis et pacifiĂ© le pays ses armĂ©es n’ont jamais manquĂ© de munitions de guerre, d’habillements, de vivres; l’armĂ©e du duc de Dalmatie, en Andalousie , celle du duc d’Albufera, dans l’est, et celle du nord Ă©taient trĂšs-belles , trĂšs-fortes , et ne manquaient de rien. Les GuĂ©rillas ne se sont formĂ©s que deux ans aprĂšs, par l’effet des dĂ©sordres et des abus qui s’étaient introduits dans l’armĂ©e, exceptĂ© dans le corps d’armĂ©e du marĂ©chal Suchet qui NOTES ET MÉLANGES. occupait le royaume de Valence. L’armĂ©e anglo- portugaise est devenue aussi manƓuvriĂšre que l’armĂ©e française ; on a Ă©tĂ© battu par suite des Ă©vĂšnements de la guerre, des manƓuvres et des fautes de Strategie Ă  Talaveira, Ă  Salamanque , Ă  Vittoria. On a perdu 'l’Espagne aprĂšs cinq ans de lutte; on argumente mal Ă  propos du dĂ©faut de places fortes, l’armĂ©e française les avait prises toutes. Les Espagnols avaient prĂ©sentĂ© la mĂȘme rĂ©sistance aux Romains. Les peuples conquis ne deviennent sujets du vainqueur que par un mĂ©lange de politique et de sĂ©vĂ©ritĂ©; et par leur amalgame avec l’armĂ©e. Ces choses ont manquĂ© en Espagne. Si, comme le dit l’auteur des considĂ©rations sur l’art de la guerre, on se fut amusĂ© Ă  faire des Ă©tablissements sur l’Ébre, au lieu de marcher sur la SomosiĂ©ra, sur Madrid, Burgos et Benevente, pour chasser les Anglais, aprĂšs les victoires de Vittoria, d’Espinosa, de Tudella et de Burgos, on aurait eu contre soi 200,000 Anglais, Portugais , Espagnols, en ligne , deux mois aprĂšs, et l’armĂ©e française eĂ»t Ă©tĂ© chassĂ©e de vive force au delĂ  des PyrĂ©nĂ©es. AprĂšs le rembarquement de l’armĂ©e anglaise, le roi d’Espagne ne fit rien ; il perdit quatre mois; il eut dĂ» marcher sur Cadix , sur Valence , sur Lisbonne, les moyens politiques go MEMOIRES DE NAPOLÉON, eussent alors fait le reste. Personne ne peut nier que, si la cour d’Autriche en ne dĂ©clarait pas la guerre, eĂ»t permis Ă  NapolĂ©on de rester encore quatre mois en Espagne, tout n’eĂ»t Ă©tĂ© terminĂ©. La prĂ©sence du gĂ©nĂ©ral est indispensable ; c’est la tĂȘte, c’est le tout d’une armĂ©e ce n’est pas l’armĂ©e romaine qui a soumis la Gaule, mais CĂ©sar; ce n’est pas l’armĂ©e carthaginoise qui faisait trembler la rĂ©publique aux portes de Rome, mais Annibal; ce n’est pas l’armĂ©e macĂ©donienne qui a Ă©tĂ© sur l’Indus, mais Alexandre; ce n’est pas l’armĂ©e française qui a portĂ© la guerre sur le Weser et sur l’Inn, mais Turenne; ce n’est pas l’armĂ©e prussienne qui a dĂ©fendu sept ans la Prusse contre les trois plus grandes puissances de l’Europe, mais FrĂ©dĂ©ric le Grand. NOTES ET MÉLANGES. 9 XII e NOTE. — MOSCOU. i Page io5. Les Russes pouvaient trĂšs-bien se dispenser de livrer la bataille*de la Moskowa j car, soit qu’ils la gagnassent ou qu’ils la perdissent , leur imprudent ennemi n’était pas moins ruinĂ©, comme l’évĂšnement le prouva. > La ville de Moskou ne valait pas une bataille ! Les Russes perdirent la bataille, et Mo’s- kou tomba ; mais s’ils l’eussent gagnĂ©e, Moskou Ă©tait sauvĂ©! 100,000 Russes, hommes, femmes , enfants, ne seraient pas morts de misĂšre dans les bois, dans les neiges des environs ; la Russie n’aurait pas vu s’anĂ©antir en une seule semaine cette superbe capitale , l’ouvrage des siĂšcles ; elle n’eĂ»t pas perdu plusieurs milliards engloutis sous ses ruines. Sans l’embrasement de Moskou , Ă©vĂšnement nouveau dans l’histoire, Alexandre eĂ»t Ă©tĂ© contraint Ă  la paix. Le rĂ©sultat de la bataille de la Moskowa Ă©tait immense ! Jamais il ne fut plus Ă  propos de risquer une 92 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. bataille ; elle Ă©tait demandĂ©e Ă  grands cris par sa cour dĂ©solĂ©e de voir le ravage et l’incendie de ses provinces ; par la noblesse, par l’armĂ©e fatiguĂ©e , affaiblie , dĂ©couragĂ©e par de perpĂ©tuelles retraites. Il n’est pas vrai que les Russes aient battu volontairement en retraite jusqu’à Moskou , pour attirer l’armĂ©e française dans l’intĂ©rieur de leur pays. Ils ont abandonnĂ© Wilna, parce qu’il leur fut impossible de rĂ©unir leurs armĂ©es en avant de cette place ils voulurent se rallier sur le camp retranchĂ© qu’ils avaient construit Ă  cheval sur la Dwina mais Bagration, avec la moitiĂ© de l’armĂ©e, ne put pas y arriver. La marche du prince d’Eckmuhl sur Minsk, Bbrisow et Mohilow, sĂ©para l’armĂ©e de Barclay de Tolly de celle de Bagration ; ce qui obligea le premier Ă  se porter sur Witepsk, et de lĂ  sur Smolensk, pour se rĂ©unir avec Bagration. Sa jonction faite, il marcha avec 180,000 hommes sur Vitepsk pour livrer bataille Ă  l’armĂ©e française ; mais NapolĂ©on exĂ©cuta alors cette belle manƓuvre, qui est le pendant de celle qu’il avait faite sous Landsuht, en 1809 ; il se couvrit par la forĂȘt de Babinoritski, tourna la gauche de l’armĂ©e russe, passa le BorysthĂšnĂš et se porta sur Smolensk oĂč il arriva 24 heures avant l’armĂ©e russe qui rĂ©trograda en toute NOTES ET MÉLANGES. C3 hĂąte; une division de i5,ooo Russes, qui se trouvait par hasard Ă  Smolensk, eut le bonheur de dĂ©fendre cette place un jour, ce qui donna le temps Ă  Barclay de Tolly d’arriver le lendemain. Si l’armĂ©e française eĂ»t surpris Smolensk, elle y eĂ»t passĂ© le BorysthĂšne, et attaquĂ© par derriĂšre, l’armĂ©e russe en dĂ©sordre et non rĂ©unie; ce grand coup fut manquĂ© , mais le gĂ©nĂ©ral français tira un grand avantage de sa manƓuvre; elle donna lieu Ă  la bataille de Smolensk, oĂč Poniatowski et les Polonais se couvrirent de gloire. RejetĂ© au delĂ  du BorysthĂšne, Barclay de Tolly projeta de donner bataille. On ne saura jamais bien l’histoire de la campagne de Russie; parce que les Russes n’écrivent pas, ou Ă©crivent sans aucun respect pour la vĂ©ritĂ©, et que les Français se sont pris d’une belle passion pour dĂ©shonorer et discrĂ©diter eux-mĂȘmes leur gloire; la guerre de Russie devenait une consĂ©quence nĂ©cessaire du systĂšme continental , le jour oĂč l’empereur Alexandre violait les conventions de Tilsit et d’Erfurth; mais une considĂ©ration d’une importance bien plus majeure y dĂ©termina NapolĂ©on. L’empire français, qu’il avait créé par tant de victoires, serait infailliblement dĂ©membrĂ© Ă  sa mort, et le sceptre de l’Europe passerait dans les mains 94 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. d’un czar s’il ne rejetait les Russes au delĂ  du BorysthĂšne, et ne relevait le trĂŽne de Pologne, barriĂšre naturelle de l’empire. En 1812, l’Autriche, la Prusse , l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, marchaient sous les aigles françaises; NapolĂ©on ne devait-il pas croire le moment arrivĂ© de consolider cet immense Ă©difice qu’il avait Ă©levĂ©, mais sur le sommet duquel la Russie pĂšserait de tout le poids de sa puissance, aussi long-temps qu’elle pourrait, Ă  son grĂ©, porter ses nombreuses armĂ©es sur l’Oder. Alexandre Ă©tait jeune et plein de force, comme son empire ; il Ă©tait Ă  prĂ©sumer qu’il survivrait Ă  NapolĂ©on. VoilĂ  tout le secret de cette guerre. Aucun sentiment personnel ne s’y est mĂȘlĂ©, comme l’ont prĂ©tendu des folliculaires. La campagne de Russie est la plus glorieuse , la plus difficile et la plus honorable pour les Gaulois, dont l’histoire ancienne et moderne fasse mention. Les Russes sont de trĂšs-braves troupes, toute leur armĂ©e Ă©tait rĂ©unie Ă  la bataille de la Moscowa, ils avaient 170,000 hommes, y compris les troupes de Moskow ; Kutusow avait pris une trĂšs-belle position et l’avait occupĂ©e avec intelligence. Il avait tous les avantages pour lui, supĂ©rioritĂ© d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, position excellente , un grand nombre de re- NOTES ET MÉLANGES. Ç5 doutes; il fut vaincu. IntrĂ©pides hĂ©ros, Murat, Ney, Poniatowski, c’est Ă  vous que la gloire en est due! Que de grandes, que de belles actions l’histoire aurait a recueillir! elle dirait comment ces intrĂ©pides cuirassiers forcĂšrent les redoutes , sabrĂšrent les canonniers sur leurs piĂšces; elle raconterait le dĂ©voĂ»ment hĂ©roĂŻque de Montbrun , de Caulincourt, qui trouvĂšrent la mort au milieu de leur gloire ; elle dirait ce que nos canonniers dĂ©couverts en pleine campagne firent contre des batteries plus nombreuses et couvertes par de bons Ă©paulements, et ces intrĂ©pides fantassins qui, au moment le plus critique , au lieu d’avoir besoin d’ĂȘtre rassurĂ©s par leur gĂ©nĂ©ral, criaient Sois tranquille; tes soldats ont tous jurĂ© aujourd’hui de vaincre et ils vaincront ! Quelques parcelles de tant de gloire parviendront - elles aux siĂšcles Ă  venir ? ou, le mensonge, la calomnie , le crime prĂ©vaudront-ils ?... 9 g MÉMOIRES DE NAPOLÉON. XIII e NOTE. — RETRAITE DE RUSSIE ET DE SAXE. Page 464- * On reproche amĂšrement Ă  NapolĂ©on de n’avoir pas su faire sa retraite aprĂšs ses campagnes dĂ©sastreuses de Russie et de Saxe. Mais en vĂ©ritĂ©, oĂč voulait-on qu’il se retirĂąt, puisqu’il n’avait rien prĂ©parĂ© pour rallier et rĂ©organiser ses troupes en cas de revers? Sa grande faute fut de n’avoir formĂ© ni armĂ©e de rĂ©serve , ni plan d’opĂ©rations oĂč son armĂ©e poursuivie par l’ennemi pĂčt trouver un refuge. Ce gĂ©nĂ©ral extraordinaire, admirable pour combattre et vaincre scs ennemis sur un champ de bataille, admirable pour les surprendre dans leurs marches, attaquer et dissiper leurs colonnes, ne savait pas faire une guerre mĂ©thodique, la seule cependant qui puisse asseoir des conquĂȘtes stables en Europe....La tĂȘte remplie des hauts faits d’Alexandre, il courait le monde comme le hĂ©ros grec, Ă  la tĂȘte d’une armĂ©e victorieuse, sans apprĂ©cier la diffĂ©rence des circonstances qui ne permettait pas aux mĂȘmes moyens d’opĂ©rer les mĂȘmes rĂ©sultats.... Sa funeste campagne de Russie est une invasion dans le genre asiatique, oĂč l’on n’aperçoit pas les plus lĂ©gĂšres traces de prĂ©cautions que nous prescrit la prudence dans nos guerres europĂ©ennes. Sa base d’opĂ©rations Ă©tait sur la Vistule oĂč il avait des places de dĂ©pĂŽt. Il s’a- HOTES KT MÉLANGES. 97 vance, passe le NiĂ©men Ă  la tĂȘte de 400 mille hommes , et pĂ©nĂštre imprudemment dans l’intĂ©rieur de la Russie, sans Ă©tablir ni places de dĂ©pĂŽt, ni armĂ©e de rĂ©serve sur ce fleuve frontiĂšre 1. Il court aprĂšs les Russes , qui Ă©vitent avec raison tout engagement sĂ©rieux , dans l’espoir bien fondĂ© de dĂ©truire plus sĂ»rement son armĂ©e en dĂ©tail,par la dĂ©sorganisation et la faim , que par les batailles. En effet, comme il faisait la guerre sans hĂŽpitaux, sans magasins, sans Ă©tablissements d’aucune espĂšce, sans assurer ses com- 1 L’espace de quatre cent lieues entre le Rhin et le BorvsthĂšne Ă©tait occupĂ© par des peuples amis et alliĂ©s du Rhin Ă  l’Elbe, par les Saxons; de lĂ  au NiĂ©men, par les Polonais; de lĂ  an BorysthĂšne, par les Lithuaniens. L’armĂ©e avait quatre lignes de places celles du Rhin, de l’Elbe, de la Vi’stule, du NiĂ©men; sur cette derniĂšre Pillaw, Wilna , Grodno et Minsk tant qu’elle n’eĂ»t pas passĂ© le BorysthĂšne Ă  Smolensk, elle Ă©tait en pays ami. De Smo- lensk Ă  Moscou, il y a cent lieues de pays ennemi, c’est la Moscovie. On prit et on arma Smolensk, qui devint le pivot de la marche sur Moscou. On y organisa des hĂŽpitaux pour 8,000 hommes, des magasins de munitions de guerre, qui contenaient plus de cartouches Ă  canon, et des magasins considĂ©rables d’habillements et de vivres. 9./jo,ooo hommes furent MĂ©langes.—Tome II. y M ÉMOI U ES DK N.\l> 8 Ăźnuincations, et sans faire occuper par ries troupes le pays rpi'il parcourait, tout soldat malade, Ă©garĂ© , ou traĂźneur, Ă©tait un homme perdu, et la famine minait et affaiblissait journellement son armĂ©e. Parvenu sur la Dwina et sur le PorvsthĂšne, il avait dĂ©jĂ  perdu la moitiĂ© de ses troupes sans tirer l’épĂ©e i. Alors les plus sages de ses gĂ©nĂ©raux effrayĂ©s laissĂ©s entre la Vistnle et le BoryslhĂšne. iGo,ooo seulement passĂšrent le pont de Smolensk , pour marcher sur Moscou. De ceux-ci, 4 o,ooo restĂšrent pour garder les magasins, les hĂŽpitaux et les dĂ©pĂŽts de Dorogholowy, Viazma, Ghjot, Mozajsk , too,ooo entrĂšrent Ă  Moscou; 20,000 avaient Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s dans la marche et Ă  la grande bataille de la Moskowa, oĂč pĂ©rirent 5 o,ooo Russes. i Pas un malade, pas un homme ,i s °lĂ©, pas une estafette, pas un convoi n’ont,Ă©tĂ© enlevĂ©s pendant cette campagne, depuis Mayence jusqu’à Moscou; on n’a pas Ă©tĂ© un jour sans recevoir des nouvelles de France; Paris n’a pas Ă©tĂ© un jour sans recevoir des lettres de l’armĂ©e. On a tirĂ©, Ă  la bataille de Smoleusk, plus de soixante mille coups de canon ; le double Ă  fa bataille de la Moscowa ; la consom- mafion a Ă©tĂ© considĂ©rable dans les petits combats, et cependant, partant de Moscou, chaque NOTES. ET MÉLANGES. 99 de tant Vextravagance , lui reprĂ©sentent la nĂ©cessitĂ© de s’at- rĂȘter sur les deux fleuves, pour rallier ses troupes, les rĂ©organiser, assurer ses derriĂšres, former des places de dĂ©pĂŽt, des magasins, des hĂŽpitaux, et prendre en un mot une base d’opĂ©rations, avant de s’enfoncer plus avant dans un pays dont tous les habitants prenaient part Ă  la guerre. Il convient de la justesse de ces observations, et le lendemain, il fait tout le contraire il s’engage sur la route de Moscou, il marche sur cette capitale Ă  3oo lieues de sa base d’opĂ©rations sur la Vistule. DĂšs lors sa perte devient inĂ©vitable, et ses victoires mĂŽmes ne peuvent le sauver i. piĂšce Ă©tait approvisionnĂ©e Ă  trois cents cinquante coups ; on eut une telle surabondance de munitions et de caissons, qu’ort cri brĂ»la cinq cents dans le Kremlin, oĂč on dĂ©truisit plusieurs centaines de milliers de poudre et soixante mille fusils. Les munitions n’ont jamais manquĂ©. Cela fait l’éloge des gĂ©nĂ©raux LariboissiĂšre et EblĂ© , commandant l’artillerie. Jamais les officiers de ce corps n’ont servi avec pins de distinction et n’ont montrĂ© plus d’habiletĂ© que dans cette campagne. Il y a autant de faussetĂ©s que d’assertions dans le passage que noos relevons. 0 C’est bien mal connaĂźtre la Russie, que de supposer que les habitants prennent part k la guerre; les paysans sont esclaves; les sei-, 7 - ] DO ÎIliMOlRES ĂŒli Aussi imprudent que Charles XII, il dut Ă©prouver la mĂȘme catastrophe. Il a voulu rejeter ses malheurs sur les rigueurs de la saison d’abord il Ă©tait aisĂ© de prĂ©voir qu'il gneurs craignant leur rĂ©volte, les conduisirent dans leurs terres de l'intĂ©rieur de l’empire, Ă  peu prĂšs comme on conduit dos chevaux ou ries troupeaux de bƓufs. Les esclaves Ă©taient trĂšs-favorables aux Français, ils en attendaient leur libertĂ©; les bourgeois ou esclaves qui avaient Ă©tĂ© affranchis cl qui habitaient les petites villes, Ă©taient fort rlisposĂ©s Ă  se mettre en tĂȘte de l’insurrection contre la noblesse, ce qui fit prendre le parti aux Russes de mettre le feu Ă  toutes les villes situĂ©es sur les routes de l’armĂ©e , perte immense , indĂ©pendamment de celle de Moscou. Ils mirent aussi le feu aux villages, malgrĂ© l’opposition des habitants, au moyen des Cosaques , qui, fort ennemis des Moscovites, Ă©prouvaient une grande joie de leur faire du mal. On n’a pas besoin de dire que les gĂ©nĂ©raux de l’armĂ©e ne firent aucune remontrance Ă  NapolĂ©on; cette assertion est si absurde, qu’elle ne mĂ©rite aucune rĂ©futation sĂ©rieuse; ce sont des dire de libelles. HOTES ET il ÉLAN G ES. ior f*”i'ail trĂšs-froid en llussie au mois de janvier i, ensuite, t i°Charles XII parcourut cinq cents lieues dans le pays ennemi; a H il perdit sa ligne d’opĂ©rations le lendemain de son dĂ©part de Smolensk ; 3° il resta une annĂ©e sans recevoir des nouvelles de Stockholm; 4° il n’eut aucune armĂ©e de rĂ©serve. i° NapolĂ©on ne fit que cent lieues en pays ennemi; a° il conserva toujours sa ligne d’opĂ©rations ; 3° il reçut tous les jours des nouvelles et des convois de France ; 4° il mit en rĂ©serve, de la Vistule au camp de Moscou , les trois quarts de son armĂ©e ; enfin, le premier agissait avec 4o>°°° hommes, le second avec 4oo,ooo ; ces deux opĂ©rations sont l’opposĂ© l’une de l’autre autant l’une est conforme aux rĂšgles raisonnĂ©es, et les moyens proportionnĂ©s au but, autant l’autre est mal raisonnĂ©e en son but et par une tĂȘte peu stralĂ©giste. La marche de Smolensk Ă  Moscou Ă©tait fondĂ©e sur la pensĂ©e que l’ennemi, pour sauver celte capitale, livrerait une bataille, qu’il serait battu, que Moscou serait pris, quÀlexan- dre, pour sauver cette capitale ou pour la dĂ©livrer, ferait la paix, et que s’il ne la faisait pas, on trouverait dans le matĂ©riel immense i IOU MJÎJMOIKJCS DJi il eĂ»t lait sa retraita eu Ă©tĂ© , cju’elle n’eĂ»t Ă©tĂ© guĂšre de cette grande ville,dans les 4o,ooo bourgeois affranchis, fils d’affranchis ou nĂ©gociants , et fort riches, qui l’habitaient, de quoi former un noyau national pour soulever tous les esclaves de la Russie, et porter un coup funeste Ă  cet empire. L’idĂ©e d’incendier une ville de 3oo,ooo Ăąmes, presque aussi Ă©tendue que Paris, n’était pas considĂ©rĂ©e comme une chose possible. En effet, il Ă©tait plus raisonnable de faire la paix, que de se porter Ă  une telle barbarie. L’armĂ©e russe livra bataille Ă  trois journĂ©es avant d’ĂȘtre Ă  Moscou; elle fut battue l’armĂ©e française entra dans la ville ; pendant quarante-huit heures elle fut maĂźtresse de toutes ses richesses; les ressources qu’elle y trouva Ă©taient immenses les habitants Ă©taient restĂ©s, les cinq cents palais de la noblesse Ă©taient meublĂ©s, les officiers et les domestiques des maisons Ă©taient Ă  la porte. Les diamants, les toilettes des dames, rien n’avait Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©; La plus grande partie des riches propriĂ©taires , en quittant la ville, avaient laissĂ© des billets de recommandation pour le gĂ©nĂ©ral qui occuperait leur maison , et la dĂ©claration que, Sous peu de jours, aussitĂŽt que JN O'I'RS K T M KL A JN G KS. I o3 moins dĂ©sastreuse; il n’coit pas ramenĂ© 5o,ooo hommes le ie premier moment de trouble serait passĂ©, ils rentreraient chez eux. Ce fut alors que huit ou neuf cents personnes prĂ©posĂ©es de la police, chargĂ©es de la garde de la ville et des pompes, profitĂšrent d’un vent violent qui s’éleva , et mirent Ă  la fois le feu Ă  tous les quartiers. Une bonne partie de la ville construite en bois , renfermait une grande quantitĂ© de magasins d’eau-de-vie, d’huile et autres matiĂšres combustibles. Toutes les pompes avaient Ă©tĂ© enlevĂ©es, la ville en entretenait plusieurs centaines, car le service Ă©tait organisĂ© avec beaucoup de soin , on n’en trouva qu’une. L’armĂ©e lutta quelques jours inutilement contre le feu ; tout fut brĂ»lĂ©. Les habitants qui Ă©taient restĂ©s dans la ville se sauvĂšrent dans les bois ou dans les maisons de campagne ; il ne resta que la derniĂšre canaille, pour se livrer au pillage. Cette grande et superbe citĂ© devint un cloaque, un sĂ©jour de dĂ©solation et de crime. On ppuvait alors prendre le parti de marcher sur Saint-PĂ©tersbourg la cour le craignait, et avait fait Ă©vacuer, sur Londres, ses archives, ses trĂ©sors les 1 plus prĂ©cieux ; elle avait appelĂ© de la Podolie l’armĂ©e de l’amiral Tchitcha- MtMomiis vtc HAvouioix, 11>4 gow, pour couvrir celte capitale. ConsidĂ©rant cju’il y avait aussi loin de Moscou Ă  Saint- PĂ©tersbourg que de Smolensk Ă  Saint-PĂ©tersbourg, NapolĂ©on prĂ©fĂ©ra aller passer l’hiver Ă  Smolensk, sur les confins de la Lithuanie, sauf, au printemps, Ă  marcher sur Saint-PĂ©tersbourg. II commença son mouvement sur Smolensk , par attaquer et battre , de nouveau, l’armĂ©e de Kutusow Ă  Malsioroslawitz, et de lĂ  le continuait sans aucun obstacle, lorsque les glaces, les neiges et le froid tuĂšrent, dans une nuit, 3o,ooo chevaux, ce qui obligea d’abandonner les charrois, et fut la cause du dĂ©sastre de cette marche. Car elle ne doit pas s'appeler une retraite, puisque l’armĂ©e Ă©tait victorieuse, et qu’elle eĂ»t pu Ă©galement marcher sur Saint-PĂ©tersbourg, sur Kalouga, ou sur Toula, que Kutusow eĂ»t en vain essayĂ© de couvrir. L’armĂ©e eĂ»t hivernĂ© Ă  Smolensk, si le prince Schwartzenberg ne l’eĂ»t abandonnĂ©e et manƓuvrĂ© sur Varsovie; ce qui permit Ă  l’amiral Tchitchagow de se porter sur la EĂ©rĂ©- zina, et de menacer les grands magasins et dĂ©pĂŽts de Wilna,oĂčse trouvaient des vivres pour l’armĂ©e pendant quatre mois, des habillements pour 5o,ooo hommes, des chevaux et des mu- OTliS ET MÉLANGES. K5 plus i. Une armĂ©e obligĂ©e de sc retirer l'espace de 3oo lieues avant d’atteindre ses rĂ©serves , scs dĂ©pĂŽts et su base d’opĂ©rations, au milieu d’une nuĂ©e d’ennemis qui harcĂšlent ses lianes, qui interceptent ses communications, sans vivres et sans munitions, sc dĂ©courage, s’affaiblit, et se fond tous les jours davantage, et, Ă  son arrivĂ©e, elle est tellement nitions, et une division de 10,000 hommes pour les garder. Le gĂ©nĂ©ral Dombrowski, qui occupait le fort de Borisow et le pont de la IlĂ©rĂ©zina, ne put le dĂ©fendre. Il n’y avait que 9,000 hommes, il fut repoussĂ©. L’amiral Tchit- chagow passa la BĂ©rĂ©zina pour se porter sur la Dwina, mais ne tenta rien sur Wilna; il fut rencontrĂ© par le duc de Reggio, qui le battit, et le rejeta sur la BĂ©rĂ©zina, aprĂšs lui avoir pris tous ses bagages. Dans sa frayeur, l’amiral brĂ»la le pont de Borisow. 1 Si au lieu d’ĂȘtre en novembre ou eut Ă©tĂ© au mois d’aoĂ»t, l’armĂ©e eĂ»t marchĂ© sur Saint-PĂ©tersbourg; elle 11e se retirait pas sur Smolensli parce qu’elle Ă©tait battue, mais pour hiverner en Pologne ; si on eĂ»t Ă©tĂ© en etc, ni l’armĂ©e de l’amiral Tchitchagow, ni celle de Kutusow, n’eussent osĂ© approcher de l’armĂ©e française de dix journĂ©es , sous peine d’ĂȘtre de suite dĂ©truites. Mt MÉMOIRES IM N Al' ruinĂ©e , que les secours qu’elle reçoit, ne peuvent la rĂ©tablir i. » S’il eĂ»t Ă©tabli trois ou quatre places du moment, des tĂȘtes de pont, et une armĂ©e de rĂ©serve, ses ennemis n’eussent pas pu se placer sur ses derriĂšres ; il n’eĂ»t manquĂ© ni de vivres, ni de munitions , et son armĂ©e, aprĂšs une bataille perdue, eĂ»t promptement trouvĂ© un refuge , des renforts et une barriĂšre contre la poursuite des alliĂ©s. Le public qui se range toujours du cĂŽtĂ© de la fortune, a blĂąmĂ© sĂ©vĂšrement ces deux malheureuses campagnes , tandis que les trompettes de la renommĂ©e retentissaient encore des louanges de la brillante campagne d’Austerlitz. Mais les connaisseurs qui jugent plutĂŽt d’aprĂšs les principes que d’aprĂšs les Ă©vĂšnements, aperçoivent dans cette fameuse campagne les mĂ» mes fautes qui nous perdirent ensuite. On voit NapolĂ©on y faire la guerre sans base d’opĂ©rations, avec plus d’éclat que de soliditĂ©. AprĂšs avoir enveloppĂ© et dĂ©truit l’armĂ©e autri- i i° Les magasins de l’annĂ©e n’étaient pas Ă  trois cents lieues; elle* ne manqua jamais de munitions, elle ne fut pas harcelĂ©e sur ses derriĂšres, et l’ennemi fut partout battu. On a vu les Romains, Ă  TrasimĂšne et Ă  Cannes, Annibal Ă  Zama, Scipion Ă  Thapsus, Sextus a Minda, MĂȘlas Ă  Marengo, Maek Ă  Ulm, le duc de Brunswick Ă  lĂ©na, perdre leurs armĂ©es, ne pas pouvoir se rallier, quoiqu’au milieu de leurs places lortes, et prĂšs de leurs capitales. NOTES ET MÉLANGES. IO7 chienne, Ă  Ulm, parties mouvements brillants d’activitĂ©, d’ordre et d’habiletĂ©, la prudence lui conseillait de s’arrĂȘter pour former une base d’opĂ©rations en BaviĂšre 1. Il n’écoute point ces conseils timides , il poursuit sa pointe, et la fortune le conduit jusque dans Vienne; elle fait plus , elle lui livre le pont de cette capitale sur le Danube, qu’il Ă©tait si aisĂ© aux Autrichiens de brĂ»ler. Le gĂ©nĂ©ral français veut profiter de tout son bonheur; il passe tĂ©me'rairement sur la rive gauche du fleuve, et court en Moravie au devan t des Russes, qu’il bat Ă  Austerlitz, oĂč il conclut la paix. Certainement, si l’on considĂšre sans prĂ©vention sa situation, celle des armĂ©es ennemies, et l’état de l’Europe Ă  cette Ă©poque, il est difficile de ne pas reconnaĂźtre que cette pointe en Moravie n’était qu’une audacieuse folie , qui mettait presque tontes les chances contre lui. L’armĂ©e autrichienne d’Italie, arrivant Ă  la hĂąte, n’était plus qu’à quelques marches, et pouvait se diriger sur Vienne, s’emparer de cette 1 Oui, afin de donner le temps au gĂ©nĂ©ral K-utusow, Ă  l’empereur Alexandre, au gĂ©nĂ©ral Henigsen, au prince Charles, et Ă  l’armĂ©e autrichienne de Vienne de se rĂ©unir sur l’Inn, de rendre inutile la victoire Ă©clatante d’Ulm, et de remettre en balance ce qu’elle avait dĂ©cidĂ©. Ah vraiment! c’eĂ»t Ă©tĂ© un bon conseil Ă  suivre ; pour rĂ©sultat, les armĂ©es françaises dussent Ă©tĂ© rejetĂ©es sur le Rhin et sur les Alpes, avant le mois de dĂ©cembre. MKMOIUES JK i\AI> I 08 capitale, ou ilu moins le l’üle du Prater, et par consĂ©quent du pont sur le Danube i. Le Tvrol n’était pas soumis a, 1 L’archiduc Charles , qui avait eu des avantages sur le prince d’Essling, et Ă©tait arrivĂ© jusqu’à l’Adige, fut obligĂ© de battre en retraite en toute hĂąte, pour arriver au secours de Vienne, aprĂšs la victoire d’Ulrri. Il laissa une forte garnison dans Venise et dans Palma Nova, un corps d’observation dans la Carniole, et il arriva sur les confins de la Hongrie avec /jo,ooo hommes; le prince d’Essling, avec l’armĂ©e d’Italie 35,ooo h., le suivait Ă  la piste. Le gĂ©nĂ©ral Saint-Cyr Ă©tait accouru d’Otrante, et bloquait Venise ; le duc de Raguse avait marchĂ© sur le Simmering avec 20,000 hommes pour se rĂ©unir au prince d’Essling. Le duc de TrĂ©vise Ă©tait restĂ© dans Vienne avec i5,ooo hommes, et le prince d’Eckmull Ă©tait Ă  Pres- bourg, sur le Danube, avec 3o,ooo hommes. Si deux de ses divisions accoururent sur le champ de bataille d’Austerlitz, elles n’y vinrent qu’à marches forcĂ©es, lorsque la bataille Ă©tait dĂ©cidĂ©e, et lorsqu’il n’y avait rien Ă  craindre du Prince Charles, qui Ă©tait harassĂ© de fatigue, et cherchait un refuge au milieu de la Hongrie. 2 Le prince de la Moskowa, avec sou corps NOTES ET MÉLANGES. MK la Prusse et tout le nord de l'Allemagne s’ébranlaient, et un faible corps de i5,ooo hommes que nous avions Ă  Francfort Ă©tait bien insuffisant sans doute pour arrĂȘter i5o,ooo hommes qui paraissaient devoir se porter vers les sources du Danube afin d’intercepter les communications des Français i . Les Russes s’avancaient avec 60,000 hommes au secours des Autrichiens Ă©chappes au dĂ©sastre d’Lbn ; et enfin la BohĂȘme Ă©tait en armes. Certes, il est Ă©vident qu'il ne fallait que temporiser, Ă©viter les batailles de front, et se porter sur les flancs , pour ruiner les Français. Leur armĂ©e enveloppĂ©e d’ennemis, sans communications, sans Ă©tablissements et sans munitions, se serait trouvĂ©e dans une situation aussi fĂącheuse que celle de Moscou. La victoire d’Aus- d’armĂ©e, avait Ă©tĂ© dirigĂ© sur le Tyrol; il Ă©tait plus que suffisant pour le soumettre. Effectivement, il en Ă©tait maĂźtre au moment de la bataille d’Austerlitz. 1 Le roi de Prusse avait Ă©tĂ© Ă©branlĂ© par le sĂ©jour de l’empereur Alexandre Ă  Postdam ; mais malgrĂ© le fameux serment sur le tombeau de FrĂ©dĂ©ric, ce prince avait donnĂ© Ă  la France les plus vives assurances qu’il ne commencerait aucune hostilitĂ©, sans qu’au prĂ©alable il n eĂ»t lait des propositions; et il 11e s’était engagĂ©, avec la Russie, que par un Mais en supposant que les choses fussent comme les rapporte l’auteur des considĂ©rations, il Ă©tait Ă©vident qu’il fallait profiter de six se- I IO MÉMOIRES DE SAl’OLÉOiV. teriilz mĂȘme ne pouvait pas la tirer d’affaire, si les alliĂ©s eussent montrĂ© de la rĂ©solution, de la fermetĂ© et de l’énergie aprĂšs cette bataille , qu’ils avaient grand tort de livrer. Que pouvaient faire les Français aprĂšs cette victoire ? Rien du tout; ou, s’ils poursuivaient les Russes i , leur situation devenait encore plus critique, et leur perte plus facile , car leur ligne d’opĂ©rations, dont la base reposait sur le Rhin , maines qu’on avait devant soi, avant que la Prusse pĂ»t achever ses armements, pour dĂ©faire les arriiĂ©es russes et autrichiennes, dĂ©gager l’Italie, ou bien repasser le Rhin et les Alpes. Car, certainement, en prenant position sur l’Inn , on ne pouvait pas tenir tĂȘte Ă  l’Autriche, Ă  la Russie et Ă  la Prusse, puisque c’était donner le temps Ă  ces puissances, de rĂ©unir et de combiner leurs forces. i, On n’a pas poursuivi, et on n’avait pas besoin de poursuivre les Russes, l’empereur Alexandre avait pris l’engagement de se retirer avec son armĂ©e sans artillerie, par la Hongrie, au - delĂ  du NiĂ©men, et c’est ce qu’il a fait. AprĂšs la bataille d’Austerlitz, on se moquait de la Prusse, et mĂȘme si elle n’eĂ»t pas, dĂšs- lors, changĂ© de ton, elle s’en fĂ»t repentie; l’empereur d’Autriche, sans armĂ©e, sans alliĂ©s , sa capitale prise, dĂ©sirait et devait dĂ©sirer la paix. 11 I il 1 \ NOTES ET s’affaiblissait en s’allongeant. Jette campagne ÂŁ ionnĂ©s entre Smolensk el Mozajsk. ,La retraite Ă©tait donc toute naturelle sur la Pologne. Aucun gĂ©nĂ©ral n’a reprĂ©sentĂ© Ă  NapolĂ©on la nĂ©cessitĂ© de s’arrĂȘter sur la HĂ©rĂ©zina; tous sentaient que maĂźtre de Moscou il terminerait la guerre. Jusqu’à Smolensk , il manƓuvrait sur un pays aussi bien disposĂ© que la France mĂȘme; la population, les autoritĂ©s Ă©taient pour lui; il pouvait y lever des hommes, des chevaux, des vivres, et Smolensk est une place forte. Dans sa marche sur Moscou il n’a jamais eu l’ennemi sur ses derriĂšres. Pendant les vingt jours qu’il a sĂ©journĂ© dans cette capitale, pas une estafette, pas un convoi d’artillerie n’a Ă©tĂ© interceptĂ©, pas une-maison de station retranchĂ©e il y en avait Ă  tous les postes n’a Ă©tĂ© attaquĂ©e; les convois d’artillerie et d’équipages militaires arrivĂšrent sans accidents. Si Moscou n’eĂ»t pas Ă©tĂ© incendiĂ©, l’empereur Alexandre eĂ»t Ă©tĂ© contraint Ă  la paix* AprĂšs l’embrasement de Moscou, si les grands froids n’avaient pas commencĂ© quinze jours plutĂŽt qu’à l’ordinaire, l’armĂ©e fĂ»t revenue sans perte Ă  Smolensk, oĂ» elle n’aurait eu rien Ă  redouter des armĂ©es russes battues Ă  la Moskowa, Ă  Malsioroslawitz ; elles avaient le plus grand besoin de repos. On savait bien qu’il ferait froid en dĂ©cembre et janvier; mais on avait lieu notes et mĂ©langes. ti3 de croire par le relevĂ© de la tempĂ©rature des vingt annĂ©es prĂ©cĂ©dentes que le thermomĂštre ne descendrait pas au dessous de six degrĂ©s de glace pendant novembre ; il n’a manquĂ© Ă  l’armĂ©e que trois jours pour achever sa retraite en bon ordre mais dans ces trois jours elle perdit 3o,ooo chevaux ; le froid prĂ©maturĂ© opĂ©ra Ă©galement sur les deux armĂ©es. Par l’évĂšnement on pourrait donc reprocher Ă  NapolĂ©on d’ĂȘtre restĂ© quatre jours de trop Ă  Mpscou; mais il y fut dĂ©terminĂ© par des raisons politiques; il croyait avoir le temps de retourner en Pologne; les automnes sont trĂšs-prolongĂ©s dans le nord. L’armĂ©e en quittant Moscou emporta vingt jours de vivres, c’était plus qu’il ne lui fallait pour arriver Ă  Smolensk, oĂč elle eut pu en prendre en abondance pour gagner Minsk ou Wilna. Mais tous les attelages des convois, et la majoritĂ© des chevaux de l’artillerie et de la cavalerie pĂ©rirent ; tous les services de l’armĂ©e furent dĂ©sorganisĂ©s; ce ne fut plus une ar- m ĂȘe ; il devint impossible de prendre position avant Wilna. Les corps du prince de Schwartz- emberg et du gĂ©nĂ©ral Reynier qui Ă©taient sur la Vistule, au lieu d’appuyer sur Minsk comme ils le devaient se retirĂšrent sur Varsovie, abandonnant ainsi l’armĂ©e; s’ils se fussent portĂ©s sur MĂ©langes.—Tome II. y 1] ÉMOJRES IE I [/ Minsk, ils y eussent Ă©tĂ© joints par la division Dombrowsky, qui, seule ne put dĂ©fendre Bo- rischow, ce qui permit Ă  l’amiral Tchetchagow de l’occuper. Le projet de l’amiral n’était pas de prendre possession de la Berezina, mais de se porter sur la Dwina pour couvrir Saint-PĂ©tersbourg. C’est par cette circonstance fortuite que le duc de Reggio, le rencontra, le battit, et le rejeta sur la iHve droite de la Berezina. Tcliet- chagow fuĂź battu de aprĂšs le passage de la Berezina ; les cuirassiers Doumerc lui prirent 1,800 hommes dans une charge. À deux journĂ©es de Wilna, lorsque l'armĂ©e n’avait plus de dangers Ă  courir, NapolĂ©on jugea que l’urgence des circonstances exigeait sa prĂ©sence Ă  Paris; lĂ  seulement il pouvait en imposer Ă  la Prusse et Ă  l’Autriche s'il tardait Ă  s’y rendre, le passage lui serait peut- ĂȘtre fermĂ©. Il laissa l’armĂ©e au roi de Naples et au prince de NeufchĂątel. La garde Ă©tait alors entiĂšre, et l’armĂ©e comptait plus de 80,000 combattants sans compter le corps du duc de Tarente qui Ă©tait sur la Dwina. L’armĂ©e russe, tout compris , Ă©tait rĂ©duite Ă  5 o,ooo hommes. Les farines, les biscuits, les vins, les viandes , les lĂ©gumes secs, les fourrages, Ă©taient en abondance Ă  Wilna. D’aprĂšs le rapport de la situation des approvisionnements des vivres, prĂ©- NOTES et mĂ©langes. i 15 sente Ă  NapolĂ©on, Ă  son passage en cette ville, il y restait alors quatre millions de rations de farine, trois millions six cent mille rations de viande, neuf millions de rations de vin ou eau-de-vie; des magasins considĂ©rables d’effets, d’habillements, et de munitions avaient Ă©galement Ă©tĂ© formĂ©s. Si NapolĂ©on fut restĂ© Ă  l’armĂ©e ou qu’il en eĂ»t laissĂ© le commandement au prince EugĂšne , elle n’aurait jamais dĂ©passĂ© Wilna un corps de rĂ©serve Ă©tait Ă  Varsovie, un autre Ă  Kcenigsberg; mais on s’en laissa imposer par quelques cosaques, on Ă©vacua en dĂ©sordre Wilna dans la nuit c’est de cette Ă©poque surtout que datent les grandes pertes de cette campagne, et c’était un des malheurs des circonstances que cette obligation oĂč se trouvait NapolĂ©on dans les grandes crises, d’ĂȘtre Ă  la fois Ă  l’armĂ©e et Ă  Paris. Rien n’était et ne pouvait ĂȘtre moins prĂ©vu par lui que la conduite insensĂ©e que l’on tint Ă  Wilna, Pendant la campagne de 1 8 1 3 i° notre premiĂšre ligne de places et de magasins Ă©tait KƓ- uigstein, Dresde, Torgau, Wittemberg, Mag- debourg, Hambourg; notre seconde ligĂźie Ă©tait Minden, Leipsick, Mersebourg, Erfurth, Wurtz- bourg; a 0 nos tĂȘtes de pont sur la Saale Ă©taient Mersebourg, Weissenfels, Naunbourg; 3° l e duc de Castiglione commandait une armĂ©e de 8 . 1 lĂŒ M ÉMOI K RS DE NAl>OI,ÉON. rĂ©serve sur la droite de la Saale une division de rĂ©serve Ă©tait Ă  Leipsick. La position de l’armĂ©e fut empirĂ©e par l’accident du pont de Leip- sick; mais arrivĂ©e» Erfuth, elle y aurait trouvĂ© des magasins considĂ©rables en tous genres elle devait y faire halte , approvisionner ses caissons, et aprĂšs deux jours de repos manƓuvrer contre les corps dissĂ©minĂ©s des alliĂ©s. L’arrivĂ©e Ă  marches forcĂ©es sur le Mein de l’armĂ©e austro-bavaroise du marĂ©chal Wrede obligea de marcher de suite sur llanau, pour rĂ©tablir la communication avec Mayence. Les dĂ©sastres de la campagne de Russie sont l’effet du changement prĂ©maturĂ© de la saison. Les dĂ©sastres de la campagne de Saxe sont le rĂ©sultat des Ă©vĂšnements politiques; peut-ĂȘtre dira-t-on qu’il fallait prĂ©voir ces Ă©vĂšnements politiques fort bien , mais enfin cette campagne eĂ»t eu une toute autre issue sans la dĂ©fection des troupes saxonnes et bavaroises, et sans les changements de politique qui se sont opĂ©rĂ©s dans les cabinets. En i 8 o 5 , aprĂšs avoir fait 80,000 prisonniers et pris tout le matĂ©riel de l’armĂ©e autrichienne, NapolĂ©on jugea devoir se porter sur Vienne i° pour dĂ©gager l’Italie, et tomber sur les derriĂšres de l’archiduc Charles qui avait battu le prince d’Essling, et qui dĂ©jĂ  Ă©tait arrivĂ© sur NOTES ET MELANGES. II? l’Adige; 2 0 pour empĂȘcher l’armĂ©e autrichienne de se joindre Ă  celle de l’empereur Alexandre; 3 ° pour entamer, battre et couper l’armĂ©e deKu- tusow. EntrĂ© Ă  Vienne, il apprit que l’archiduc Charles s’était mis en pleine retraite d’Italie; que suivi par le prince d’Essling, et affaibli par les garnisons qu’il avait jetĂ©es dans Venise, Palma-Nova, et par le corps d’observation de la Carniole, il ne ramenait en Hongrie que 35 ,ooo hommes ; que l’empereur Alexandre Ă©tait Ă  OlmĂŒtz ; il rĂ©solut de passer le Danube Ă  Vienne pour couper Ă  Hollabrun Kutusow qui, battu Ă  Amstetten, avait passĂ© le Danube Ă  Krems. Ce mouvement avait rĂ©ussi, lorsque le prince Murat se laissa amuser par le prince Bagration qui, tout en lui parlant de la paix, s’échappa. NapolĂ©on accourut dans la nuit, fit attaquer Ă  la pointe du jour, mais Bagration s’était dĂ©gagĂ© durant les dix-huit heures d’armistice. Le 2 dĂ©cembre, il dĂ©fit Ă  Austerlitz les armĂ©es russe et autrichienne rĂ©unies, commandĂ©es par les empereurs d’Autriche et de Russie ; il avait laissĂ© Ă  Vienne le duc de TrĂ©- vise avec i 5 ,ooo hommes. Le duc de Raguse, avec 20,000 hommes, observait sur le Simme- ring les mouvements du prince Charles. Le prince d’EekmĂŒhl, avec 3 o,000, Ă©tait sur la lisiĂšre de la Hongrie. Les i 5 ,ooo hommes du duc de » Il8 MÉMOIRES DK NAPOLÉON. TrĂ©vise, les a0,000 du duc de Raguse, les 3 o,ooo du prince d'EckmĂŒhl, les 4 °ßOoo du prince d’Essling qui Ă©tait dĂ©jĂ  arrivĂ© Ă  Klagen- furth, formaient ainsi une masse de plus de 100,000 hommes opposĂ©s aux 35 ,000 de l’archiduc Charles. Le mouvement sur Austerlitz, pour combattre l’armĂ©e russe et empĂȘcher la jonction avec l’armĂ©e d’Italie, est conforme Ă  toutes les rĂšgles de l’art; il a rĂ©ussi, il devait rĂ©ussir. Le prince de la Moskowa avec le sixiĂšme corps Ă©tait dans le Tyrol ; le duc de Castiglione avec le septiĂšme corps Ă©tait en reserve en Souabe. Le marĂ©chal Saint-Cyr Ă©tait * devant Venise ; le roi de BaviĂšre avait une rĂ©serve Ă  Munich. Quant Ă  la Prusse, nous n’étions pas en guerre avec elle. La convention de Potsdam Ă©tait Ă©ventuelle ; il fallait au prĂ©alable que les propositions que le comte Haug- witz Ă©tait chargĂ© de faire h NapolĂ©on fussent refusĂ©es. Il Ă©tait au quartier-gĂ©nĂ©ral; et si on eĂ»t Ă©tĂ© battu Ă  Austerlitz, elles eussent Ă©tĂ© acceptĂ©es, et l’effet de cette bataille perdue aurait sur-le-champ excitĂ© la jalousie de la cour de Berlin contre l'Autriche, et la Russie. D’ail- » leurs , il fallait encore six semaines, pour que l’armĂ©e prussienne fĂ»t mobile. Si l’empereur de Russie eĂ»t Ă©vacuĂ© OlmĂŒtz, NOTES ET MÉLANGES. 119 pour s’enfoncer en Hongrie et se joindre, sans livrer bataille, Ă  l’archiduc Charles, l’armĂ©e qui a combattu Ă  Austerlitz eĂ»t alors Ă©tĂ© renforcĂ©e par deux divisions du prince d’EekmĂŒhl qui n’ont pas combattu Ă  Austerlitz , iet par les corps des ducs de Raguse , de TrĂ©vise, du prince d’Essling; tout l’avantage eĂ»t Ă©tĂ© de son cĂŽtĂ©; elle sc fĂ»t trouvĂ©e supĂ©rieure en nombre aux armĂ©es alliĂ©es rĂ©unies. Tj’armĂ©e avait dans cette campagne trois lignes d’opĂ©rations l’une sur Italie par le Sim- mering et Klagenfurth ; l’autre Ă©galement sur 1 Italie par le Simmering, Graetz, Palma-Nova ; la troisiĂšme sur le Rhin, par saint Polten, Eus, Braunau, Munich, Âugsbourg. Ens Ă©tait fortifiĂ© et contenait de grands magasins de bouche et de munitions de guerre. Braunau, tĂȘte de pont sur l’Iun Ă©tait une place forte en Ă©tat de soutenir quinze jours de tranchĂ©e; le gĂ©nĂ©ral Lauriston y commandait il y rĂ©unissait des magasins, des hĂŽpitaux, des munitions. Passau place forte sur l’Inn, Ă  son embouchure dans le Danube, contenait de grands m agasins ; le gĂ©nĂ©ral Moulin commandait Ă  Augsbourg il avait fortifiĂ© et mis Ă  l’abri dun coup de main cette place de dĂ©pĂŽts et de magasins sur la rive gauche du Lech. Pendant les campagnes d’Austerlitz, d’IĂ©na, iaO MÉMOIRES DE NAPOLÉON. de Friedland, de Moscou, pas une estafette ne fut interceptĂ©e, pas un convoi de malades ne fut pris ; on n’a pas Ă©tĂ© un seul jour au quartier-gĂ©nĂ©ral sans nouvelles de Paris. On se fait de fausses idĂ©es de la Moravie et de la Russie, les vivres s’y trouvent en abondance. NOTES ET MÉLANGES. 1 2 I XIV e NOTE. — CAMPAGNE de i8i3. Page 385. C'est pour avoir violĂ© ce principe, que NapolĂ©on perdit, en i8i3, la trop fameuse bataille de Lcipsick qui changea le destin de l’Europe. Qu’il me soit permis de prendre les Ă©vĂšnements de plus haut, et d’indiquer les mouvements d’armĂ©e qui prĂ©cĂ©dĂšrent cette terrible catastrophe. J’aurai en mĂȘme temps l’occasion de rapporter la bataille de Dresde, qui semblait promettre aux armĂ©es françaises un avenir plus heureux. » Nous avons parlĂ© en dĂ©tail de cette campagne dans des notes sur l’ouvrage d’uu officier saxon; nous nous bornerons donc ici Ă  rectifier quelques erreurs notoires. Sur les 25o,ooo hommes dont Ă©tait composĂ©e 1 armĂ©e de NapolĂ©on dans cette campagne, 5o,ooo Ă©taient Saxons, Westphalieus, Bavarois, Wurtembergeois, Ëadois, Hessois ou troupes du duchĂ© de Berg, fort mal disposĂ©s et qui firent plus de mal que de bien. Les 200,000 autres Ă©taient de jeunes troupes, surtout de ca- J 22 MÉMOIRES DF. NAPOLÉON. valerie, hormis la garde, les Polonais, a ou 3 rĂ©giments de cavalerie lĂ©gĂšre, L\ ou 5 de grosse cavalerie. Ce dĂ©faut de cavalerie lĂ©gĂšre empĂȘcha de connaĂźtre les mouvements de l’ennemi. Nous avions un pont sur l’Elbe Ă  Dresde, un Ă  Meissen, un Ă  Torgau, un Ă  Wittemberg, un Ă  Magdebourg, un Ă  Hambourg. Les mouvements sur Dresde Ă©taient prĂ©vus; on fit tout pour y attirer l’ennemi. NapolĂ©on avait fait Ă©lever des ouvrages , ouvrir des routes et jeter des ponts sur l’Elbe devant KƓnigstein, pour faciliter la communication entre cette place et ‱Stolpen. Les victoires de LĂŒtzen et de WĂŒrtzen , les a et 2 i mai, avaient rĂ©tabli la rĂ©putation des armes françaises ; le roi de Saxe avait Ă©tĂ© ramenĂ© triomphant dans sa capitale ; l’ennemi Ă©tait chassĂ© de Hambourg; un des corps de la grande armĂ©e Ă©tait aux portes de Berlin , et le quartier de NapolĂ©on Ă©tait Ă  Breslau les armĂ©es russes et prussiennes dĂ©couragĂ©es n’avait plus d’autre parti que de repasser la Vistule, quand l’Autriche, intervenant dans les affaires, conseilla Ă  la France de signer une suspension d’armes. NapolĂ©on retourna Ă  Dresde ; l’empereur d’Autriche quitta Vienne et se rendit en BohĂšme ; celui de Russie et le roi de Prusse s’établirent Ă Schweidnitz. Les pourparlers commencĂšrent; NOTES ET MÉLANGES. tĂŒ3 le prince de Metternich proposa le congrĂšs de Prague ; il fut acceptĂ© ce n’était qu’un simulacre ; la cour de Vienne avait dĂ©jĂ  pris des engagements avec la Russie et la Prusse; elle allait se dĂ©clarer au mois de mai, quand les succĂšs inattendus de l’armĂ©e française l’obligĂšrent Ă  marcher avec plus de prudence. Quelques efforts quelle eut faits, son armĂ©e Ă©tait encore peu nombreuse, mal organisĂ©e, et peu en Ă©tat d’entrer en campagne. Le prince de Metternich demanda les provinces illyriennes, et une frontiĂšre sur le royaume d’Italie; le grand-duchĂ© de Varsovie , la renonciation de NapolĂ©on au protectorat de la confĂ©dĂ©ration du Rhin, Ă  la mĂ©diation de la confĂ©dĂ©ration suisse, et Ă  la possession de la 3a e division militaire et des dĂ©partements de la Hollande. Ces conditions excessives Ă©taient Ă©videmment mises en avant, dans l’opinion quelles seraient rejetĂ©es. Cependant le duc de Vicence se rendit au congrĂšs de Prague , et les nĂ©gociations commencĂšrent tous les moyens employĂ©s pour amener les puissances Ă  se dĂ©sister de quelque partie de leurs prĂ©tentions, avaient procurĂ© quelques modifications insignifiantes NapolĂ©on se dĂ©cida Ă  des concessions importantes, et Ă  les faire porter Ă  l’empereur d’Autriche par le comte de Bubna qui rĂ©sidait Ă  Dresde. L’a- I il II MÉMOIRES DE NAPOLÉON. bantlon des provinces illyriennes, limitĂ©es du royaume d’Italie par l’Isonzo; du grand-duchĂ© de Varsovie, et des titres de protecteur de la confĂ©dĂ©ration du Rhin et de mĂ©diateur de la confĂ©dĂ©ration suisse , Ă©taient consentis. Quant Ă  la Hollande et aux villes ansĂ©atiques, NapolĂ©on s’engageait Ă  ne retenir ces possessions que jusqu’à la paix, et comme moyens de compensation , pour obtenir de l’Angleterre la restitution des colonies françaises. Lorsque le comte de Bubna arriva Ă  Prague, le terme fixĂ© pour la durĂ©e de l’armistice Ă©tait expirĂ© depuis quelques heures; sur ce motif, l’Autriche dĂ©clara son adhĂ©sion Ă  la coalition, et la guerre recommença. La victoire Ă©clatante remportĂ©e Ă  Dresde par l’armĂ©e française, le 27 aoĂ»t, sur l’armĂ©fe commandĂ©e par les trois souverains, fut suivie des dĂ©sastres des corps d’armĂ©e du marĂ©chal Macdonald en Lusace, et du gĂ©nĂ©ral Vandamme en BohĂȘme. Cependant la supĂ©rioritĂ© restait encore du cĂŽtĂ© de l’armĂ©e française, qui s’appuyait aux forteresses de Torgau , Wittemberg et Mag- debourg. Le Danemarck venait de conclure Ă  Dresde, avec la France, un traitĂ© d’alliance offensive et dĂ©fensive; et son contingent augmentait Ă  Hambourg l’armĂ©e du prince d’EckmĂŒhl. En NOTES ET MELANGES. Ia5 octobre , NapolĂ©on quitta Dresde pour se porter sur Magdebourg, par la rive gauche de l’Elbe, afin de tromper l’ennemi. Son projet Ă©tait de repasser l’Elbe Ă  Wittemberg, et de marcher sur Berlin. Plusieurs corps Ă©taient dĂ©jĂ  arrivĂ©s Ă  Wittemberg, et les ponts de l’ennemi Ă  Dessau avaient Ă©tĂ© dĂ©truits, lorsqu’une lettre du roi de Wurtemberg, justifiant les inquiĂ©tudes dĂ©jĂ  conçues sur la fidelitĂ© de la cour de Munich, annonça que le roi de BaviĂšre avait subitement changĂ© de parti; et que, sans dĂ©claration de guerre ou avertissement prĂ©alable, et en consĂ©quence du traitĂ© de Reid, les deux armĂ©es autrichienne et bavaroise, cantonnĂ©es sur les bords de l’Inn, s’étaient rĂ©unies en un seul camp; que ces 80,000 hommes, sous les ordres du gĂ©nĂ©ral de WrĂšde, marchaient sur le Rhin; que le Wurtemberg, contraint par la force de cette armĂ©e, Ă©tait obligĂ© d’y joindre son contingent, et qu’il fallait s’attendre que bientĂŽt 100,000 hommes cerneraient Mayence. A cette nouvelle inattendue, NapolĂ©on crut devoir changer le plan de campagne qu’il avait mĂ©ditĂ© depuis deux mois, pour lequel on avait disposĂ© les forteresses et les magasins ce plan Ă©tait de jeter les alliĂ©s entre l’Elbe et la Saale, et manƓuvrant sous la protection des placeset magasins deTorgau, Wittemberg, Magdebourg et f- 1a6 MÉMOIRES DF. NAPOLÉON. Hambourg, d’établir la guerre entre l’Elbe et l’Oder l’armĂ©e française possĂ©dait sur l’Oder les places de Glogau, CĂŒstrin, Stettin , et selon les circonstances, de dĂ©bloquer les places de la Vistule, Dantzig, Thorn et Modlin. Il y avait Ă  espĂ©rer un tel succĂšs de ce vaste plan, que la coalition en eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©sorganisĂ©e, et tous les princes de l’Allemagne confirmĂ©s dans leur fidĂ©litĂ© et dans l’alliance de la France. Si, comme on avait dĂ» le penser, la BaviĂšre eĂ»t tardĂ© quinze jours Ă  changer de parti, on Ă©tait assurĂ© qu’elle n’en eĂ»t pas changĂ©. Les armĂ©es se rencontrĂšrent sur le champ de bataille de Leipsick , le 16 octobre. L’armĂ©e française fut victorieuse; le 18 elle l’aurait Ă©tĂ© encore, malgrĂ© l’échec Ă©prouvĂ© le 16 par le duc de Raguse, sans la dĂ©fection de l’armĂ©e saxonne qui, occupant une des positions les plus importantes de la ligne , passa Ă  l’ennemi avec une batterie de 60 bouches Ă  feu, qu’elle tourna contre la ligne française. Une trahison aussi inouie devait entraĂźner la ruine de l’armĂ©e, et donner aux alliĂ©s tous les honneurs de la journĂ©e. NapolĂ©on accourut en toute hĂąte avec la moitiĂ© de sa garde, repoussa, chassa de leurs positions les Saxons et les SuĂ©dois. La journĂ©e du t8 se termina; l’ennemi fit un mouvement rĂ©trograde sur toute la ligne, et prit ses NOTES ET MÉLANGES. Ia 7 bivouacs en arriĂšre du champ de bataille, qui resta aux Français. A la bataille de Leipsick, la jeune garde fut engagĂ©e sous le duc de Reggio et le duc de TrĂ©vise. La moyenne garde, commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Curial, attaqua et mit en dĂ©route le corps autrichien du gĂ©nĂ©ral Merfeld, qui fut fait prisonnier. La cavalerie de la garde, ayant Ă  sa tĂȘte le gĂ©nĂ©ral Nansouty, se porta Ă  la droite, repoussa la cavalerie autrichienne et fit grand nombre de prisonniers. L’artillerie de la garde , dirigĂ©e par le comte Drouot, fut engagĂ©e toute la journĂ©e. De toute la garde, la vieille garde infanterie resta seule constamment en bataille, dans une position fulminante oĂč sa prĂ©sence Ă©tait nĂ©cessaire, mais oĂč elle ne fut jamais dans le cas de se former en carrĂ©. Dans la nuit, l’armĂ©e française commença son mouvement pour se placer derriĂšre l’Elster et se trouver en communication directe avec Erfurth, d’oĂč elle attendait les convois de munitions dont, elle avait besoin. Elle avait tirĂ© plus de i 5 o,ooo coups de canon dans les journĂ©es du 16 et du 18. La trahison de plusieurs corps allemands, troupes de la confĂ©dĂ©ration du Rhin, entraĂźnĂ©s par l’exemple donnĂ© la veille par les Saxons ; l’accident du pont de qu’un sergent fit sauter avant d’en 128 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. avoir reçu l’ordre de son chef, firent que l’arme'e, quoique victorieuse, Ă©prouva, par ces funestes Ă©vĂšnements, les pertes rĂ©sultant ordinairement des journĂ©es les plus dĂ©sastreuses. Elle repassa la Saale au pont de Weissenfeld; elle devait s’y rallier, y attendre et recevoir des munitions d’Erfurth, qui en Ă©tait abondamment approvisionnĂ©, lorsque l’on reçut des nouvelles prĂ©cises de l’armĂ©e austro-bavaroise ; elle avait fait des marches forcĂ©es, elle Ă©tait arrivĂ©e sur le Mein; il fallait donc aller Ă  elle. Le 3o octobre, l’armĂ©e française la rencontra rangĂ©e en bataille en avant de Hanau, interceptant le chemin de Francfort ; quoique forte et occupant de belles positions, elle fut culbutĂ©e, mise en dĂ©route complĂšte, chassĂ©e de Hanau; l’armĂ©e française continua son mouvement de retraite derriĂšre le Rhin, qu’elle repassa le a novembre. Des pourparlers eurent lieu Ă  Francfort entre le baron de le prince de Metter- nich, le comte de Nesselrode, et lord Aberdeen. Les alliĂ©s posaient comme bases premiĂšres de la paix, que NapolĂ©on renoncerait au protectorat de la confĂ©dĂ©ration du Rhin, Ă  la Pologne et aux dĂ©partements de l’Elbe ; que la France resterait entiĂšre dans ses limites naturelles des Alpes et du Rhin, et qu’on discu- I J t NOTES ET MÉLANGES. J 2y lerait une frontiĂšre en Italie qui sĂ©parĂąt la France des Ă©tats de la maison d’Autriche. NapolĂ©on adhĂ©ra Ă  ces bases le duc de Vi- cence partit pour Francfort ; mais le congrĂšs > de Francfort Ă©tait une ruse mise en avant comme le congrĂšs de Prague, dans l’espoir que la France refuserait. On voulait avoir un nouveau texte de manifeste pour travailler l’esprit public, car au moment mĂȘme oĂč ces propositions conciliatrices Ă©taient faites, les alliĂ©s violaient la neutralitĂ© des Cantons, entraient en Suisse, refusaient de recevoir Ă  Francfort le plĂ©nipotentiaire français, et indiquaient Chatillon-sur-Seine pour le lieu de la rĂ©union du congrĂšs; bientĂŽt ils firent pressentir comme base de la nĂ©gociation l’abandon de toute l’Italie, de la Hollande, de la Belgique, des dĂ©partements du Rhin et de la Savoie ; ce qui replaçait la France dans les limites qu’elle avait avant 1792 et par un projet de traitĂ© prĂ©liminaire , remis le i5 fĂ©vrier, ils exigĂšrent qu’on leur livrĂąt immĂ©diatement les places d’Huningue, de BĂ©fortet de Besançon. De telles prĂ©tentions n’étaient assurĂ©ment pas de nature Ă  ĂȘtre admises sans discussions. Les nĂ©gociations duraient encore lorsque les alliĂ©s dĂ©clarĂšrent que le congrĂšs Ă©tait dissous. MĂ©langes .— Tome II. 9 "UE MOIItKS 11E NAPOLEON. i3o XV e NOTE. Page 33g. On sait comment Na'pole'on parvint de l’ile d’Elbe jusqu’à Paris. Il Ă©tait Ă  peine maĂźtre de celte capitale, lorsqu’il vit se de'clarer contre lui toute l’Europe et les deux tiers de la France ; il n’avait pour lui qu’une armĂ©e de i 5 o,ooo hommes et le prestige d’un nom brillant de l’éclat de plus de trente victoires. DĂ©jĂ  plusieurs armĂ©es royales se pressent dans l’intĂ©rieur, et 800,000 Ă©trangers le menacent sur tous les points Ă  l’extĂ©rieur. Attendra-t-il de se voir attaquĂ© par la rĂ©union de tous ses ennemis , en se bornant Ă  une guerre dĂ©fensive ? ou bien prendra-t-il l’initiative des opĂ©rations, afin de troubler leur concert et de porter des coups importants avant qu’ils ne soient tous en ligne? Il sc dĂ©cide pour le dernier parti il rassemble ses troupes, et le i 5 juin, il se met en marche sur trois colonnes en partant de Philippeville, Beaumont et Maubenge, pour aller passer la Sambre le mĂȘme jour Ă  ChĂątelet, Char- leroi et Marcliienne, Ă  la tĂȘte de 100,000 combattants. Le reste de ses forces Ă©tait occupĂ© dans l’intĂ©rieur ou sur les autres frontiĂšres. L’armĂ©e anglaise Ă©tait cantonnĂ©e de Bruxelles Ă  Nivelle ; l’armĂ©e prussienne , aux environs de Fleuras et de Namur. Le projet du gĂ©nĂ©ral français Ă©tait d’aller se placer brusquement au milieu des cantonnements de ces deux armĂ©es , d’empĂȘcher leĂ»t rĂ©union et de tomber sue- NOTES ET MÉLANGES. 131 cessivcment sur les troupes Ă©parses avec toute sa cavalerie, qu’il avait formĂ©e Ă  cet effet en un seul corps de ao,ooo clievaux. Tout le succĂšs de cette opĂ©ration Ă©tait dans la rapiditĂ© de ses mouvements ; il devait porter le mĂȘme jour toute son annĂ©e jusqu’à Fleurus, par une marche forcĂ©e de 8 ou io lieues, et pousser son avant-garde jusqu’à Som- bref, sur la route de Namur Ă  Bruxelles ; mais, au lieu de se hĂąter d’arriver au milieu de ses ennemis, il s’arrĂȘta Ă  Charleroi, soit qu’il fĂ»t retardĂ© par le mauvais temps, soit par d’autres motifs. » Le lendemain, nous nous mettons en mouvement sur trois colonnes ; la colonne de gauche , forte de 35,ooo hommes, prend la route de Charleroi Ă  Bruxelles , et rencontre une partie de l’armĂ©e anglaise en marche pour se joindre aux Prussiens, aux Quatre-Bras, nƓud de jonction des deux routes de Charleroi et de Namur Ă  Bruxelles. On se bat de part et d’autre avec des succĂšs variĂ©s. mais enfin nous obtenons le point capital, celui d’arrĂȘter la marche des Anglais sur la route de Namur. Nos deux autres colonnes marchent, l’une sur la route de Fleurus, et l’autre Ă  demi-lieue Ă  droite. Cependant les Prussiens s’étaient rassemblĂ©s avec beaucoup de cĂ©lĂ©ritĂ© ; et lorsque nous arrivons Ă  Fleurus , Ă  onze heures du matin , nous trouvons leur armĂ©e en position, la gauche Ă  Sombref sur la route de Namur Ă  Bruxelles, la droite Ă  ayant son front couvert par le ruisseau escarpĂ© de Ligny ;nous arrivons sur leur flanc droit. La raison nous conseillait d’attaquer cette ville par lĂ , nous Ă©vitions en partie les dĂ©filĂ©s du ruisseau ; nous nous rapprochions de notre corps de gauche, qui se battait aux Quatre-Bras , de maniĂšre que les deux armĂ©es pussent se donner mutuellement du secours, et enfin nous rejeltions les Prussiens loin des Anglais, eu les forçant de se retirer sur Namur. Mais le gĂ©nĂ©ral français agit 33 notre colonne le droite de 3o,ooo hommes, qui,dĂšs le matin , Ă©tait partie de Gernbloux pour suivre la marche des Prussiens sur la route de Wavre. Cette colonne, sĂ©parĂ©e du reste de l’armĂ©e par la riviĂšre fangeuse de la Dyle, resta prĂšs de Wavre, Ă  plus de trois lieues du champ de bataille, Ă©loignement fatal au succĂšs de la journĂ©e! Le combat s’engage Ă  midi au Mont-St-Jean , et nous sommes privĂ©s de ce corps de 3o,ooo hommes, que le gĂ©nĂ©ral français semble avoir oubliĂ© loin de lui, par un aveuglement ou une prĂ©somption sans exemple, et cette colonne reste stupidement sur la rive droite de la Dyle, au lieu d’accourir vers le bruit du canon, pour prendre part Ă  la bataille; au lien du moins de marcher vivement sur les traces des Prussiens, qui passent la Dyle Ă  Wavre, et viennent renforcer l’arme'e anglaise. Si cette colonne latĂ©rale, suivant nos principes , se fĂ»t rapprochĂ©e Ă  une lieue de la colonne principale , en passant la Dyle dĂšs le matin, pour se placer entre la grande route et la riviĂšre, on eĂ»t pu l’employer , suivant les circonstances, ou Ă  contenir l’armĂ©e prussienne, ou Ă  frapper un coup dĂ©cisif sur la gauche des Anglais, et la victoire se dĂ©cidait pour l’armĂ©e française , du moins les probabilitĂ©s portent Ă  le croire. Ce qui perdit le gĂ©nĂ©ral français, ce fut d’ĂȘtre privĂ© d’une partie de son armĂ©e, en la portant Ă  trois lieues du point capital par une fausse marche. Quant Ă  la bataille elle-mĂȘme, la plus grande faute que lui reprochent les connaisseurs, c’est l’engagement prĂ©maturĂ© de sa cavalerie, pie j'ai dĂ©jĂ  eu lieu de faire remarquer. Page ĂŒ3o. o Mais, si nous voulions la faire charger dĂšs le commencement de la bataille sur l'infanterie intacte et aguerrie, elle serait infailliblement ramenĂ©e sur le reste de l’armĂ©e oĂč MÉMOIRES DE NAPOLÉON. T 34 elle communiquerait son dĂ©sordre. Je sais qu’on pourrait opposer Ă  ces raisonnements l’exemple rĂ©cent de deux gĂ©nĂ©raux illustres qui engagĂšrent leur cavalerie presque dĂšs le dĂ©but de la bataille de Waterloo. Voici comment la droite des Français, composĂ©e de quatre divisions d’infanterie , chacune formĂ©e en colonne serrĂ©e par division, s'armerait pour attaquer la gauche et le centre de la ligne anglaise , lorsque le gĂ©nĂ©ral anglais lança sur les colonnes en marche une brigade de cavalerie de sa gauche cette charge eut du succĂšs contre toute probabilitĂ©. Une de nos colonnes, effrayĂ©e au seul aspect de cette cavalerie, s’enfuit et se dispersa en abandonnant une batterie de 3o piĂšces d’artjllerie qu’elle Ă©tait chargĂ©e de soutenir mais la cavalerie anglaise, en se retirant aprĂšs sa charge, fut prise en flanc et Ă  dos par les autres divisions d’infanterie et par quelques escadrons français; elle souffrit beaucoup, et ces deux rĂ©gi- ments furent presque dĂ©truits. » Page Ăź33. .Cependant, comme son caractĂšre inflexible ne savait jamais cĂ©der Ă  propos Ă  l’empire des circonstances, il aima mieux faire dĂ©truire assez inutilement sa cavalerie sous le feu des Anglais, que de la faire plier. Cette charge dĂ©placĂ©e se fit sans doute Ă  son insu mais pourquoi se tenait-il hors de portĂ©e de bien voir? pourquoi ne surveillait- il pas son champ de bataille pour donner et faire exĂ©cuter ses ordres ? Tout gĂ©nĂ©ral en chef n’est-il pas responsable des fautes qui se commettent sur un champ de bataille qui n’a qu’une demi-lieue d’étendue? et le sien n’était guĂšres plus grand. » Quoi, les deux tiers de la France Ă©taient contre NapolĂ©on ! Plusieurs armĂ©es royales ma- JVOTJ2S ET 3IÉLADGES. 1 35 Ɠuvraient dans l’intĂ©rieur? Comment donc, dĂ©barquĂ© seul sur Ja cĂŽte de Provence, s’est-il rassis en 20 jours sur son trĂŽne? Comment donc la France entiĂšre I’a-t-elle proclamĂ© pour la troisiĂšme fois depuis quinze ans son souverain, au champ de mai ? Comment donc, 5 oo,ooo Français ont-ils Ă  sa voix accouru sous ses enseignes ? Comment donc tant de gĂ©nĂ©raux de toutes les annĂ©es, tant d’officiers Ă©clairĂ©s lui ont- ils prĂȘtĂ© serment, quand, peu de jours avant, ils avaient reçu la croix de St-Louis des mains de Louis XVIII ? Comment donc son nom seul fait-il encore aujourd’hui trembler sur leurs trĂŽnes tous les rois du monde conjurĂ©s contre NapolĂ©on n’a jamais rĂ©uni 20,000 hommes de cavalerie pour les jeter entre l’armĂ©e prus- so-saxonne et l’armĂ©e anglo-hollandaise, dans un pays coupĂ©, couvert de mamelons; ce qu’il a fait, il l’avait projetĂ©. Le i 5 au soir , son armĂ©e 11e resta pas Ă  Charleroi ; les corps du gĂ©nĂ©ral Vandamme et du marĂ©chal Grouchy bl- vouquĂšrent dans les bois Ă  un quart de lieue de Fleurus. Le prince de la Moshowa , aprĂšs s’ùtre battu toute la journĂ©e coucha Ă  Franne, ayant des vedettes sur les Quatrc-Hras. Il Ă©tait impossible d’occuper Sombrcf, puisque dĂ©jĂ ., 136 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, indĂ©pendamment du corps du gĂ©nĂ©ral Zeithen, le a e corps prussien, celui du gĂ©nĂ©ral Thiel- man, y Ă©taient arrivĂ©s de Naraur. L’armĂ©e lit dix lieues dans cette premiĂšre journĂ©e, par des chemins de traverse dans un pays coupĂ©. L’intention de NapolĂ©on Ă©tait que son avant-garde occupĂąt Fleurus en cachant ses troupes derriĂšre les bois prĂšs de cette ville ; il se fĂ»t bien gardĂ© de laisser voir son armĂ©e et surtout d’occuper Sombref. Cela seul eĂ»t fait manquer toutes ses manoeuvres; car alors le marĂ©chal Blu- cher eĂ»t Ă©tĂ© obligĂ© de donner Wavre pour point de rassemblement Ă  ses troupes la bataille de Ligny n’eĂ»t pas eu lieu, l’armĂ©e prussienne n’eĂ»t pas Ă©tĂ© obligĂ©e de livrer bataille, sans ĂȘtre rassemblĂ©e, et sans ĂȘtre soutenue par l’armĂ©e anglaise. La victoire de Ligny a Ă©tĂ© tellement dĂ©cisive qu’elle a affaibli l’armĂ©e prussienne de 60,000 h.; elle avait dĂ©cidĂ© la question. Par oĂč fallait-il attaquer les Prussiens? En dĂ©bordant leur droite par St-Amand, ou bien en dĂ©bordant leur gauche par Sombref; ou enfin en perçant leur centre, en s’emparant des hauteurs de Bry et rejetant toute leur aile du cĂŽtĂ© de Charleroi, et en arrivant avant la droite sur le chemin des Quatre-Bras? Il n’était pas question dans celte bataille de sĂ©parer les Anglais des Prussiens; on savait que les Anglais ne pou- NOTES ET MÉLANGES. 137 vaient ĂȘtre en mesure que le lendemain ; mais il Ă©tait question d’empĂȘcher la partie du 3 r corps de Blucher qui n’était pas encore rĂ©unie Ă  r i heures du matin et qui venait par Namur et le 4 * corps qui arrivait Ă  Ligny par Gein- bloux , de joindre sur le champ de bataille. En coupant la ligne ennemie Ă  Ligny , toute la droite de l’ennemi Ă  fut tournĂ©e et compromise, tandis que, maĂźtre de on n’eĂ»t rien eu. Il faut donc conclure de ceci que la raison dĂȘ NapolĂ©on n’est pas la raison de l'aristarque , et il voudra bien nous permettre de croire de prĂ©fĂ©rence au coup-d’Ɠil militaire du premier. S’il Ă©tait vrai que le gĂ©nĂ©ral anglais eĂ»t Ă©tudiĂ© son champ de bataille de il n’aurait pas donnĂ© preuve de talent dans cette occasion. Ce champ de bataille Ă©tait mauvais, son armĂ©e Ă©tait perdue sans l’arrivĂ©e de 60,000 hommes de Blucher. Le duc de Wellington Ă©tait surpris dans ses cantonnements; l’armĂ©e française manƓuvrait depuis trois jours Ă  portĂ©e de ses avant-postes; elle avait commencĂ© les hostilitĂ©s, repoussĂ© l’armĂ©e prussienne, qu’il ignorait encore Ă  son quartier - gĂ©nĂ©ral que NapolĂ©on eĂ»t quittĂ© Paris. Tous les cantonnements de son armĂ©e Ă©taient en pleine sĂ©curitĂ©, occupant une Ă©tendue 1 38 UlÉMOllĂŻIiS JĂŒ NAPOLÉON, de plus de vingt lieues. Son infanterie, sa cavalerie et son artillerie, Ă©taient cantonnĂ©es sĂ©parĂ©ment. Son infanterie seule fut engagĂ©e aux Quatre-Bras une partie de la journĂ©e ; elle y perdit Ă©normĂ©ment, parce qu’elle fut obligĂ©e de rĂ©sister en colonnes serrĂ©es ou formĂ©es en carrĂ©s aux charges rĂ©pĂ©tĂ©es de nos intrĂ©pides cuirassiers, soutenus par cinquante bouches Ă  feu; c’était une grande faute. Les trois armes ne peuvent pas se passer l’une de l’autre, elles doivent ĂȘtre cantonnĂ©es et pltcĂ©es de maniĂšre Ă  pouvoir toujours s’assister. Le duc de Wellington commit une autre faute il donna pour point de rĂ©union Ă  son armĂ©e les Quatre-Bras, dĂ©jĂ  au pouvoir des Français ; il l’exposait ainsi Ă  ĂȘtre dĂ©faite partiellement. Son point de rassemblement devait ĂȘtre Waterloo; il aurait eu alors quarante-huit heures pour rĂ©unir son armĂ©e, infanterie, cavalerie, artillerie, et lorsque les Français se seraient prĂ©sentĂ©s devant lui, ils eussent trouvĂ© toutes ses forces rĂ©unies et en position. Mais le parti le livrer bataille Ă©tait-il conforme aux intĂ©rĂȘts de l’Angleterre et de ses alliĂ©s ? Non le plan de guerre des alliĂ©s aurait du consister Ă  agir en niasse et Ă  ne s’engager dans aucune affaire partielle. Bien n’était plus contraire Ă  leur intĂ©rĂȘt , que de commettre le succĂšs de l’invasion de la NOTES ET I 3ç France dans nne bataille. Si l’armĂ©e anglaise eĂ»t Ă©tĂ© battue Ă  Waterloo, Ă  quoi eussent servi ces armĂ©es nombreuses de Russes, d’Autrichiens, d’Allemands, d’Espagnols , qui arrivaient Ă  marches forcĂ©es sur le Rhin, les Alpes, et les PyrĂ©nĂ©es ? AprĂšs la bataille *de Ligny, le duc de Wellington aurait dfi rassembler son armĂ©e derriĂšre la forĂȘt de Soignes, appeler Ă  lui le marĂ©chal Rlucher, dĂ©fendre les approches de la forĂȘt par des arriĂšre-gardes, se couvrir par des abattis et des ouvrages de campagne, appeler Ă  lui toutes les garnisons de la Belgique, notamment les quatorze rĂ©giments qui venaient de dĂ©barquer Ă  Ostende. NapolĂ©on aurait-il avec une armĂ©e de 100,000 hommes, osĂ© traverser la forĂȘt de Soignes, pour attaquer au dĂ©bouchĂ© les deux armĂ©es anglaise et prussienne, fortes de plus de hommes et en position? Certes, c’eĂ»t Ă©tĂ© manƓuvrer comme son ennemi devait le souhaiter, et c’était certainement ce qui pouvait arriver de plus heureux dans l’intĂ©rĂȘt des alliĂ©s. Si, au contraire, il eiĂ»t pris lui-mĂȘme position, manƓuvrant pour attirer l’armĂ©e anglo-prussienne, son inaction lui devenait fatale. 3 oo,ooo Russes, Autrichiens, Bavarois, arriveraient dans ce temps sur le Rhin, et il serait obligĂ© de revenir Ă  l/jo MKMOII1GS 1>E NAPOLÉON. tire-d’aile au secours de sa capitale. C’est alors seulement que le duc de Wellington et le marĂ©chal Blucher devaient marcher Ă  lui. Ils ne couraient plus aucune chance, ils agissaient conformĂ©ment aux vrais principes de la guerre, et au plan gĂ©nĂ©ral de la coalition. L’armĂ©e française ne pdfdit pas la matinĂ©e du j 8 Ă  se prĂ©parer Ă  la bataille; elle y Ă©tait prĂȘte dĂšs la pointe du jour; mais il lui fallait attendre que les terres fussent assez Ă©tanchĂ©es pour que l’artillerie et la cavalerie pussent manƓuvrer. Il avait plu par torrent toute la nuit. Le dĂ©tachement de 35,ooo hommes du marĂ©chal Grouchy sur Wavre Ă©tait 'conforme aux vrais principes de la guerre ; car s’il se fĂ»t rapprochĂ© Ă  une lieue de l’armĂ©e en passant la Dyle, il n’eĂ»t donc pas marchĂ© Ă  la suite de l’armĂ©e prussienne, qui venait d’ĂȘtre jointe depuis sa dĂ©faite de Ligny par les 3o,ooo hommes du gĂ©nĂ©ral Bulow, et qui, si elle n’eĂ»t pas Ă©tĂ© suivie, pouvait, aprĂšs cette jonction,se reporter de Gembloux aux Quatre-Bras, sur les derriĂšres de l’armĂ©e française. Ce n’était pas trop que de destiner 35,ooo hommes Ă  poursuivre et empĂȘcher de se rallier une armĂ©e qui la veille avait Ă©tĂ© de 120,000 hommes, et qui Ă©tait encore de 70,000 dont 3o,ooo de troupes fraĂźches. Si le marĂ©chal Grouchy eĂ»t exĂ©cutĂ© ses NOTES ET MÉLANGES l/l ordres, qu’il fĂ»t arrivĂ© devant Wavre le 17 au soir, la bataille de eĂ»t Ă©tĂ© gagnĂ©e par NapolĂ©on le 18 avant trois heures aprĂšs- midi ; si mĂȘme le 18 il fĂ»t arrivĂ© devant Wavre Ă  huit heures du matin, la victoire Ă©tait encore Ă  nous; l’armĂ©e anglaise eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©truite , repoussĂ©e en dĂ©sordre sur Bruxelles, elle 11e pouvait pas soutenir le choc de 68,000 Français pendant quatre heures; elle ne le pouvait pas davantage, aprĂšs que l’attaque du gĂ©nĂ©ral Bulow sur notre droite fut Ă©puisĂ©e, alors encore la victoire Ă©tait Ă  nous. Les charges de cavalerie sont bonnes Ă©galement au commencement, au milieu ou Ă  la fin d’une bataille ; elles doivent ĂȘtre exĂ©cutĂ©es toutes les fois qu’elles peuvent se faire sur les flancs de l’infanterie, surtout, lorsque celle-ci est engagĂ©e de front. Le gĂ©nĂ©ral anglais fit trĂšs- bien de faire exĂ©cuter une charge sur le flanc de l’infanterie française , puisque les escadrons de cuirassiers qui la devaient soutenir Ă©taient encore en arriĂšre. Le gĂ©nĂ©ral Milhaud fit encore mieux de faire charger cette cavalerie anglaise par ses cuirassiers, et de la dĂ©truire. Toutes les batailles d’Annibal furent gagnĂ©es par sa cavalerie ; s’il eĂ»t attendu pour la faire donner la fin de ses batailles , il n’aurait jamais pu l’employer qu'Ă  couvrir sa retraite. l/2 MÉMOIBES DE C’est avoir les notions les plus fausses de la guerre, et n’avoir aucune idĂ©e de la puissance des charges combinĂ©es de l’infanterie et de la cavalerie, soit pour l’attaque, soit pour la dĂ©fense. La charge de la cavalerie Ă  quatre heures du soir le 18, a Ă©tĂ© faite un peu trop tĂŽt; mais une ibis faite, il la fallait soutenir; aussi NapolĂ©on , qu’elle contrariait extrĂȘmement, donna cependant l’ordre au gĂ©nĂ©ral Keller- mann, qui Ă©tait eu arriĂšre sur la gauche, de se porter au grand trot pour la soutenir. Le corps de Bulow menaçait dans ce moment le flanc et les derriĂšres de l’armĂ©e. Il Ă©tait important de ne point faire de mouvement rĂ©trograde, et de se maintenir dans la position,' quoique prĂ©maturĂ©e, qu’avait prise la cavalerie; cependant l’intention de NapolĂ©on n’était point que la cavalerie de la garde se portĂąt sur le plateau c’était sa rĂ©serve. Lorsqu’il s’aperçut quelle suivait le mouvement des cuirassiers Kellermann, derriĂšre lesquels elle se trouvait en seconde ligne, il lui envoya l’ordre de s’arrĂȘter; mais il Ă©tait trop tard quand l’ordre arriva dĂ©jĂ  elle Ă©tait engagĂ©e, et NapolĂ©on se trouva ainsi, dĂšs cinq heures du soir, privĂ© de sa rĂ©serve de cavalerie, de celte rĂ©serve qui, bien employĂ©e, lui avait donnĂ© * . ' , ‱. v ~ i, ‱ \OTIiS JiT MÉLANGES. t/3 tant de fois la victoire. Cependant ces 12,000 hommes de cavalerie d’élite firent des miracles, ils enfoncĂšrent tontes les lignes anglaises, cavalerie et infanterie , prirent soixante bouches Ă  feu , et plusieurs drapeaux. L’ennemi crut la bataille perdue , la terreur gagna Bruxelles. Ces braves cavaliers n’étant point soutenus, durent s’arrĂȘter et se borner Ă  conserver le champ de bataille qu’ils venaient de conquĂ©rir avec tant d’intrĂ©piditĂ©. L’attaque du gĂ©nĂ©ral Bulow occupait le sixiĂšme corps et la majeure partie delĂ  garde infanterie . NapolĂ©on attendait impatiemment qu’il pĂ»t en disposer pour dĂ©cider la victoire, en la portant sur le plateau. Il sentit alors doublement la privation de la division d’infanterie de sa garde qu’il avait dĂ» dĂ©tacher dans la VendĂ©e, sous les ordres de l’intrĂ©pide gĂ©nĂ©ral Brayer. Quatre bataillons seulement se trouvaient disponibles, et cependant il Ă©tait important que les douze bataillons de la garde pussent s’engager Ă  la fois. L’apparition inattendue, sur l’extrĂȘme droite, des premiĂšres colonnes de Bluclier, Ă©branla la cavalerie , et obligea NapolĂ©on Ă  envoyer sur le plateau le gĂ©nĂ©ral Friant, Ă  la tĂȘte des quatre bataillons disponibles ; les quatre bataillons ĂŻ/4 MÉMOIRES Dli NAPOLÉON, suivirent Ă  dix minutes de distance. La garde renversa tout ce qu’elle rencontra. Le soleil Ă©tait couchĂ©. L’ennemi paraissait former son arriĂšre- garde pour appuyer sa retraite. La victoire nous Ă©chappa. La quatriĂšme division du premier corps qui occupait La-Haye , abandonna ce village aux Prussiens aprĂšs une faible rĂ©sistance. Notre ligne fut rompue. La cavalerie prussienne inonda le champ de bataille. Le dĂ©sordre devint Ă©pouvantable. La nuit l’augmentait et s’opposait Ă  tout. S’il eĂ»t fait jour, et que les troupes eussent pu voir NapolĂ©on, elles se fussent ralliĂ©es. La garde fit sa retraite en bon ordre. NapolĂ©on, avec son Ă©tat-major, resta long-temps au milieu de ses carrĂ©s. Ces vieux grenadiers, ces vieux chasseurs, modĂšles de l’armĂ©e dans tant de campagnes , se couvrirent d’une gloire nouvelle sur les champs de Waterloo. Le gĂ©nĂ©ral Friant fut blessĂ©, Michel Duhesrne, Poret de Morvan, trouvĂšrent une mort glorieuse. Jamais l’armĂ©e française ne s’est mieux battue que dans cette journĂ©e elle, a fait des prodiges de valeur. Sans l’arrivĂ©e, Ă  la nuit, du premier et du deuxiĂšme corps prussien , la victoire Ă©tait Ă  nous, et i?.o mille anglo-prussiens Ă©taient battus par 60 mille Français. NOTES ET MELANGES. 145 L’histoire nous prouve que tous les libelles tombent piomptement dans le mĂ©pris. Que les libellĂątes parcourent ces fatras qui existent Ă  la bibliothĂšque nationale contre Henri IV et Louis XIV, ils seront humiliĂ©s de leur impuissance ils n’ont laissĂ© aucune trace. MĂ©langes.—Tome / /. JO MEMOIRES DE NAPOLTÎON. 1^6 XV e NOTE. —LÉGION D’HONNEUR. Page 417- BientĂŽt NapolĂ©on Ă©leva son trĂŽne impĂ©rial sur les ruines de cette rĂ©publique informe. Cet homme impĂ©rieux s’applaudit sans doute beaucoup d’ĂȘtre parvenu en peu d’annĂ©es Ă  courber la nation française sous un joug de fer; il ne s’apercevait pas qu’il travaillait contre ses propres intĂ©rĂȘts. DĂšs lors la France ne lui fournit plus que des soldats sans passion et sans Ă©nergie, qui remplacĂšrent mal les soldats passionnĂ©s de la rĂ©volution , moissonnĂ©s par des guerres continuelles. Le nombre supplĂ©a mal Ă  la qualitĂ©,; et ses armĂ©es dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©es ne purent plus opĂ©rer les mĂȘmes prodiges. Les Français sĂ©parĂšrent par degrĂ©s leurs intĂ©rĂȘts de ceux du despote qu’ils commençaient Ă  haĂŻr. FatiguĂ©s de leur asservissement, et de se voir le jouet de l’ambition insatiable d’un seul homme, ils ne marchĂšrent plus dans le sens du gouvernement qu’ils n’aimaient plus. Telle fut la source de ses disgrĂąces son despotisme prĂ©para sa chute et l’abaissement de la France. » Page 4 ai- .Ce fut le dĂ©faut de l’ordre de la lĂ©gion d’honneur en France; on voulut en faire une rĂ©compense civile comme pne rĂ©compense militaire, et dĂšs lors cette dĂ©cora- NOTES ET MÉLANGES. l / f 7 lion qui n’aurait dĂ» ĂȘtre que le prix du sang des braves, accordĂ©e Ă  des chanteurs , Ă  des histrions, perdit une partie de son lustre aux yeux des troupes.» Rien ne prouve mieux ces assertions que les batailles d’Ulm, d’Austerlitz, de JĂ©na , de Pul- tusk, d’Eylau, de Friedland , de Tann, d’Abens- berg, d’EckmĂŒhl, d’Essling, de Wagram, de Raab, de la Moskowa, etc. Annibal fut suffĂšte Ă  Carthage; Scipion aprĂšs ses triomphes accepta Ă  Rome des places de la magistrature civile ; Epaminondas fut aussi magistrat du peuple. Aucun comĂ©dien n’a Ă©tĂ© dĂ©corĂ© de la lĂ©gion d’honneur. Assimile-t-011 Ă  des chanteurs Gre- try, PaĂ©siello , MĂ©hul , Lesueur , nos plus illustres compositeurs? Faudra-t-il donc Ă©tendre la proscription Ă  David, Ă  Gros, Ă  Vernet, Ă  Renaud, Ă  Robert Lefebvre, nos plus illustres peintres? Et mĂȘme Ă  Lagrange, Ă  La Place, Ă  Berthollet, Ă  Monge, Ă  Vauquelin, Ă  Chaptal, Ă  Guyton de Morveau , Ă  Jouy, Ă  Baour-Lor- mian , Ă  Fontanes, Ă  Sismondi, Ă  GinguenĂ© ? Le soldat français aurait des sentiments bien indignes de lui, si une dĂ©coration portĂ©e par de tels hommes perdait pour cela quelque prix Ă  ses yeux. Si la lĂ©gion d’honneur n’était pas la rĂ©compense des services civils, comme des services militaires, elle cesserait d’ĂȘtre la lĂ©gion 10. l48 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. d’honneur. Car ce serait une Ă©trange prĂ©tention de la part des militaires que celle d’avancer, qu’eux seuls aient de l’honneur. Les soldats ne sachant ni lire, ni Ă©crire, Ă©taient fiers, pour prix d’avoir versĂ© leur sang pour la patrie, de porter la mĂȘme dĂ©coration que les grands talents de l’ordre civil, et par contre, ccux-ci attachaient d’autant plus de prix Ă  cette rĂ©compense de leurs travaux, qu’elle Ă©tait la dĂ©coration des braves. Mais Crescentini? Il est vrai que dans un moment d’enthousiasme, au sortir d’entendre les belles scĂšnes de RomĂ©o et Juliette, NapolĂ©on lui donna la croix de la couronne de fer. Mais Crescentini Ă©tait bien nĂ© ; il appartenait Ă  la bonne bourgeoisie de lĂźolo- gne, de cette ville si chĂšre Ă  son cƓur. Il crut plaire aux Italiens, il se trompa, le ridicule s’en mĂȘla; si cela eut Ă©tĂ© approuvĂ© par l’opinion, il eĂ»t donnĂ© la lĂ©gion d’honneur Ă  Talma, Ă  , Ă  Fleury, Ă  GrandmĂ©nil, Ă  LaĂŻs, Ă  Gar- del, Ă  Elleyiou ; il ne le fit pas, par Ă©gard pour la faiblesse et les prĂ©jugĂ©s de son siĂšcle; il eut tort. La lĂ©gion d’honneur Ă©tait la propriĂ©tĂ© de tout ce qui honorait, illustrait son pays, Ă©tait Ă  la tĂšte de son Ă©tat, et contribuait Ă  sa prospĂ©ritĂ© et Ă  sa gloire. Ce qui a mĂ©contentĂ© quelques officiers, c’est que la dĂ©coration de la lĂ©gion d’honneur Ă©tait la meme pour l’officier et pour NOTES ET MÉLANGES. i/Ç le soldat. Mais si jamais elle cesse d’ĂȘtre la rĂ©compense de la derniĂšre classe de la milice, et que par un esprit d’aristocratie on institue une mĂ©daille pour rĂ©compenser le soldat, comme si jamais on eu prive l’ordre civil, ce ne sera plus la lĂ©gion d’honneur. MÉMOIRES UK NAPOLEON. J JO XVI e NOTE. COMPARAISON UE LA MARCHE DE NAPOLÉON, EN 1800, AVEC CELLE d’aNNIBAL, EN 28, AVANT J. - C. Page 4 7 *- L’analogie de l’expĂ©dition des Français avec celle det. Carthaginois est frappante. Le consul romain , Publius Scipiou, aprĂšs le passage du RhĂŽne par Annibal, s’était retirĂ© der- " riĂšre les montagnes de la Ligurie, presque dans la mĂȘme position oĂč se trouva l’armĂ©e autrichienne ; le gĂ©nĂ©ral carthaginois , au lieu de chercher Ă  forcer le passage des Alpes de front, forme le projet admirable de franchir cette formidable barriĂšre de revers sur un point imprĂ©vu; il remonte le RhĂŽne, d’abord jusqu’à Lyon, ensuite jusque prĂšs de Seyssel lĂ , il quitte le fleuve , prend Ă  droite au travers deis montagnes, il escalade la chaĂźne des Alpes par le sentier du petit St -Bernard, il dĂ©bouche ensuite, comme firent les Français, dans la vallĂ©e d’Aost. Les dangers qu’il courut de la part des montagnards , qui le surprirent dans plusieurs dĂ©filĂ©s ; les peines qu’il se donna pour faire passer ses Ă©lĂ©phants, et pour se frayer une nouvelle route Ă  la place de l’ancienne qui s’était Ă©branlĂ©e, peuvent ĂȘtre mises eu parallĂšle avec tout ce qu’il en coĂ»ta aux Français de fatigue et de sang pour traĂźner leurs canons et forcer le fort NOTES ET MÉLANGES. ĂŻ 5 I lu Ilur$ Scipion quitta brusquement les montagnes tle la Ligurie au bruit du passage d’Annibal, comme lit M. de MĂȘlas ; mais plus heureux que le gĂ©nĂ©ral autrichien, il avait dĂ©jĂ  passĂ© le l’î Ă  Plaisance et s’était portĂ© sur le TĂ©sin, lorsqu’il rencontra l’armĂ©e carthaginoise. Les Autrichiens, au contraire, n’étaient encore arrives qu’à la hauteur d’Alexandrie , lorsque les deux armĂ©es modernes se joignirent Ă  Marengo. La bataille que le gĂ©nĂ©ral autrichien perdit dans cette situation fut et devait ĂȘtre dĂ©cisive, tandis que le combat que le consul romain perdit sur le TĂ©sin, l’obligea seulement Ă  repasser le PĂŽ, sans lui faire perdre sa communication avec Rome, d’oĂč il attendait scs renforts. Un coup-d’Ɠil sur la carte suffit pour faire connaĂźtre cette diffĂ©rence de situations, et pour montrer en mĂȘme temps que NapolĂ©on, tout en coupant la ligne d’opĂ©rations de son adversaire, conservait cependant la sienne, et la possibilitĂ© de faire sa retraite en cas de malheur, par la vallĂ©e d’Aost sur les Alpes, et delĂ  sur GenĂšve. » Ces deux opĂ©rations n’ont rien de commun ; les comparer, c’est n’avoir conçu ni l’une, ni l’autre. i° Scipion ne prit pas position derriĂšre les Alpes maritimes, aprĂšs le passage du RhĂŽne par les Carthaginois; il envoya ses troupes en Espagne, et de sa personne il joignit Ă  Plaisance l’armĂ©e du prĂ©teur Manlius. 2° Annibal n’a jamais formĂ© le projet de franchir les Alpes de revers, sur uu point imprĂ©vu par sou ennemi ; il a marchĂ© droit devant lui, a traversĂ© les Alpes cotiennes et est descendu sur Turin ; il n’a passĂ© ni Ă  Lyon , ni Ă  Seyssel, ni Ă  . iSa MliMUlHUS 1.Ë NAPOLEON. Bernard, ni dans la vallĂ©e d’Aost, il ne l’a pas fait, parce que le texte de Polybe et de Tite- Live est positif, et parce qu'il n’a pas dĂ» le faire; 3° Scipion combattant sur les rives du TĂ©sin et de la Trebbia, avait Home sur ses derriĂšres ; MĂȘlas, en combattant sur les champs de Marengo, avait la ses derriĂšres; ces deux opĂ©rations n’ont rien de commun; elles sont donc l’opposĂ© l’une de l’autre. Mais comme depuis des siĂšcles les commentateurs dĂ©raisonnent sur l’expĂ©dition d’Annibal, entrons dans quelques dĂ©tails. Texte , page !>‱}>. Annibal arrivĂ© Ă  environ quatre journĂ©es de l'embouchure du RhĂŽne, Ă  peu prĂšs Ă  la hauteur deMontelimari, rassemble aussitĂŽt des bateaux et des radeaux pour passer ce fleuve. Les Gaulois furent aisĂ©ment dissipĂ©s par un corps de troupes qu’il avait envoyĂ© Ă  une marche au-dessus pour surprendre le passage, et toute son armĂ©e traverse heureusement. 11 dĂ©tache aussitĂŽt un parti de 5oo chevaux numides pour avoir des nouvelles de l’armĂ©e romaine , qui, de son cĂŽtĂ©, avait envoyĂ© 3oo chevaux en reconnaissance. Les deux partis se rencontrent et se chargent la mĂȘlĂ©e fut sanglante et favorable aux Romains. Tel fut le i Ce n’est point Ă  Montelimart, car Monte- limart est Ă  quarante-deux lieues de l'embouchure du RhĂŽne, c’est-Ă -dire Ă  sept marches. HOTES ET MÉLANGES. 1 53 premier engagement entre les deux peuples. Annibal suivit alors son plan de campagne digne de son gĂ©nie. Au lieu de marcher sur l’armĂ©e romaine, qui lui eĂ»t aisĂ©ment Ă©chappĂ© aprĂšs lui avoir fait perdre plusieurs jours, en s’embarquant sur sa flotte 1 , ou bien en se renfermant dans Marseille, ville forte et opulente dĂ©vouĂ©e aux Romains; au lieu de s’engager dans les dĂ©filĂ©s des Alpes maritimes ou cotiennes , oĂč l’armĂ©e romaine serait toujours arrivĂ©e avant lui, pour lui en disputer le passage, sans doute avec succĂšs, puisque le nombre est inutile dans ces gorges resserrĂ©es dont les rochers Ăąpres et difficiles sont inexpugnables ; il rĂ©solut de remonter le RhĂŽne et d’aller prendre les Alpes de revers par le pays des Allobroges, en Ă©vitant de les attaquer de front. Ce plan admirable lui donnait la facilitĂ© de transporter son armĂ©e tout Ă  coup dans le bassin fertile du PĂŽ, au milieu des Gaulois cisalpins, ses alliĂ©s naturels, sans avoir presque d'autres ennemis Ă  combattre que les rigueurs du froid, et l’ñpretĂ© des lieux. 11 fallait tromper l’armĂ©e romaine par une marche imprĂ©vue, afin de lui dĂ©rober le passage des Alpes a. Ainsi le gĂ©nĂ©ral carthaginois ne s’a- t Scipion campa sous sa flotte, Ă  l'embouchure du RhĂŽne, Ă  vingt-quatre lieues du camp des Carthaginois. Il y Ă©tait hors de toute atteinte, et Annibal n’a pas dĂ» se dĂ©tourner de son principal objet pour courir aprĂšs lui. 2 DĂ©rober Ă  qui ? l'armĂ©e de Scipion Ă©tait en Espagne, celle de Manlius Ă©tait Ă  Plaisance sur le PĂŽ. MÉMOIRES ru; NAPOLÉON. I 54 musc point Ă  poursuivre les Romains, il prend uue route opposĂ©e, remonte le RhĂŽne, et arrive en quatre jours jusqu’au confluent de la SaĂŽne 1. Publius , instruit du dĂ©part des Carthaginois , en homme d’esprit qui connaissait la puissance de l’opinion sur les troupes, feint de les poursuivre et s’avance jusqu’à leur ancien camp , oĂč il arrive trois jours aprĂšs leur dĂ©part. 11 retourne ensuite au plus vite Ă  ses vaisseaux , et embarque son armĂ©e 2. Page 579- Aunibal continue Ă  remonter le fleuve pendant plusieurs jours ; ensuite il quitte le RhĂŽne, et prend Ă  droite dans les montagnes , pour gravir cette chaĂźne des Alpes, que , depuis le fameux passage, les anciens nommĂšrent les Alpes pennines , du nom qu’ils donnaient aux Carthaginois PƓni,et qui s’appelle maintenant le petit Ce fut donc un trait de gĂ©nie de la part de ce grand homme de diriger sa marche d’une maniĂšre si extraordinaire et imprĂ©vue, que les Romains 11e pussent con- 1 Lyon est Ă  soixante lieues d’Orange, c’est-Ă -dire, Ă  dix jours de marche. Annibal n’a pas Ă©tĂ© Ă  Lyon. 2 Quel esprit y a-t-il Ă  perdre, dix jours en se laissant gagner du temps par son ennemi. Scipion fit une chose toute simple; il espĂ©ra dĂ©fendre le passage du RhĂŽne; mais comme il arriva trop tard, il retourna Ă  sa flotte. N O T li S K T MÉLANGES. I 03 iiaiirc son projet de passage, que lorsqu’il ne serait plus temps de s’y opposer 1. Page 58 i. Enfin l’infanterie descendit la derniĂšre,.et toute l’annĂ©e dĂ©boucha dans la vallĂ©e d’Aost, et de lĂ  dans la plaine, oĂč elle trouva des vivres en abondance....Cependant I'ublius Scipion dĂ©barquĂ©, comine nous l’avons dit plus liant, sur les cĂŽtes de la Ligurie, avec une partie de son armĂ©e, attendait Annibal par les Alpes maritimes ou cotiennes pour lui en disputer le passage. Quelle dut ĂȘtre sa surprise, lors qu’il apprit la nouvelle extraordinaire que les Carthaginois dĂ©bouchaient par le nord. Il accourt aussitĂŽt avec les trou- j Les Alpes cotiennes s’étendent depuis le col d’ArgentiĂšre jusqu’au Mont-CĂ©nis. Comment Scipion pouvait-il y arriver avant Annibal qui, partant d’Orange , avait trois marches d’avance sur lui. Annibal ne tarda pas , d’ailleurs, Ă  ĂȘtre instruit, qu’aprĂšs ĂȘtre arrivĂ©s jusqu’à la Durance, les Romains avaient rĂ©trogradĂ© vers leur flotte. Ils ne pouvaient donc lui donner aucune inquiĂ©tude ! Cela dĂ©truit l’échafaudage du petit Saint-Bernard. Mais ^ c’est pour la premiĂšre fois, sous Auguste, l’an ai avant JĂ©sus-Christ, que les Romains sont entres dans la vallĂ©e d’Aost, et fondĂšrent cette ville. 156 mĂ©moires de napolĂ©on. pes qu’il avait amenĂ©es, se joint Ă  l’armĂ©e prĂ©toriale destinĂ©e Ă  contenir les Gaulois qu’il trouve Ă  Plaisance, passe le PĂŽ sur le pont de cette colonie romaine , jette un pont de radeaux sur le TĂ©sin, et y fait passer son armĂ©e, tandis que Annibal, aprĂšs avoir quittĂ© la vallĂ©e d’Aost, s'avance de son cĂŽtĂ© vers le fleuve 1. L’an ui8 avant Annibal aprĂšs avoir traversĂ© les PyrĂ©nĂ©es, sĂ©journa Ă  Collioure; il traversa le bas Languedoc non loin de la mer, et passa le RhĂŽne au-dessus de l'embouchure de la Durance, et au-dessous de l'embouchure de l’ArdĂšche. Il passa au-dessus de l'embouchure de la Durance , parce qu’il ne voulait point se diriger sur le Var; il passa au-dessous de l’embouchure de l’ArdĂšche parce que lĂ  commence cette chaĂźne de montagnes qui domine presque Ă  pic la rive droite du RhĂŽne jusqu’à Lyon , tandis que la vallĂ©e sur la rive gauche est large de plusieurs lieues; elle s’étend jusqu’au pied des Alpes. De l’embouchure du RhĂŽne jusqu’au confluent de l’ArdĂšche il y a vingt-huit lieues; il est probable qu’Annibal a passĂ© quatre lieues plus bas Ă  la hauteur d’O- range, Ă  vingt-quatre lieues ou quatre journĂ©es i Polybe et Tite-Livc disent qu’Annibal arriva sur Turin, et non sur lvrĂ©e. NOTES F,T MÉLANGES. I 57 - .4 t - 7 . in y y ‱P . 'V ‱. , ‱; vfcrv, ‱ ;‹» ^ i>ado sff »- ' -A \ni ‱ ' ! ; lV'.''.Tiii> ‱‱. 'iJiif» *V'»» /;.‱‱ '*/ ., ' - i," ' ,'!{ ib'f ‱.Byi.'fifĂźo i . > V-i '‱ .* }>*'»‹'* *V»irĂŻ*rt T*'- f ''‱ i !-'.» S» .A V * ‱ > i Vvui r r\ , - t - * ' . V%.v>VW,-V,-'- ' ‱ .=ii T-ir ! ‱'‱* * ‱'“‱*-‱* . fV,- ‱ >‱ ‱ ÏV»S Ti '’- ‱‱ ,ti ; Ăź M TV .'v ' ‱ ’ü »-y A J 2 Sfe*M ‹» j. >r i , ,. .. ‱ -j fi > i6/ MÉMOIRES DE NAPOLÉON. V*t XVIII e NOTE. — CONCLUSIONS. Texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de la guerre . Des observations et des raisonnements rĂ©pandus dans les diffĂ©rents chapitres de cet ouvrage, on peut tirer les conclusions suivantes qui en sont comme les corollaires. 1. Les enrĂŽlements volontaires Ă©taient ordinairement insuffisants, tant pour la quantitĂ© que pour la qualitĂ© des recrues, on se voit obligĂ© d’avoir recours Ă  des moyens forcĂ©s, pour livrer un nombre de troupes en rapport avec belui des principales puissances de l’Europe. 2. Un de ces moyens les plus favorables Ă  l’entretien d’une bonne armĂ©e nationale , et qui blesse le moins les intĂ©rĂȘts de la sociĂ©tĂ©, c’est de dĂ©signer annuellement, par la vqie du sort, sur tous les jeunes cĂ©libataires, les recrues jugĂ©es nĂ©cessaires. N O T K S BT MÉLANGES. t 65 Notes de NapolĂ©on. i ; ‱llw ' .a. En uadmettant aucun privilĂšge, ni au -iUĂŻti, ; cune exemption. jl-piie l66 MÉMOIRES 1>E MAPOLÉOM. Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur Vart de la guerre. 3. a Les nouvelles levĂ©es seront formĂ©es et rĂ©unies en bataillons ou cohortes la force de ces petits corps sera dĂ©terminĂ©e par la quantitĂ© des troupes en bataille , qu’un commandant peut faire agir et mouvoir Ă  sa voix avec ensemble et prĂ©cision ; on peut la fixer de cette maniĂšre Ă  six ou huit cents hommes. ‱ 4- La multiplicitĂ© de ces cohortes, qu’on peut regarder comme les Ă©lĂ©ments de l’armĂ©e, et le terrain qu’ils occupent sur le champ de bataille 11 e permettent pas au gĂ©nĂ©ral en chef de les disposer, de les faire combattre et de les ranger toutes lui-mĂȘme; ce qui l’oblige d’en faire plusieurs divisions dont il confie le commandement Ă  ses lieutenants. 5. La force de ces divisions que j’appelle lĂ©gions est dĂ©terminĂ©e par la quantitĂ© des cohortes qu’un officier-gĂ©nĂ©ral peut aisĂ©ment embrasser, et suivre de l’Ɠil sur un champ de bataille je la fixe Ă  dix cohortes. 6. Les besoins de la guerre rĂ©clament deux espĂšces d’infanterie l’une pour soutenir par son union le choc de l’ennemi, et rompre ses efforts; l’autre pour le reconnaĂźtre, le harceler NOTES ET MÉLANGES. 167 Suite des notes de NapolĂ©on. 3 . Un bataillon doit avoir en ligne soixante toises de front, ce qui exige 800 horames prĂ©sents sous les armes, compris 80 hommes pour serre-files , les tambours, la musique, les sapeurs, l’état-major,les charretiers, en y ajoutant 160 hommes pour la diffĂ©rence de l’effectif au prĂ©sent. Cela donne un complet de 960 hommes pour la force du bataillon. 4 . Il faut un colonel-brigadier pour trois ou pour quatre bataillons pour un effectif de 2820 ou de 2780 hommes prĂ©sents sous les armes. 2400 OU 3200. 5 . Une division sc compose de trois brigades de neuf ou douze bataillons de 8640 ou de t 1,100 hommes ; ce qui fait 7200 ou 9600 hommes prĂ©sents sous les armes. 6- Il n’y a et ne peut y avoir qu’une seule espĂšce d’infanterie, parce que le fusil est la meilleure machine de guerre qui ait Ă©tĂ© inventĂ©e par les hommes. i68 MÉMO l K ES UE NAPOLÉON. Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de la guerre. en tirailleurs, et le poursuivre dans de6 pays fourrĂ©s. La proportion de la premiĂšre Ă  la seconde sera de 3 Ă  r. 7. Les besoins de la guerre rĂ©clameut deux espĂšces de cavalerie , l’une pour achever de rompre et d’écraser sous le poids de ses masses, des troupes harassĂ©es et en dĂ©sordre par un long combat; l’autre pour fouiller le pays, Ă©clairer les colonnes, avoir des nouvelles de l’ennemi, lui tendre des embĂ»ches, surprendre ses convois, et poursuivre les fuyards en plaine. Elles seront Ă  peu prĂšs entre elles dans la mĂȘme proportion , et seront environ un sixiĂšme de l’armĂ©e. 8. Pour remplir des rĂŽles si difficiles, les troupes de ligne doivent marcher et combattre avec ordre et ensemble, et les troupes lĂ©gĂšres marcher et combattre dispersĂ©es et isolĂ©ment; d’oĂč il suit que leur Ă©ducation et leurs exercices ne doivent pas plus se ressembler que’ leurs services. 9. La lĂ©gion renfermera dans son sein de Linfanterie dp ligue, de l’infanterie lĂ©gĂšre, et de la cavalerie lĂ©gĂšre, afiu que le corps rĂ©unisse la lĂ©gĂšretĂ© et la vĂ©locitĂ© avec la soliditĂ©. ] 31ÉMOI1UCS J>JK. NAPOLÉON. Suite des notes de NapolĂ©on. 7. Ils en rĂ©clament quatre les Ă©claireurs, la cavalerie lĂ©gĂšre, les dragons , les cuirassiers. La cavalerie doit ĂȘtre dans une armĂ©e en Flandre , ou en Allemagne, le quart de l’iftfanterie; sur les PyrĂ©nĂ©es, sur les Alpes, un vingtiĂšme; en Italie, en Espagne, un sixiĂšme. 8. L’ordre et la tactique sont nĂ©cessaires Ă  l’infanterie, Ă  la cavalerie, Ă  l’artillerie, aux Ă©claireurs, aux chasseurs, aux dragons, aux cuirassiers. La cavalerie a plus besoin d’ordre, de tactique, que l’infanterie mĂȘme; elle doit de plus savoir combattre Ă  pied , ĂȘtre exercĂ©e Ă  l’école du peloton et du bataillon. 9. Si vous attachez une poignĂ©e d’éclaireurs Ă  chaque division d’infanterie, il faut que leur nombre ne dĂ©passe pas uu vingt-cinquiĂšme de l’infanterie, et qu’ils soient montĂ©s sur des I 170 MÉMO IR ES 1 E NAPOLÉON. Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de la guerre. 10. La cavalerie de ligne , qui 11e peut ĂȘtre fort utile que par grandes niasses, et Ă  la fin d’un combat, sera toute rĂ©unie en rĂ©serve de l’armĂ©e. 11. La quantitĂ© d’artillerie doit ĂȘtre en raison inverse de la bontĂ© de l’infanterie. On peut fixer le nombre de bouches Ă  feu, Ă  raison de deux piĂšces pour mille hommes de bonnes troupes. 12. Une parlie de cette artillerie sera donnĂ©e aux lĂ©gions pour engager le combat, et l’autre partie sera tenue en rĂ©serve de l’armĂ©e. i 3 . Les grandes armĂ©es ne pouvant pas, marcher sur une seule colonne, sans risquer de voir la tĂȘte battue par l’ennemi, avant que la queue, souvent Ă  plus d’une journĂ©e en arriĂšre, ne puisse arriver Ă  son secours, on est contraint d’en former plusieurs colonnes de route. et mĂ©langes. 1 7 1 Suite des notes de NapolĂ©on. chevaux de quatre pieds cinq Ă  six pouces dont la cavalerie ne se sert pas. 10. La cavalerie de ligne doit ĂȘtre Ă  l'avant- garde , Ă  l’arriĂšre-garde , aux ailes , et en rĂ©serve, pour appuyer la cavalerie lĂ©gĂšre. Elle doit ĂȘtre employĂ©e au commencement, au milieu , Ă  la fin d’une bataille, selon les circonstances. 11. Il faut avoir autant d’artillerie que son ennemi, calculer sur quatre piĂšces par iooo hommes d’infanterie et de cavalerie. Plus l’infanterie est bonne, et plus il faut la mĂ©nager et l’appuyer par de bonnes batteries. 12. La plus grande partie de l’artillerie doit ĂȘtre avec les divisions d’infanterie et de cavalerie, la plus petite partie en rĂ©serve.' Une piĂšce doit avoir avec elle 3 oo coups Ă  tirer, non compris le coffret; c’est la consommation de deux batailles. 1 3 . Il est des cas oĂč une armĂ©e doit marcher sur une seule colonne, et il en est oĂč elle doit marcher sur plusieurs. Une armĂ©e ne chemine pas ordinairement dans un dĂ©filĂ© de douze pieds de largeur, les chaussĂ©es ont quatre ou six toises, et permettent de marcher sur deux rangs de voitures et sur quinze Ă  vingt hommes MÉMOIRES DE NAPOLÉON. I 7 U Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de la guerrp. i4. Chaque colonne de route, suivant un chemin different, doit avoir son avant-garde et ses flanqueurs pour l’éclairer. Cette avant- garde sera uniquement composĂ©e de troupes lĂ©gĂšres, afin de ne pas engager de combat sĂ©rieux avant l’arrivĂ©e de l'armĂ©e. i5. La longueur d’une colonne de route est fixĂ©e par le temps qu’elle peut se promettre pour se dĂ©ployer en bataille, avant d’ĂȘtre attaquĂ©e, dĂšs qu’elle a des nouvelles de la marr, che de l’ennemi par son avant-garde. Cette longueur 11 e peut guĂšre s’étendre par cette raison au-delĂ  de deux ou trois belles; ce qui comprendra environ trente mille hommes avec l’artillerie et les bagages , sur une grande route. Ainsi la force d’une colonne de route peut s’étendre ordinairement Ă  trente mille hommes. NOTES ET MÉLANGES. i 7 3 Suite des notes de NapolĂ©on. de front. Presque toujours on peut cheminer sur la droite et la gauche des chaussĂ©es. On a vu des armĂ©es de 120,000 hommes, marchant sur une seule colonne, prendre leur ordre de bataille en six heures de temps. 14. Le plus souvent, il doit y avoir une avant-garde, cĂč doit se trouver le gĂ©nĂ©ral en chef, pour de lĂ  diriger les mouvements de son armĂ©e. Il faut Ă  l'avant-garde de la cavalerie lĂ©gĂšre, de la grosse cavalerie, des corps d’infanterie d’élite, et une quantitĂ© suffisante d’artillerie, afin de pouvoir manƓuvrer, contenir l’ennemi, donner le temps Ă  l’armĂ©e d’arriver aux bagages, aux parcs de filer. 1 5 . Ces calculs sont erronĂ©s. MKMOIRFS DF. NAPOLÉON. Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur Fart de la guerre. 16. D’oĂč l’on voit qu’une colonne de route doit se former de plusieurs lĂ©gions je la forme ici de quatre lĂ©gions, de soixante bouches Ă  feu et de 3 ,ooo chevaux de ligne , et j’en fais un corps d’armĂ©e sous les ordres d’un gĂ©nĂ©ral en chef, qui doit renfermer dans son sein tout ce qui lui est nĂ©cessaire pour les combats, puisqu’il voyage et qu’il campe isolĂ©ment. 17. Les diffĂ©rents corps d’armĂ©e sont dirigĂ©s par un gĂ©nĂ©ralissime , qui fait concourir leurs efforts vers un mĂȘme but, et qui les fait marcher de maniĂšre Ă  se prĂȘter un mutuel secours; ils ne doivent pas s’éloigner de plus de deux lieues les uns des autres, si l’ennemi est rĂ©uni. NOTES ET MÉLANGES. 175 Suite les notes de NapolĂ©on. 16. i° Il ne faut qu’un gĂ©nĂ©ral en chef par armĂ©e, un lieutenant-gĂ©nĂ©ral par corps d’armĂ©e ou aile, un marĂ©chal-de-camp par division , un colonel-brigadier par brigade. a 0 II est bon que les corps d’armĂ©e ne soient pas Ă©gaux entre eux, qu’il y eu ait de quatre divisions, de trois divisions, de deux. Il faut au moins cinq corps d’armĂ©e d’infanterie dans une grande armĂ©e. 3 ° Lorsque l’infanterie de l’armĂ©e n’est que de 60,000 hommes, il vaut mieux n’avoir que des divisions et des lieutenants-gĂ©nĂ©raux pour commander les ailes et les dĂ©tachements. 17. Le titre de gĂ©nĂ©ralissime emporte l’idĂ©e du commandement gĂ©nĂ©ral de toutes les troupes d’un Ă©tat. Les distances que les corps d’armĂ©e doivent mettre entre eux dans les marches, dĂ©pendent des localitĂ©s, des circonstances et du but qu’on se propose; ou le terrain est praticable partout, et alors pourquoi marcher sur un front de dix Ă  douze lieues , ou il n’est praticable que sur un certain nombre de chaussĂ©es ou de chemins vicinaux , et alors on reçoit la loi des localitĂ©s. A quoi bon une maxime qui ne peut jamais I^fi MÉMOIRES nR NAPOLÉON. Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de la guerre. 18. Lorsque l’ennemi se sĂ©pare en plusieurs corps trop Ă©loignĂ©s pour se soutenir, le talent d’un gĂ©nĂ©ralissime est de rĂ©unir tout-Ă -coup ses colonnes par des marches forcĂ©es , contre un de ces corps , afin de l’écraser sous le poids de forces supĂ©rieures. 19. L’infanterie doit se former en bataille sur trois rangs, contre l’infanterie et contre la cavalerie. 20. Les meilleurs feux, surtout contre la cavalerie, sont les plus successifs par rang. 21. a Un ordre de bataille complet doit ĂȘtre composĂ© d’une premiĂšre ligne pour se battre, d’une seconde ligne pour encourager et soutenir la premiĂšre , la remplacer dans le combat, et favoriser sa retraite et son ralliement; et enfin , d’une rĂ©serve pour parer aux incidents imprĂ©vus et tumultueux du combat, secourir les lignes, protĂ©ger leurs flancs et leurs derriĂšres, et frapper au moment opportun, un coup dĂ©cisif sur un point affaibli de l’ordre de bataille de l’ennemi. W O T K S K T >1 li I - A TĂź G K. S. I 77 Suite des notes de NapolĂ©on. ĂȘtre mise en pratique, et qui mise en pratique sans discernement, serait souvent la cause de la perte de l’armĂ©e. 18. Cela dĂ©pend de l’objet qu’on a en vue, de la nature des troupes, des localitĂ©s. 19. C’est l’ordre naturel. 20. Il n’y a de feux praticables devant l’ennemi que celui Ă  volontĂ© , qui commence par la droite et la gauche de chaque peloton. ‱21. Ceci est tirĂ© de la tactique des Romains, qui avaient un ordre de bataille constant ; mais depuis l’invention des armes Ă  feu, la maniĂšre d’occuper une position pour camper ou pour livrer bataille dĂ©pend de tant de circonstances diffĂ©rentes, qu’elle varie avec les circonstances ; il y a mĂȘme plusieurs maniĂšres d’occuper une position donnĂ©e avec la mĂȘme armĂ©e, le coup d’Ɠil militaire, l’expĂ©rience et le gĂ©nie du gĂ©nĂ©ral en chef en dĂ©cident ; c’est sa principale affaire. Dans un grand nombre de cas, une armĂ©e qui MĂ©langes. — l'orne 11 . ja i ^8 MÉMOIRKS DR NAPOLÉON. Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur rart de la guerre. 22. Les cohortes de la premiĂšre et de la seconde ligneappartiendront aux mĂȘmes lĂ©gions. Ces derniĂšres seront placĂ©es hors de portĂ©e du fusil,afin qu’elles se conservent intactes jusqu’au moment d’entrer en scĂšne on les rangera en petites colonnes qu’on ne dĂ©ploiera que lorsqu’elles remplaceront les premiĂšres dans les combats, afin de ne pas gĂȘner le passage des lignes. 23 . La rĂ©serve, composĂ©e de la cavalerie de ligue , de la moitiĂ© de l’artillerie, et d’un corps d’infanterie d’élite, se tiendra en colonne derriĂšre le centre des lignes, hors de portĂ©e du can on. il\. Dans cet ordre de bataille, l’infanterie lĂ©gĂšre dispersĂ©e en tirailleurs sur les frouts et sur les flancs, escarmouche en engageant le combat ; l’artillerie lĂ©gionnaire, en batterie Ă  cĂŽtĂ© d1 K /VJ O I R is J K iv A P O J, KOJV. l8o .W/e du texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de. la guerre. de la premiĂšre. DĂšs qu’elle est rompue et qu’elle cĂšde du terrain, elle la remplace dans le combat; elle arrĂȘte l’ennemi, tandis que celle-ci se rallie, se reforme en arriĂšre et dĂ©vient seconde ligne Ă  son tour, jeu qui se rĂ©pĂšte plusieurs fois en raison de la bravoure des troupes ; et enfin, la rĂ©serve fait avancer son artillerie pour battre une des ailes affaiblies de l’ennemi. Son infanterie marche vivement en colonne pour aborder cette aile, tandis que la cavalerie de ligne la tourne rapidement, se forme perpendiculairement Ă  son ordre de bataille, et la charge en flanc et Ă  dos. Telle est l’histoire des combats les mieux calculĂ©s de ce siĂšcle. 25 . L’ordre en colonne est un ordre de marche et non pas de combat ; mais l’on ne doit le prendre que lorsqu’il s’agit d’arriver rapidement sur l’ennemi, plutĂŽt que de se battre , ou pour forcer un dĂ©filĂ©, lorsque le terrain ne permet pas de sĂš dĂ©ployer. N O T US ET AI ÉLAN G li*. Suite des notes de NapolĂ©on. ci5. L’ordre en colonne est un ordre de combat , lorsque les circonstances le requiĂšrent, c’est pour cela que notre tactique nous donne le moyen de passer rapidement . de l’ordre mince Ă  l’ordre profond. Il faut marcher, si l’on craint la cavalerie, en colonnes, Ă  distance de peloton, afin de pouvoir former le bataillon carrĂ© par peloton Ă  droite et Ă  gauche en bataille. Il faut, etc. MÉMOIRES DE NAPOLEON. 182 Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de la guerre. 26. Par exemple, s’il s’agit d’attaquer des retranchements, ou un village, ce serait une folie que de vouloir Ă©changer des coups de fusil avec un ennemi Ă  couvert. 11 faut arriver promptement sur lui pour lui livrer un combat plus Ă©gal Ă  l’arme blanche ; et,alors, l’ordre en colonne doit ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© comme le plus favorable Ă  sa marche, et le plus commode pour pĂ©nĂ©trer par les dĂ©filĂ©s Ă©troits des brĂšches et des rues du village. 27. Mais, comme une bataille se oompose d’une suite-alternative de combats et de marches, il s’ensuit que les troupes doivent tantĂŽt se dĂ©ployer pour la facilitĂ© du combat, tantĂŽt se replier sur elles-mĂȘmes pour la facilitĂ© de la marche. Ce passage successif de l’un Ă  l’autre ordre, suivant les circonstances locales et autres du moment, exige un coup d’Ɠil rapide et exercĂ©. 28. L’ordre de la bataille primitif doit toujours se plier et se marier au terrain , de maniĂšre Ă  faire tourner tous ses accidents au profit de l’attaque ou de la dĂ©fense. 29. Parmi les accidents du terrain, les uns SM*»» .„ .— .—- -i.., .[Tftjryyi NOTES ET MELANGES. l 83 j jvapolkon. ' 9 '-* Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de la gueire. 39. En Europe oĂč le patriotisme des peuples, qui ont quelque part aux affaires publiques, et le systĂšme de politique des souverains, qui tendant sans cesse Ă  Ă©tablir entre eux un Ă©quilibre de puissance , s’opposent Ă©galement Ă  la rapiditĂ© des conquĂȘtes, une guerre mĂ©thodique peut seule procurer des succĂšs stables et solides 4 o. Ce genre de guerre exige deux armĂ©es une armĂ©e active , pour gagner des batailles, et une de rĂ©serve, pour occuper et conserver le pays conquis , en tirer des rĂ©serves, appuyer l’armĂ©e active , l’alimenter et la soutenir. NOTES ET MELANGES. Ip3 Suite des notes de NapolĂ©on. force de leur armĂ©e l’habit d’un gĂ©ant n’est pas celui d’un pygmĂ©e. 39. Toute guerre doit ĂȘtre mĂ©thodique , parce que toute guerre doit ĂȘtre conduite conformĂ©ment aux principes et aux rĂšgles de l’art et avec un but ; elle doit ĂȘtre faite des forces proportionnĂ©es aux obstacles que l’on prĂ©voit. Il y a donc deux espĂšces de guerre offensive celle qui est bien conçue, conforme aux principes de la science, et celle-qui est mal conçue, qui les viole. Charles XII a Ă©tĂ© battu par le czar, le plus despotique des hommes , parce que sa guerre Ă©tait mal pensĂ©e; Tamerlan l’eĂ»t Ă©tĂ© par Bajazet, si son plan de guerre eĂ»t ressemblĂ© Ă  celui du monarque suĂ©dois. l\0. Il ne faut qu’une armĂ©e, carTnnitĂš de commandement est de premiĂšre nĂ©cessitĂ© Ă  lĂ  guerre il faut tenir l’armĂ©e rĂ©unie, concentrer le plus de forces possibles sur le champ de bataille, profiter de toutes les occasions; car la fortune est femme si vous la manquez aujourd’hui , ne vous attendez pas Ă  la retrouver demain. MĂ©langes.—Tome II. i 3 1Ç4 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de la guerre. 4i. L’armĂ©e dĂš rĂ©serve doit choisir et prĂ©parer une ligne dĂ©finitive, que j’appelle base d’opĂ©rations, oĂč l’armĂ©e active, en cas de revers, puisse sp recruter, se reformer, se rĂ©organiser, se retremper, et arrĂȘter l’ennemi Ă  l’aide des obstacles de l’art et de la nature.» 4». C’est sur cette base d’opĂ©rations que doivent s’établir tous les dĂ©pĂŽts de munitions de guerre et de bouches nĂ©cessaires Ă  l’existence des armĂ©es. On les mettra en sĂ»retĂ© contre lĂ©s entreprises de l’ennemi, par des encĂ©intes bastionnĂ©es en fortifications mixtes , qui puissent s’élever en peu de temps, et remplir momentanĂ©ment l’objet des fortifications permanentes. » NOTES ET MÉTANÔES. T 9 5 Suite des notes de NapolĂ©o% 4i. Faites la guerre offensive comme Alexandre, Annibal, CĂ©sar , Gustave-Adolphe , Tu- renne, le prince EugĂšne, et FrĂ©dĂ©ric; lisez, relisez l’histoire de leurs quatre-vingt-huit campagnes, modelez-vous sur eux; c’est le seul moyen de devenir grand capitaine, et de surprendre les secrets de l’art votre gĂ©nie ainsi Ă©clairĂ© vous fera rejeter des maximes opposĂ©es Ă  celles de ces grands hommes. /p. C’est le systĂšme de la guerre de Hanovre de [758 a 1763. Des places mixtes de terre, faites en quinze et vingt jours, 11e seraient pas Ă  l’abri d’un coup de main. Que de temps 11e faudrait-il pas pour y bĂątir des abris, pour mettre les magasins de l’armĂ©e Ă  l’épreuve des obus et des bombes! Les Romains, aprĂšs les batailles de TrasimĂšne et de Cannes , perdirent leurs armĂ©es ; elles ne purent se rallier; quelques fuyards arrivĂšrent Ă  peine Ă  Rome, et cependant ces batailles se donnĂšrent au milieu de leurs places fortes, Ă  peu de journĂ©es de leur capitale mĂȘme. Si An- nibal eut Ă©prouvĂ© le mĂȘme sort, c’est, dirait- 011, qu’il Ă©tait trop Ă©loignĂ© de Carthage , de i3. 196 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de la guerre. \ f'-Y fJÇr ‱? t JÏ 't'.L Zi 43. Ces places du moment seront disposĂ©es NOTES ET MÉLANGES. *97 Suite des notes de NapolĂ©on. scs dĂ©pĂŽts, de ses places fortes ; mais, battu et dĂ©fait Ă  Zama, aux portes de Carthage, il perdit son armĂ©e comme les Romains avaient perdu les leurs Ă  Cannes et Ă  TrasimĂšne. AprĂšs Marengo, le gĂ©nĂ©ral MĂȘlas perdit son armĂ©e il ne manquait pas de places fortes Alexandrie , Tortone , GĂȘnes, Turin, Fenestrelle, Coni , il en avait dans toutes les directions. L’armĂ©e de Mack sur lTllers Ă©tait au milieu de son pays; elle fut cependant obligĂ©e de poser les armes. Et cette vieille armĂ©e de FrĂ©dĂ©ric, qui comptait Ă  sa tĂȘte tant de hĂ©ros , des Rruns- wick, des Mullendorf, des Russel, des Rlucker, etc., battue Ă  JĂ©na, ne put opĂ©rer aucune retraite; en peu de jours, a5o,ooo hommes posĂšrent les armes; cependant ils ne manquaient pas d’armĂ©es de rĂ©serve ; ils en avaient une sur Halle , une sur l’Elbe, aidĂ©es de places fortes; il Ă©taient au milieu de leur pays, non loin de leur capitale ! Donnez-vous toutes les chances de succĂšs, lorsque vous projetez de livrer une grande bataille , surtout si vous avez affaire Ă  un grand capitaine; car, si vous ĂȘtes battu , fussiez-vous au milieu de vos magasins , prĂšs de vos places , malheur au vaincu ! 43. Sc^is abri pour les magasins, les obus Ï98 MÉMOIRES iE NAPOLÉON. Suite du texte des conclustons des considĂ©rations sur l’art de la guerre. sur une ligne dĂ©finitive aux nƓuds des principales routes, de maniĂšre Ă  en renforcer les parties les plus essentielles, et Ă  concourir Ă  la dĂ©fense. » 44- En jetant un coup d’Ɠil sur les grandes opĂ©rations de la guerre dĂ©fensive, on s’aperçoit qu’elles doivent s’appuyer sur des places fortes. Les places rendent Ă  cette guerre diffĂ©rents genres de service, qu’il s’agit avant tout de bien apprĂ©cier, afin de ne pas tomber dans les fautes, ou de les dĂ©daigner mal Ă  propos, ou de les multiplier sans nĂ©cessitĂ©, ou de les disposer sans discernement. » 45. D’abord elles mettent en sĂ»retĂ© dans leur sein les dĂ©pĂŽts d’armes et de munitions, prĂ©parĂ©es d’avance pour les besoins de la guerre, qu’on peut regarder comme les richesses militaires d’une nation. » 46. Ensuite, elles ferment les principaux passages des montagnes, et facilitent aux armĂ©es le passage des fleuves sur lesquels elles forment des tĂȘtes de pont. » 47 ,. Et enfin , elles offrent sous leurs murs un refuge et un asile aux armĂ©es dĂ©fensives , N O,T KS UT MJÎLAJN’GUS. 9Ü Suite des notes de NapolĂ©on. dĂ©truiront tout. Ces ouvrages de campagne, Ă  moins d’ĂȘtre couverts par des inondations, exigeront des garnisons Ă©normes; il vaut bien mieux fortifier les villes. 44- Les places fortes sont utiles pour la guerre dĂ©fensive, comme pour la guerre offensive. Sans doute qu’elles ne peuvent pas seules tenir lieu d’une armĂ©e; mais elles sont le seul moyen que, l’on ait pour retarder, entraver, affaiblir, inquiĂ©ter un ennemi vainqueur. 47 . Selon les circonstances. 200 mĂ©moires De napolĂ©on. Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de la guerre. asile que l’agresseur est obligĂ© de respecter sans pouvoir passer outre, parce que la raison de guerre s’oppose Ă  ce qu’il laisse une armĂ©e sur ses derriĂšres. » 48- Mais, pour qu’elles puissent remplir ce dernier objet , il est indispensable qu’elles soient entourĂ©es par un vaste camp retranchĂ©, prĂ©parĂ© d’avance, dont elles seront le rĂ©duit. Ce camp retranchĂ© consistera en quatre petits forts disposĂ©s en carrĂ© autour d’elles, Ă  deux ou trois mille toises les uns des autres. » 49 . Du reste il est inutile, il est dĂ©savantageux mĂȘme, de multiplier les forteresses sur une frontiĂšre, au point d’affaiblir les forces actives par les garnisons nĂ©cessaires Ă  leur conservation. Au lieu de les entasser sur les frontiĂšres, il est prĂ©fĂ©rable de les disperser dans toutes les provinces d’un grand Ă©tat , afin de n’ĂȘtre pas privĂ© de leurs dĂ©pĂŽts et de leurs secours , lorsque la fortune transporte le théùtre de la guerre dans l'intĂ©rieur. » 50. Une armĂ©e dĂ©fensive, au lieu de s’opposer de front Ă  la marche de l’agresseur, doit se placer sur ses flancs, prĂȘte Ă  couper sa ligne N OTES ET MÉLANGES. 20 f Suite des notes de NapolĂ©on. 48. Ce systĂšme de fortifications semble trace par mi officier de hussards. N 49 . Les garnisons des places fortes doivent ĂȘtre tirĂ©es de la population , et non pas des armĂ©es actives; les rĂ©giments de milice provinciaux avaient cette destination c’est la plus belle prĂ©rogative de la garde nationale. Il se peut que le systĂšme de Vau ban soit dĂ©fectueux ; mais il est meilleur que celui qu’on propose. 11 vaut mieux centraliser, rĂ©unir, rapprocher ses forces, ses canons, ses machines de guerre, que de les dissĂ©miner. 50. Alexandre, Annibal, CĂ©sar, Gustave-Adolphe, Turenne, le prince EugĂšne, le grand FrĂ©dĂ©ric, seraient fort embarrassĂ©s de sc dĂ©cider 202 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Suite du texte des conclusions des considĂ©rations sur l’art de la guerre. d’opĂ©rations, s’il la laisse sur ses derriĂšres pour pĂ©nĂ©trer dans l’intĂ©rieur, ou Ă  se rĂ©fugier dans le camp retranchĂ© de la place la plus voisine, s’il marche Ă  elle. Cette manoeuvre fait Ă©chouer l’entreprise de l’ennemi , ou l’oblige Ă  se livrer aux longueurs d’une guerre de siĂšge. » NOTES ET MÉLANGES. 203 Suite des notes de NapolĂ©on. sur cette question , problĂšme de gĂ©omĂ©trie transcendante, qui a un grand nombre de solutions. Un novice seul peut la croire simple et facile Euler, Lagrange, La' Place, passeraient bien des nuits avant de la mettre en Ă©quation, et avant d’en dĂ©gager les inconnues. * - - u- . ^ r-JX-n'-^tn > il-j» 'ya*- *&! Çfalt Ht t H1 y. MjLS^Ă u r tfi Mi ht r -Vit; _ ‱ ‱"nj »;} } Or/ot* n .*in>ĂŻr _ fir>i; ’. fjf1 M . itf-Air»Iv’JvfiW' -Afotf ‱VwV,' i * *?Ăź> f-i j^ĂŒi’ü S'ĂŻlr-ĂŻtùïtf rivi j v ‱ NOTES ET MELANGES. cio5 QUARANTE-QUATRE NOTES SUR L’OUVRAGE INTITULÉ MANUSCRIT VENU IVE SAINTE-HÉLÈNE ’tJNE MANIÈRE INCONNUE, IMPRIMÉ A LONDRES, CHEZ JOHN MtfRRAY > T817. Cjette brochure de i5i pages, traduite dans toutes les langues, a Ă©tĂ© lue dans toute l’Europe , et grand nombre de personnes croient qu’elle est sortie de la plume de NapolĂ©on; cependant rien n’est plus faux. Qui en est donc l’auteur? Les journaux anglais ont nommĂ© madame de StaĂ«l cela n’est pas probable; il lui aurait Ă©tĂ© impossible de ne pas y apposer son cachet. Cet Ă©crit a Ă©tĂ© fait par un conseiller d’Etat, qui Ă©tait en service ordinaire dans les annĂ©es r8oo, 1801, 1802, i8o3, mais qui n’é- at>6 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. tait pas en France en 1806 et 1807, et qui s’est occupĂ© particuliĂšrement des affaires d’Espagne. Ce n’est pas un militaire il n’a jamais assistĂ© Ă  une bataille ; il a les plus fausses idĂ©es de la guerre. V NOTE. P»ge O J’obtins une lieutenanoe au commencement de la rĂ©volution. Je n’ai jamais reçu de titre avec autant de plaisir que celui-lĂ . » Tout le monde sait que NapolĂ©on est entrĂ© lieutenant en second dans le rĂ©giment de La FĂšre, artillerie; qu’il a rejoint Ă  Valence en DauphinĂ©, en octobre 1785, quatre ans avant le Commencement de la rĂ©volution. II e NOTE. 5 - On m’employa dans l’armĂ©e des Alpes. » NapolĂ©on 11’a jamais Ă©tĂ© employĂ© Ă  l’armĂ©e des Alpes; il n’a jamais Ă©tĂ© sur le mont Ge- nĂšvre. NOTES ET MÉLANGES. 207 III e NOTE. Pa ge 7- Parce qu’il me valut le grade de capitaine. » NapolĂ©on a Ă©tĂ© fait capitaine fl’arlil]erie en 789, quatre ans avant le commencement de la guerre. Il quitta alors le rĂ©giment de La FĂšre, n° 1 , et entra dans celui de Grenoble, n° 4 - IV e NOTE. Page 9- Je ne m’occupais que d’examiner la position de l’ennemi et la nĂŽtre. Je comparai ses moyens moraux et les nĂŽtres. Je vis que nous les avions tous , et qu’il n’en avait point. Son expĂ©dition Ă©tait un misĂ©rable coup de tĂŽle Toulon , dont il devait prĂ©voir d’avance la catastrophe;’ et l’on est bien faible quand on prĂ©voit d’avance sa dĂ©route. » La prise de Toulon n’était pas un misĂ©rable coup de tĂȘte prendre 3 o vaisseaux de guerre, le second arsenal de la rĂ©publique , et tous ses magasins bien approvisionnĂ©s, la place la plus forte de toute la Provence, cela ne peut pas se caractĂ©riser un misĂ©rable coup de tĂȘte. A la fin d’aoĂ»t 1793, lorsque les coalisĂ©s entrĂšrent Ă  Toulon , Lyon avait arborĂ© le drapeau blanc; la guerre civile Ă©tait mal Ă©teinte en Lan- 2ĂŒ8 mĂ©moires 1>E napolĂ©on. guedoc et en Provence. L’armĂ©e espagnole victorieuse avait passĂ© les PyrĂ©nĂ©es, et inondait le Roussillon ; l’armĂ©e piĂ©montaise avait franchi les Alpes elle Ă©tait aux portes de ChambĂ©ry et d’Antibes. Les coalisĂ©s ne sentirent pas assez l’importance de la conquĂȘte qu’ils venaient de faire. Si 6,000 Sardes, 12,000 Napolitains, 6,000 Espagnols et 6,000 Anglais se fussent rĂ©unis dans Toulon aux 12,000 fĂ©dĂ©rĂ©s, cette armĂ©e de 40,000 hommes fĂ»t arrivĂ©e sur Lyon, se liant par sa droite Ă  l’armĂ©e piĂ©montaise, et par sa gauche Ă  l’armĂ©e espagnole. NapolĂ©on, alors ĂągĂ© de 24 ans, Ă©tait chef de bataillon d’artillerie; le comitĂ© de salut public le dĂ©signa pour commander en second l’artillerie du siĂšge; il y arriva au commencement de septembre. Le 1 5 octobre, un conseil de guerre fut convoquĂ© Ă  Obioulles , et prĂ©sidĂ© parle conventionnel Gasparin ; on y lut un mĂ©moire approuvĂ© par le comitĂ© des fortifications sur la conduite du siĂšge de Toulon. Le cĂ©lĂšbre d’Arçon l’avait rĂ©digĂ©. NapolĂ©on s’opposa Ă  l’adoption de ce plan, et en proposa un plus simple; Ü dit Qu’une batterie de 60 bouches Ă  feu placĂ©e aux extrĂ©mitĂ©s des promontoires de l’Aiguillette et de Balaguier, jetterait des obus et des boulets sur tous les points de la grande et de la petite rade; ce qui obligerait les escadres NOTES ET MÉLANGES. 2G anglaises et espagnoles de les Ă©vacuer et de prendre le large; que dĂšs lors Toulon serait bloquĂ© par mer et par terre, et qu’indubita- blement rennemi l’évacuerait plutĂŽt que d’y laisser une garnison, qui pourrait tout au plus s’y dĂ©fendre trente jours, et qui, aprĂšs ce terme, serait forcĂ©e, pour obtenir une capitulation honorable, de renoncer Ă  tous les avantages qu’elle pourrait trouver Ă  une Ă©vacuation volontaire; mais que les caps de l’Aiguillette et de Balaguier Ă©taient dominĂ©s par les hauteurs du Caire, dont il fallait prĂ©alablement s’emparer ; qu’un mois avant que l’ennemi ne s’y fĂ»t logĂ©, il avait proposĂ© au gĂ©nĂ©ral en chef de le faire entrer sous peu de jours dans Toulon, en les faisant occuper avec 3,ooo hommes, pour que, sous leur protection, il pĂ»t Ă©tablir des batteries incendiaires Ă  l’extrĂ©mitĂ© des deux caps ; que ce gĂ©nĂ©ral n’avait voulu y envoyer que /joo hommes sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Laborde; que quarante-huit heures aprĂšs , les Anglais avaient dĂ©barquĂ© 4ß°°° hommes, avaient chassĂ© le gĂ©nĂ©ral Laborde, s Ă©taient emparĂ©s de la hauteur du Caire jusqu’aux issues du village de la Seine; et qu’au- jourdhui ils y avaient construit le fort Mur- grave , armĂ©e de quarante piĂšces de canon en batterie; qu’il fallait Ă©tablir de fortes batte- MĂ©langes.—^Tome II. i/j 2 ÎO MÉMOIKfcS IÂŁ PTAPOLÉOIf. ries pour raser ce fort et l’enlever d’assaut; que, soixante-douze heures aprĂšs, on serait maĂźtre de Toulon; ce projet fut adoptĂ©. Les prĂ©dictions de NapolĂ©on se vĂ©rifiĂšrent de jioint en point. Tel est l’historique de cet Ă©vĂšnement, qui a tant Ă©tonnĂ© et qui n’a jamais Ă©tĂ© bien compris en Europe. V e NOTE. Page 10. k Mais on ne gagRe pas de batailles avec de l’expĂ©rience. Je m’obstinai; j’exposai mon plan Ă  Barras il avait Ă©tĂ© marin ; ces braves gens n’entendent rien Ă  la guerre, mais ils ont de l’intrĂ©piditĂ©. Barras l’approuva , parce qu’il voulait en linir. D’ailleurs la convention ne lui demandait pas compte des bras et des jambes, mais du succĂšs. » NapolĂ©on, chef de bataillon d’artillerie et commandant en second cette arme au siĂšge deToulon, n’était nullement en rapport avec Barras, qui, Ă  cette Ă©poque, Ă©tait en mission Ă  Marseille et Nice. Le reprĂ©sentant du peuple qui le premier le distingua et appuya de son autoritĂ© les plans qui firent tomber Toulon, est Gasparin , dĂ©putĂ© d’Orange, trĂšs-chaud conventionnel et ancien capitaine de dragons, homme Ă©clairĂ©, et qui avait reçu une excellente Ă©ducation- Ce fut ce dĂ©putĂ© qui devina les talents militaires du NOTES ET MÉLANGES. i r i commandant d’artillerie. Ce n’est qu’à la journĂ©e du i 3 vendĂ©miaire que NapolĂ©on se lia avec Barras. VI e NOTE. Pa g n GĂ©nĂ©ral, mais sans emploi, je fus Ă  Paris, parce qu’on ne pouvait en obtenir que lĂ . Je m’attachai Ă  Barras , parce je n’y connaissais que lui. » NapolĂ©on ne fut jamais sans emploi. AprĂšs le siĂšge de Toulon, il fut nommĂ© gĂ©nĂ©ral commandant en chef l’artillerie de l’armĂ©e d’Italie ; il se rendit Ă  cette armĂ©e, qui Ă©tait commandĂ©e par le vieux et brave gĂ©nĂ©ral Dumorbion. Il donna le plan qui fit tomber Saorgio, le CoĂź- de-Tende, Oneille , les sources du Tanaro, au pouvoir de la France. En octobre de la mĂȘme annĂ©e, il dirigea l’armĂ©e dans son mouvement sur la Bormida, au combat de Dego et Ă  la prise de Savone. En fĂ©vrier 179s, il commandait l’artillerie de l’expĂ©dition maritime rĂ©unie Ă  Toulon, destinĂ©e d’abord pour la Corse et ensuite pour Rome. Il fut d’avis qu’au prĂ©alable, et ce plan fut adoptĂ©, l’escadre sortĂźt seule sans le convoi, et chassĂąt l’escadre anglaise de la MĂ©diterranĂ©e ; ce qui donna lieu au combat ' 4 - J^iU MÉMOIRES DE NAPOLÉON. naval fie Noli, oĂč le Ça ira fut pris. L’escadre française rentra, et l’expĂ©dition fut contre- mandĂ©e. Cette mĂȘme annĂ©e, par son influence sur l’esprit des canohniers de terre et de mer, il apaisa une insurrection Ă  l’arsenal, et sauva la vie aux reprĂ©sentants du peuple Mariette et Chambon. En mai 1795, sur le rapport d’Aubry, il fut placĂ© sur le tableau comme gĂ©nĂ©ral d’infanterie pour servir Ă  l’armĂ©e de la VendĂ©e, jusqu’à ce qu’il y eĂ»t des places vacantes dans l’artillerie. Il se rendit Ă  Paris, et refusa de servir Ă  l’armĂ©e de la VendĂ©e. Dans ce temps, ayant Ă©tĂ© battu sur les cĂŽtes de GĂȘnes , et l’armĂ©e d’Italie forcĂ©e Ă  la retraite , NapolĂ©on fut requis par le comitĂ© de salut public, alors composĂ© de Sieyes, Le Tourneur etPontĂ©- eoulant, de rĂ©diger des instructions pour celte armĂ©e. Peu aprĂšs, le J 3 vendĂ©miaire lui valut le commandement en chef de l’armĂ©e de l’intĂ©rieur Ă  Paris, il le conserva jusqu’au mois de mars 1 796. VII e NOTE. Page 13. Nous n’avions, pour garder la salle du ManĂšge, qu’une poignĂ©e d'hommes, et deux piĂšces de quatre. Une eolonne de sectionnaircs vint nous attaquer pour son malheur. Je 1YOTKS it mĂ©langes. 21 3 lis mettre le feu Ă  mes piĂšces, les sectionnaires sc sauvĂšrent; je les fis suivre, ils se jetĂšrent sur les gradins de On n’avait pu passer qu’une piĂšce, tant la rue Ă©tait e'troite. Elle fit feu sur cette cohue, qui se dispersa en laissant quelques morts le tout fut terminĂ© en dix minutes. » Au 1 3 vendĂ©miaire, la convention avait pour se dĂ©fendre 6,000 hommes de troupes de ligne et 3 o piĂšces de can’on. Elle ne siĂ©geait pas au ManĂšge, mais aux Tuileries , dans la salle du théùtre. Ville NOTE. Page f5. L’armĂ©e d’Italie Ă©tait au rebut, parce qu’on ne l’avait destinĂ©e Ă  rien, .le pensai Ă  la mettre en mouvement pour attaquer l’Autriche sur le point oĂč elle avait plus de sĂ©curitĂ©, e’est-Ă -dire en Italie. » NapolĂ©on fut appelĂ© au commandement en chef de l’armĂ©e d’Italie par le vƓu des officiers et soldats qui avaient cueilli des lauriers, en exĂ©cutant ses plans en j 793 Ă  Toulon, en 179/1 et 1795 dans le comtĂ© de Nice et la riviĂšre de GĂšnes. Comme il a Ă©tĂ© dit, cette armĂ©e coĂ»tait des sommes considĂ©rables, et le trĂ©sor Ă©tait vide. Etrange rebut que le commandement eu chef d’une frontiĂšre et d’une grande armĂ©e! MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 2l4 IX e NOTE. Page 21, Cotte expĂ©dition devait donner une grande idĂ©e de la puissance de la France ; elle devait attirer l’attention sur son chef ; elle devait surprendre l’Europe par sa hardiesse. C’était plus de motifs qu’il n’en fallait pour la tenter, mais je n’avais pas alors la moindre envie dĂš dĂ©trĂŽner le grand-turc,.ni de me faire pacha.*» L’expĂ©dition d’Egypte avait trois buts i° Etablir sur le Nil unç colonie française qui pĂ»t prospĂ©rer sans esclaves, et qui tĂźnt lieu Ă  la rĂ©publique de et de toutes les Ăźles Ă  sucre. 2° .Ouvrir un dĂ©bouchĂ© Ă  nos manufactures dans l’Afrique, l’Arabie et la Syrie, et fournir Ă  notre commerce toutes les productions de ces vastes contrĂ©es. 3 ° Partir de l’Egypte comme d’une place d’armes pour porter une armĂ©e de 60,000 hommes sur l’Indus, soulever les Marattes et les peuples opprimĂ©s de ces vastes contrĂ©es; 60,000 hommes, moitiĂ© EuropĂ©ens, moitiĂ© recrues des climats brĂ»lants de l’équateur et du tropique, transportĂ©s par 10,000 chevaux et 5 o,ooo chameaux, portant avec eux des vivres pour cinquante Ă  soixante jours, de l’eau pour cinq ou six jours, et un train d’artillerie de cent cinquante bouches Ă  NOTES ET M ÉLANGES. 2f5 l'eu de campagne, avec double approvisionnement, arriveraient en quatre mois sur l’indus. L'ocĂ©an Ă  cessĂ© d’ĂȘtre un obstacle depuis qu’on a des vaisseaux ; le dĂ©sert cesse d’en ĂȘtre un pour une armĂ©e qui a en abond^iĂ©e des chameaux et des dromadaires. Les deux premiers objets Ă©taient remplis ; et malgrĂ© la perte de l’escadre de l’amiral Brueys Ă  Alexandrie; l’intrigue qui porta KlĂ©ber Ă  signer la convention d’Elarich; le dĂ©barquement de 3o Ă  35,ooo Anglais sous les ordres d’Abercrombie Ă  Aboukir et Ă  Qosseir; le troisiĂšme but aurait Ă©tĂ© atteint; une armĂ©e française fĂ»t arrivĂ©e sur l’indus dans l’hiver de iBoi Ă  1802 , si l’assassinat de KlĂ©ber n’eĂ»t fait tomber le commandement de l’armĂ©e dans les mains d’ux homme plein de courage, de talents administratifs et de bonne volontĂ© , mais du caractĂšre le plus opposĂ© a tout commandement militaire. Le Coran ordonne d’exterminer les idolĂątres ou de les soumettre aux tributs; il n’admet pas l’obĂ©issance et la soumission Ă  une puissance infidĂšle; en cela il est contraire Ă  l’esprit de notre religion Rendez Ă  CĂ©sar ce qui appartient Ă  CĂ©sar, a dit JĂ©sus-Christ; mon empire nest pas de ce monde, obĂ©issez aux puissances. Dans les X e , XI e et XII e siĂšcles, les 2 16 MKMOIltKS DK NAPOLÉON. chrĂ©tiens rĂ©gnĂšrent en Syrie, mais la religion Ă©tait l’objet de la guerre, c’était une guerre d’extermination; l’Europe y perdit des millions d’hommes. Si un tel esprit eĂ»t animĂ© les Egyptiens en 1798, ce* n’est pas avec 25 Ă  3 o,ooo Français, que n’exaltait aucun fanatismeetdĂ©ja dĂ©goĂ»tĂ©s du pays, que l’on eĂ»t pu soutenir une pareille lutte. MaĂźtre d’Alexandrie et du Caire, victorieux des Mamelouks aux Pyramides, la question de la conquĂȘte n’était pas dĂ©cidĂ©e, si l’on ne parvenait Ă  se concilier les imans, les muphtis, les ulmas et tous les ministres de la religion musulmane. L’armĂ©e française, depuis la rĂ©volution, n’exerçait aucun culte; en Italie mĂȘme elle n’allait jamais Ă  l’église; on tira parti de cette circonstance on prĂ©senta l’armĂ©e aux musulmans comme une armĂ©e de catĂ©chumĂšnes , disposĂ©s Ă  embrasser le mahomĂ©tisme. Les chrĂ©tiens, cophtes, grecs, latins, syriens, Ă©taient assez nombreux ils voulaient profiter de la prĂ©sence de l’armĂ©e française pour se soustraire aux restrictions imposĂ©es Ă  leur culte. Le gĂ©nĂ©ral en chef s’y opposa, et eut soin de maintenir les affaires religieuses sur le pied existant. Tous les jours au soleil levant, les cheichs de la grande mosquĂ©e de Gemil et Azar c’est une espĂšce de Sorbonne se rendaient Ă  sou lever; il leur lai- NOTES ET MÉLANGES. 7 sait prodiguer toutes espĂšces de marques d’égards; il s’entretenait longuement avec eux des diverses circonstances de la vie du prophĂšte, des chapitres du Coran. Ce fut aprĂšs le retour de Salhieh, qu’il leur proposa de publier un fetam, par lequel ils ordonneraient au peuple de prĂȘter le serment d’obĂ©issance au gĂ©nĂ©ral en chef. Cette proposition les fit pĂąlir, les embarrassa fort, et aprĂšs un peu d’hĂ©sitation, le clieich Cherkaoui, respectable vieillard, rĂ©pondit a Pourquoi ne vous feriez-vous pas musulman avec toute votre armĂ©e? alors cent mille hommes accourraient sous vos banniĂšres, et disciplinĂ©s Ă  votre maniĂšre, vous rĂ©tabliriez la patrie arabe et soumettriez l’Orient. » Il leur objecta la circoncision et la prohibition de boire de vin, l*oisson nĂ©cessaire au soldat français. AprĂšs quelques discussions sur cet objet, on convint que les grands cheieks de Gemil et Azar chercheraient les moyens de lever ces deux obstacles. Les disputes furent vives, elles durĂšrent trois semaines; mais le bruit qui se rĂ©pandit dans toute l’Egypte que les grands cheicks s’occupaient de rendre l’armĂ©e française musulmane , remplissait de joie tous les fidĂšles dĂ©jĂ  les Français se ressentaient de l’amĂ©liora- Mon de l’esprit public, ils n’étaient plus considĂ©rĂ©s comme des idolĂątres. Quand les ulmas 2l8 mĂ©moihks de napolĂ©on. furent d’accord, les quatre muphtis rendirent un fetam, par lequel ils dĂ©clarĂšrent que la circoncision n’étant qu’une perfection n’était pas indispensable pour ĂȘtre musulman ; mais que dans ce cas on ne pouvait espĂ©rer le paradis dans l’autre vie. La moitiĂ© de la difficultĂ© se trouvait levĂ©e; mais il fut facile de faire comprendre aux muphtis que la deuxiĂšme dĂ©cision n’était pas raisonnable. Ce fut l’objet de six autres semaines de discussions. Enfin ils dĂ©clarĂšrent qu’on pouvait ĂȘtre musulman etboire du vin, pourvu que l’on employĂąt le cinquiĂšme de son revenu, au lieu du dixiĂšme, en oeuvres de bienfaisance. Le gĂ©nĂ©ral en chef fit alors tracer le plan d’une mosquĂ©e, plus grande que celle de Gemil et Azar ; il dĂ©clara la faire bĂątir pour servir de monument Ă  l’époque de la conversion de l’armĂ©e, mais de fait il ne voulait que gagner du temps. Le fetam d’obĂ©issance fut donnĂ© par les cheicks , et NapolĂ©on dĂ©clarĂ© ami du prophĂšte, spĂ©cialement protĂ©gĂ© par lui. Le bruit fut gĂ©nĂ©ralement rĂ©pandu qu’avant un an toute l’armĂ©e porterait le turban. C’est dans cette ligne que s’est constamment tenu NapolĂ©on, conciliant sa volontĂ© de rester dans la religion oĂč il Ă©tait nĂ©, avec les besoins de sa politique et de son ambition. Pendant le sĂ©jour de l’armĂ©e, le gĂ©nĂ©ral Menou NOTES ET MÉLANGES. 2 I 9 seul s’est fait musulman , ce qui a Ă©tĂ© utile et d’un bon effet. Quand les Français quittĂšrent l’Egypte, il ne resta que 5 Ă  600 hommes qui s’enrĂŽlĂšrent dans les Mamelouks et embrassĂšrent le mahomĂ©tisme. X e NOTE. Page 2». .T’étais obligĂ© de dĂ©truire, en passant, cette gentilhommiĂšre de Malte , parce qu’elle ne servait qu’aux Anglais. Je craignais que quelque vieux levain de gloire ne portĂąt ces chevaliers Ă  se dĂ©fendre et Ă  me retarder ils se rendirent, par bonheur, plus honteusement que je m’en Ă©tais flattĂ©. » Malte ne pouvait pas rĂ©sister Ă  un bombardement de vingt-quatre heures cette place avait certainement d’immenses moyens physiques de rĂ©sistance, mais aucuns moyens moraux. Les chevaliers ne firent rien de honteux nul n’est tenu Ă  l’impossible. XI e NOTE. Page aĂŻ. De retour en Egypte, je reçus des journaux par la voie de Tunis. ll s m’apprirent l’état dĂ©plorable de la France, l’avilissement du directoire , et le succĂšs de la coalition. » AprĂšs la bataille d’Aboukir, le 3 aoĂ»t 1799, 220 MÉMOIRES DE NAPOLÉON- le commodore anglais envoya Ă  Alexandrie des journaux anglais et la gazette française de Francfort des mois d’avril, mai et juin, qui faisaient connaĂźtre les dĂ©sastres des armĂ©es du Rhin et d’Italie. On avait appris au camp de Saint-Jean-d’Acre le commencement de la guerre de la seconde coalition. Ce n’est pas d’ailleurs par Tunis que parvenaient eu Egypte les nouvelles de France. XII e NOTE. Page a'4. Tout gĂ©nĂ©ral Ă©tait bon pour signer une capitulation que le temps rendait inĂ©vitable , et je partis’sans autre des - sein que d’ĂȘtre Ă  la tĂȘte des armĂ©es pour y ramener la victoire. » NapolĂ©on retourna en France, i° parce qu’il y Ă©tait autorisĂ© par ses instructions il avait carte blanche sur tout; 2 " parce que sa prĂ©sence Ă©tait nĂ©cessaire Ă  la rĂ©publique; 3° parce que l’armĂ©e d’Orient, victorieuse et nombreuse , ne pouvait avoir de long-temps aucun ennemi Ă  combattre, et parce que le premier but de l’expĂ©dition Ă©tait atteint; le second ne le pouvait ĂȘtre aussi long-temps que la rĂ©publique serait menacĂ©e sur ses frontiĂšres et en proie Ă  l’anarchie. L’armĂ©e d’Orient Ă©tait victorieuse NOTES ET MÉLANGES. 221 des deux armĂ©es turques qui lui avaient Ă©tĂ© opposĂ©es pendant la campagne celle de Syrie, battue Ă  Elarich, Ă  Gaza, Ă  Jaffa, Ă  Acre , Ă  Mont-Thabor, avec perte de son parc d’artillerie de quarante piĂšces de campagne, de tous ses magasins celle de Rhodes, battue Ă  Saint- Jean-d’Acre et Ă  Aboukir, oĂč elle avait perdu son parc de campagne de trente-quatre piĂšces de canon et son gĂ©nĂ©ral en chef, le visir Ă  trois queues, Mustapha-Pacha. L’armĂ©e d’Orient Ă©tait nombreuse elle comptait 25 ,ooo combattants dont 3 ,ĂŽoo de cavalerie ; elle avait cent piĂšces d’artillerie de campagne attelĂ©es, et quatorze cents bouches Ă  feu de tous calibres bien approvisionnĂ©es. On a dit que NapolĂ©on avait laissĂ© son armĂ©e dans la dĂ©tresse, sans artillerie, sans habillements, sans pain, rĂ©duite Ă  8,000 combattants. Ces faux rapports ont trompĂ© le ministĂšre anglais; le 17 dĂ©cembre 1799, il se dĂ©cida Ă  rompre la capitulation d’Elarich, et ordonna Ă  son amiral dans la MĂ©diterranĂ©e de ne laisser exĂ©cuter aucune capitulation qui permettrait Ă  l’armĂ©e d’Orient de retourner en France; d’arrĂȘter les bĂątiments qui la porteraient et de les conduire en Angleterre. KlĂ©ber conçut alors sa position ; il secoua le joug de l’intrigue, il redevint lui-mĂȘme, se retourna contre l’armĂ©e ottomane, et la 222 MÉMOIRES lF. NAPOLÉON, vainquit a HĂ©liopolis. AprĂšs une violation aussi criminelle du droit des gens, le cabinet de Saint-James s’aperçut de son erreur; il envoya en Egypte 34,ooo Anglais sous les ordres d’A- bercrombie , qui, joints Ă  26,000 Turcs sous le grand-visir et le capitan-pacha, parvinrent Ă  se rendre maĂźtres de cette importante colonie, en septembre 1801 , vingt-sept mois aprĂšs le dĂ©part de NapolĂ©on, et seulement aprĂšs six mois d’une campagne trĂšs-active , et qui aurait tournĂ© Ă  la confusion des Anglais, si KlĂ©ber n’avait pas Ă©tĂ© assassinĂ©, si Menou, l’homme le moins militaire qui ait jamais commandĂ©, ne s’était pas trouvĂ© Ă  la tĂȘte de l’armĂ©e. Mais enfin cette campagne de i8or coĂ»ta au gouvernement anglais plusieurs millions sterlings, 10,000 hommes d’élite, le gĂ©nĂ©ral en chef de son armĂ©e. Le gĂ©nĂ©ral Beillard, au Caire, Je 27 juin 1801, Menou , Ă  Alexandrie, le 2 septembre 1801, ont obtenu la capitulation que des intrigants avaient fait signer Ă  KlĂ©ber Ă  Elarich, vingt mois auparavant, le 24 janvier 1800, savoir que l’armĂ©e française serait transportĂ©e en France aux dĂ©pens des Anglais, avec armes, canons, bagages, drapeaux, et sans ĂȘtre prisonniĂšre de guerre. Les Ă©tats de situation de son arrivĂ©e au lazaret de Marseille et de Toulon prouvent qu’elle Ă©tait de 24*0°° Fran- NOTES ET M ÉLANCES. 223 çais; sa perte en j8oo et 1801 avait Ă©tĂ© de 4 ,ooo hommes. Lorsque NapolĂ©on laissa le commandement Ă  KlĂ©ber , elle Ă©tait donc de 28,000 hommes, dont 25 ,000 en Ă©tat de combattre. Il est notoire qu’en quittant l’Egypte au mois d’aoĂ»t 1799, il croyait ce pays pour toujours Ă  la France, et espĂ©rait pouvoir un jour rĂ©aliser le second but de l’expĂ©dition. Quand aux idĂ©es qu’il avait alors sur les affaires de France, il les a communiquĂ©es Ă  Menou, qui l’a souvent rĂ©pĂ©tĂ© il projetait la journĂ©e du 18 brumaire. XIII e NOTE. Page 3o, Tel Ă©tait mon plan; mais je n’avais ni soldats , ni canons, » Comment sans soldats, sans canons, sans fusils? Trois mois aprĂšs le 18 brumaire, NapolĂ©on a fait marcher en Allemagne une armĂ©e de 160,000 hommes, la plus belle armĂ©e qu’ait jamais eue la France, et une armĂ©e de rĂ©serve dans les plaines de Marengo ! Est-ce que tous les hommes de ces armĂ©es Ă©taient des recrues? Si de pareils faits Ă©taient vrais, il ne faudrait plus d’armĂ©e permanente, la garde nationale serait plus que suffisante. Les victoires 224 MÉMOIRES UE NAPOLÉON. le Brune rendirent disponible l’armĂ©e de Hol- lande; la pacification de la VendĂ©e, la considĂ©ration dont jouissait le gouvernement, sa popularitĂ©, l’amour des Français qui l’environnait, mirent Ă  sa disposition l’armĂ©e de l’Ouest et tous les bataillons que le directoire tenait dans l’intĂ©rieur pour soutenir son autoritĂ© et contenir les partis ; toutes ces troupes furent rĂ©unies; elles furent mieux administrĂ©es, mieux soldĂ©es, la cavalerie fut remontĂ©e ; les levĂ©es de conscrits, dans ces quatre mois, ne se montĂšrent qu’à 80,000 hommes. Le premier consul fit de trĂšs-bonnes choses , il donna Ă  tout une bonne direction, mais il ne fit pas de miracles les hĂ©ros de Ilohenlinden et de Marengo n’étaient pas des recrues, mais de bons et vieux soldats; il y avait Ă  l’armĂ©e de rĂ©serve un tiers de conscrits ; elle comptait un grand Ăźlombre de vĂ©tĂ©rans qui 11’avaient pas fait la campagne prĂ©cĂ©dente et qui dĂ©cidĂšrent de la victoire sur le champ de bataille de Montebello et de Marengo. XIV e NOTE. PageĂźi. h Nous Ă©tions tous jeunes dans ce temps , soldais etgĂ©- nĂ©raux. Nous avions notre fortune Ă  faire. » NOTES ET MÉLANGES. 225 A l’époque du passage du Saint-Bernard, en mai et juin 1800, NapolĂ©on avait gagnĂ© vingt batailles rangĂ©es, conquis l’Italie, dictĂ© la paix au roi de Sardaigne, au roi de Naples, au pape, et Ă  l’empereur d’Allemagne Ă  vingt lieues de Vienne ; nĂ©gociĂ©, Ă  Rastadt, avec le comte de Cobentzel, et obtenu la remise Ă  la France de la place forte de Mayence ; créé plusieurs rĂ©publiques, levĂ© deux cents millions de contributions, employĂ©s par lui Ă  nourrir, habiller, entretenir son armĂ©e pendant deux ans, Ă  solder l’armĂ©e du Rhin, les escadres de Toulon et de Brest. Il avait enrichi le musĂ©um national de quatre cents chefs - d’Ɠuvre de l’ancienne GrĂšce ou du siĂšcle des MĂ©dicis, conquis l’Egypte, et Ă©tabli la domination française sur des bases solides, puisqu’il avait surmontĂ© ce qui, dans l’opinion de Volney, Ă©tait la plus grande difficultĂ© , concilier les principes du Coran et de la religion mahomĂ©tane avec la prĂ©sence d’une armĂ©e occidentale. Depuis six mois, il Ă©tait Ă  la tĂȘte de la rĂ©publique par le choix spontanĂ© de trois millions de citoyens ; il avait rĂ©tabli les finances, calmĂ© les factions , et dĂ©racinĂ© la guerre de la VendĂ©e. Comment dire qu’il avait sa fortune Ă  faire , quand dĂ©jĂ  de MĂ©langes.—Tome TI. 1 5 I '->.‱‱>.8 mĂ©moires de napolĂ©on. si belles pages lui Ă©taient assurĂ©es dans l’histoire ! NOTE XV. Pag* 3*. La division de Dessaix arrive; foute la ligne se rallie ; Dessaix forme sa colonne d’attaque, et enlĂšve le village de Marengo, oĂč s’appuyait le centre de l’ennemi. » Dessaix a formĂ© sa colonne en avant de Jnlien; il a Ă©tĂ© tuĂ© Ă  une lieue et demie du village de Marengo. NOTE XVI. Page 33. Les factions semblaient se taire; tant d’eclat les Ă©touffait. » Depuis Marengo jusqu’à la machine infernale, c’est-Ă -dire pendant les six derniers mois de 1800 , les factions furent plus actives que jamais. Sans doute NapolĂ©on n’avait rien Ă  redouter des chefs de la rĂ©volution ou de ceux de la VendĂ©e; mais les Brutus septembriseurs, les chouans ne parlaient que de l’assassiner. notes ET 'i.'XSj NOTE XVII. Page /,2. Dans l’intervalle que m’avait laissĂ© la trĂȘve d’Amiens , j’avais hasardĂ© une expĂ©dition imprudente, qu’on m’a reprochĂ©e et avec raison ; elle ne valait rieb en soi. J’avais essayĂ© de reprendre Saint-Domingue. J’avais de bons motifs pour le tenter. Les alliĂ©s haĂŻssaient trop la Krance pour qu’elle osĂąt rester dans l’inaction pendant la paix. Il fallait donner une pĂąture Ă  la curiositĂ© des oisifs ; il fallait tenir constamment l’armĂ©e en mouvement pour l’empĂȘcher de s’endormir. Enfin j’étais bien aise d’essayer les marins. » Le parti les colons Ă©tait trĂšs-puissant dans Taris, l’opinion publique voulait Saint-Domingue; d’un autre cĂŽtĂ©, le premier consul ne fut pas fĂąchĂ© de dissiper les alarmes des Anglais, en envoyant 1 5,ooo hommes Ă  Saint-Domingue ; c’était assez manifester sa confiance dans la continuation de la paix, et l’éloignement oĂč il Ă©tait de toute guerre maritime; ces i5,ooo hommes eussent rĂ©ussi sans la fiĂšvre jaune. Si Toussaint, Dessaline et Christophe eussent voulu se soumettre, ils auraient assurĂ© leur Ă©tat, leurs grades, leur fortune et celle des gens de leur couleur ; on eĂ»t sincĂšrement confirmĂ© la libertĂ© des noirs. i5. MEMOIRES DK NAPOLÉON. ‱A'A 8 NOTE XVIII. Page 46. Il s’offrit malheureusement, dans ce moment dĂ©cisif, un de ces coups du hasard qui dĂ©truisent les meilleures rĂ©solutions. La police dĂ©couvrit de petites menĂ©es royalistes , dont le foyer Ă©tait au-delĂ  du Rhin. Une tĂšte auguste s’y trouvait impliquĂ©e.'Toutes les circonstances de cct Ă©vĂšnement cadraient d’une maniĂšre incroyable avec celles qui me portaient Ă  tenter un coup-d’état. La perte du duc d’En- ghien dĂ©cidait la question qui agitait la France, Elle dĂ©cidait de moi sans retour. Je l’ordonnai. » Le lue d’Enghien pĂ©rit parce qu’il Ă©tait un des acteurs principaux de la conspiration de Georges, Pichegru et Moreau. Pichegru fut arrĂȘtĂ© le 28 fĂ©vrier ; Georges le 9 mars , le duc d’Enghien le 18 mars 1804. Le duc d’Enghien figurait dĂ©jĂ  depuis 1796, dans les intrigues des agents de l’Angleterre, comme le prouvent les papiers saisis dans le caisson de Kleinglin, et les lettres de Moreau au directoire, du 19 fructidor 1797. En mars i8o3, le discours du trĂŽne au parlement britannique annonça le commencement d’une nouvelle guerre et la rupture de la paix d’Amiens. Le gouvernement français manifesta l’intention de porter la guerre en Angleterre NOTES ET MÉLANGES. U2Q pendant i 8 o 3 et 1804, il couvrit de camps les falaises de Boulogne , de Dunkerque et d’Ostende ; il prĂ©para des escadres formidables Ă  Brest, Ă  Rochefort, Ă 'Toulon; il couvrit les chantiers de France de prames , de chaloupes, de bateaux canonniers, de grandes et petites pĂ©niches ; il employa des milliers de bras Ă  creuser des ports sur la Manche pour recevoir ces nombreuses flottilles. De son cĂŽtĂ©, l’Angleterre courut aux armes. Pitt abandonna le travail paisible de l’échiquier, endossa l’uniforme et ne rĂȘva plus que machines de guerre, bataillons, forts, batteries ; le vieux et vĂ©nĂ©rable Georges III quitta ses maisons royales et passa journellement des revues; des camps s’élevĂšrent sur les dunes de Douvres, des comtĂ©s de Ken t et de Sussex les deux armĂ©es se voyaient, elles n’étaient plus sĂ©parĂ©es que parle dĂ©troit. Cependant l’Angleterre n’oublia rien de ce qui Ă©tait propre Ă  rĂ©veiller les puissances du continent; mais l’Autriche , la Russie, la Prusse, l’Espagne, Ă©taient alliĂ©es ou amies de la France, Ă  qui toute l’Europe obĂ©issait; les tentatives pour rallumer la guerre dans la VendĂ©e notaient pas plus heureuses. Le concordat avait ralliĂ© le clergĂ© Ă  NapolĂ©on, et l’esprit des habitants de cette province Ă©tait bien changĂ© ; ils voyaient avec reconnaissance la marche de son MÉMOIRES DE JN'A 1*0 LÉO N. a3o administration les grands travaux publics qu’il avait ordonnĂ©s occupaient des milliers de bras; on travaillait Ă  joindre, par un canal, la Vilaine et la Rence, ce qui permettrait aux caboteurs français de se rendre des cĂŽtes du Poitou sur celles de Normandie, sans doubler le cap d’Ouessant; une nouvelle ville s’élevait au milieu du dĂ©partement de la VendĂ©e, et huit nouvelles grandes routes allaient traverser l’ouest; enfin, des sommes considĂ©rables Ă©taient en forme de primes, distribuĂ©es aux VendĂ©ens pour rĂ©tablir leurs maisons, leurs Ă©glises, leurs presbytĂšres, brĂ»lĂ©s ou dĂ©truits par les ordres du comitĂ© du salut public. Le cabinet de avait Ă©tĂ© souvent induit en erreur par les royalistes qui, trompĂ©s par leurs propres illusions, l’avaient engagĂ© dans des expĂ©ditions fĂącheuses; mais il concevait une grande idĂ©e de la puissance et des moyens des jacobins il se persuada qu’un grand nombre d’entre eux Ă©taient mĂ©contents; qu’ils Ă©taient disposĂ©s Ă  rĂ©unir leurs Efforts Ă  ceux des royalistes, et seraient secondĂ©s par desgĂ©nĂ©raux jaloux, et que, coordonnant ces efforts des partis opposĂ©s, mais rĂ©unis par une passion commune, on formerait une faction assez puissante, pour opĂ©rer une efficace diversion. Depuis quatre ans, le premier consul avait NOTES ET MÉLANGES. a3i rĂ©uni tous les partis qui divisaient la France; la liste des Ă©migrĂ©s avait Ă©tĂ© fermĂ©e ; on en avait d’abord rayĂ©, depuis Ă©liminĂ©, enfin amnistiĂ© tous ceux qui avaient voulu rentrer dans leur patrie; tous leurs biens existants et non vendus leur avaient Ă©tĂ© rendus, exceptĂ© les bois dont la loi leur rendait cependant les revenus ; il ne restait plus sur cette liste que quelques personnes attachĂ©es aux princes, ou eh- nemis dĂ©clarĂ©s de la rĂ©volution et qui n’avaient pas voulu profiter de,son amnistie; mais des milliers d’émigrĂ©s Ă©taient rentrĂ©s, et n’avaient Ă©tĂ© soumis Ă  d’autres conditions qu’au serment d’obĂ©issance et de fidĂ©litĂ© Ă  la rĂ©publique. Le premier 'consul avait eu ainsi la plus douce consolation que puisse avoir un homme, celle de rĂ©organiser plus de trente mille familles, et de rendre Ă  leur patrie tout ce qui restait de descendants des hommes qui avaient illustrĂ© la France dans les divers siĂšcles; ceux mĂȘme qui Ă©taient restĂ©s Ă©migrĂ©s obtenaient frĂ©quemment des passeports pour venir visiter leurs familles. Les autels Ă©taient relevĂ©s; les prĂȘtres dĂ©portĂ©s, exilĂ©s, Ă©taient Ă  la tĂȘte des diocĂšses, des paroisses , et soldĂ©s par la rĂ©publique. Ces diverses lois avaient apportĂ© une grande amĂ©lioration dans les affaires publiques, mais cependant avaient en l’inconvĂ©nient inĂ©vitable r»32 MÉMOIRES DE WAPOLÉON. d’enhardir, par ce systĂšme d’une extrĂȘme indulgence, les ennemis du gouvernement consulaire, le parti royal, et les espĂ©rances de l’étranger. De i 8 o 3 Ă  1804, il y avait eu cinq conspirations tous les Ă©migrĂ©s Ă  la solde de l’Angleterre venaient de recevoir l’ordre de se rĂ©unir dans le Brisgawet dans le duchĂ© de Bade. Mus- sey, agent anglais, intermĂ©diaire pour servir Ă  correspondre avec les ministres Drake et Spencer-Smith, rĂ©sidait Ă  Offembourg, et fournissait avec profusion l’argent nĂ©cessaire Ă  tous ces complots. Le duc d’Enghien, jeune prince plein de valeur, sĂ©journait Ă  quatre lieues de la frontiĂšre de France... . NOTE XIX. Page 48. Faute de mieux , je mis en avant un projet de descente en Angleterre. Je n’ai jamais pensĂ© Ă  le rĂ©aliser ; car il aurait Ă©chouĂ© , non que le matĂ©riel du dĂ©barquement ne fĂ»t possible , mais la retraite ne l’était pas. » La descente en Angleterre a toujours Ă©tĂ© regardĂ©e comme possible; et la descente une fois NOTES ET MÉLANGES. T 3 3 opĂ©rĂ©e, la prise de Lpndres Ă©tait immanquable. MaĂźtre de Londres, il se fĂ»t Ă©levĂ© un parti trĂšs-puissant contre l’oligarchie. Est-ce qu’An- nibal en passant les Alpes, CĂ©sar erf dĂ©barquant en Épire ou en Afrique, regardaient en arriĂšre! Londres n’est situĂ©e qu’à peu de marches de Calais; et l’armĂ©e anglaise, dissĂ©minĂ©e pour la dĂ©fense des cĂŽtes , ne se fĂ»t pas rĂ©unie Ă  temps pour couvrir cette capitale une fois la descente opĂ©rĂ©e sans doute que cette expĂ©dition ne pouvait pas ĂȘtre faite avec un corps d’armĂ©e, mais elle Ă©tait certaine avec 160,000 hommes, qui se fussent prĂ©sentĂ©s devant Londres cinq jours aprĂšs leur dĂ©barquement. Les flottilles n’étaient que le moyen de dĂ©barquer ces 160,000 hommes en peu d’heures, et de s’emparer de tous les bas-fonds. C’est sous la protection d’une escadre rĂ©unie Ă  la Martinique, et venant de lĂ  Ă  toutes voiles sur Boulogne, que devait s’opĂ©rer le passage; si la combinaison de cette rĂ©union de l’escadre ne rĂ©ussissait pas une annĂ©e, elle rĂ©ussirait une autre fois. Cinquante vaisseaux partant de Toulon, de Brest, de Rochefort, de Lorient, de Cadix, rĂ©unis Ă  la Martinique, arriveraient devant Boulogne et assureraient le dĂ©barquement en Angleterre,daus le temps que les escadres H/{ MÉMOllIES JE NAI' anglaises seraient Ă  courir les mers air couvrir les deux Indes. * NOTE XX. Pflgu52. l’iclicgru fut trouvĂ© Ă©tranglĂ© dans son lit. On ne manqua pas de dire que c’était par mes ordres. Je fus totalement Ă©tranger Ă  cet Ă©vĂšnement. Je ne sais pas mĂȘme pourquoi j’aurais soustrait ce criminel Ă  son jugement ; il ne valait pas mieux que les autres, et j’avais un tribunal pour le juger, et des soldats pour le fusiller. Je n’ai jamais rien fait d’inutile dans ma vie. NapolĂ©on n’a jamais commis de crimes. Quel crime eĂ»t Ă©tĂ© plus profitable pour lui que l’assassinat du comte de Lille et du comte d’Artois? La proposition lui en a Ă©tĂ© faite plusieurs fois, notamment par *** et **. Il n’eĂ»t pas coĂ»tĂ© deux millions. Il l’a rejetĂ©e avec mĂ©pris et indignation. Aucune tentative n’a Ă©tĂ© faite sous son rĂšgne contre la vie de ces princes. Lorsque les Espagnes Ă©taient en armes au nom de Ferdinand, ce prince et son frĂšre don Carlos, seuls hĂ©ritiers du trĂŽne d’Espagne, Ă©taient Ă  Valençay, au fond du lierry ; leur mort eĂ»t mis fin aux affaires d’Espagne ; elle Ă©tait utile, mĂȘme nĂ©cessaire. Elle lui fut conseillĂ©e par ****; i NOTES ET MÉLANGES. u35 mais elle Ă©tait injnste et criminelle. Ferdinand et don Carlos sont-ils morts en France ? On pourrait citer dix autres exemples ces deux seuls suffisent, parce qu’ils sont les plus marquants. Des mains accoutumĂ©es Ă  gagner des batailles avec l’épĂ©e, ne se sont jamais souillĂ©es par le crime, mĂȘme sous le vain prĂ©texte de l’utilitĂ© publique .-maxime affreuse qui, de tous temps, fut celle des gouvernements faibles, et que dĂ©savouent la religion, l’honneur et la civilisation europĂ©enne. NapolĂ©on est parvenu au sommet des grau-, deurs humaines, par les voies directes, sans jamais avoir commis une action que la morale dĂ©savoue. En cela, son Ă©lĂ©vation est unique dans l’histoire. Pour rĂ©gner, David fit pĂ©rir la maison de SaĂŒl, son bienfaiteur; CĂ©sar alluma la guerre civile, et dĂ©truisit le gouvernement de sa patrie ; Cromwell fit pĂ©rir son maĂźtre sur l’échafaud NapolĂ©on fut Ă©tranger Ă  tous les crimes de la rĂ©volution. Quand sa carriĂšre politique commença, le trĂŽne Ă©tait Ă©croulĂ©; le vertueux Louis XVI avait pĂ©ri ; les factions dĂ©chiraient la France. C’est par la conquĂȘte de l’Italie, c’est par la paix de Campo-Formio , qui assurait la grandeur et l’indĂ©pendance de la patrie, que NapolĂ©on commença sa carriĂšre ; et lorsqu’en 1800, il parvint au pouvoir su- a 36 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, prĂȘme, c’est en dĂ©trĂŽnant l’anarchie. Son trĂŽne fut Ă©levĂ© par le vƓu unanime du peuple français. Ferdinand YII Ă©tait Ă  Valençay dans le chĂąteau du prince de Talleyrand, un des plus beaux sites de la France, au milieu d’une vaste forĂȘt; il y Ă©tait avec son frĂšre et son oncle ; il n’avait aucune garde ; il avait tous ses officiers et do- * mestiques, il recevait qui il voulait; il se promenait librement Ă  plusieurs lieues, soit pour chasser, soit en calĂšche. IndĂ©pendamment des 72,000 franc's par an que le trĂ©sor de France a payĂ©s pour le loyer de Valençay, Ferdinand recevait pour son entretien i, 5 oo,ooo francs par an. Il Ă©crivait rĂ©guliĂšrement tous les mois Ă  NapolĂ©on, et en recevait des rĂ©ponses. Au i 5 aoĂ»t et Ă  la fĂȘte de l'impĂ©ratrice, il n’a jamais manquĂ© de faire illuminer le chĂąteau et le parc de Valençay et de distribuer des aumĂŽnes. Il demanda plusieurs fois Ă  NapolĂ©on d’aller Ă  Paris, ce qui fut successivement ajournĂ© ; il le sollicita de l’adopter pour son fils et de le marier Ă  une princesse française. Il avait la jouissance d’une trĂšs-belle bibliothĂšque, recevait souvent des visites des gentilshommes du voisinage et des marchands de Paris, qui s’empressaient de lui porter des nouveautĂ©s. Long-temps il eut un théùtre oĂč il faisait venir des cornĂ©- NOTES ET MÉLANGES. 237 liens; mais Ă  la fin ses confesseurs lui inspirĂšrent des scrupules, et il congĂ©dia la troupe. Le roi Charles IV son pĂšre et la reine sa mĂšre furent long-temps au palais de Com- piĂšgne; de lĂ  ils allĂšrent Ă  Marseille, puis Ă  Rome , oĂč ils furent logĂ©s dans le palais du prince BorghĂšse. Ils jouissaient d’un traitement de trois millions. La reine d’Étrurie, Marie- Louise, soeur de Ferdinand, fut une de celles qui prit le plus de part Ă  la rĂ©volution d’Espagne ; sa correspondance avec Murat, alors commandant en Espagne, est fort curieuse. Elle Ă©tait du parti de sa mĂšre, et joua un rĂŽle trĂšs-actif dans les Ă©vĂšnements de Madrid. Elle sĂ©journa long-temps Ă  Nice , oĂč elle ouvrit des correspondances secrĂštes avec .des commandants anglais dans la MĂ©diterranĂ©e. Instruit quelle cherchait Ă  quitter la France, NapolĂ©on lui fit dire qu’il serait fort aise qu’elle voulĂ»t aller soit en Angleterre , soit en Sicile, soit en tout autre pays de l’Europe. En effet cette princesse n’était d’aucune importance, et son dĂ©part eĂ»t Ă©pargnĂ© au -trĂ©sor 5oo,ooo fr. De tout temps Ferdinand a tĂ©moignĂ© la plus grande aversion pour les cortĂšs. Les Espagnols pleureront long-temps la constitution de BaĂŻonne. Si elle eĂ»t triomphĂ©, ils n'alitaient plus le juridiction ecclĂ©siastique en matiĂšre sĂ©cu- u38 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, liĂšre; plus de bannalitĂ©, plus de barriĂšres intĂ©rieures. Leurs domaines nationaux ne resteraient point incultes et sans utilitĂ© pour l’état et la nation. Ils auraient un clergĂ© sĂ©culier, une noblesse sans privilĂšges fĂ©odaux, ni exemption de contribution et de charges publiques ; ils seraient aujourd’hui un autre peuple. Ferdinand avait dit souvent qu’il prĂ©fĂ©rait rester Ă  Valençay plutĂŽt que de rĂ©gner en Espagne avec les cortĂšs ; cependant lorsqu’en 1 8 1 3 NapolĂ©on lui fit proposer de remonter sur son trĂŽne , il n’hĂ©sita pas. Le comte de Laforest lui fut envoyĂ© pour cette nĂ©gociation. Le traitĂ© fut bientĂŽt rĂ©digĂ© aucune condition n’était imposĂ©e Ă  Ferdinand; car on n’appellera pas condition l’engagement qu'il prit de maintenir les ventes des domaines nationaux faites pendant son absence et de ne rechercher aucune des personnes qui avaient exercĂ© des emplois. Ferdinand alors manifesta hautement la rĂ©solution de prendre en Espagne les choses comme il les trouverait, et de rĂ©gner en roi constitutionnel. SitĂŽt que le traitĂ© fut conclu, il proposa de nouveau de contracter, par un mariage, une alliance plus Ă©troite avec NapolĂ©on. Cette demande ne fut ni rejetĂ©e ni acceptĂ©e. Oh rĂ©pondit que le moment n’était pas venu d’y souscrire, et que, lorsque Ferdi- 1YOTKS l-’.T MÉI,ANGES. u3q nand serait rassis sur son trĂŽne, s’il renouvelait sa demande de Madrid,elle serait alors accueillie comme elle devait l’ĂȘtre. Le traitĂ© de Valençay avĂ it Ă©tĂ© nĂ©gociĂ© avec le plus grand secret. Il importait que les Anglais n’en fussent point instruits; ils eussent contrariĂ© en Espagne une opĂ©ration dont le rĂ©sultat devait ĂȘwe de rendre disponible l’armĂ©e, de maniĂšre Ă  ce qu’elle arrivĂąt Ă  temps dans les plaines de Champagne, pour la campagne de 1814- Les Ă©vĂšnements qui se tramaient alors Ă  Paris en disposĂšrent autrement. Le parti qui s’agitait pour renverser NapolĂ©on parvint Ă  pĂ©nĂ©trer le secret de cette nĂ©gociation; il tenta de lui faire persuader que sa gloire s’opposait Ă  ce qu’il renonçùt Ă  l’Espagne, et d’obtenir de lui qu’il ne ratifiĂąt pas le traitĂ© de Valençay. N’ayant pas rĂ©ussi, il en divulgua l’existence, et employa toutes les ressources de l’intrigue pour retarder le dĂ©part de Ferdinand, afin de retarder ainsi le retour en France de l’armĂ©e d’Espagne. Ferdinand devait quitter Valençay dans le courant de novembre 18 r 3 , et cependant il ne repassa les PyrĂ©nĂ©es qu’en mars 1814! MÉMOIRES DE NAPOLEON. ‱j/jo NOTE XXT. Page 59. Les Russes dĂ©bouchaient seulement. Les dĂ©bris autrichiens coururent se rĂ©fugier sous leurs drapeaux. L’ennemi voulut tenir Ă  Austerlitz; il fut battu. Les Russes se retirĂšrent en bon ordre, et me laissĂšrent l’empire d’Autriche. » Le soir d’Austerlitz, les Russes ne firent pas leur retraite en bon ordre tout leur parc d’artillerie fut pris, les dĂ©bris de leur armĂ©e qui Ă©chappĂšrent se sauvĂšrent sans sacs ni armes. L’empereur Alexandre, cernĂ© Ă  Hoelich, eĂ»t Ă©tĂ© fait prisonnier, s’il ne s’était engagĂ© Ă  Ă©vacuer la Hongrie par la route d’étapes qui fut indiquĂ©e par l’armistice. NOTE XXII. Page 60. La campagne recommença. Je suivis la retraite des Russes. J’arrivai en Pologne. Un nouveau théùtre s’ouvrait Ă  nos armes. J’allai voir cette vieille terre de l’anarchie et de la libertĂ©, courbĂ©e sous un joug Ă©tranger; les Polonais attendaient ma venue ponr le secouer. La campagne ne recommença pas. Les Français ne poursuivirent pas les Russes en Polo- ’l / NOTES ET AIJsTjAAGES. I gne, les Russes se retirĂšrent avec une grande prĂ©cipitation chez eux. La paix fut signĂ©e Ă  Presbourg avec l’Autriche, et une convention faite Ă  Vienne avec la Prusse. NapolĂ©on revint Ă  Paris, son armĂ©e repassa le Danube .et l’Inn; et si elle a Ă©tĂ© en Pologne, ce n’est pas en consĂ©quence de la bataille d’Austerlitz, mais aprĂšs la campagne d’IĂ©na; ce n’est pas par la route de Vienne, mais, par celle de Berlin. Il y a ici un anachronisme d’un an la bataille d’Austerlitz est du a dĂ©cembre i8o5; celle d’IĂ©na du i4 octobre 1806; celle d’Eylau du 8 fĂ©vrier 1807; celle de Friedland du 14 juin 1807; la paix de Tilsit est du 7 juillet 1807. Quelle ignorance des faits ! NapolĂ©on voulait rĂ©tablir le royaume de Pologne, parce que c’était le seul moyen d’opposer une digue Ă  cet empire formidable qui menaçait d’envahir tĂŽt ou tard l’Europe. Si, Ă  l’exemple de Paul, Alexandre ne tourne pas ses regards vers l’Inde pour acquĂ©rir des richesses et fournir de l’occupation Ă  ses peuplades nombreuses de Cosaques, de Calmoucks et autres barbares, qui ont pris en Allemagne et en France le goĂ»t du luxe, il sera contraint, pour prĂ©venir une rĂ©volution en Russie, de faire une irruption dans le midi de l’Europe. S’il rĂ©ussit Ă  amalgamer franchement la Pologne et la R us» MĂ©langes.—Tome IL 16 a/p. MÉMO Ut ES IE NAPOLÉON. aie,'en rĂ©conciliant les Polonais avec le gouvernement russe, tout devra flĂ©chir sous son joug ; l’Europe et l’Angleterre surtout, regretteront de - n’avoir pas relevĂ© le royaume de Pologne indĂ©pendant de la Russie, et d’en avoir fait a Vienne une province russe; mais alors le ministĂšre anglais Ă©tait aveuglĂ© par sa haine contre NapolĂ©on. Il ne fit que des fautes si le congrĂšs de Vienne eĂ»t signĂ© la paix'avec NapolĂ©on, l’Europe serait tranquille aujourd’hui, l’esprit rĂ©volutionnaire ne minerait pas tous les trĂŽnes. En France, il aurait Ă©tĂ© comprimĂ© et satisfait par des institutions nouvelles. NOTE XXIII. l'nge 2. Si les Russes nous avaient attaquĂ©s le lendemain, nous aurions Ă©tĂ© battus; mais leurs gĂ©nĂ©raux n’ont heureusement pas de ces inspirations. » Les Russes ne pouvaient pas attaquer le lendemain de la bataille d’Eylau, c’est-Ă -dire le g fĂ©vrier; parce que , dĂšs cinq heures du soir, le 8, ils avaient abandonnĂ© le champ de bataille, qui fut occupĂ© par le troisiĂšme corps de l’armĂ©e française, et qu’à trois heures du matin , le 9, l’armĂ©e russe ralliait ses dĂ©bris sous les NOTES K T MÊLA. N C. ES. a43 remparts de RƓnisberg, Ă  six lieues du champ de bataille, ayant abandonne' tous scs blessĂ©s et, partie de son artillerie. Mais, en supposant que l’armĂ©e russe fut restĂ©e sur le champ de bataille, et quelle eĂ»t pu attaquer le 9 au matin; les corps des marĂ©chaux Ney et Bernadotte, qui n’avaient point pris part Ă  la bataille, Ă©taient arrivĂ©s dans la nuit ; si les Russes avaient Ă©tĂ© battus par l’armĂ©e française en l’absence de ces deux coq,s, comment concevoir qu’ils eussent Ă©tĂ© vainqueurs de l’armĂ©e française renforcĂ©e de six divisions? NOTE XXIV. ’ P;rge fi/,. a J’étais seul ciipable l'sge 65. cadet des frĂšres Ă©tait assez jeune pour attendre. » Le cadet Ă©tait JĂ©rĂŽme , qui, Ă  l’époque dont parle l’auteur, Ă©tait roi de Westphalie; il n’avait donc pas besoin d’attendre. Mais cet Ă©crivain, tpii d’ailleurs fait preuve d’esprit, se perd dans ^es tĂ©nĂšbres il veut bĂątir au milieu des brouillards, il veut toujours que la paix de Tilsit soit avaut lĂ©na; c’est un anachronisme de treize mois. NOTE XXVI. l’age 69. J’instituai une caste intermĂ©diaire. Elle Ă©tait dĂ©mocratique , parce qu’on y entrait Ă  toute heure et de partout elle Ă©tait monarchique, parce qu’elle ne pouvait pas mourir. » L’institution d’une noblesse nationale n’est pas contraire Ă  l’égalitĂ©, elle est nĂ©cessaire au maintien de l’ordre social; aucun ordre social ne peut ĂȘtre fondĂ© sur la loi agraire le principe de la propriĂ©tĂ© et de sa transmission par contrat de vente, donation entre-vifs ou acte testamentaire, est un principe fondamental qui 246 MÉMOIKÜS DL. NAPÜLlĂźOiV. ne dĂ©roge pas Ă  l’égalitĂ©. De ce principe dĂ©rive la convenance de transmettre de pĂšre en fils le souvenir des services rendus Ă  l’état. La fortune peut-ĂȘtre quelquefois acquise par des moyens honteux et criminels. Les titres acquis par des services rendus Ă  l’état sortent toujours d’une source pure et honorable, leur transmission Ă  sa postĂ©ritĂ© n’est qu’une justice. Lorsque NapolĂ©on proposa Ă  un grand nombre d’hommes de la rĂ©volution, les plus partisans des principes de l’égalitĂ©, la question de savoir si l’établissement de ces titres hĂ©rĂ©ditaires Ă©tait contraire aux principes de l’égalitĂ© , tous rĂ©pondirent que non. En Ă©tablissant une noblesse hĂ©rĂ©ditaire nationale, NapolĂ©on avait trois buts i° RĂ©concilier la France avec l’Europe; 2 0 RĂ©concilier la France ancienne avec la France nouvelle ; 3° Faire disparaĂźtre en Europe les restes de la fĂ©odalitĂ©, en rattachant de noblesse au* services rendus Ă  l’état, et les dĂ©tachant de toute idĂ©e fĂ©odale. Toute l’Europe Ă©tait gouvernĂ©e par des no- blets qui s’étaient fortement opposĂ©s Ă  la marche de la rĂ©volution française; c’était un obstacle qui partout contrariait l’influence française, il fallait le faire disparaĂźtre, et pour cela revĂȘtir de titres Ă©gaux aux leurs, les principaux per- NOTES KT Mlk-AKUÇS. >-47 sonnages de l'empire. Le succĂšs fut .complet , la noblesse europĂ©enne cessa dĂšs lors d’ĂȘtre opposĂ©e Ă  la France, et vit avec une secrĂšte joie une nouvelle noblesse qui, par cela qu’ùlle Ă©tait nouvelle, lui paraissait infĂ©rieure Ă  l'ancienne; elle ne prĂ©voyait pas la consĂ©quence du systĂšme français, qui tendait Ă  dĂ©raciner, Ă  dĂ©priser la noblesse fĂ©odale, ou du moins Ă  l’obliger Ă  se reconstituer Ă  nouveau titre. L’ancienne noblesse de France , en retrouvant sa patrie et une partie de ses biens, avait repris ses titres non lĂ©galement,'mais de fait elle se considĂ©rait plus que jamais comme une race privilĂ©giĂ©e; toute, fusion ou amalgame avec Jes chefs de la rĂ©volution Ă©tait difficile la crĂ©ation de nouveaux titres fit disparaĂźtre entiĂšrement ces difficultĂ©s; il n’y eut aucune ancienne famille qui ne s’alliĂąt volontiers avec les nouveaux ducs; en effet les Noailles, les Colbert, les Louvois, les Fleury, Ă©taient de nouvelle^ maisons; dĂšs leur origine, les plus anciennes maisons de France avaient briguĂ© leur alliance; c’est ainsi que les familles de la rĂ©volution se trouvaient consolidĂ©es, et l’ancienne et la nouvelle France rĂ©unies. Ce fut Ă  dessein que le premier titre que NapolĂ©on donna, fut au marĂ©chal cc marĂ©chal avait Ă©tĂ© MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 3*8 simple soldat, et tout le monde dans Paris l’a vait connu sergent aux gardes-françaises. Son projet Ă©tait de reconstituer l’ancienne noblesse de France. Toute famille qui comptait dans ses ancĂȘtres un cardinal, un grand officier de la couronne, un marĂ©chal de France, un ministre , etc., eĂ»t Ă©tĂ© pour cela seul apte Ă  solliciter au conseil du sceau le titre de due ; tout famille qui aurait eu un archevĂȘque, un ambassadeur, un premier prĂ©sident, un lieutenant-gĂ©nĂ©ral ou un vice-amiral, le titre de comte; toute famille qui aurait eu un Ă©vĂȘque, un marĂ©chal-de-camp, un contre-amiral, un conseiller d’état ou un prĂ©sident Ă  mortier, le titre de baron. Ces titres n’auraient Ă©tĂ© octroyĂ©s qii v Ă  la charge par les impĂ©trants d’établir pour les ducs un majorĂąt de ! 00,000 francs de revenu , pour les comtĂ©s de 3 o,ooo francs, pour les barons de 10,000 francs cette rĂšgle , qui ^rĂ©gissait le passĂ© et le prĂ©sent, devait rĂ©gir l’avenir. De lĂ  sortait une noblesse historique, qui liait le passĂ©, le prĂ©sent et l’avenir, et qui Ă©tait constituĂ©e non sur les distinctions du sang, ce qui est une noblesse imaginaire, puisqu’il n’y a qu’une seule race d’hommes, mais sur les services rendus Ă  l’état. De mĂȘme que le fils d’un cultivateur pouvait se dire Je serai un jour car NOTES ET MÉLANGES. -*49 dinal, marĂ©chal de France ou ministre, il pouvait se dire Je serai un jour duc, comte ou baron ; de mĂȘme qu’il pouvait se dire Je ferai le commerce, je gagnerai plusieurs millions que je laisserai Ă  mes enfants. Un Montmorenci eĂ»t Ă©tĂ© duc, non pas parce qu’il Ă©tait Montmorenci, mais parce qu’un de ses ancĂȘtres avait Ă©tĂ© connĂ©table, et avait rendu des grands services Ă  l’état. Cette vaste idĂ©e changeait le plan de la noblesse qui n’était que fĂ©odale, et Ă©levait sur ses dĂ©bris une noblesse historique, fondĂ©e sur l’intĂ©rĂȘt de la patrie, et les services rendus aux peuples et aux souverains. Cette idĂ©e , comme celle de ki lĂ©gion d’honneur , comme celle de l’universitĂ©, Ă©tait Ă©minemment libĂ©rale ; elle Ă©tait propre Ă  la fois Ă  consolider l’ordre social et Ă  anĂ©antir le vain orgueil de la noblesse; elle dĂ©truisait les prĂ©tentions de l’oligarchie et maintenait dans son intĂ©gritĂ© la dignitĂ© et l’égalitĂ© de Fhomme. C’était une idĂ©e- mĂšre, organisatrice, libĂ©rale; elle eĂ»t caractĂ©risĂ© le nouveau siĂšcle. NapolĂ©on ne mettait aucune prĂ©cipitation dans l’exĂ©cution de ses projets; il croyait avoir du temps devant lui. U disait souvent Ă  son conseil d’état J’ai besoin de vingt ans pour accomplir mes projets. » fl lui en a manquĂ© cinq. MÉMO lit ES DK N A l' . a5o .NOTE XXV11. Page 7 4 - Sa ncutralitĂ©' la Prusse m’avait surtout Ă©tĂ© essentielle dans la derniĂšre campagne; pour m’en assurer, il lni fut fait quelque ouverture de la cession du Hanovre. » Comment la Prusse Ă©tait-elle restĂ©e neutre ? N’avait-elle pas signĂ© en septembre, pendant que l’armĂ©e française marchait de Ulm Ă  Vienne, cette fameuse convention de Postdam ; adhĂ©papl Ă©ventuellement Ă  la coalition de la Russie, de l’Autriche et de l’Angleterre, n’avait-elle ptj,s jurĂ© haine Ă  la France sur le tombeau du grand FrĂ©dĂ©ric? Deux jours avant la bataille d’Austerlitz, en dĂ©cembre i8o5, le comte de Ilaug- witz, premier ministre du roi de Prusse, se rendit Ă  Briinn en Moravie; il eut deux audiences de NapolĂ©on; mais les avant-poslçs français et russes Ă©taient aux mains; NapolĂ©on lui dit d’aller attendre Ă  Vienne l’issue de la bataille Je les battrai, ne me dites rien aujourd'hui, je ne veux tien savoir. » IJaugwitz , qui n’était pas novice dans les affaires, ne se le lit pas dire deux fois. La bataille d’Austerlitz eut lieu le a dĂ©cembre , et le i5, la Prusse renonça, par la convention de Vienne, au *OTES JÎT MliLVM'.CS. r traitĂ© de Potsdam et au serment du tombeau; elle cĂ©daWesel,Bayreuth,NeufchĂątel Ă laErance, qui par contre consentit Ă  ce que FrĂ©dĂ©ric- Guillaume s’emparĂąt du Hanovre et le rĂ©unĂźt Ă  sa couronne. Comment la Prusse aurait-elle demandĂ© Ă  Tilsit le Hanovre, qui dĂ©jĂ  lui avaiL Ă©tĂ© cĂ©dĂ© par la convention de Vienne? Par le traitĂ© de Tilsit, elle n’a fait que perdre ; elle a cĂ©dĂ© ce qu’elle possĂ©dait en Pologne et ses Ă©tats sur la gaucbe de l’Elbe; elle a abandonne l’électeur de Hesse-Gassel. Cette erreur de date rend absurdes tous les raisonnements de l’auteur sur cette Ă©poque. NOTE XVlit. ^Page Je refusai tout, et le Hanovre reçut une autre destination. » En vertu de la convention du i5 dĂ©cembre t8o5,la Prusse pouvait s’emparer du Hanovre, mais cette convention n’obtint Ă  Berlin qu’une ratification conditionnelle; la ratification dĂ©finitive donna lieu Ă  des discussions, qui se prolongĂšrent une partie de i8ofi. Cependant la Prusse occupa enfin le Hanovre, et tout paraissait arrangĂ© , lorsqu’elle dĂ©clara la guerre. Elle MÉMO] U ES 11F. NAPOLÉON, n’y fut pas provoquĂ©e par la France, elle fut entraĂźnĂ©e par l’effervescence des passions de la jeunesse de Berlin, et trompĂ©e par une dĂ©pĂȘ elle du marquis de Lucchesini, son ministre Ă  Paris , qui assurait que le traitĂ© signĂ© alors Ă  Pans par le comte Oubril, faisait contracter Ă  la France et Ă  la Russie des engagements contraires aux intĂ©rĂȘts de la Prusse. Dans le premier moment d’effroi, la Prusse courut aux armes. Quoi! pour faire face aux Russes et aux Français. Pourquoi pas ? Dans la guerre de Sept- Ans n’avait-elle pas tenu tĂȘte Ă  la France, Ă  la Russie et Ă  l’Autriche? Mais le cabinet de Berlin ne tarda pas Ă  ĂȘtre parfaitement rassurĂ© du cĂŽtĂ© de l’empereur de Russie, qui dĂ©savoua son plĂ©nipotentiaire le comte d’Oubril, et 11e ratifia pas le traitĂ© de Paris , qui d’ailleurs 11e faisait aucune mention de la Prusse. AprĂšs s’ĂȘtre prĂ©parĂ© Ă  lutter contre ces deux puissances, le roi ne se trouvant plus avoir Ă  combattre que la France, et Ă©tant au contraire assurĂ© du secours de la Russie, ne douta pas de la victoire. Quelques semaines aprĂšs le f/ octobre 1806 , la bataille d’IĂ©na dĂ©cida de la guerre. On se demande si l’auteur de cet Ă©crit Ă©tait en Asie, en Afrique ou en SibĂ©rie, quand ces Ă©vĂšnements ont eu lieu ? NOTES ET MÉLANGES. ‱a53 NOTE XXIX, Page 7Ü . " Je voulus corriger au moins ce que j’avais fait en Prusse, en organisant la confĂ©dĂ©ration du Jlliin , parce que j’espĂ©rais contenir l’un par l’autre. » ‱ La confĂ©dĂ©ration du Rhin a prĂ©cĂ©dĂ© la bataille d’IĂ©na de trois mois !!! L’histoire m’est pas de la mĂ©taphysique on ne peut pas l’écrire d’imagination et bĂątira volontĂ©; il faut d’abord l’apprendre. NOTE XXX. Page 87. Avec de tels soldats, quel est le gĂ©nĂ©ral qui n’eĂ»t aimĂ© la guerre? Je l’aimais, je l’avoue, et cependant je n’ai plus senti en moi, depuis l’affaire d’IĂ©na, la plĂ©nitude de confiance, fi 1° mĂ©pris de l’avenir auquel j’avais dĂ» mes premiers succĂšs. » Les batailles de Pultusk , d’Eylau, la prise de Dantzick, la bataille de Friedland, sont de 1807 ; les batailles d’Espinosa , de Burgos , de Tudela, deSomosiera; la prise de Madrid, l’opĂ©ration contre l'armĂ©e du gĂ©nĂ©ral Moore, ont eu lieu en 1808. Les batailles de Tann , d'A- a5 f \ mĂ©moires ni napolĂ©on. bensherg, la manƓuvre de Landshnt, la bataille d’Echmiihl, la prise de Vienne, les batailles d’Esslinget deWagram, la paix de Vienne de 1807, sont postĂ©rieures de trois ans Ă  la bataille d’IĂ©na. La bataille d’Abensberg, la manƓuvre de Landshut et la bataille d’EchmĂŒhl sont'les plus hardies, les plus belles, les plus savantes manƓuvres de NapolĂ©on. La bataille* de la Moskowa est le plus brillant de ses faits d’armes; elle est de 1812, six ans aprĂšs IĂ©na. Les batailles de Lutzen, de Wurschcn sont de i8i3; celle de Champ-Aubert, de Montmirail, de Vauchamp, de iBiĂ©f La marche de vingt jours de Canne Ă  Paris, les batailles de Ligny, de de i8i5ĂŒ NOTE XXXI. Psge 9 1 Je comprenais la nĂ©cessitĂ© de me sĂ©parer l’une femme dont je ne pouvais plus attendre de postĂ©ritĂ©; j’y rĂ©pugnais par la douleur de quitter la personne que j’ai le plus aimĂ©e ; je fus long-temps avant de m’y rĂ©soudre; mais elle s’y rĂ©signa d’elle-mĂȘme , avec le dĂ©vouement qu’elle a toujours eu pour moi. J’acceptai son sacrifice, parce qu’il Ă©tait indispensable. » Le divorce de l’impĂ©ratrice JosĂ©phine est unique en son genre dans l’histoire. Il n’altĂ©ra WOTKS nnĂźtAWGES. a5o en tien l’union des deux familles. Ce fut un sacrifice pĂ©nible, Ă©galement partagĂ©par les deux Ă©poux, mais fait aux intĂ©rĂȘts de la politique. Le mariage est considĂ©rĂ© en France comme un acte civil et un sacrement religieux il faut, pour en opĂ©rer la dissolution, la double intervention de l’autoritĂ© civile et de l’église. L’autoritĂ© civile compĂ©tente pour prononcer la dissolution du mariage de NapolĂ©on Ă©tait le sĂ©nat. Les deux Ă©poux dĂ©clarĂšrent dans une assemblĂ©e de famille leur assentiment au divorce. Cette cĂ©rĂ©monie se fit dans les grands appartements des Tuileries; elle fut extrĂȘmement intĂ©ressante les larmes coulaient aux yeux de tous les spectateurs. Le consentement constatĂ© par l’archichancelier, la dissolution du mariage fut prononcĂ©e par le sĂ©nat. L’impĂ©ratrice quitta les Tuileries et se rendit Ă  la Malmaison. Tous les meubles des appartements de NapolĂ©on, dans cette petite mais dĂ©licieuse campagne, restĂšrent Ă  leur mĂȘme place. Elle eut en outre la terre de Navarre et un domaine de deux millions, qu’elle employa en grande partie Ă  encourager les arts, Ă  soulager les malheureux. La Malmaison est Ă  trois lieues de Paris, Ă  une de Saint-Cloud. Elle y demeura constamment. Pendant l’espace de cinq ans, elle y reçut trois ou quatre visites de NapolĂ©on. Toute la cour MÉMOIRES DE NAPOLÉON. a 56 y allait rĂ©guliĂšrement. Lorsque les alliĂ©s entrĂšrent Ă  Paris, l’empereur François, l’empereur de Russie et le roi de Prusse y firent de frĂ©quentes visites. Le pfince qui avait Ă©tĂ© adoptĂ© par NapolĂ©on pour lui succĂ©der Ă  la couronne d’Italie, au dĂ©faut de ses enfants naturels et lĂ©gitimes, Ă©tait considĂ©rĂ© comme un prince du sang italien. Il jouissait en Italie d’un apanage en biens-fonds Ă©valuĂ©s vingt-cinq millions. Il a Ă©pousĂ©, en 1806, la fille aĂźnĂ©e du roi de BaviĂšre, princesse belle et gracieuse. Une cousine de l’impĂ©ratrice JosĂ©phine, StĂ©phanie Beauharnais, fut mariĂ©e, en 1806, au grand-duc de Bade elle rĂšgne actuellement Ă  Carlsruh ; elle a plusieurs enfants ; elle est jolie, spirituelle, et rĂ©unit toutes les grĂąces de son sexe. Une autre cousine de l’impĂ©ratrice JosĂ©phine fut mariĂ©e au prince d’Aremberg, une des premiĂšres maisons de la Belgique, jouissant d’une principautĂ© souveraine. Ce mariage n’a pas rĂ©ussi aussi-bien que le premier, mais c’est par la faute de la princesse. Ce prince commandait un rĂ©giment de chasseurs ; il se distingua dans la guerre d’Espagne, oĂč il fut fait prisonnier par l’armĂ©e anglaise. NapolĂ©on attachait quelque importance Ă  ce mariage. Il avait NOTES ET MÉLANGES. le projet de faire le prince d’Aremberg gouverneur-gĂ©nĂ©ral des Pays-Bas, et d’établir cette cour Ă  Bruxelles, pour donner Ă  la Belgique une nouvelle preuve de sa sollicitude. C’est dans cette pensĂ©e qu’il acheta de ses deniers le chĂąteau de Lacken du prince de Saxe-Tes- chen et le fit superbement meubler. Une autre cousine de JosĂ©phine fut demandĂ©e en mariage par Ferdinand VII pour rĂ©gner sur les Espagnols. Le mariage civil de NapolĂ©on annulĂ© par la dĂ©cision du sĂ©nat, l’officialitĂ© de Paris fit les informations d’usage dans la religion catholique, et prononça, la dissolution du mariage. La cour de Rome Ă©leva alors la prĂ©tention d’en connaĂźtre; mais le clergĂ© de France dĂ©clara que cela Ă©tait contraire aux privilĂšges de l’église gallicane; qu’un souverain aux yeux de Dieu n’est qu’un homme , et doit ĂȘtre soumis Ă  la juridiction de sa paroisse et de son Ă©vĂȘque. L’autoritĂ© archiĂ©piscopale Ă  Vienne dut examiner cette question avant la cĂ©lĂ©bration du mariage de NapolĂ©on avec l’archiduchesse d’Autriche. Le jugement de l’officialitĂ© de Paris lui fut communiquĂ©, et elle y adhĂ©ra par une dĂ©cision formelle. Le divorce de NapolĂ©on fit grand bruit. Son trĂŽne , le plus Ă©levĂ© de l’Europe, fut l’objet de MĂ©langes.—Tome II. 17 a58 MÉMOIRE» DE NAPOLÉON. l’ambition de toutes les maisons rĂ©gnantes ; la politique y appelait trois princesses une de la maison de Russie, une delĂ  maison d’Autriche, une de la maison de Saxe. Des nĂ©gociations ouvertes furent entamĂ©es avec la Russie. U en avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© dit quelques mots par l’empereur Alexandre Ă  Erfurt. Une lettre du comte de Narbonne au ministre de la police FouchĂ© annonça que quelques insinuations lui avaient Ă©tĂ© faites, Ă  son passage Ă  Vienne, sur le choix de NapolĂ©on, et qujil avait pu en conclure qu’une alliance avec une archiduchesse pourrait entrer dans les vues de l’Autriche. NqpolĂ©on ne pouvait faire aucune dĂ©marche directe avant de connaĂźtre les dispositions de l’empereur Alexandre. 11 lit sonder le prince de Schwartzemberg, ambassadeur d’Autriche Ă  Paris, et celte nĂ©gociation particuliĂšre fut conduite de maniĂšre Ă  ce que l’ambassadeur se trouvĂąt engagĂ© sans que NapolĂ©on le fut, dans le cas oĂč le mariage avec la sƓur de l’empereur Alexandre Ă©prouverait des difficultĂ©s. Ces difficultĂ©s se manifestĂšrent en effet; il y eut Ă  ce sujet des dissentiments d’opinion dans la famille impĂ©riale russe. Cependant il paraĂźt que l’empereur Alexandre n’hĂ©sitait pas; maison exigeait que la princesse qui deviendrait Ă©pouse de Napo- NOTES ET MÉLANGES. 2 Sq lĂ©on, eĂ»t une chapelle russe dans l’intĂ©rieur du palais des Tuileries, avec ses popes et son clergĂ©, et le libre exercice de sa religion. Des nĂ©gociations avaient Ă©tĂ© faites Ă  ce sujet; on attendait les rĂ©ponses de PĂ©tersbourg pour prendre un parti. Ces rĂ©ponses arrivĂšrent. On s’était assurĂ© que l’ambassadeur d’Autriche, qu’il eĂ»t ou qu’il n’eĂ»t pas re;u des instructions, donnerait, lorsqu’il en serait temps, un plein assentiment Ă  l’alliance projetĂ©e. Le prince Schwartzemberg Ă©tait absent pour une partie de chasse; un courrier lui fut expĂ©diĂ© il accourut Ă  Paris pour attendre l’évĂšnement. Un conseil privĂ© extraordinaire fut convoquĂ© pour quatre heures aprĂšs midi, et la question du choix Ă  faire y fut posĂ©e aprĂšs la lecture des dĂ©pĂȘches de Saint-PĂ©tersbourg. Les opinions furent divisĂ©es entre une princesse saxonne, une princesse russe et une princesse autrichienne. Ce dernier avis fut celui de la majoritĂ©; il fut dĂ©terminĂ© par la haute considĂ©ration du maintien de la paix gĂ©nĂ©rale On observa que, de toutes les puissances, l’Autriche Ă©tait celle qui concevrait le plus d’inquiĂ©tudes sur les intentions de la France Ă  son Ă©gard; on reprĂ©sentait que l’alliance qu’il Ă©tait question de former avec elle dissiperait tous les nuages, donnerait un motif incontestable Ă  la confiance, v *7- \ MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 2G0 et serait le gage l’une paix durable. Ces considĂ©rations lurent dĂ©cisives, et le mariage avec l’archiduchesse prĂ©fĂ©rĂ©. A six heures du soir, NapolĂ©on chargea le prince EugĂšne de se rendre chez le prince Schwartzemberg, et de lui porter une demande formelle. Au mĂȘme moment, il donna pouvoir Ă  son ministre des affaires Ă©trangĂšres de signer, avec cet ambassadeur, son contrat de mariage avec l'archiduchesse Marie-Louise, en prenant pour modĂšle celui de Louis XYI avec l’archiduchesse Marie- Antoinette. heures, le prince EugĂšne avait rendu compte de sa mission, et dans la soirĂ©e le contrat de mariage fut signĂ©. Le prince de NeufchĂątel fut envoyĂ© Ă  Vienne pour faire la demande dans les formes solennelles d’usage, et l’archiduc Charles Ă©pousa l’archiduchesse Marie-Louise, comme reprĂ©sentant de NapolĂ©on , dont les pouvoirs lui furent remis Ă  cet effet. L’archiduc, grand-duc de Wurtzbourg, aujourd’hui grand-duc de Toscane, reprĂ©senta l’empereur d’Autriche au mariage Ă  Paris. NapolĂ©on alla recevoir l’archiduchesse Ă  CompiĂšgne. Le mariage civil fut cĂ©lĂ©brĂ© Ă  Saint-Cloud, le mariage religieux dans le grand salon du MusĂ©e-NapolĂ©on. Cinq ou six cardinaux , aprĂšs avoir assistĂ© au mariage civil Ă  Saint-Cloud, dĂ©clarĂšrent qu’ils ne pouvaient NOTES ET MELANGES. 261 pas assister au mariage religieux, par respect pour le saint-siĂšge, qui devait intervenir dans le mariage des souverains. Les Ă©vĂȘques français et la majoritĂ© des cardinaux repoussĂšrent cette prĂ©tention avec indignation ; le pape mĂȘme blĂąma ces cardinaux, qui furent exilĂ©s de Paris, et qu’on appela les cardinaux noirs, parce qu’il leur fut interdit par le saint- siĂšge de porter le rouge pendant un temps dĂ©terminĂ©. Des fĂȘtes splendides furent donnĂ©es Ă  oette occasion. Le prince de Schwartzemberg, ambassadeur d’Autriche, en donna une au nom de son maĂźtre. Il fit Ă  cet effet construire une salle de bal dans le jardin de son hĂŽtel. Au milieu du bal, le feu prit Ă  des draperies de gaze en un instant toute la salle fut en feu. NapolĂ©on en sortit lentement, tenant l’impĂ©ratrice par le bras; le prince Schwartzemberg resta constamment prĂšs d’elle; elle partit pour Saint- Cloud. L’empereur resta dans le jardin jusqu’au matin. Rien ne put arrĂȘter les progrĂšs de l’incendie. Plusieurs personnes pĂ©rirent. La princesse Schwartzemberg , nĂ©e d’Aremberg, femme du frĂšre de l’ambassadeur, Ă©tait parvenue Ă  sortir de la salle; mais, inquiĂšte pour un de scs enfants, elle y rentra, et fut Ă©touffĂ©e en essayant de s’échapper par une porte qui 2Ô2 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. donnait dans l’intĂ©rieur de l’hĂŽtel. Au jour, on trouva ses malheureux restes consumĂ©s par les flammes. Le prince de Kourakin, ambassadeur de Russie, fut griĂšvement blessĂ©. En 1770, Ă  la fĂȘte donnĂ©e par la ville de Paris pour cĂ©lĂ©brer le mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette, 2,000 personnes furent culbutĂ©es dans les fossĂ©s des Champs-ElysĂ©es, et y trouvĂšrent la mort. Lorsque, depuis, Louis XVI et Marie-Antoinette pĂ©rirent sur l’échafaud, on se ressouvint de ce terrible accident, et l’on voulut y trouver un prĂ©sage de ce qui arrivait car c’est Ă  l’insurrection de cette grande capitale qu’il faut spĂ©cialement attribuer la rĂ©volution. L’issue malheureuse de la fĂȘte donnĂ©e par l’ambassadeur d’Autriche, dans une circonstance semblable, pour cĂ©lĂ©brer l’alliance de deux maisons dans les personnes de NapolĂ©on et de Marie-Louise, parut un prĂ©sage sinistre. C’est au changement de politique de l’Autriche qu’il faut uniquement attribuer les malheurs de la France. NapolĂ©on n’était pas superstitieux; cependant il eut lui-mĂȘme en cette occasion un pĂ©nible pressentiment. Le lendemain de la bataille de Dresde, lorsqu’en poursuivant l’armĂ©e autrichienne il apprit d’un prisonnier que le bruit courait que le prince deSchwartzembergavait Ă©tĂ© tuĂ©, il dit C’était NOTES ET MÉLANGES. 263 un brave homme ; mais sa mort a cela de con- solant que c Ă©tait Ă©videmment lui que mena- çait l’augure malheureux de son bal. » Deux heures aprĂšs on sut au quartier-gĂ©nĂ©ral que c’était Moreau, et non le prince Schwartzem- berg qui avait Ă©tĂ© tuĂ© la veille. NOTE XXXII, Page ioo. L’archiduc fit en revanche une trĂšs-belle marche. Il devina mon projet, et gagna les devants. Il se porta rapidement survienne, par la rive gauche du Danube, et prit position en mĂȘme temps que moi. C’est Ă  ma connais- satice la seule belle manƓuvre que les Autrichiens aient jamais faite. » Mon plan de campagne Ă©tait manque'. » Pendant cette campagne, l’archiduc Charles fut battu quoique son armĂ©e fĂ»t quadruple de celle de son ennemi. Il ne se porta pas sur tienne, mais il prit position vis-Ă -vis Vienne, sur la rive opposĂ©e du Danube, ce qui est fort diffĂ©rent. Le plan de NapolĂ©on Ă©tait de s’emparer de Vienne et de toute la rive droite, pour dĂ©gager son armĂ©e d’Italie et se joindre Ă  elle. Il rĂ©ussit parfaitement, occupa Vienne, dĂ©borda l’armĂ©e du prince Jean; ce qui l’obligea 264 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Ă  abandonner l’Italie , et permit au prince EugĂšne de dĂ©boucher sur le Danube par la Car- niole, la Carinthie et la Styrie. Quel plan de campagne manquĂ© ! OĂč conduit la manie de l’esprit quoique avec de bonnes intentions ! on trahit la gloire de son pays pour faire une antithĂšse ! ! ! NOTE XXXIII. Page 100. Par un bonheur inespĂ©rĂ©, l’arcliiduc Jean, au lieu de contenir Ă  tout prix le 'vice-roi, se laissa battre. L’armĂ©e d’Italie le rejeta de l’autre cĂŽtĂ© du Danube. Nous eĂ»mes pour nous toute sa droite. » L’arrivĂ©e du vice-roi sur le Danube fut signalĂ©e par la bataille de Raab qui est postĂ©rieure Ă  la bataille d’Essling et non antĂ©rieure, comme l’auteur paraĂźt le croire. La bataille d’Essling est du 22 mai 1809 ĂŻ ce ^ e Raab est du i 4 juin, anniversaire de Marengo elle est donc postĂ©rieure de vingt-deux jours. Ce n’est pas le prince d’Essling qui dĂ©boucha le premier Ă  la bataille d’Essling, mais le marĂ©chal Lamies. L’armĂ©e Ă©tait formĂ©e dans l’üle de Lobau le 21. Les ponts avaient Ă©tĂ© jetĂ©s dans la soirĂ©e du 20, et le 21 l’avant-garde se saisit d’Essling; NOTES ET MÉLANGES. l65 , a deux heures aprĂšs midi environ, un petit combat eut lieu , et le aa la bataille fut livrĂ©e. Dans ces deux jours, le champ de bataille resta aux Français. L’ennemi attaqua Ă  plusieurs reprises le village d’Essling, s’en empara , et en fut toujours chassĂ©. A quatre heures du soir, la bataille cessa; et ce village resta en possession du gĂ©nĂ©ral Rapp et du comte de Lobau , ce qui dĂ©cida de la victoire pour nous. Cependant le corps du marĂ©chal Davoust Ă©tait toujours sur la rive droite; les ponts ayant Ă©tĂ© rompus par la crue subite du Danube trois fois en quarante-huit heures, furent autant de fois rĂ©parĂ©s par l’activitĂ© et les soins du gĂ©nĂ©ral Bertrand. Le corps du marĂ©chal Davoust, les parcs d’artillerie n’avaient pas encore opĂ©rĂ© leur passage, quand les ponts furent enlevĂ©s pour la quatriĂšme fois, Ă  deux heures'aprĂšs midi ; le Danube continuant Ă  s’élever avec une grande rapiditĂ©, le gĂ©nĂ©ral Bertrand fit connaĂźtre l’impossibilitĂ© de les rĂ©tablir; NapolĂ©on ordonna Ă  l’armĂ©e de reprendre position dans l’üle de Lobau, en repassant le bras du Danube qui a 60 toises de large et est trĂšs- profond. L’üle de Lobau est trĂšs-grande , et sĂ©parĂ©e de la rive droite par le grand bras du Danube qui a 5 oo toises de large. Dans cette a66 MKMOIltES DK NAPOLKON. position il ne pouvait pas ĂȘtre attaquĂ©. DĂšs, le soir mĂȘme, des bateaux chargĂ©s de munitions y abordĂšrent. La vieille garde resta en rĂ©serve, toute la bataille du 22 en avant de la tĂȘte de pont; elle ne perdit pas plus de 100 hommes , par le canon, et rentra en totalitĂ© dans File de Lobau. Le prince Charles et les gĂ©nĂ©raux autrichiens ont fait ce qu’il devaient faire dans cette journĂ©e, et tout ce qu’on pouvait attendre d’eux. S’ils avaient tentĂ© de passer dans l’üle de Lobau, ils auraient consommĂ© la ruine de leur armĂ©e, qui dĂ©jĂ  avait essuyĂ© une perte Ă©norme. NOTE XXXIV. Page 101. Le? Anglais tentaient une expĂ©dition contre Anvers, qui aurait rĂ©ussi sans leur ineptie. Ma position empirait chaque jour. Anvers Ă©tait entourĂ©e de remparts couverts d’artillerie; sa garnison consistait en 3 ,000 hommes; l’arsenal maritime avait deux bataillons d’ouvriers militaires et 2,000 ouvriers civils. L’escadre, qui comptait de 9 Ă  10,000 matelots, mouilla sous la ville. Anvers fut alors Ă  l’abri d’un coup de main , ayant plus de i 5 ,ooo NOTES ET MÉLANGES. ‱ Ă  j 8,Ooo hommes pour sa dĂ©fense. .En outre, peu aprĂšs un grand nombre de bataillons de garde nationale accoururent; alors Anvers ne put plus ĂȘtre pris que par un siĂšge, et par sa situation , cette place est trĂšs-difficile Ă  investir. Pour la prendre, *il eĂ»t fallu que les Anglais la surprissent; il ne fallait- pas, pour cela, perdre tant de temps devant Flessingue. Il fallait qu’un corps de 6,000 hommes dĂ©barquĂąt dans la Meuse, se portĂąt dans un jour au fort de Batz, s’en emparĂąt, ainsi que de toute l’üle de Sud-Beverland ; alors l’escadre française, qui Ă©tait mouillĂ©e devant Flessingue, se fĂ»t trouvĂ©e coupĂ©e d’Anvers ce qui eĂ»t entraĂźnĂ© sa perte et celle de la ville; mais du moment que l’escadre de l’amiral Missiessi put mouiller ' sous les murs d’Anvers, l’expĂ©dition de lord Cliatam Ă©tait manquĂ©e il eĂ»t dĂ» se rembarquer; il eĂ»t sauvĂ© 5 Ă  6,000 hommes qu'il perdit par son sĂ©jour dans les marais de Walkeren. NOTE XXXV. I Page ro2. J’assistai Ă  ce passage Danube , en 1809, parce qu’il me donnait de l'inquiĂ©tude. » Le gĂ©nĂ©ral Bertrand jeta trois ponts sur pi- 268 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. lotis sur le Danube; l’armĂ©e française, au lieu de passer en une nuit, passa Ă  loisir dans l’üle de Lobau oĂč elle se forma. NOTE XXXVI. Page 10a. L’intrĂ©piditĂ© de nos troupes et une manoeuvre hardie de Macdonald dĂ©cidĂšrent de la journĂ©e Wagram. » Macdonald, la veille de la bataille, s’était Ă©tabli au centre de la position de l’ennemi ; mais n’étant pas soutenu par sa droite, cet avantage important n’eĂ»t pas le rĂ©sultat qu’il devait avoir. Le jour de la bataille, il manƓuvra avec habiletĂ© e't mĂ©rita les Ă©loges de NapolĂ©on; mais ce furent le changement de front, l’aile gauche en arriĂšre, exĂ©cutĂ© par les ordres du prince EugĂšne ; le feu de la batterie des 100 piĂšces de canon de la garde, dirigĂ© par le gĂ©nĂ©ral Lauriston, aide-de-camp de NapolĂ©on; le mouvement du corps du marĂ©chal ‱Davoust, qui tourna toute l’aile gauche de l’ennemi, qui dĂ©cidĂšrent de la victoire. NOTES ET MÉLANGES. aGf NOTE XXXVIL Page 10a. L’armĂ©e autrichienne dĂ©fila en dĂ©sordre dans line longue plaine. » Ce passage est Ă©videmment Ă©crit par un homme qui ne connaĂźt pas le terrein et ignore le mouvement, que NapolĂ©on fit faire parZnaim au gĂ©nĂ©ral Marmont et au marĂ©chal Davoust. NOTE XXXVIII. ; Page >18. La cour d’Autriche commença par dĂ©ranger mes plans sur la Pologne, en refusant de rendre ce qu’elle avait pris. » La cour d’Autriche ne dĂ©rangea pas les {dans de NapolĂ©on dans la guerre de 1812; elle s’allia franchement Ă  la cause de la France. Par les articles secrets du traitĂ© de Paris , elle s’engagea Ă  fournir un contingent de 3o,ooo hommes Ă  l’armĂ©e française destinĂ©e Ă  agir en Russie, indĂ©pendamment des stipulations ostensibles de ce traitĂ©, on stipula, par des articles secrets,les rapports des deux puissances dans la lutte qui allait s’engager on prĂ©vit toutes les Ï'JQ MÉMOIRES JDE MAPOLÉOJV. chances ; et on ne peut mieux rĂ©pondre Ă  l’assertion erronĂ©e de l’auteur du manuscrit de Saint-HĂ©lĂšne, qu’en lui opposant les articles secrets de ce traitĂ©. Art. i er . L’Autriche ne sera point tenue de fournir le secours stipulĂ© par l’art. 4 du traitĂ© patent dans les guerres que la France soutiendrait ou contre l’Angleterre, ou au-delĂ  des PyrĂ©nĂ©es. Art. 2 . Si la guerre vient Ă  Ă©clater entre la France et la Russie, l’Autriche fournira ledit secours stipulĂ© par les articles 4 et 5 du traitĂ© de ce jour. Les rĂ©giments qui doivent le former seront, dĂšs Ă  prĂ©sent, mis en marche et cantonnĂ©s de maniĂšre qu’à datĂ©r du premier mai, . ils puissent, en moins de quinze jours, ĂȘtre rĂ©unis sur Lemberg. Ledit corps de troupes sera pourvu d’un double approvisionnement de munitions d’artillerie, ainsi que des Ă©quipages militaires nĂ©cessaires au transport de vingt jours de vivres. Art. 3. De,son cĂŽtĂ©, S. M. l’empereur des Français fera toutes ses dispositions pour pouvoir opĂ©rer contre la Russie, Ă  la mĂȘme Ă©poque, avec toutes les forces disponibles. Art. 4- Le corps de troupes fourni par S. M. l’empereur d’Autriche sera formĂ© en trois divisions d’infanterie et une division de cavale- NOTES ET MÉLANGES. 27 I rie , commandĂ©es par un gĂ©nĂ©rai autrichien au choix de S. M. l’empereur d’Autriche. Il agira sur la ligne qui lui sera prescrite par S. M. l’empereur des Français, et d’aprĂšs ses ordres immĂ©diats. Il ne pourra toutefois ĂȘtre divisĂ© et formera toujours un corps distinct et sĂ©parĂ©. Il sera pourvu Ă  sa subsistance en pays ennemis, suivant le mĂȘme mode qui sera Ă©tabli pour les corps de l’armĂ©e française, sans rien changer toutefois au rĂ©gime et aux usages de dĂ©tail Ă©tablis par les rĂ©glements militaires de l’Autriche pour la nourriture des troupes. Les trophĂ©es et le butin qu’il aura faits sur l’ennemi lui appartiendront. Art. 5. Dans le cas oĂč par suite de la guerre entre la France et la Russie, le royaume de Pologne viendrait Ă  ĂȘtre rĂ©tabli, S. M. l’em- pereur des Français garantira spĂ©cialement, comme elle garantit dĂšs Ă  prĂ©sent Ă  l’Autriche , la possession de la Gallicie. Art. 6. Si, le cas arrivant, il entre dans les convenances de l’empereur d’Autriche dĂ©cĂ©der, pour ĂȘtre rĂ©unie au royaume de Fologne, une partie de la Gallicie, en Ă©change des provinces illyriennes, S. M. l'empereur des Français s’engage, dĂšs Ă  prĂ©sent, Ă  consentir Ă  cet i'JÏ MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Ă©change. La partie de la Gallicie Ă  cĂ©der sera dĂ©terminĂ©e d’aprĂšs la base combinĂ©e de la population, de l’étendue, des revenus, de sorte que l’estimation des deux objets de l’échange ne soit pas rĂ©glĂ©e par l’étendue du territoire seulement, mais par sa valeur rĂ©elle. Art. 7. Dans le cas d’une heureuse issue de la guerre, S. M. l’empereur des Français s’engage Ă  procurer Ă  S. M. l’empereur d’Autriche des indemnitĂ©s et ' agrandissements de territoire qui non - seulement compensent les sacrifices et charges de la coopĂ©ration de sadite majestĂ© dans la guerre, mais qui soient un monument de l’union intime et durable qui existe entre les deux souverains. Art. 8. Si en haine des liens et engagements contractĂ©s par l’Autriche envers la France, l’Autriche Ă©tait menacĂ©e par la Russie, S. M. l’empereur des Français regardera cette attaque comme dirigĂ©e contre lui-mĂšme, et commencera immĂ©diatement les hostilitĂ©s. Art. 9. La Porte-Ottomane sera invitĂ©e Ă  accĂ©der au traitĂ© d’alliance de ce jour. Art. 10. Les articles ci-dessus resteront secrets entre les deux puissances. Art. 11. Ils auront la mĂȘme force que s’ils Ă©taient insĂ©rĂ©s dans le traitĂ© d’alliance, et ils NOTES ET MÉLANGES. 273 t ' seront ratifiĂ©s, et les ratifications seront Ă©changĂ©es dans le mĂȘme lieu et Ă  la mĂȘme Ă©poque que celles dudit traitĂ©. Fait et signĂ© Ă  Paris, le 14 mars 1812. Un traitĂ© de mĂȘme nature avait Ă©tĂ© signĂ© le il\ fĂ©vrier 1812, entre la France et la Prusse. Comment donc dire que NapolĂ©on fut dĂ©rangĂ© dans ses plans sur la Pologne par des combinaisons diplomatiques ? NOTE XXXIX. Page ia 7 . ‱ Je me retirais lentement. » L’auteur de cet Ă©crit n’a d’idĂ©e ni de la guerre, ni de cette campagne. AprĂšs la victoire Ă©clatante remportĂ©e Ă  Dresde, l’armĂ©e française ne fit point de mouvement de retraite; elle manoeuvra pour porter la guerre sur la rive droite de l’Elbe, s’appuyant sur ses places fortes, notamment sur Magdebourg, et se mettant en communication avec le corps du marĂ©chal Davoust. La dĂ©fection de la BaviĂšre contraignit NapolĂ©on Ă  changer de projet. Ce n’est qu'aprĂšs la bataille de Leipsick que les alliĂ©s furent maĂźtres des opĂ©rations de la campagne. MĂ©langes.—Tome II. 18 MÉMOIRES de ^74 NOTE EX. Page i3a. a J’ai accusĂ© le gĂ©nĂ©ral Marmont de m’avoir trahi ; je lui rends justice aujourd’hui aucun soldat n’a trahi la foi qu’il devait Ă  son pays, a PlĂ»t Ă  Dieu qu’une pareille assertion fut vraie! Le marĂ©chal Marmont n’a point trahi en dĂ©fendant Paris. L’armĂ©e, la garde nationale parisienne, cette jeunesse si brillante des Ă©coles , se sont couvertes de gloire sur les hauteurs de Montmartre; mais l’histoire dira que, sans la dĂ©fection du 6 e corps, aprĂšs l’entrĂ©e des alliĂ©s Ă  Paris , ils eussent Ă©tĂ© forcĂ©s d'Ă©vacuer cette grande capitale ; car ils n’eussent jamais livrĂ© bataille sur la rive gauche de la Seine, en ayant derriĂšre eux Paris , qu’ils n’occupaient que depuis trois jours; ils n’eussent pas violĂ© ainsi toutes les rĂšgles, tous les principes du grand art de la guerre. Les malheurs de cette Ă©poque sont dus aux dĂ©fections des chefs, du 6 e corps et de l’armĂ©e de Lyon, et aux intrigues qui se tramaient dans le sĂ©nat. NOTES ET MÉLANGES. 275 note xli. Page i35. J'Ă©tais prisonnier Ă  Fontainebleau ; je m’attendais Ă  ĂȘtre traitĂ© comme tel. » NapolĂ©on Ă  Fontainebleau avait encore autour de lui 25 ,ooo hommes de sa garde. Rien 11e s’opposait Ă  ce qu’il ralliĂąt les 25 ,000 hommes de l’armĂ©e de Lyon, les 18,000 que le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Grenier ramenait d’Italie, les 1 5 ,ooo du marĂ©chal Suchet, les 4 o,ooo du marĂ©chal Soult, et reparĂ»t sur le champ de bataille, Ă  la tĂȘte de plus de 100,000 combattants. Il Ă©tait maĂźtre de toutes les places fortes de France et d’Italie. Il aurait long-temps encore entretenu la guerre, et bien des chances de succĂšs s’offraient aux calculs ; mais ses ennemis dĂ©claraient Ă  l’Europe qu’il Ă©tait le seul obstacle Ă  la paix il n’hĂ©sita pas sur le sacrifice qui semblait lui ĂȘtre demandĂ© dans l’intĂ©rĂȘt de la France. avoir tout fait pendant vingt ans pour le bonheur et la gloire du peuple français, il se livra volontairement, et remit Ă  la nation la couronne qu’il avait reçue d’elle. Lorsque, de sa retraite de l’üle d’Elbe, il apprit que les factions s’agitaient en France, que 18 . MÉMOIRES DK NAPOLÉON. les partis se formaient, que la guerre civile devenait imminente, et que toutes scs horreurs allaient Ă©clater de nouveau sur notre belle patrie, il sentit que son espoir avait Ă©tĂ© déçu. FidĂšle Ă  sa devise, tout pour le peuple français , il rĂ©solut de rentrer en France, non avec l’ambition de reconquĂ©rir son trĂŽne, mais pour se placer entre les factions. Il avait toujours pensĂ© que la France ne voulait que l’égalitĂ©; et il la lui avait donnĂ©e tout entiĂšre. Les Ă©vĂšnements venaient de lui apprendre qu’elle voulait aussi la libertĂ© ; et il avait rĂ©solu de rendre le peuple français le plus libre de tous les peuples de la terre. A la in de janvier 1 815, le congrĂšs de Vienne dĂ©cida de transfĂ©rer NapolĂ©on Ă  Sainte-HĂ©lĂšne, et de violer toutes les stipulations du traitĂ© de Fontainebleau. DĂ©jĂ  le cabinet des Tuileries avait prouvĂ© qu’il ne voulait remplir aucun des engagements qu’il avait contractĂ©s pï»r ce traitĂ© ; mais ces circonstances n’eurent aucune influence sur les rĂ©solutions de NapolĂ©on; ce n’était pas de lui qu’il s’agissait dans le parti qu’il avait Ă  prendre. Une conspiration existait, mais son retour n’en Ă©tait pas l’objet... ‱ 11 n’a Ă©tĂ© appelĂ© par aucune conspiration c’est NOTES ET MÉLANGES. 277 avec l’imagination et l’opinion des grandes masses qu’il a constamment agi. Il comptait sur l’amour-du peuple français et de l’armĂ©e ; sa marche et les acclamations qui l’ont accompagnĂ© du golfe Juan Ă  Paris, ont surpris tout, le monde, exceptĂ© lui. Le marĂ©chal Soult a servi le roi de bonne foi; il fut alors accusĂ© de trahison par un parti toujours extrĂȘme; mais ces mouvements de troupes qu’on lui reprochait, leur placement si d’accord par le fait avec la marche de NapolĂ©on, avaient Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s par l’ordre prĂ©cis du roi et sur la demande rĂ©itĂ©rĂ©e des plĂ©nipotentiaires français au congrĂšs de Vienne. Quand il apprit le dĂ©barquement Ă  Cannes , il crut que la gendarmerie en ferait raison, si NapolĂ©on n’avait pour but l’Italie. Le duc CambacĂ©rĂšs, le duc de Bovigo, le duc d’Otrante, le comte Carnot, ont souvent avouĂ© Ă  NapolĂ©on dans les cent jours , que telle Ă©tait aussi leur opinion ; qu’ils ne supposaient pas qu’il pĂ»t jamais arriver Ă  Paris, et que les Ă©vĂšnements qui venaient de se passer avaient Ă©tĂ© pour eux une rĂ©vĂ©lation des sentiments secrets du peuple et de l’armĂ©e. MÉMOIRES J>E NAPOLÉON. 'A 76 NOTE XLI1I. Page 146. Mon attitude pacifique endormit la nation » NapolĂ©on, qui a constamment, pendant ces trois mois, travaillĂ© quinze Ă  seize heures par jour, 11e peut pas dire qu’il Ă©tait endormi. Jamais, dans aucune Ă©poque de l’histoire, on ne fit plus de choses en trois mois. Il rĂ©arma , approvisionna une centaine de places fortes , rĂ©prima la guerre civile dans Marseille, Bordeaux et la VendĂ©e; recruta l’armĂ©e, fit fabriquer des armes, confectionner des habillements, lever des chevaux. Dans les six mois de i 8 r 4 , l’armĂ©e française avait reçu une nouvelle organisation. En mars 181 5 , elle se composait de cent cinq rĂ©giments d’infanterie, cinquante-sept rĂ©giments de cavalerie de la ligne, quatre rĂ©giments de cavalerie de l’ancienne garde. L’effectif de chaque rĂ©giment d’infanterie Ă©tait de900 hommes, dont 600 disponibles pour la guerre; l’effectif de la ca- valerieĂ©tait de 2i5,ooohommeseti6,ooo chevaux. La France pouvait avec peine mettre en campagne 80,000 hommes, force Ă  peine suffisante pour garder les places fortes et les principaux NOTES 1 ÎT MÉLANGES, 279 Ă©tablissements maritimes. Toutes les Hottes Ă©taient dĂ©sarmĂ©es et les Ă©quipages congĂ©diĂ©s. Les seules troupes qu’eĂ»t sur pied la marine Ă©taient huit bataillons de canonniers. Le matĂ©riel de l’artillerie pouvait fournir aux besoins des plus grandes armĂ©es, et rĂ©parer lĂ©s pertĂšs qu’elles pourraient faire pendant plusieurs campagnes. Mais ses arsenaux ne contenaient que 100,000 fusils neufs et 3oo,ooo Ă  rĂ©parer; cela Ă©tait trĂšs-insuffisant. Toutes les places fortes Ă©taient dĂ©sarmĂ©es; les palissades et les approvisionnements de siĂšge avaient Ă©tĂ© vendus. Huit cent mille hommes Ă©taient jugĂ©s nĂ©cessaires pour combattre l’Europe. NapolĂ©on crĂ©a les cadres des 3 e , 4 e et 5 e bataillons des rĂ©giments d'infanterie , des 4 e et 5 e escadrons des rĂ©giments de cavalerie; ceux de trente bataillons de train d’artillerie, de vingt rĂ©giments de jeune garde, de dix bataillons d’équipages militaires et de vingt rĂ©giments de marine. On requit deux cent bataillons de garde nationale d’élite, chacun fort de 56o hommes. On rappela sous les drapeaux tous les anciens militaires; tous quittĂšrent leurs occupations pour endosser leur vieil uniforme cet appel devait produire deux cent mille hommes. La conscription de 1 8 1 5 fut rappelĂ©e; elle devait donner cent quarante mille hommes. Un appel de deux a8ĂŒ MÉMOIRES 1E NAPOLEON. cent cinquante mille hommes devait ĂȘtre proposĂ© aux chambres dans le courant de juillet la levĂ©e eĂ»t Ă©tĂ© terminĂ©e en septembre. Le nombre des officiers, sous-officiers et soldats en retraitç ou en rĂ©forme, s’élevait Ă  plus de cent mille trente mille Ă©taient en Ă©tat de servir; on les rappela sous les drapeaux. Mais l’objet le plus important Ă©tait les armes Ă  feu l’artillerie prit les mesures nĂ©cessaires ; elle parvint Ă  fabriquer en un mois ce qu’en un temps ordinaire elle n’eĂ»t pu faire confectionner en six mois. Il y eut dans la capitale plus d’activitĂ© qu’en 1793 , mais avec cette diffĂ©rence que tout Ă©tait alors gaspillage , anarchie et dĂ©sordre; et qu’en 181 5 tout fut conduit avec la plus grande Ă©conomiepar les principes d’une bonne administration. Les manufactures de draps, propres Ă  l’habillement des troupes , Ă©taient nombreuses en 1812 et 181 3 elles pouvaient fournir Ă  tous les besoins des armĂ©es; mais en r8r 5 , elles n’existaient plus. DĂšs le mois d’avril, le trĂ©sor avança plusieurs millions aux fabriques de draps pour les relever. Les fournisseurs avaient livrĂ© 20,000 chevaux de cavalerie avant le premier juin; ro,ooo tout dressĂ©s avaient Ă©tĂ© fournis par la gendarmerie qui avait Ă©tĂ© dĂ©montĂ©e le prix en NOTES ET MÉLANGES. 28 r fut payĂ© comptant aux gendarmes qui, dans huit jours, se remontĂšrent en achetant des chevaux de leur choix. On avait le projet de prendre de nouveau la moitiĂ© de ces chevaux dans le courant de juillet. Des marchĂ©s avaient Ă©tĂ© passĂ©s pour i/j,ooo autres; enfin on avait, au premier juin, 46,000 chevaux de cavalerie et 18,000 d’artillerie. Tous les services ne pouvaient se faire qu’ar- gent comptant la plupart des fournisseurs et entrepreneurs voulaient mĂȘme des avances ; cependant la dette publique et les pensions Ă©taient servies avec la plus grande exactitude toutes les dĂ©penses de l’intĂ©rieur , loin d’ĂȘtre diminuĂ©es, Ă©taient augmentĂ©es ; le grand systĂšme des travaux publics avait repris dans toute la France. Le trĂ©sor nĂ©gocia quatre millions de rentes de la caisse d’amortissement Ă  5 op. 0/0, qu’il remplaça en crĂ©dit de bois nationaux cela lui produisit, net de tous escomptes, quarante millions argent comptant, qui rentrĂšrent avec une incroyable rapiditĂ©. Au premier octobre, la France aurait eu un Ă©tat militaire de huit Ă  neuf cent mille hommes complĂštement organisĂ©s, armĂ©s et billĂ©s. Le problĂšme de son indĂ©pendance consistait dĂ©sormais Ă  pouvoir Ă©loigner les hostilitĂ©s jusqu’au premier octobre. Les mois de 282 MÉMOIRES BE NAPOLÉON. juin, juillet, aoĂ»t et septembre Ă©taient nĂ©cessaires ; mais ils suffisaient. A cette Ă©poque, les frontiĂšres de l’empire eussent Ă©tĂ© des frontiĂšres d’airain, qu’aucune puissance humaine n’eĂ»t pu franchir impunĂ©ment. Au premier juin, l’effectif des troupes françaises sous les armes 'Ă©tait de 559,000 hommes ; ainsi, en deux mois, le ministĂšre de la guerre avait levĂ© L ji4,ooo hommes, prĂšs de 7,000 par jour. Sur ce nombre, l’effeçtif de l’armĂ©e de ligne s’élevait Ă  363,000 hommes ; celui de l’armĂ©e extraordinaire Ă  196,000 hommes. Sur l’effectif de l’armĂ©e de ligne , 217,000 hommes Ă©taient prĂ©sents sous les armes, habillĂ©s, armĂ©s et instruits,disponibles pour en trer en campagne. Ils furent formĂ©s en sept corps d’armĂ©e, quatre corps de rĂ©serve de cavalerie , quatre corps d’observation et l’armĂ©e de la VendĂ©e, rĂ©partis le long des frontiĂšres, les couvrant toutes , mais les principales forces cantonnĂ©es Ă  portĂ©e de Paris et de la frontiĂšre de Flandre. Le I er corps prit ses cantonnements dans les environs de Lille ; le 2 e corps fut cantonnĂ© autour de Valenciennes; le 3° corps fut rĂ©uni dans les environs de MĂ©ziĂšres; le 4* corps Ă©tait dans les environs de Metz ; le 5 e corps Ă©tait en Alsace ; le 6 e corps Ă©tait rassemblĂ© Ă  Laon; le 7 e corps Ă©tait Ă  ChambĂ©ry NOTES ET MÉLANGES. 283 Le i er corps d’observation, dit du Jura, fut formĂ© d’une division d’infanterie, de de^ix divisions de garde nationale d’élite, d’une division de cavalerie lĂ©gĂšre et de cinq batteries ; le 2 e corps d’observation, dit du Var, se composait d’une division d’infanterie, d’un rĂ©giment de cavalerie et de trois batteries ; le 3 e corps d’observation ou des PyrĂ©nĂ©es-Orientales, fut rassemblĂ© Ă  Toulouse il avait une division d’infanterie, un rĂ©giment de cavalerie, seize bataillons de garde nationale d’élite et trois batteries; le 4 e corps d’observation Ă©tait Ă  Bordeaux sa composition Ă©tait la mĂȘme. La VendĂ©e, aprĂšs avoir arborĂ© l’aigle impĂ©riale pendant avril, s’était insurgĂ©e en mai; le gĂ©nĂ©ral Lamarque y commandait en chef l’armĂ©e impĂ©riale, qui se composait de huit rĂ©giments de ligne, de deux rĂ©giments de cavalerie, de dix escadrons de gendarmerie et de douze bataillons de ligne. Quatre corps de rĂ©serve de cavalerie furent cantonnĂ©s entre l’Aisne et la Sambre. La garde impĂ©riale fut portĂ©e Ă  vingt-quatre rĂ©giments de jeune garde, quatre de moyenne garde, quatre de vieille garde, quatre de cavalerie , et elle eut quatre-vingt-seize bouches Ă  feu. L’artillerie prĂ©parait un nouvel Ă©quipage de a84 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. cinq cents bouches Ă  feu de campagne, personnel, matĂ©riel, attelage et double approvisionnement. IndĂ©pendamment des deux cents bataillons de garde nationale d’élite, dont cent cinquante tenaient garnison dans les quatre- vingt-dix places ou forts sur les frontiĂšres de l’empire,on leva,dans le courant de mai,quarante-huit bataillons de garde nationale dans le Languedoc , la Gascogne et le DauphinĂ©, pour renforcer les 3 e et 4 e corps d’observation et complĂ©ter ainsi la dĂ©fense des PyrĂ©nĂ©es. Mais quelque soin, quelque activitĂ© que l’on mĂźt Ă  rĂ©former l’armĂ©e et Ă  rĂ©organiser la dĂ©fense des frontiĂšres, il Ă©tait Ă  craindre, si les hostilitĂ©s commençaient avant l’automne , que les armĂ©es de l’Europe conjurĂ©e ne fussent de beaucoup plus nombreuses que les armĂ©es françaises, et ce serait alors sous Paris et sous Lyon que se dĂ©cideraient les destins de l’empire. Ces deux grandes villes avaient jadis Ă©tĂ© , fortifiĂ©es, comme toutes les grandes capitales de l’Europe, et comme elles , elles avaient depuis cessĂ© de l’ĂȘtre. NapolĂ©on avait souvent eu la pensĂ©e, notamment au retour de la campagne d’Austerlitz, de fortifier les hauteurs de Paris. La crainte d’inquiĂ©ter les habitants, les Ă©vĂšnements qui se succĂ©dĂšrent avec une incroyable rapiditĂ© , l’empĂȘchĂšrent de donner PT O T K S KT MliLAH GF,S. 285 suite Ă  ce projet. Il pensait qu’une grande capitale est la patrie de l’élite de la nation ; qu’elle est le centre de l’opinion, lĂ© dĂ©pĂŽt de tout ; et que c’est la plus grande des contradictions que de laisser un point aussi important sans dĂ©fense immĂ©diate. Aux Ă©poques de malheurs et de grandes calamitĂ©s, les Ă©tats manquent souvent de soldats , mais jamais d’hommes pour leur defense intĂ©rieure. 5o,ooo gardes nationaux, 2 Ă  3,000 canonniers dĂ©fendront une capitale fortifiĂ©e contre une armĂ©e de 3oo,ooo hommes. Ces 5o,ooo hommes en rase campagne s’ils ne sont pas des soldats faits et commandĂ©s par des officiers expĂ©rimentĂ©s seront mis en dĂ©sordre par une. charge de quelques milliers de chevaux. Paris avait dĂ» dix ou douze fois son salut Ă  ses murailles si, en 1814 , e M e eĂ»t Ă©tĂ© une place forte, capable de rĂ©sister seulement huit jours, quelle influence cela n’aurait-il pas eu sur les Ă©vĂšnements du monde? Si, eu i8o5 , Vienne eĂ»t Ă©tĂ© fortifiĂ©e, la bataille d’Ulm 11’eĂ»t pas dĂ©cidĂ© de la guerre; si, en 1806, Berlin avait Ă©tĂ© fortifiĂ©e, l’armĂ©e battue Ă  IĂ©na s’y fĂ»t ralliĂ©e et l’armĂ©e russe l’y eiit rejointe; si, en 1808,- Madrid avait Ă©tĂ© fortifiĂ©e , l’armĂ©e française , aprĂšs les victoires d’Espinosa , de Tudela, de Burgos çt de Sonto-Sierra, n’eĂ»t pas marchĂ© sur cette , a86 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. capitale , en laissant , derriĂšre Salamanque et Valladolid, l’armĂ©e anglaise et l’armĂ©e espagnole. NapolĂ©on chargea le gĂ©nĂ©ral Haxo de Fortifier Paris. Ce gĂ©nĂ©ral fit retrancher les hauteurs de Montmartre, celles infĂ©rieures des moulins et le plateau depuis la butte Chaumont jusqu’aux hauteurs du PĂšre-Lachaise. Il fit achever le canal de l’Ourcq de au bassin de la Villette. Les terres Ă©taient jetĂ©es sur la rive gauche pour former un rempart. Des demi-lunes furent Ă©levĂ©es sur la rive droite pour couvrir les chaussĂ©es. Des ouvrages furent Ă©tablis Ă  l’Étoile, sous le canon de Vincennes, et des redoutes dans le parc de Bercy. Une caponniĂšre de huit cents toises joignait la barriĂšre du TrĂŽne Ă  la redoute de l’Étoile. Ces ouvrages Ă©taient armĂ©s de 700 piĂšces de canon au premier juin. Ceux de la rive gauche delĂ  Seine, depuis Bercy jusqu’à la barriĂšre de l’École-MÏlitaire, Ă©taient tracĂ©s , mais il fallait encore quinze jours pour les terminer. Les travaux de la dĂ©fense de Lyon avaient Ă©tĂ© confiĂ©s au gĂ©nĂ©ral du gĂ©nie LĂ©ry. Le i 5 juin, ils Ă©taient Ă©levĂ©s et armĂ©s. Des magasins considĂ©rables d’approvisionnements avaientĂ©tĂ© formĂ©s dans cette grande ville, dont le patriotisme et le courage si connus assuraient la dĂ©fense. NOTES RT MÉLANGES. 287 Jamais, Ă  aucune Ă©poque, la FrancĂ© ne fut moins endormie; jamais elle ne montra plus l’enthousiasme Ă  dĂ©fendre son indĂ©pendance. Ce n’est pas en dormant qu’une nation met un cinquantiĂšme de sa population sous les armes dans un mois. Que ferait-elle donc Ă©veillĂ©e ! NOTE XLIV. Page 1A9. Je me suis trompĂ© en croyant qu’on pouvait dĂ©fendre les Thermopyles en chargeant les armes en douze temps. » La nuit mĂȘme de son arrivĂ©e Ă  Paris, NapolĂ©on dĂ©libĂ©ra si avec 35 Ă  36 ,000 hommes, les set des troupes qu’il put rĂ©unir dans le nord, tl commencerait les hostilitĂ©s le premier avril, en marchant sur Bruxelles et ralliant l’armĂ©e belge sous ses drapeaux. Les armĂ©es anglaise et prussienne, cantonnĂ©es sur les bords du Rhin, Ă©taient faibles et dissĂ©minĂ©es, sans chefs et sans plans. Le duc de Wellington Ă©tait Ă  Vienne, BlĂŒcher Ă©tait Ă  Berlin. On pouvait espĂ©rer que l’armĂ©e française serait Ă  Bruxelles dans les premiers jours d’avril ; mais on nourrissait des espĂ©rances de paix la France la voulait; elle auraitblĂ inĂ©hantementun mouvement offensif prĂ©maturĂ©. D’ailleurs pour rĂ©u- 288 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. nir ces 35 Ă  36,ooo hommes, il eĂ»t fallu livrer Ă  elles-mĂȘmes les vingt-trois places fortes depuis Calais Ă  Philippeville , formant la triple ligne du nord. Si l’esprit public de cette frontiĂšre eĂ»t Ă©tĂ© aussi bon que sur celles d’Alsace , des Vosges, des Ardennes ou des Alpes, cela eĂ»t Ă©tĂ© sans inconvĂ©nients ; mais les esprits Ă©taient divisĂ©s en Flandre, il Ă©tait impossible d’abandonner les places fortes aux gardes nationales locales; il fallait un mois pour lever et y faire arriver des dĂ©partements voisins des bataillons d’élite de garde nationale pour remplacer les troupes de ligne ; enfin, le duc d’An- goulĂȘme marchait sur Lyon , les Marseillais sur Grenoble. La premiĂšre nouvelle du commencement des hostilitĂ©s leur eĂ»t donnĂ© des chances de succĂšs; il Ă©tait essentiel, avant tout, que le pavillon tricolore flottĂąt sur tous les points de l’empire. Dans le courant de mai, lorsque la France fut ralliĂ©e, mais qu’il n’était plus possible de conserver l’espoir de la paix, NapolĂ©on mĂ©dita sur le plan de campagne qu’il avait Ă  suivre. Il s’en prĂ©sentait plusieurs le premier, de rester sur la dĂ©fensive, laissant les alliĂ©s prendre sur eux tout l’odieux de l’agression, et s’engager dans nos places fortes, pĂ©nĂ©trer sous Paris et Lyon, et lĂ , commencer, sur ces deux bases, NOTES ET MELANGES. 289 1111e guerre vive et dĂ©cisive. Ce projet avait bien des avantages i° les alliĂ©s ne pouvaient ĂȘtre prĂȘts Ă  entrer en campagne que le r 5 juillet, ils n’arriveraient devant Paris et Lyon que le t 5 aoĂ»t; les x er , 2 e , 3 e , 4 e ? 3 e , 6 e corps, les quatre corps de grosse cavalerie et la garde, se concentreraient sous Paris, ces corps avaient, au i 5 juin, i 4 o,ooo hommes sous les armes; le i 5 aoĂ»t ils en auraient eu 240,000. Le I er corps d’observation et le 7 e corps se concentreraient sous Lyon; ils avaient au 1 5 juin 25 ,000 hommes sous les armes ils en auraient au t 5 aoĂ»t 60,000. 2" Les fortifications de Paris et de Lyon seraient terminĂ©es et perfectionnĂ©es au i 5 aoĂ»t. 3 ° A cette Ă©poque, l’on aurait eu le temps de complĂ©ter l’organisation et l’armement des forces destinĂ©es Ă  la dĂ©fense de Paris et de Lyon, de porter la garde nationale de Paris Ă  60,000 hommes. Les bataillons de tirailleurs ayant des officiers de la ligne, seraient d’un bon service, ce qui^ joint Ă  6,000 canonniers de la ligne, de la marine, de la garde nationale, et Ă  40,000 hommes des dĂ©pĂŽts de 70 rĂ©giments d’infanterie et de la garde, non habillĂ©s , appartenant aux corps de l’armĂ©e sous Paris, porterait Ă  plus de 100,000 hommes la force destinĂ©e Ă  la garde du camp retranchĂ© de Paris. A Lyon, la garnison se composerait de MĂ©langes.—Tome IL 19 iJO MÉMOIRES UE JVAPOLÉON. 4 ,ooo gardes nationaux, 13,000 tirailleurs, 2,000 canonniers et 7,000 hommes des dĂ©pĂŽts des onze rĂ©giments d’infanterie de l’armĂ©e sous Lyon a 5 ,ooo hommes. 4 ° Les armĂ©es ennemies qui pĂ©nĂ©treraient sur Paris par le nord et par l’est, seraient obligĂ©es de laisser i 5 o,ooo hommes devant les quarante-deux places fortes de ces deux frontiĂšres; en Ă©valuant k 600,000 hommes la force de ces armĂ©es ennemies, elles seraient rĂ©duites a 45 o,ooo hommes Ă  leur arrivĂ©e devant Paris. Les armĂ©es qui pĂ©nĂ©treraient sur Lyon, seraient obligĂ©es d’observer les dix places de la frontiĂšre du Jura et des Alpes; en supposant la force des alliĂ©s sur ce point Ă  i 5 o,ooo hommes, il en arriverait Ă  peine 100,000 devant Lyon. 5 ° Cependant la crise nationale, arrivĂ©e Ă  son comble, porterait une grande Ă©nergie en Normandie, en Bretagne, en Auvergne, enlterri, etc. De nombreux bataillons arriveraient tous les jours sous Paris. Tout irait en augmentant du cĂŽtĂ© de la France, en diminuant du cĂŽtĂ© des alliĂ©s. 6° 240,000 hommes dans les mains de NapolĂ©on, manoeuvrant sur les deux rives de la Seine et de la Marne, sous la protection du vaste camp retranchĂ© de Paris, gardĂ© par plus de r00,000 hommes de troupes non mobiles, sortiraient vainqueurs de 45 o,ooo ennemis. 60,000 hom- ic* * NOTES IiT MELANGES.. 2C mes, eommandĂ©s par le marĂ©chal Suchet, manƓuvrant sur les deux rives du RhĂŽne et de la SaĂŽne, sous la protection de Lyon, gardĂ© par ^5,000 hommes non mobiles, viendraient Ă  bout de l’armĂ©e ennemie; la cause sainte de la patrie triompherait! Le second plan Ă©tait de prĂ©venir les alliĂ©s, et de commencer les hostilitĂ©s avant qu’ils pus-* sent ĂȘtre prĂȘts or, les alliĂ©s ne pouvaient commencer les hostilitĂ©s que le i5 juillet; il fallait donc entrer en campagne le i5juin, battre l’armĂ©e anglo-hollandaise et l’armĂ©e prusso- saxonne, qui Ă©taient en Belgique, avant que les armĂ©es russe, autrichienne, bavaroise, wurtembergeoise, etc., fussent arrivĂ©es sur le Rhin. Au 1 5 juin, on pouvait rĂ©unir une armĂ©e de i4o,ooo hommes en Flandres, en laissant un rideau sur toutes les frontiĂšres, et de bonnes garnisons dans toutes les places fortes i° si l’on battait l’armĂ©e anglaise et prussienne, la Belgique se soulĂšverait, et son armĂ©e recruterait l’armĂ©e française; 2 " la dĂ©faite de l’armĂ©e anglaise entraĂźnerait la chĂ»te du ministĂšre anglais, qui serait remplacĂ© par l’opposition protectrice de la libertĂ© et de l’indĂ©pendance des nations; cĂ©ftte seule circonstance terminerait la guerre; 3° s’il en Ă©tait autrement, l’armĂ©e victorieuse en Belgique irait rallier ie ĂŽ e corps restĂ© en ‱ 9- MÉMOIRES DE NAPOLÉON 292 Alsace, et ces forces rĂ©unies se porteraient sur les Vosges contre l’armĂ©e russe et autrichienne; 4° les avantages de ce projet Ă©taient nombreux, il Ă©tait conforme au gĂ©nie de la nation, Ă  l’esprit et au principe de cette guerre; il remĂ©diait au terrible inconvĂ©nient attachĂ© au premier projet, d'abandonner la Flandre, la Picardie, l’Artois, l’Alsace, la Lorraine, la Champagne, la Bourgogne, la Franche-ComtĂ©, le DauphinĂ©, sans tirer un coup de fusil. Mais, pouvait-on avec une armĂ©e de i4o,ooo hommes, battre les deux armĂ©es qui couvraient la Belgique ; savoir l’armĂ©e anglo-hollandaise 100,000 hommes sous les armes; l'armĂ©e prusso-saxotine 120,000 hommes, c’est-Ă -dire 220,000 hommes. L’on ne devait pas Ă©valuer la force de ces armĂ©es par le rapport des nombres de 220,000 Ă  140,000, parce que les armĂ©es alliĂ©es Ă©taient composĂ©es de troupes plus ou moins bonnes, cantonnĂ©es sous le commandement de deux gĂ©nĂ©raux en chef, et formĂ©es de nations divisĂ©es d’intĂ©rĂȘts et de sentiments. Le mois de mai se passa dans ces mĂ©ditations. L’insurrection de la VendĂ©e affaiblit de 20,000 hommes l’armĂ©e de Flandre, et la rĂ©duisit Ă  120,000 hommes; ce fut un Ă©vĂšnement bien funeste, et qui diminua les chances de succĂšs; mais la guerre de la VendĂ©e pouvait s’étendre; / NOTES ET MELANGES. A 9 3 les succĂšs des alliĂ©s, leur marche sur Paris et sur Lyon lui seraient favorables; la Belgique, les quatre dĂ©partements du lthin , tendaient les bras, appelaient Ă  grands cris les Français. NapolĂ©on se dĂ©cida Ă  attaquer le i 5 juin les armĂ©es anglaise et prussienne; s’il Ă©chouait dans son plan de les sĂ©parer et de les battre isolĂ©ment, il reploierait son armĂ©e sous Paris et Lyon, et rentrerait dans l’exĂ©cution du premier plan. Sans doute qu’aprĂšs avoir Ă©chouĂ© dans la Belgique, les armĂ©es françaises arriveraient affaiblies sous Paris; sans doute que les alliĂ©s qui, si on les attendait, ne commenceraient les hostilitĂ©s que le i 5 juillet, seraient en mesure le i er juillet, s’ils Ă©taient provoquĂ©s dĂšs le i 5 juin; sans doute que leur marche sur Paris, serait aussi plus rapide aprĂšs une victoire, et que l’armĂ©e de Flandre, rĂ©duite Ă  iao,ooo hommes, se trouverait infĂ©rieure de 90,000 Ă  celles du marĂ©chal BlĂŒcher et du duc de Wellington; mais en 181 4 > NapolĂ©on avait, avec /o,ooo hommes prĂ©sents sous les armes, fait face partout aux armĂ©es alliĂ©es, et souvent battu les 25 o,ooo hommes de Schwartzemberg et de BlĂŒcher. A. la bataille de Montmirail, les corps de Sacken, d’Yorck et de Kleist Ă©taient de 4o,ooo hommes, ils avaient Ă©tĂ© attaquĂ©s, battus et jetĂ©s au-delĂ  de la Marne, par 16,000 2E IYAPOLÉON. Français, dans le temps que le marĂ©chal BlĂŒ- cher, avec 20,000 hommes, Ă©tait contenu par le corps de Marmont, de 4 5 ooo hommes; que l’armĂ©e de Schwartzemberg, de 100,000 hommes, l’était par les corps de Macdonald, d’Oudi- not et de GĂ©rard, formant en tout moins de 18,000 hommes. Ni Carthage indignĂ©e d’avoir Ă©tĂ© trompĂ©e par Seipion, ni Rome voulant conjurer le danger de Cannes, ni la lĂ©gislature soulevĂ©e par le manifeste du duc de Brunswick, ni la Montagne en 1793, n’ont montrĂ© plus d’activitĂ© et d’énergie que ^jfapolĂ©on dans ces trois mois. Que l’auteur du manuscrit de Sainte-HĂ©lĂšne, cite trois mois de l’histoire ancienne ou moderne mieux employĂ©s un mois et demi pour relever le trĂŽne de l’empire, et un mois et demi pour lever , habiller, armer, organiser 4oo,ooo hommes, est-ce lĂ  s’amuser, charger les armes en douze temps l ActivitĂ©, ordre, Ă©conomie, voilĂ  ce qui distingua l’administration des cent jours; mais le temps est un Ă©lĂ©ment nĂ©cessaire quand ArchimĂšde se proposait de lever la terre avec un levier et un point d’appui, il demandait du temps ! Dieu mit sept jours Ă  crĂ©er l’univers! ! ! H ne doit plus rester aucun doute sur l’ignorance dans laquelle est l’auteur du manuscrit NOTES ET MELANGES. a 9 5 de Sainte-HĂ©lĂšne, de l’histoire des vingt derniĂšres annĂ©es. Il serait trop long de rĂ©futer tous les faux principes dont est plein son Ă©crit quelques exemples suffisent Page 3- i u Je n’ai jamais compris quel serait le parti que je pourrais tirer des Ă©tudes.» Quoi! l’histoire, la gĂ©ographie, l’éloquence, ne sont d’aucune utilitĂ© ? Ce ne sont pas lĂ  les principes de celui qui a créé l’universitĂ©, et , fondĂ© tant de collĂšges. Page 4. a° Mais j’eu eus bientĂŽt assez, eue l’ordre matĂ©riel est Ă©troit et bornĂ©. » Que diraient Newton, Lagrange, Berthollet,. Prony, Vauban, Laplace. ' t*B e - 3° Je n’ai jamais eu le pouvoir d’émouvoir le peuple. » Qui est plus peuple qu’une armĂ©e ? Ce gĂ©nĂ©ral qui ne la saurait pas Ă©mouvoir, Ă©lectriser, serait privĂ© de la plus importante de ses qualitĂ©s nĂ©cessaires AlJÎMOIKJiS UE JN A PO LÉON. ugG 7 - 4° Je m’aperçus qu’il Ă©tait plus facile que l’on ne le croyait de battre l’ennemi, et que ce grand art consistait Ă  ne pas tĂątonner dans l’action. » VoilĂ  donc l’art de la guerre ! il est probable que NapolĂ©on avait d’autres secrets que celui- lĂ  , et eĂ»t p,u dire des choses plus intĂ©ressantes. Page 9. V 5" On ne gagne pas les batailles avec de l’expĂ©rience. » 1 Page 10. Mes artilleurs Ă©taient braves et sans expĂ©rience c’est la meilleure de toutes les dispositions pour le soldat.» Avec de pareils principes, il ne faut pas d’armĂ©e de ligne, la garde nationale suffit. On ne disconvient pas que l’auteur du manuscrit de Sainte-HĂ©lĂšne ne soit un homme d’esprit; mais certes il n’est pas militaire, et il s’est formĂ© des idĂ©es fausses de toutes les batailles, de toutes les campagnes et de toutes les opĂ©rations militaires dont il parle on voit que les affaires de guerre lui sont si Ă©trangĂšres, qu’il ne s’en forme jamais d’idĂ©e, et que dĂšs lors il ne les peut pas rendre. NOTES ET MÉLANGES. J J7 NOTES S II K L’OUVRAGE INTITULÉ MÉMOIRES POUR SERVIR A l’iIISTOIRE 1E LA VIE PRIVÉE, DU RETOUR ET DU REGNE DE NAPOLÉON lSl5, PUBLIES A LONDRES EN l820, PAR LE BARON FLEURY DE CHAROULON , EX-MAITRE DES REQUETES ET SECRÉTAIRE DE NAPOLEON. L’auteur, auditeur au conseil d’état en iHi/j, fut nommĂ© secrĂ©taire du cabinet Ă  l’arrivĂ©e de NapolĂ©on Ă  Lyon. Il Ă©tait plein de feu et de mĂ©rite. Au retour d’une mission qui lui fut confiĂ©e pour BĂąle, et dont il s’acquitta avec distinction, il fut nommĂ© maĂźtre des requĂȘtes au conseil d’état. Dans cet ouvrage, il rapporte des discours, une opinion, une politique, qui pour ĂȘtre bons Ă  ses yeux, peuvent 2j8 MÉMOIIIES DE NAPOLÉON. cependant avoir blessĂ© NapolĂ©on, et ĂȘtre cou- traires Ă  son opinion et Ă  sa politique. Page i. Jusque alors on n’avait pu s’accorder sur les motifs cl les circonstances qui avaient dĂ©terminĂ© NapolĂ©on Ă  quitter l’ile d’Elbe. Quelques personnes supposaient qu’il avait agi de son propre mouvement, d’autres qu’il avait conspirĂ© avec ses partisans la perte des Bourbons. Ces deux suppositions Ă©taient Ă©galement fausses on apprendra avec surprise, avec admiration peut-ĂȘtre, que cette Ă©tonnante rĂ©volution fut l’ouvrage inoui de deux hommes et de quelques mots. » NapolĂ©on prit la rĂ©solution de rentrer en France dĂšs qu’il lui fut prouvĂ© que le gouvernement royal voulait ne pas exĂ©cuter le traitĂ© de Fontainebleau; qu’il voulait continuer la troisiĂšme dynastie, et par cela seul dĂ©clarer illĂ©gitimes et usurpateurs les gouvernements de la rĂ©publique et de l’empire. La consĂ©quence rigoureuse de ce systĂšme Ă©tait que dĂšs lors, les anciens Ă©vĂȘques devraient rĂ©clamer leurs siĂšges supprimĂ©s par le concordat de 1801 ; le clergĂ© exiger la restitution de ses biens, l’église catholique redevenir dominante dans l’état; les anciens seigneurs, les anciens privilĂ©giĂ©s rĂ©clamer contre les spoliations de la rĂ©publique, et demander la restitution des privilĂšges et des biens qu’ils avaient perdus NOTES ET MÉLANGES. ÏÉpt pour la cause de Ja lĂ©gitimitĂ©; tous les services rendus contre la rĂ©publique et l’empire, toutes les trahisons pour livrer Toulon et Brest aux Anglais, mĂ©riteraient des rĂ©compenses. De telles prĂ©tentions seraient inadmissibles. La restauration toute puissante qu’elle est, reculerait d’effroi devant elles. Il serait impossible de satisfaire Ă  toutes ces fallacieuses espĂ©rances du clergĂ© ancien , des Ă©migrĂ©s, des anciens privilĂ©giĂ©s, des VendĂ©ens ils seraient nĂ©cessairement mĂ©contents, et cependant la nation serait inquiĂšte, et chercherait des garanties contre ces vaines prĂ©tentions. 3 - On avait pensĂ© que le dĂ©cret qui traduisait devant les tribunaux le prince Talleyrand et ses illustres complices, avait Ă©tĂ© rendu Ă  Lyon, dans un premier accĂšs de ven-, geance; on verra qu’il fut le rĂ©sultat d’une simple combinaison politique » Le dĂ©cret d’exception Ă  l’amnistie de Lyon, tel qu’il est insĂ©rĂ© an bulletin des lois, a Ă©lĂ© rĂ©digĂ© Ă  Paris, par une commission du conseil d’état. Page 4. NapolĂ©on , que l’injustice et l’infortune n’abattaient point; rĂ©unit les faibles restes de ses armĂ©es, et annonçait publiquement qu’il irait vaincre ou sc faire tuer Ă  leur MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 3ou tĂȘte, partit, il fit des prodiges, mais en vain , l’énergie nationale Ă©tait Ă©teinte , de degrĂ© en degrĂ© on Ă©tait arrivĂ© Ă  cette extrĂ©mitĂ© si fatale aux princes, oĂč l’ame dĂ©couragĂ©e reste insensible Ă  leurs dangers, et les abandonne au destin, rĂ©duit par l’inertie publique Ă  ne plus pouvoir faire ni la guerre ni la paix , consentit Ă  dĂ©poser la couronne. » L’énergie nationale n’était pas Ă©teinte, mais pour repousser l’agression des 800,000 hommes qui envahissaient la France, il fallait encore les mois de janvier, fĂ©vrier et mars pour achever les grands moyens de dĂ©fense que NapolĂ©on avait organisĂ©s. Si les alliĂ©s n’eussent franchi qos frontiĂšres qu’en avril, ils eussent Ă©tĂ© rejetĂ©s au-delĂ  du Rhin. Si en 1792, la France repoussa l’agression delĂ  premiĂšre coalition, c’est qu’elle avait eu trois ans pour se prĂ©parer et lever deux cents bataillons de garde nationale, c’est qu’elle 11e fut attaquĂ©e que par des armĂ©es au plus de 100,000 hommes. Si 800,000 hommes eussent marchĂ© sous les ordres du duc de Brunswick, Paris eĂ»t Ă©tĂ© pris, malgrĂ© l’énergie et l’élan de la nation. Comment dire que NapolĂ©on ne pouvait faire ni la guerre ni la paix? Avec 5o,ooo hommes, il en combattit 3oo,ooo qui ne seraient point entrĂ©s dans Paris, ou qui du ÎVOTTÎS TIT MÉLANGKS. 3o moins en eussent Ă©tĂ© chassĂ©s, vingt-quatre heures aprĂšs y ĂȘtre entrĂ©s, sans les secours de la trahison. TI fut toujours maĂźtre de faire la paix sur les bases des anciennes limites de la France, et il eĂ»t obtenu une paix honorable pour lui et la nation, sans la dĂ©fection du sĂ©nat et d’une partie de l’armĂ©e. Page 6. Les sĂ©nateurs appelĂšrent au trĂŽne le frĂšre de Louis XVf, et ce choix, quoique, etc. souffrit peu d’opposition, parce que le rappel de Louis paraissait ĂȘtre le gage de la paix, et que la paix Ă©tait avant tout le premier vƓu de la nation ; d’un autre cĂŽtĂ©, les Bourbons, sagement conseillĂ©s, s’étaient empressĂ©s de combattre par des proclamations les rĂ©pugnances et les craintes qu’inspirait leur retour nous garantissons, disaient-ils, etc.» La rĂ©volution française a Ă©tĂ© un mouvement gĂ©nĂ©ral de la nation contre les privilĂ©giĂ©s; elle eut pour but principal de dĂ©truire tous les privilĂšges, d’abolir les justices seigneuriales, de supprimer les droits fĂ©odaux , comme un reste de l’ancien esclavage des peuples, de proclamer l’égalitĂ© de l’impĂŽt et des droits. Le royaume Ă©tait formĂ© de rĂ©unions successives faites au domaine de la couronne, soit par hĂ©ritages, soit par conquĂȘtes. Les provinces n’avaient entre elles aucunes limites naturelles, 3oa mĂ©moires de napolĂ©on. elles Ă©taient inĂ©gales en Ă©tendue, en population, en privilĂšges; elles çtaient rĂ©gies par des lois et des coutumes locales au droit civil et administratif. La France n’était pas un Ă©tat, c’était la rĂ©union de plusieurs Ă©tats placĂ©s les uns Ă  cĂŽtĂ© des autres sans amalgame. La rĂ©volution , guidĂ©e essentiellement par le principe de l’égalitĂ©, dĂ©truisit tous les restes des temps fĂ©odaux; elle fit une France nouvelle, ayant une division homogĂšne de territoire, d’accord avec les circonstances locales ; mĂȘme organisation judiciaire, mĂȘme organisation administrative, mĂȘmes lois civiles, mĂȘmes lois criminelles, mĂȘme systĂšme d’imposition. Le bouleversement que produisirent dans les personnes et dans les propriĂ©tĂ©s les effets de la rĂ©volution, fut aussi grand que celui opĂ©rĂ© par les principes mĂȘmes de la rĂ©volution. Tout ce qui Ă©tait le rĂ©sultat des Ă©vĂšnements qui s’étaient succĂ©dĂ© depuis l’établissement de la monarchie, cessa d’exister. La France nouvelle prĂ©senta le spectacle de 25 millions d’ames 11e formant qu’une seule classe de citoyens gouvernĂ©s par une mĂȘme loi, un mĂȘme rĂ©glement , un mĂȘme ordre. Tous ces changements Ă©taient conformes au bien de la nation, Ă  ses droits, Ă  la marche de la civilisation. La France toute entiĂšre Ă©tait attachĂ©e aux NOTES ET MELANGES. 3 o 3 intĂ©rĂȘts qu’elle avait conquis pendant vingt- cinq ans de sacrifices et de triomphes. Si elle vit sans inquiĂ©tude relever le trĂŽne de la troisiĂšme dynastie, c’est qu’elle avait le besoin de la paix, et qu’elle entendit l’hĂ©ritier prĂ©somptif de la couronne lui dire Bien n’est changĂ© en France si ce n’est qu’il y a un Français de plus. » Cette conduite n’était pas nouvelle Henri IV vainqueur de ses sujets leur avait donnĂ© des garanties, il avait abjurĂ©, il s’était environnĂ© des ligueurs, il avait poussĂ© le de- sir d’inspirer la confiance, jusqu’à Ă©loigner de lui et des emplois ceux-mĂȘmes qui l’avaient rendu vainqueur Ă  Coutras , Ă  Arques, Ă  Ivry il savait que l’amour des hommes est hors du pouvoir des baĂŻonnettes, et qu’un roi qui ne rĂšgne pas sur le cƓur de ses peuples n’est rien , et cependant Henri IV n’avait pas Ă  respecter les droits acquis par une rĂ©volution, que ses victoires avaient fait reconnaĂźtre de toute l’Europe. Sans doute, si le cardinal de Richelieu eĂ»t tenu les rĂȘnes de l’état en 1814, son vaste gĂ©nie eĂ»t embrassĂ© d’un coup d’Ɠil la position de son roi, rĂ©gnant par les droits de sa naissance et par les rĂšgles de la hiĂ©rarchie fĂ©odale , sur une nation fiĂšre de tant de victoires, heureuse par les lois qu’elle s’était donnĂ©es do- 3o4 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, puis 1789. lise fĂ»t dit que la contre-rĂ©volution, si on la tentait, ne pouvait s’opĂ©rer que par la volontĂ© constante de la coalition, et par la prĂ©sence en France et l’emploi des armĂ©es ennemies ; que, du moment oĂč les baĂŻonnettes Ă©trangĂšres quitteraient le sol de la patrie , la nation rentrerait dans la jouissance de son indĂ©pendance, que le sentiment de ses vĂ©ritables intĂ©rĂȘts et de ses droits se rĂ©veillerait avec une force nouvelle; que le besoin de l’égalitĂ© et de la libertĂ© serait plus fort que jamais et qu’alors un trĂŽne national, c’est-Ă -dire un trĂŽne franchement constitutionnel, pourrait seul convenir aux intĂ©rĂȘts du roi et du peuple. Page i5. Enfin, que si le caractĂšre distinctif du gouvernement de NapolĂ©on avait Ă©tĂ©, comme on le prĂ©tendait, l’arbitraire et la force , il fallait que le caractĂšre distinctif du gouvernement royal fĂ»t la justice et la modĂ©ration. ” Justice, mais pour qui? pour les propriĂ©taires que les lois de la rĂ©volution ont dĂ©pouillĂ©s violemment de leurs propriĂ©tĂ©s, par cela seul qu’ils avaient Ă©tĂ© fidĂšles Ă  leur lĂ©gitime souverain , aux principes d’honneur qu’ils tenaient de leurs ancĂȘtres ? ou pour les acquĂ©reurs qui, avec confiance, ont acquis en con- sĂ©quencĂš des lois d’une autoritĂ© illĂ©gitime ? NOTES ET MÉLANGES. 3o5 Justice] a t. pour qui? pour ces militaires mutiles dans les champs d’Allemagne, de la VendĂ©e ou de Quiberon, qui, rangĂ©s sous les lys, marchaient avec l’aigle autrichienne ou le lĂ©opard anglais , dans la ferme confiance qu’ils servaient la cause de leur roi contre une autoritĂ© usurpatrice? ou pour ces millions de citoyens qui, formant sur les frontiĂšres de la patrie un mur d’airain, la sauvĂšrent tant de fois de la haine fallacieuse de ses ennemis, et portĂšrent si haut la gloire de l’aigle française ? Justice? et pour qui? pour ce clergĂ©, l’exemple et le modĂšle de la chrĂ©tientĂ©, qui fut dĂ©pouillĂ© de tous ses biens, fruit de quinze siĂšcles de travaux? ou pour ces acquĂ©reurs qui ont converti des couvents en ateliers, des Ă©glises en magasins , profanant ainsi tout ce qui fut rĂ©vĂ©rĂ© et saint dans tous les siĂšcles?. Paye if>. Et malheureusement les ministĂšres appelĂ©s Ă  exercer l’influence sur les personnes et sur les choses, avaient Ă©tĂ© confiĂ©s Ă  des hommes qui semblaient prendre Ă  tĂąche d’aigrir et de soulever les esprits etc. » Mettez Ă  la guerre Soult, Saint-Cyr, Pavoust, l’armĂ©e aurait-elle cessĂ© d’ĂȘtre l’armĂ©e de la rĂ©publique ou de l’empire , les enfants de Sambre- MĂ©langes.—Tome JT. 20 3 oG MÉMOIRES DE NAPOLÉON. et-Meuse, de Rhin-et-Moselle, d’Italie, d’Égypte, de la grande armĂ©e? mettez les ministres de la rĂ©publique ou de l’empire, les peuples seront- ils moins effrayĂ©s des prĂ©tentions de l’ancien rĂ©gime , moins alarmĂ©s de la perte de leurs droits ? Non. MisĂ©rables hommes que nous sommes ! nous ne pouvons rien contre la nature des choses; la seule facultĂ© qui nous reste, c’est l’observation. ‱ Page 20. ' Les premiers pas du gouvernement avaient Ă©tĂ© marquĂ©s par des fautes, etc. On avait octroyĂ© Ă  la France en vertu du libre arbitre de l’autoritĂ© royale une ordonnance de rĂ©formation , au lieu de la constitution, etc., etc. , etc. » Chaque abus de pouvoir, chaque infraction Ă  la charte, etc.» Lieux communs, bavardage Ă  la mode qui n’a aucune signification rĂ©elle. La charte n’est pas un contrat avec la i 3 i 2 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. dont l’évacuation du territoire et le renvoi des prisonniers faits de part et d’autre, ne seraient pas le rĂ©sultat immĂ©diat. Son courrier rencontra le duc de Vicence Ă  quelques lieues de ChĂątillon. Les alliĂ©s avaient fixĂ© , comme Ă  Prague , un terme fatal pour la durĂ©e des nĂ©gociations ; elles Ă©taient rompues. Page 104. 0 Une corvette anglaise, etc.... » Il y avait une corvette anglaise qui croisait entre GĂȘnes, Livourne , Civita-Vecchia et l’üle d’Elbe. Elle servait pour les commissions de l’agent Campbell; souvent aussi elle servait Ă  la traversĂ©e des voyageurs anglais qui,' de Livourne ou de GĂȘnes, voulaient se rendre Ă  l’üle d’Elbe. Elle n’avait aucune mission relative Ă  NapolĂ©on que celle de se comporter convenablement et de rendre aux Français de l’üle d’Elbe tous les petits services en son pouvoir. L’idĂ©e que NapolĂ©on prit de dĂ©barquer en France pour faire la guerre au roi de France, n’était pas admise elle n’avait Ă©tĂ© prĂ©vue par aucune puissance, grĂące aux libellistes. Page 180, . L’empereur donna l'ordre de faire imprimer dans ia nuit ses proclamations, et dĂ©pĂȘcha des Ă©missaires sur tous les NOTES ET 3 a 3 points pour annoncer qu’il Ă©tait entrĂ© Ă  Grenoble; que le roi de Naples le suivait avec 80,000 hommes, etc... » NapolĂ©on a toujours dĂ©clarĂ© qu’il entrait seul en France et n’avait d’autre appui que le peuple français. Page 201. Ce fut une grande inconsĂ©quence de mettre le comted’Ar- tois en prĂ©sence de NapolĂ©on. 11 Ă©tait facile de prĂ©voir que si ce prince succombait dans une ville de cent mille amcs contre huit cents hommes, tout serait dĂ©cidĂ©. » Rien n’était mieux entendu que l’envoi des princes Ă  Lyon, puisque le roi lui-mĂȘme ne pouvait pas s’y rendre. C’était le plus sĂ»r moyen pour qu’une ville de cent mille Ăąmes ne fĂ»t pas conquise par 800 hommes. Cette dĂ©marche , qui prouve si bien la sagacitĂ© du roi, est traitĂ©e d’imprudente parce qu’elle a Ă©chouĂ©. Page 21a. C’était un feu roulant de cris de Vive la nation! Vive l’empereur ! A bas les prĂȘtres ! A bas les royalistes! etc.... » On n’entendait Ă  Lyon que le cri de Vive Vempereur. Vive lĂ  nation n’était plus usitĂ© en France depuis 1793, et de tous les pays de France, celui oĂč ce cri eĂ»t Ă©tĂ© le moins populaire, c’est Lyon, parce qu’il y avait prĂ©sidĂ© 3?./i MÉMOIRES DE NAPOLÉON. aux dĂ©molitions de cette belle citĂ©, et aux mitraillades de ses principaux citoyens. Page si5. A Gap, Ă  s’était plutĂŽt exprimĂ© en citoyen qu’en monarque aucun mot, aucune assurance formelle n’avait rĂ©vĂ©lĂ© ses intentions ; on aurait pp penser qu’il songeait autant Ă  rĂ©tablir la rĂ©publique ou le consulat que l’empire. A Lyon , plus de vague, plus d’incertitude il parle en souverain, etc.» Le langage qu’il tint Ă  Lyon fut le mĂȘme qu’il tint Ă  Gap, le mĂȘme qu’il tint Ă  Grenoble, le mĂȘme qu’il tint dans ses proclamations de l’üle d’Elbe. Il n’a jamais songĂ© Ă  rĂ©tablir la rĂ©publique ou le consulat. Ne dit-il pas dans ses proclamations , Venez rejoindre, votre, empereur? L’empire Ă©tait plus populaire en France que la rĂ©publique. r Page ait». 'E NAPOLÉON. de cette nouvelle. Il suspendit sa rĂ©solution jusqu’au retour de M. de Fleury de BĂąle, car le bruit de la disgrĂące de FouchĂ© eĂ»t fait fuir M. Werner. 4 - Je n’ai jamais entendu parler de ce M. Werner, etc.... On savait que la famille de M. Werner avait Ă©tĂ© de tout temps attachĂ©e aux Metternich, et que le baron de Werner, le pĂšre, Ă©levĂ© en Autriche Ă  des places de haute magistrature, avait, Ă©tĂ© auparavant administrateur-gĂ©nĂ©ral de l’abbaye d’Oxenhausen, Ă©chue Ă  titre d’indemnitĂ© au prince de Metternich par les arrangements de l’Allemagne. Les Werner Ă©taient dans tours les secrets des affaires de cette maison ; on devait donc le croire revĂȘtu d’une assez intime confiance, et dĂšs-lors sa mission avait de l’importance. PIÈCES JUSTIFICATIVES. PREMIÈRE SECTION. Note de M. le prince de Metternich , lin rĂ©ponse a celle de M. le duc de Bassnno, datĂ©e de Dresde, le 18 aoĂ»t. Prague, le 21 aoĂ»t i8i3. Le soussignĂ©, ministre secrĂ©taire l’état et Ăźles affaires Ă©trangĂšres, a reçu hier l’office cjue S. Exc. M. le duc de Bassano lui a fait l’honneur de lui adresser, le 18 aoĂ»t dernier. Ce n’est pas aprĂšs que la guerre a Ă©clatĂ© entre l’Autriche et la France, que le cabinet autrichien croit devoir relever les inculpations gratuites que renferme la note de M. le duc de Bassano ; forte de l’opinion gĂ©nĂ©rale, l’Autriche attend avec calme le jugement de l’Europe et celui de la postĂ©ritĂ©. La proposition de S. M. l’empereur des Français offrant encore Ă  l’empereur une lueur d’espoir de parvenir Ă  une pacification gĂ©nĂ©rale, S. M. I. a cru pou- MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 346 voir la saisir en consĂ©quence , elle a ordonnĂ© au sotwsignĂ© de porter Ă  la connaissance des cabinets russe et prussien, la demande de l’ouverture d’un congrĂšs qui, pendant la guerre mĂȘme, s’occuperait des moyens d’arriver Ă  une pacification gĂ©nĂ©rale. LL. MM. l’empereur Alexandre et le roi de Prusse, animĂ©s des mĂȘmes sentiments que leur auguste alliĂ©, ont autorisĂ© le soussignĂ© Ă  dĂ©clarer Ă  S. Exe. M. le duc de Bassano que, ne pouvant point dĂ©cider sur un objet d’un intĂ©rĂȘt tout-Ă -fait commun, sans en avoir prĂ©alablement confĂ©rĂ© avec les autres alliĂ©s, les trois cours vont porter incessamment Ă  leur connaissance la proposition de la France. Le soussignĂ© les a chargĂ©s de transmettre dans le plus court dĂ©lai possible, au cabinet français, les ouvertures de toutes les cours alliĂ©es, en rĂ©ponse Ă  la susdite proposition. Le soussignĂ© a l’honneur d’offrir Ă  S. Exc. M. le duc de Bassano , l’assurance renouvelĂ©e de sa haute considĂ©ration, SignĂ© le prince be Metternich. Note Ă©crite Ă  Francfort, le 10 octobre, par M, de Saint-Aignan. M. le comte de Metternich m’a dit que la circonstance qui m’a amenĂ© au quartier-gĂ©nĂ©ral de l’empereur d’Autriche, pouvait rendre convenable de me PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3/j7 charger Ăźle porter Ă  S. M. l’empereur la rĂ©ponse aux propositions quelle a fait faire par M. le comte de Merfeldt. En consĂ©quence, M. le comte de Metternich et M. le comte'de Nesselrode in’ont demandĂ© de rapporter Ă  S. M. Que les puissances coalisĂ©es Ă©taient engagĂ©es par des liens indissolubles qui faisaient leur force , et dont elles ne dĂ©vieraient jamais ; Que les engagements rĂ©ciproques qu’elles avaient contractĂ©s, leur avaient fait prendre la rĂ©solution de ne faire qu’une paix gĂ©nĂ©rale ; que lors du congrĂšs de Prague, on avait pu penser Ă  une paix continentale, parce que les circonstances n’auraient pas donnĂ© le temps de s’entendre pour traiter autrement ; mais que , depuis, les intentions de toutes les puissances et celles de l’Angleterre Ă©taient connues ; qu’ainsi il Ă©tait inutile de penser soit Ă  un armistice, soit Ă  une nĂ©gociation qui n’eĂ»t pas pour premier principe une paix gĂ©nĂ©rale ; Que les souverains coalisĂ©s Ă©taient unanimement d’accoTd sur la puissance et la prĂ©pondĂ©rance que la France doit conserver dans son intĂ©gritĂ© et en se renfermant dans ses limites naturelles, qui sont le Rhin les Alpes ,‱ les PyrĂ©nĂ©es ; Que le principe de l’indĂ©pendance de l’Allemagne Ă©tait une condition sine qun non ‱ qu’ainsi la France devait renoncer, non pas Ă  l’influence qu’un grand Ă©tat exerce nĂ©cessairement sur un Ă©tat de force infĂ©rieure , mais Ă  toute souverainetĂ© sur l’Allemagne ; que d’ailleurs c Ă©tait un principe que S. M. avait posĂ© MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 348 elle-mĂȘme, en disant qu’il Ă©tait convenable que les grandes puissances fussent sĂ©parĂ©es par des Ă©tats plus faibles ; Que du cĂŽtĂ© des PyrĂ©nĂ©es, l’indĂ©pendance de l’Espagne et le rĂ©tablissement de l’ancienne dynastie, Ă©tait Ă©galement une condition sine qua non ; Qu’en Italie, l'Autriche devait avoir une frontiĂšre qui serait un objet de nĂ©gociation ; que le PiĂ©mont offrait plusieurs lignes qu’on pourrait discuter, ainsi que l’état de l’Italie, pourvu toutefois qu’elle fĂ»t, comme l’Allemagne, gouvernĂ©e d’une maniĂšre indĂ©pendante de la France ou de toute autre puissance prĂ©pondĂ©rante ; Que de mĂȘme l’état de la Hollande serait un objet Ăźle nĂ©gociation, en partant toujours du principe qu’elle devait ĂȘtre indĂ©pendante; Que l’Angleterre Ă©tait prĂȘte Ă  faire les plus grands sacrifices pour la paix fondĂ©e sur ces bases, et Ă  reconnaĂźtre la libertĂ© du commerce et de la navigation Ă  laquelle la France a droit de prĂ©tendre ; Que si ces principes d’une pacification gĂ©nĂ©rale Ă©taient agréés par S. M., on pourrait neutraliser, sur la rive droite du Rhin, tel lieu qu’on jugerait convenable, oĂč les plĂ©nipotentiaires de toutes les puissances belligĂ©rantes se rendraient sur-le-chainp, sans cependant que les nĂ©gociations suspendissent le cours des opĂ©rations militaires. A Francfort, le 10 novembre i8i3. SignĂ© PT fcc ES JUSTIFICATIVES. 349 Lettre de 1VI. te duc de Bassano , A M. le prince de Mettemich. Paris, le ifi novembre i8i3. Monsieur, M. le baron de est arrivĂ© hier lundi, et nous a rapportĂ©, d’aprĂšs les communications qui lui ont Ă©tĂ© faites par V. Exc. , que l’Angleterre a adhĂ©rĂ© Ă  la proposition de l’ouverture d’un congrĂšs pour la paix gĂ©nĂ©rale , et que les puissances sont disposĂ©es Ă  neutraliser, sur la rive droite du llhin , une ville pour la rĂ©union des plĂ©nipotentiaires S. M. dĂ©sire que cette ville soit celle de Manheim. M. le duc de Vi- cence , qu’elle a dĂ©signĂ© pour son plĂ©nipotentiaire, s’y rendra aussitĂŽt que V. Exc. m’aura fait connaĂźtre le jour que les puissances auront indiquĂ© pour l’ouverture du congrĂšs. Il nous paraĂźt convenable, monsieur, et conforme d’ailleurs Ă  l'usage, qu’il n’y ait aucune troupe Ă  Manheim, et que le service soit fait par la bourgeoisie , en mĂȘme temps que la police y serait confiĂ©e Ă  un bailli, nommĂ© par le grand-duc de Rade. Si l’on jugeait Ă  propos qu’il y eĂ»t des piquets de cavalerie , leur force devrait ĂȘtre Ă©gale de part et d’autre. Quant aux communications du plĂ©nipotentiaire anglais avec son gouvernement, elles pourraient avoir lieu par la France et par Calais. MÉMOIRES UE NAPOLEON. 35o Une paix sur la base de l’indĂ©pendance de toutes les nations, tant sous le point de vue continental que sous le point de vue maritime , a Ă©tĂ© l’objet constant des dĂ©sirs et de la politique de l'empereur. S. M. conçoit un heureux augure du rapport qu’a fait M. de de ce qui a Ă©tĂ© dit par M. le ministre d’Angleterre. J’ai l’honneur d’offrir Ă  Y. Exc. l’assurance de ma haute considĂ©ration, SignĂ© le duc ixe Bassano. Rapport de M. le baron de Saint-Aignan. Le 26 octobre, Ă©tant depuis deux jours traitĂ© comme prisonnier Ă  Weymar, oĂč se trouvaient les quartiers- gĂ©nĂ©raux de l’empereur d’Autriche et de l’empereur de Russie , je reçus ordre de partir le lendemain avec la colonne des prisonniers que l’on envoyait en BohĂȘme. Jusque alors je n’avaisvu personne ni fait aucune rĂ©clamation , pensant que le titre dont j’étais revĂȘtu parlait . de lui - mĂȘme ; et ayant protestĂ© d'avance contre le traitement que j’éprouvais. Je crus cependant, dans cette circonstance , devoir Ă©crire au prince de Schwartzenberg et au ccmte de Metternich, pour leur reprĂ©senter l’inconvenance de ce procĂ©dĂ©. Le prince de Schwartzenberg m’envoya aussitĂŽt le comte de Parr, son premier aide-de-eaiuppour excuser la mĂ©prise commise Ă  mon Ă©gard, et pour m’engager Ă  PIÈCES JUSTIFICATIVES. 351 pa-sser soit chez lui, soit chez M. de Metternich. Je me rendis aussitĂŽt chez ce dernier, le prince de Schwart- zenberg venant de s’absenter. Le comte de Metternich me reçut avec un empressement marquĂ©. 11 me dit quelques mots seulement sur ma position , dont il se chargea de me tirer, Ă©tant heureux, me dit-il, de me rendre ce service, et, en mĂȘme temps, de tĂ©moigner l’estime que l’empereur avait conçue pour le duc de Vicence; puis il me parla du congrĂšs, sans que rien de ma part eĂ»t provoquĂ© cette conversation. Nous voulions sincĂšrement la paix, me dit-il, nous la voulons encore et nous la ferons il ne s’agit que d’aborder franchement et sans dĂ©tours la question La coalition .restera unie. Les moyens indirects que l’empereur NapolĂ©on emploierait, pour arriver Ă  la paix , ne peuvent plus rĂ©ussir. Que l’on s’explique franchement et elle se fera. AprĂšs cette conversation, le comte de Metternich me dit de me rendre Ă  TƓplitz, oĂč je recevrais incessamment de ses nouvelles, et qu’il espĂ©rait me voir encore Ă  mon retour. Je partis le 27 octobre pour TƓplitz. J’y arrivai le 3 o, et le 3 novembre, je reçus une lettre du comte de Metternich, en consĂ©quence de laquelle je quittai TƓplitz le 3 novembre, et me rendis au quartier-gĂ©nĂ©ral de l’empereur d’Autriche Ă  Francfort , oĂč j’arrivai le 8. Je fus le mĂȘme jour chez M. de Metternich. 11 me parla aussitĂŽt des progrĂšs des armĂ©es coalisĂ©es, de la rĂ©volution qui s’opĂ©rait en Allemagne, de la nĂ©cessitĂ© de faire la paix; il me dit que les coalisĂ©s, long-temps avant la dĂ©claration de 35a MÉMOIRES UE NAPOLÉON. l'Autriche, avaient saluĂ© l’empereur François du titre d’empereur d’Allemagne; qu’il n’acceptait point ce titre insignifiant, et que l’Allemagne Ă©tait plus Ă  lui de cette maniĂšre qu’auparavant; qu’il desirait que l’empereur NapolĂ©on fĂ»t persuadĂ© que le plus grand calme et l’esprit de modĂ©ration prĂ©sidaient au conseil des coalisĂ©s ; qu’ils ne se dĂ©suniraient point, parce qu’ils voulaient conserver leur activitĂ© et leur force, et qu’ils Ă©taient d’autant plus forts qu’ils Ă©taient modĂ©rĂ©s ; que personne n’en voulait Ă  la dynastie de l’empereur NapolĂ©on, que l’Angleterre Ă©tait bien plus modĂ©rĂ©e qu’on ne pensait ; que jamais le moment n’avait Ă©tĂ© plus favorable pour traiter avec elle; que si l’empereur NapolĂ©on voulait rĂ©ellement faire une paix solide, il Ă©viterait bien des maux Ă  l’humanitĂ© et bien des dangers Ă  la France en ne retardant pas les nĂ©gociations, qu’on Ă©tait prĂȘt Ă  s’entendre; que les idĂ©es de paix que l’on concevait devaientdonner de justes limites Ă  la puissance de l’Angleterre, et, Ă  la France, toute la libertĂ© maritime qu’elle a droit de rĂ©clamer, ainsi que les autres puissances de l’Europe ; que l’Angleterre Ă©tait prĂȘte Ă  rendre Ă  la Hollande indĂ©pendante ce qu’elle ne lui rendrait pas comme province française ; que ce que M. de Merfeldt avait Ă©tĂ© chargĂ© de dire de la part de l’empereur NapolĂ©on ; pouvait donner lieu aux paroles qu’on me prierait de porter; qu’il ne me demandait que de les rendre exactement, sans y rien changer; que l’empereur NapolĂ©on ne voulait point concevoir la possibilitĂ© tl’un Ă©quilibre entre les puissances de 1 Europe; que cet Ă©quilibre Ă©tait PIÈCES JUSTIFICATIVES. 353 non-seulement possible, mais mĂȘme nĂ©cessaire ; qu’on avait proposĂ© Ă  Dresde de prendre en indemnitĂ© des pays que l’empereur ne possĂ©dait plus, tels que le grand-duchĂ© de Varsovie; qu’on pouvait encore faire de semblables compensations dans l’oçcurrence actuelle. Le 9 , M. de Metternich me fit prier de me rendre chez lui Ă  neuf heures du soir.; il sortait de chez l’empereur d’Autriche, et me remit la lettre de S. M. pour l’impĂ©ratrice. 11 me dit que le comte de Nesselrode allait venir chez lui, et que ce serait de concert avec lui qu’il me chargerait des paroles que je devais rendre Ă  l’empereur. Il me pria de dire au duc de Vicence qu’on lui conservait les sentiments d’estime que son noble caractĂšre a toujours inspirĂ©s. Peu de moments aprĂšs, le comte de Nesselrode entra. Il me rĂ©pĂ©ta en peu de mots ce que le comte de Metternich m’avait dĂ©jĂ  dit sur la mission dont on m’invitait Ă  me charger, et ajouta qu’on pouvait regarder M. de Hardenberg comme prĂ©sent et approuvant tout ce qui allait ĂȘtre dit. Alors M. de Metternich expliqua les intentions des coalisĂ©s, telles que je devais les rapporter Ă  l’empereur. AprĂšs l’avoir entendu , je lui rĂ©pondis que, ne devant qu’écouter et point parler , je n’avais autre chose Ă  faire qu’à rendre littĂ©ralement ses paroles, et que, pour en ĂȘtre plus certain, je lui demandais de les noter pour moi seul et de les lui remettre sous les yeux. Alors le comte de Nesselrode ayant proposĂ© que je fisse cette note sur- le-chanq, M. de Metternich me fit passer seul dans MĂ©langes .— Tome 11. 354 MÉMOIRES DE NAPOLÉOW. un cabinet oti j’écrivis la note ci-jointe. Lorsque je l’eus Ă©crite, je rentrai dans l’appartement. M. de Metternich me dit Voici lord Aberdeen, ambassadeur d’Angleterre. Nos intentions sont communes, ainsi nous pouvons continuer Ă  nous expliquer devant lui. Il m’invita alors Ă  lire ce que j’avais Ă©crit. Lorsque je fus Ă  l’article qui concerne l’Angleterre, lord Aberdeen parut ne l’avoir pas bien compris. Je le lus une seconde fois. Alors il observa que les expressions libertĂ© du commerce et droits de la navigation Ă©taient bien vagues. Je rĂ©pondis que j’avais Ă©crit ce que le comte de Metternich m’avait chargĂ© de dire. M. de Metternich reprit qu’effectivement ces expressions pouvaient embrouiller la question et qu’il valait mieux en substituer d’autres. Il prit la plume et Ă©crivit que l’Angleterre ferait les plus grands sacrifices pour la paix fondĂ©e sur ces bases celles Ă©noncĂ©es prĂ©cĂ©demment . J’observai que ces expressions Ă©taient aussi vagues que celles qu’elles remplaçaient. Lord Aberdeen en convint, et dit qu’il valait autant rĂ©tablir ce que j’avais Ă©crit; qu’il rĂ©itĂ©rait l’assurance que l’Angleterre Ă©tait prĂȘte Ă  faire les plus grands sacrifices ; qu’elle possĂ©dait beaucoup, qu’elle rendrait Ă  pleines mains. Le reste de la note ayant Ă©tĂ© trouvĂ© conforme Ă  ce que j’avais entendu, on parla de choses indiffĂ©rentes. Le prince de Sehwartzenberg entra, et on lui rĂ©pĂ©ta tout ce qui avait Ă©tĂ© dit. Le comte de Nesselrode, qui s’était absentĂ© un moment pendant cette conversation , revint, et me chargea delĂ  part de l’empereur PliĂźCKS JUSTIFICATIVES. 355 Alexandre, de dire au duc de Vicence qu’il ne changerait jamais sur l'opinion qu’il avait de sa loyautĂ© et de son caractĂšre , et que les choses s’arrangeraient hien vite s’il Ă©tait chargĂ© d’une nĂ©gociation. Je devais partir le lendemain matin, io novembre ; mais le prince de Scliwartzenberg me fit prier de diffĂ©rer jusqu’au soir , n’ayant pas eu le temps d’écrire au prince de NeufchĂątel. Dans la nuit, il m’envoya le comte Voyna, un de ses aides-dc-camp, qui me remit sa lettre et me conduisit aux avant-postes français. J’arrivai Ă  Mayence, le 11 au matin. SignĂ©, St-Aignan. RĂ©ponse de M. le prince de Metternich, A M. le duc de Bassano. Monsieur le duc, Le courrier que V. Exc. a expĂ©diĂ© de Paris, le 16 novembre, est arrivĂ© ici hier. Je me suis empressĂ© de soumettre Ă  LL. MM. IL et Ă  S. M. le roi de Prusse la lettre qu’elle m’a fait l’honneur de m’adresser. LL. MM. ont vu avec satisfaction que l’entretien confidentiel avec M. de a Ă©tĂ© regardĂ© par S. M. l’empereur des Français comme une preuve 23 . 356 MÉMOIRES DE NAPOLÉON, des intentions pacifiques des hautes-puissances alliĂ©es; animĂ©es d’un mĂȘme esprit, invariables dans leur point de vue et indissolubles dans leur alliance, elles sont prĂȘtes Ă  entrer en nĂ©gociation dĂšs qu’elles auront la certitude que l’empereur des Français admet les bases gĂ©nĂ©rales et sommaires que j’ai indiquĂ©es dans mon entretien avec le baron de St-Aignan. Dans la lettre de V. Exc., cependant, il n’est fait aucune mention de ces bases. Elle se borne Ă  exprimer un principe partagĂ© par tous les gouvernements de l’Europe et que tous placent dans la premiĂšre ligne de leurs vƓux. Ce principe toutefois ne saurait, vu sa gĂ©nĂ©ralitĂ©, remplacer des bases. LL. MM. dĂ©sirent que S. M. l’empereur NapolĂ©on veuille s’expliquer sur ces derniĂšres, comme seul moyen d’éviter que, dĂšs l’ouverture des nĂ©gociations, d’insurmontables difficultĂ©s n’en entravent la marche. Le choix de la ville de Manlieim semble ne pas prĂ©senter d’obstacles aux alliĂ©s, sa neutralisation et les mesures de police, entiĂšrement conformes aux usages, que propose V. Exc., ne sauraient en offrir dans aucun cas. AgrĂ©ez, monsieur le duc, les assurances de ma liante considĂ©ration. SignĂ© le prince ne Metternicu. IMJiCKS JUSTIFICATIVES. 357 DĂ©claration de Francfort. . i l'ianclort, ce i n dĂ©cembre i8i3. Le gouvernement français vient d’arrĂȘter une nouvelle levĂ©e de 3oo,oo conscrits. Les motifs du sĂ©natus-consulte renferment une provocation aux puissances alliĂ©es. Elles se trouvent appelĂ©es Ă  promulguer de nouveau Ă  la face du monde, les vues qui les guident dans la prĂ©sente guerre, les principes qui font la base de leur conduite, leurs vƓux et leurs dĂ©terminations. Les puissances alliĂ©es ne font point la guerre Ă  la France, mais Ă  cette prĂ©pondĂ©rance hautement annoncĂ©e, Ă  cette prĂ©pondĂ©rance que, pour le malheur de l’Europe et de la France, l’empereur NapolĂ©on a trop long-temps exercĂ©e hors des limites de son empire. La victoire a conduit les armĂ©es alliĂ©es sur le Rhin. Le premier usage que LL. MM. IL et llll. en ont fait, a Ă©tĂ© d’offrir la paix Ă  S. M. l’empereur des Français. Une attitude renforcĂ©e par l’accession de tous les souverains et princes d Allemagne, n’a pas eu d’inlluence sur les conditions de la paix. Ces conditions sont fondĂ©es sur l’indĂ©pendance de l’empire français , comme sur l’indĂ©pendance des autres Ă©tats de l’Europe. Les vues des puissances sont justes dans leur objet, gĂ©nĂ©reuses et libĂ©rales dans leur application , rassurantes pour tous , honorables pour chacun. Les souverains alliĂ©s dĂ©sirent que la France soit MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 358 grande, forte et heureuse, parce que la puissance française, grande et forte, est une des bases fondamentales de l'Ă©difice social. Ils dĂ©sirent que la France soit heureuse, que le commerce français renaisse, que les arts, ces bienfaits de la paix, refleurissent, parce qu’un grand peuple ne saurait ĂȘtre tranquille qu’au- tant qu’il est heureux. Les puissances confirment Ă  l’empire français une Ă©tendue de territoire que n’a jamais connue la France sous ses rois, parce qu’une nation valeureuse ne dĂ©choit pas pour avoir, Ă  son tour, Ă©prouvĂ© des revers dans une lutte opiniĂątre et sanglante oĂč elle a combattu avec son audace accoutumĂ©e. Mais les puissances aussi veulent ĂȘtre libres , heureuses et tranquilles. Elles veulent un Ă©tat de paix qui, par une sage rĂ©partition des forces, par un juste Ă©quilibre, prĂ©serve dĂ©sormais les peuples des calamitĂ©s sans nombre qui, depuis vingt ans , ont pesĂ© sur l’Europe. Les puissances alliĂ©es ne poseront pas les armes sans avoir atteint ce grand et bienfaisant rĂ©sultat, ce noble objet de leurs efforts. Elles ne poseront pas les armes avant que l’état politique de l’Europe ne soit de nouveau raffermi, avant que des principes immuables n’aient repris leurs droits sur de vaines prĂ©tentions , avant que la saintetĂ© des traitĂ©s n’ait enfin assurĂ© une paix vĂ©ritable Ă  l’Europe. ! A PliĂŻCKS JUSTIFICATIVES. 35q Lettre de M. le duc de Vicence, Au prince de Mettcrnich. Paria, le i dĂ©cembre 1 8 1 3. Prince, J’ai mis sous les yeux de S. M. la lettre que V. Exe. adressait, le a5 novembre, Ă  M. le duc deBassano. En admettant sans restriction, comme base de la paix, l’indĂ©pendance de toutes les nations, tant sous le rapport territorial que sous le rapport maritime, la France a admis en principe ce que les alliĂ©s paraissent desirer j S. M. a pour cela mĂȘme admis toutes les consĂ©quences de ce principe, dont le rĂ©sultat final doit ĂȘtre une paix fondĂ©e sur l’équilibre de l’Europe , sur la reconnaissance de l’intĂ©gritĂ© de toutes les nations dans leurs limites naturelles, et sur la reconnaissance de l’indĂ©pendance absolue de tous les Ă©tats, tellement qu’aucun ne puisse s’arroger sur un autre quelconque, ni suzerainetĂ©, ni suprĂ©matie, sous quelque forme que ce soit ni sur terre ni sur mer. Toutefois c’est avec une vive satisfaction que j’annonce Ă  Y. Exc. que je suis autorisĂ© par l’empereur , mon auguste maĂźtre, Ă  dĂ©clarer que S. M. adhĂšre aux bases gĂ©nĂ©rales et sommaires qui ont Ă©tĂ© communiquĂ©es par M. de Aignan elles entraĂźneronto l’Angleterre donne les moyens d’arriver Ă  une paix generale et honorable pour tous, que V. assure ĂȘtre le vƓu, non-seulement des puissances du continent, mais aussi de l’Angleterre. AgrĂ©ez , prince , etc. SignĂ© CaulaincoĂŒht , duc de Vicence. RĂ©ponse de M. le prince de Metternich , A M. le duc de Vicenee. Framfort-ni’*le-Mein , le io dĂ©cemhir Monsieur le duc, L’oftice que V. Exc. m’a fait l’honneur de m’adresser le a dĂ©cembre, m’est parvenu de Cassel par nos availt-postes. Je n’ai pas diffĂ©rĂ© de le soumettre Ă  LL. MM. Elles y ont reconnu avec satisfaction que S. M. l’empereur des Français avait adoptĂ© des bases essentielles au rĂ©tablissement d’un Ă©tat d’équilibre et a la tranquillitĂ© future de l’Europe. Elles ont voulu pie cette piĂšce frit portĂ©e sans dĂ©lai Ă  la connaissance de hoirs alliĂ©s. LL. MM. IL et 1111. ne doutent point qu’imrnĂ©diatement aprĂšs la rĂ©ception des rĂ©ponses les nĂ©gociations ne puissent s’ouvrir. Nous nous empresserons d’avoir l’honneur d’en in- foftner V. Exc., et de concerter alors avec elle les arrangements qui nous paraĂźtront les plus propres Ă  atteindre le but que nous nous proposons. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 36 I Je lu prie de recevoir les assurances de la haute considĂ©ration , etc. SignĂ© le prince dk Lettre de NapolĂ©on, /tu duc de Vicence , ministre des relations extĂ©rieures pendant le congres de Chdtillon. Paris, le 4 janvier 1814. Monsieur le duc de Vicence, j’approuve que M. de la llesnardiĂšre soit chargĂ© du portefeuille. Je pense qu’il est douteux que les alliĂ©s soient de bonne foi, et que l’Angleterre veuille la paix moi je la veux, mais solide, honorable. La France sans ses limites naturelles , sans Ostende, sans Anvers, ne serait plus en rapport avec les autres Ă©tats de l’Europe. L’Angleterre et toutes les puissances ont reconnu ces limites Ă  Francfort. Les conquĂȘtes de la France en-deçà du Rhin et des Alpes ne peuvent compenser ce que l’Autriche, la Russie, la Prusse, ont acquis en Pologne, en Finlande; ce que l’Angleterre a envahi en Asie. La politique de l’Angleterre, la haine de l’empereur de Russie, entraĂźneront l’Autriche. J’ai acceptĂ© les bases de Francfort, mais il est plus que probable que les alliĂ©s ont d’autres idĂ©es. Leurs propositions n’ont Ă©tĂ© qu’un masque. Les nĂ©gociations, une fois placĂ©es sous l’inlliience des Ă©vĂšnements militaires, on MÉMOIRES UE NAPOLÉON. 36 a ne peut prĂ©voir les consĂ©quences d’un tel systĂšme. Il faut tout Ă©couter, tout observer. Il n’est pas certain qu’on vous reçoive au quartier - gĂ©nĂ©ral les Russes et les Anglais voudront Ă©carter d’avance tous les moyens de conciliation et d’explication avec l’empereur d’Autriche. Il faut tĂącher de connaĂźtre les vues des alliĂ©s, et me faire connaĂźtre jour par jour ce que vous apprendrez, afin de me mettre dans le cas de vous donner des instructions que je ne saurais sur quoi baser aujourd’hui. Veut-on rĂ©duire la France Ă  ses anciennes limites ? c’est l’avilir. .On se trompe si on croit que les malheurs de la guerre puissent faire desirer Ă  la nation une telle paix. Il n’est pas un cƓur français qui n’en sentĂźt l’opprobre au bout de six mois, et qui ne la reprochĂąt au gouvernement assez lĂąche pour la signer. L’Italie est intacte, le vice-roi a une belle armĂ©e. Avant huit jours, j’aurai rĂ©uni de quoi livrer plusieurs batailles, meme avant l’arrivĂ©e de mes troupes d’Espagne. Les dĂ©vastations des Cosaques armeront les habitants, et doubleront nos forces. Si la nation me seconde-, l’ennemi marche Ă  sa perte. Si la fortune me trahit, mon parti est pris, je ne tiens pas au trĂŽne. Je n’avilirai ni la nation ni moi, en souscrivant Ă  des conditions honteuses. Il faut savoir ce que veut Metternich ; il n’est pas de l’intĂ©rĂȘt de l’Autriche de pousser les choses Ă  bout; encore un pas, et le premier rĂŽle lui Ă©chappera. Dans cet Ă©tat de choses, je ne puis rien vous prescrire. Bornez-vous PIÈCES JUSTIFICATIVES. 363 pour le moment Ă  tout entendre, et Ă  me rendre compte. Je pars pour l’armĂ©e. Nous serons si prĂšs, que vos premiers rapports ne seront pas un retard pour les affaires. Envoyez-inoi frĂ©quemment des courriers. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa saihte garde. Paris, le 4 janvier 1814. SignĂ© NapolĂ©on. Lettre de M. le duc de Vicence, A M. le prince de MeĂźternich. LunĂ©ville , le 6 janvier 1814- Prince, La lettre que V. Exc. m’a fait l’honneur de m’écrire le 10 du mois dernier, m’est parvenue. L’empereur ne veut rien prĂ©juger sur les motifs qui ont fait que son adhĂ©sion pleine et entiĂšre aux bases que Y. Exc. a proposĂ©es d’un commun accord avec les ministres de Russie et d’Angleterre, et de l’aveu de la Prusse, ait besoin d’ĂȘtre communiquĂ©e aux alliĂ©s avant l’ouverture du congrĂšs. 11 est difficile de penser que lord Aberdeen ait eu des pouvoirs pour proposer des bases sans en avoir pour nĂ©gocier. S. M. ne fait point aux alliĂ©s l’injure de croire qu’ils aient Ă©tĂ© incertains et qu’ils dĂ©libĂšrent encore. Ils savent trop bien que toute offre conditionnelle devient un engagement absolu pour celui qui l’a faite , dĂšs que la condition qu’il y a mise est remplie. Dans tous les MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 364 cas, nous devions nous attendre Ă  avoir le 6 janvier la rĂ©ponse que V. Exe. nous annonçait le io dĂ©cembre. Sa correspondance et les dĂ©clarations rĂ©itĂ©rĂ©es des puissances alliĂ©es ne nous laissent point prĂ©voir de difficultĂ©s ; et les rapports de M. de Talleyrand, Ă  son retour de Suisse, confirment que leurs intentions sont toujours les mĂȘmes. D’oĂč peuvent donc provenir les retards P S. M. n’ayant rien plus Ă  cƓur que le prompt rĂ©tablissement de la paix gĂ©nĂ©rale, a pensĂ© quelle ne pouvait donner urie plus forte preuve de la sincĂ©ritĂ© de ses sentiments Ă  cet Ă©gard, qu’en envoyant auprĂšs des souverains alliĂ©s son ministre des relations extĂ©rieures, muni de pleins-pouvoirs. Je m’empresse donc, prince, de vous prĂ©venir que j’attendrai Ă  nos avant-postes les passeports nĂ©cessaires pour traverser ceux tles armĂ©es alliĂ©es et me rendre auprĂšs de V. Exe. AgrĂ©ez, etc. SignĂ© , duc de Vicence. RĂ©ponse du prince de Metternich, Au duc de licence. l'ribonrg-cn-Brisgan, le 8 janvier 1814. Monsieur le duc , J’ai reçu, aujourd’hui, la lettre que V. Exc. m’a fait l’honneur de m adresser de LunĂ©ville , le 0 de ce mois. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 365 Le retard qu’éprouve la communication que le gouvernement français attendait en suite de mon offre du io dĂ©cembre, rĂ©sulte de la marche que devaient tenir entre elles les puissances alliĂ©es. Les explications confidentielles avec M. le baron de St-Aignan ayant conduit Ă  des ouvertures officielles de la part de. la France , LL. MM. II. et HH. ont jugĂ© que la rĂ©ponse de V. Exc., du 2 dĂ©cembre, Ă©tait de nature Ă  devoir ĂȘtre portĂ©e Ă  la connaissance de leurs alliĂ©s. Les suppositions que V. Exc. admet que ce soit lord Aberdeen qui ait proposĂ© des bases, et qu’il ait Ă©tĂ© muni de pleins-pouvoirs Ă  cet effet, ne sont nullement fondĂ©es. La cour de Londres vient de faire partir, pour le continent, le secrĂ©taire dctat ayant le dĂ©partement des affaires Ă©trangĂšres. S. M. I. de toutes les Eussies se trouvant momentanĂ©ment Ă©loignĂ©e d’ici, et lord Castelreagh Ă©tantattendu d’un moment Ă  l’autre, l’empereur , mon auguste maĂźtre, et S. M. le roi de Prusse, me chargent de prĂ©venir V. Exc. qu elle recevra le plus tĂŽt possible une rĂ©ponse Ă  sa proposition le se rendre au quartier-gĂ©nĂ©ral des souverains alliĂ©s. Je prie V. Exc., etc. SignĂ© le prince nu Mktternicii. 366 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Lettre de M. de la BesnardiĂšre , A M. le duc de Vicence. Parla, ie 1 3 janvier iS 1 4. Monseigneur, S. M. m’ordonne d’annoncer Ă  votre excellence qu’elle a reçu votre dĂ©pĂȘche du 12, apportĂ©e par le courrier Simiame. Elle a daignĂ© me remettre cette dĂ©pĂȘche et les piĂšces qui y Ă©taient jointes, le rapport de M. Cham exceptĂ©. S. M. approuve que votre correspondance lui soit directement adressĂ©e ; mais son intention est d’y rĂ©pondre par la voie du cabinet, auquel elle veut remettre tout ce qui sera de l’essence de la nĂ©gociation, et toutes les piĂšces qui en constateront l’état Ă  toutes les Ă©poques. Elle desire en consĂ©quence que toutes les dĂ©pĂȘches de votre excellence soient divisĂ©es en officielles ou ostensibles, et en confidentielles , mot dont elle autorise votre excellence Ă  se servir pour les dĂ©pĂȘches qui contiendront des faits ou des particularitĂ©s que devrait seule connaĂźtre. S. M. a recommandĂ© que toutes les gazettes anglaises vous soient envoyĂ©es; elle a ordonnĂ© au ministre de la police gĂ©nĂ©rale de les adresser au ministĂšre dans les vingt-quatre heures de leur arrivĂ©e Ă  Paris, et de maniĂšre Ă  ce qu’il ne manque Ă  votre excellence que celles qui ne seraient pas arrivĂ©es ici. PIÈCES JUSTIFICATIVES. S. M . approuve le parti que votre excellence a pris de rester Ă  LunĂ©ville, en attendant l’arrivĂ©e^de lord Castelreagli, Ă  Fribourg ; comme il a mis Ă  la voile le premier de ce mois, il est probable qu’il est arrivĂ©, ou sur le point d’arriver, Ă  l’heure qu’il est. S. M. m’ordonne encore d’informer votre excellence, que la lettre de l’empereur d’Autriche Ă  son auguste fille est Ă -peu-prĂšs dans le sens de celle de M. de Met- ternich; que l’empereur proteste de nouveau, que, quels que soient les Ă©vĂšnements, il ne sĂ©parera jamais la cause de sa fdle et de son petit-fils de celle de la France. Comme cela peut avoir trait Ă  des projets conçus par d’autres puissances en faveur des Bourbons , il importe de ne montrer Ă  cet Ă©gard aucune crainte, et de faire entendre que les Bourbons, mis en avant, ne serviraient qu’à rĂ©veiller des sentiments bien opposĂ©s aux espĂ©rances de leurs partisans, et que, si un parti pouvait se former en France, ce serait uniquement celui de la rĂ©volution , vulgairement appelĂ© des jacobins. Daignez, monsieur le duc, agrĂ©er l’hommage de mon respect. Signe La BesnaudiĂšhe. "MÉMOIRES DE NAPOEÉON. M8 Lettre de M. de la BesnardiĂšre , A M. le duc de Vicence. Paris, le 16 janvier xBc4‱ Monseigneur, S. M. .aprĂšs avoir dictĂ© la lettre ci-jointe, et l’avoir relue et corrigĂ©e elle-mĂȘme, m’a ordonnĂ© de vous l’envoyer pour ĂȘtre Ă©crite par votre excellence, nu prince de Metternich. Cependant S. M. subordonne cette dĂ©marche au jugement que vous en porterez. Envoyez, m’a-t-elle dit, cette lettre Ă  M. le duc de Vicence, pour qu’il l’écrive, s’il l’ sont ses propres expressions. Daignez, etc. SignĂ© La HusNARniÈnc. Lettre dictĂ©e par S. M., pour ĂȘtre Ă©crite par M. le duc de Vicence , au prince de Metternich. Prince, Les retards qu’éprouve la nĂ©gociation ne sont du fait ni de la France ni de l’Autriche , et ce sont nĂ©anmoins la France et l’Autriche qui en peuvent le plus souffrir. Les armĂ©es alliĂ©es ont dĂ©jĂ  envahi plusieurs de nos provinces; si elles avancent, une ba- PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3ÜÇ taille va devenir inĂ©viatble, et sĂ»rement il entre dans la prĂ©voyance de l’Autriche de calculer et de peser les rĂ©sultats qu’aurait cette bataille, soit qu’elle fĂ»t perdue par les alliĂ©s , soit qu’elle le fĂ»t pour la France. Ecrivant Ă  un ministre aussi Ă©clairĂ© que l’est votre excellence, je n’ai pas besoin de dĂ©velopper ces rĂ©sultats ; je dois me borner Ă  les faire entrevoir, sĂ»r que leur ensemble ne saurait Ă©chapper Ă  sa pĂ©nĂ©tration. Les chances de la guerre sont journaliĂšres; Ă  mesure que les alliĂ©s avancent, ils s’affaiblissent, pendant que les armĂ©es françaises se renforcent; et ils donnent, en avançant, un double courage Ă  une nation, pour qui dĂ©sormais il est Ă©vident qu’elle a ses plus grands et ses plus chers intĂ©rĂȘts Ă  dĂ©fendre. Or, les consĂ©quences d’une bataille perdue par les alliĂ©s ne pĂšseraient sur aucun d’eux , autant que sur l’Autriche puisqu’elle est en mĂȘme temps la puissance principale et premiĂšre entre les alliĂ©s, et l’une des puissances centrales de l’Europe. En supposant que la fortune continue d’ĂȘtre favorable aux alliĂ©s, il importe sans doute Ă  l’Autriche de considĂ©rer avec attention quelle serait la situation de l’Europe le lendemain d’une bataille perdue par les Français au cƓur de la France, et si un tel Ă©vĂšnement n’entraĂźnerait point des consĂ©quences diamĂ©tralement opposĂ©es Ă  cet Ă©quilibre que l’Autriche aspire Ă  Ă©tablir et tout Ă  la fois Ă  sa politique et aux affections personnelles et de famille de l’empereur François. Enfin l’Autriche proteste qu’elle veut la paix / mais MĂ©langes.—Tome / /. u/j M KMOin KS P0T,t;0*i. 370 n’est-ce pas se mettre on situation de ne pouvoir al- teiiulre ou de dĂ©passer ce but, que de continuer les hostilitĂ©s, quand de part et d’autre 011 veut arriver Ă  une fin? Ces considĂ©rations m’ont conduit Ă  penser que , dans la situation actuelle des armĂ©es respectives et dans cette rigoureuse saison, une suspension d’armes pourrait ĂȘtre rĂ©ciproquement avantageuse aux deux partis. Elle pourrait ĂȘtre Ă©tablie par une convention en forme, ou par un simple Ă©change de dĂ©clarations entre V. Exc. et moi. Elle pourrait ĂȘtre limitĂ©e Ă  un temps lixe, ou indĂ©finie avec la condition de ne la pouvoir faire cesser qu’en se prĂ©venant tant de jours d’avance. Cette suspension d’armes ine semble dĂ©pendre entiĂšrement de l’Autriche puisqu’elle a la direction principale des affaires militaires 5 et j’ai pensĂ© que, dans l’une et l’autre chance, l’intĂ©rĂȘt de l’Autriche Ă©tait que les choses n’allassent pas plus loin et ne fussent pas poussĂ©es Ă  l’extrĂȘme. C’est surtout cette persuasion qui me porte Ă  Ă©crire confidentiellement Ă  V. Exc. Si je m’étais trompĂ©, si telles n’étaient point l’intention et la politique de votre cabinet, si cette dĂ©marche absolument confidentielle devait rester sans effet, je dois prier Y. Exc. de la regarder comme non avenue. Vous m’avez montrĂ© tant de confiance personnelle dans votre derniĂšre lettre , et j’en ai moi-mĂȘme PlfiCKS JUSTIFICATIVES. 3^I une si grande dans la droiture de vos vues et dans les sentiments qu’en toute circonstance vous avez exprimĂ©s, que j’ose espĂ©rer qu’une lettre que cette confiance a dictĂ©e, si elle ne peut atteindre son but, restera Ă  jamais un secret entre V. Exe. et moi. AgrĂ©ez, etc. Lettre de M. de la BesnardiĂšre , A M. le duc de Vicence. Pans, le 19 janvier 1814. Monseigneur, AprĂšs m’avoir dictĂ© pour votre excellence la lettre quelle recevra avec celle-ci, S. M. qui avait du loisir m’a fait l’honneur de m’entretenir fort long-temps de la paix future. Je rapporterai Ă  votre excellence aussi fidĂšlement que ma mĂ©moire le permettra et aussi briĂšvement que je le pourrai, la substance de cet entretien. La chose sur laquelle S. M. a le plus insistĂ© et est revenue le plus souvent, c’est la nĂ©cessitĂ© que la France conserve ses limites naturelles. C’était lĂ , m’a-t-elle dit, une condition sine quĂą non. Toutes les puissances et l’Angleterre mĂȘme avaient reconnu ces limites Ă  Francfort. La France, rĂ©duite Ă  ses limites .anciennes, n’aurait pas aujourd’hui les deux tiers de la puissance relative qu elle avait il y a vingt ans ; ce qu’elle a acquis du cotĂ© des Alpes et du Rhin, ne compense point ce que la Russie, la Prusse et j4. 1 37 ^ MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 1 Autriche, ont acquis par le seul dĂ©membrement de la Pologne ; tous ces Ă©tats se sont agrandis. Vouloir ramener la France Ă  son Ă©tat ancien, ce serait la faire dĂ©choir et l’avilir. La France, sans les dĂ©partements du Rhin, sans la Belgique, sans Ostende, sans Anvers, ne serait rien. Le systĂšme de ramener la France Ă  ses anciennes frontiĂšres est insĂ©parable du rĂ©tablissement des Bourbons ; parce qu’eux seuls pourraient offrir une garantie du maintien de ce systĂšme et l’Angleterre le sentait bien avec tout autre, la paix sur une telle base serait impossible et ne pourrait durer. Ni l’empereur, ni la rĂ©publique, si des bouleversements la faisaient renaĂźtre, ne souscriraient jamais Ă  une telle condition. Pour ce qui est de S. M., sa rĂ©solution Ă©tait bien prise, elle Ă©tait immuable. Elle ne laisserait pas la France moins grande quelle ne l’avait reçue. Si donc les alliĂ©s voulaient changer les bases acceptĂ©es et proposer les limites anciennes, elle ne voyait que trois partis ou combattre et vaincre, ou combattre et mourir glorieusement, ou enfin , si la nation ne la soutenait pas , abdiquer. Elle ne tenait pas aux grandeurs, elle n’en achĂšterait jamais la conservation par l’avilissement. Les Anglais pouvaient desirer de lui ĂŽter Anvers ; mais ce n’était pas l’intĂ©rĂȘt du continent, car la paix ainsi faite ne durerait pas trois ans. Elle sentait que les circonstances Ă©taient critiques, mais elle n’accepterait jamais une paix honteuse. En acceptant les bases proposĂ©es, elle avait fait tous les sacrifices absolus qu’elle pouvait faire; s’il en fallait d’autres, ils ne pouvaient PIECES JUSTIFICATIVES. , porter que sur l’Italie et la Hollande elle desirait sĂ»rement exclure le stadhouder; mais la France conservant ses limites naturelles, tout pourrait s’arranger; rien ne ferait un obstacle insurmontable. S. M. a aussi parlĂ© de Kehl et de Cassel sans ces deux tĂȘtes de pont, a-t-elle dit, Strasbourg et Mayence deviendraient nuis; mais elle croit que les ennemis n’y attacheront pas une extrĂȘme importance. Monsieur le duc de Carignano est venu tantĂŽt m’apporter une lettre du roi, que j’ai portĂ©e Ă  l’empereur. Cette lettre est remplie de protestations de reconnaissance et de regrets, mais annonce que le roi est forcĂ©, par la nĂ©cessitĂ©, d’accepter les propositions de l’Autriche et de l’Angleterre. La date de cette lettre est du 3 ; les traitĂ©s n’étaient pas alors signĂ©s ils ne l’étaient pas encore le 6, mais M. de Carignano ne dissimule pas qu’il croit qu’ils le sont maintenant. Le vice-roi va se reporter sur les Alpes. Mantoue et les places fortes seront gardĂ©es par les Italiens. J’écris Ă  la hĂąte, Ă  traits de plume; il est minuit. Je prie votre excellence de vouloir bien agrĂ©er, etc. Signe , la Besnahdikrk. IL S. Victor vient d’arriver et me remet le paquet de votre excellence. J’envoie sa dĂ©pĂȘche pour l'empereur, au cabinet. Une partie de ses incertitudes est maintenant fixĂ©e; j’ose espĂ©rer que le reste arrivera aussi Ă  bien. 3?4 MÉMOIRES DR NAPOLÉON. Le duc de Ficence , Au prince de Metternich. CbĂątillon-sur-Seiott, le s 5 janvier 1814 > au soir. Prince, En mettant de l’empressement Ă  m’engager a me diriger sur ChĂątillon, V. Exc. me faisait espĂ©rer que la prompte rĂ©union des nĂ©gociateurs allait mettre un terme aux dĂ©lais toujours renaissants qui se succĂšdent depuis prĂšs de deux mois. DĂšs le 6' dĂ©cembre, l’acceptation formelle par la France des bases de la paix Ă©tait arrivĂ©e Ă  Francfort, et a Ă©tĂ© aussitĂŽt communiquĂ©e par les alliĂ©s Ă  la cour de Londres; et ce n’est qu’un mois aprĂšs, le 6 janvier, que son ministre est arrivĂ© sur le continent. Le i 4 , aprĂšs un dĂ©lai plus que suffisant, il Ă©tait attendu d’un instant Ă  l’autre. Nous voici au 26’; et V. Exc. dont je suis si prĂšs maintenant, ne m’a encore rien annoncĂ©. AprĂšs une si longue attente, douze jours viennent d’ĂȘtre perdus, dans un moment oĂč, d’une minute Ă  l’autre, le sang de tous les peuples du continent va couler par torrent. Tous les maux qu’entraĂźne la guerre sont cependant sans motifs comme sans rĂ©sultat, depuis que le vƓu de la paix exprimĂ© par toutes les nations, et les explications qui ont dĂ©jĂ  eu lieu, ont levĂ© toutes les difficultĂ©s essentielles. Le destin du monde devra-t-il continuer Ă  dĂ©pendre indĂ©finiment des retards de lord I>[ l'ĂźCKS J U S'1’1 F1C A Tl VKS. 375 Castelrcagh, quand l'Angleterre a dĂ©jĂ  des ministres accrĂ©ditĂ©s prĂšs de chacun des souverains alliĂ©s? Sera-ce Ă  une simple affaire de convenance qu’on abandonnera les intĂ©rĂȘts les plus sacrĂ©s de l’humanitĂ©? Les retards qu’éprouva la nĂ©gociation 11e sont dĂ» lait ni de la France ni de l’Autriche, et c’est nĂ©anmoins la France et l’Autriche qui en peuvent le plus souffrir. Les armĂ©es alliĂ©es ont dĂ©jĂ  envahi plusieurs de nos provinces ; si elles avancent, une bataille va devenir inĂ©vitable, et sĂ»rement il entre dans la prĂ©voyance de l’Autriche de calculer et de peser les rĂ©sultats qu’aurait cette bataille, soit qu’elle fĂ»t perdue par les alliĂ©s , soit quelle le fĂ»t par la France. Ecrivant Ă  un ministre aussi Ă©clairĂ© que vous l’ĂȘtes , je 11’ai pas besoin de dĂ©velopper ces rĂ©sultats ; je dois me borner Ă  les faire entrevoir, sĂ»r que leur ensemble 11e saurait Ă©chapper Ă  votre pĂ©nĂ©tration. Les chances de la guerre sont journaliĂšres Ă  mesure que les alliĂ©s avancent, ils s’affaiblissent, pendant que les armĂ©es françaises se renforcent; et ils donnent, en avançant, un double courage Ă  une nation pour qui, dĂ©sormais, il est Ă©vident qu’elle a ses plus grands et ses plus chers intĂ©rĂȘts Ă  dĂ©fendre. Or les consĂ©quences d’une bataille perdue par les’alliĂ©s ne pĂšseraient sur aucun d’eux autant que sur l’Autriche, puisqu’elle est en mĂȘme temps la puissance principale entre les alliĂ©s et l’une des puissances centrales de l’Europe. En supposant que la fortune continue d’ĂȘtre favorable aux alliĂ©s, il doute Ă  l’Autriche de MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 376 considĂ©rer avec attention quelle serait la situation de l’Europe, le lendemain d’une bataille perdue par les Français au cƓur de la France, et si un tel Ă©vĂšnement n’entraĂźnerait pas des consĂ©quences diamĂ©tralement opposĂ©es Ă  cet Ă©quilibre que l’Autriche aspire Ă  Ă©tablir, et tout Ă  la fois Ă  sa politique et aux affections personnelles et de famille de l’empereur François. Enfin l’Autriche proteste qu’elle veut la paix de mĂȘme que ses alliĂ©s ; mais n’est-ce pas se mettre en position de ne pouvoi» atteindre ou de dĂ©passer ce but, que de continuer les hostilitĂ©s , quand de part et d’autre on veut arriver Ă  une fin ? Toutes ces considĂ©rations 111’ont conduit Ă  penser que, dans la situation actuelle des armĂ©es respectives, et dans cette rigoureuse saison , une suspension d’armes pourrait ĂȘtre rĂ©ciproquement avantageuse aux deux partis. Elle pourrait ĂȘtre Ă©tablie par une convention en forme ou par un simple Ă©change de dĂ©clarations ; elle pourrait ĂȘtre limitĂ©e Ă  un temps fixĂ© ou indĂ©fini, avec- la condition de ne la pouvoir faire cesser qu’en se prĂ©venant tant de jours d’avance. Cette suspension d’armes me semble plus particuliĂšrement dĂ©pendre de l’Autriche, puisqu’elle a la direction principale des affaires militaires ; et j’ai pensĂ© que, dans l’une et l’autre chance, l’intĂ©rĂȘt de l’Autriche Ă©tait que les choses n’allassent pas plus loin et ne fussent pas poussĂ©es Ă  l’extrĂȘme . C’est surtout cette persuasion qui me porte Ă  PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3 ']'] Ă©crire aujourd’hui Ă  V. Exc. ,‱ si je m’étais trompĂ©, si cette dĂ©marche absolument confidentielle devait rester sans effet, je dois prier V. Exc. de la regarder comme non avenue. Vous m’avez montrĂ© tant de confiance personnelle, et j’en ai moi-mĂȘme une si grande dans la droiture de vos vues et dans les nobles sentiments qu’en toute circonstance vous avez exprimĂ©s, que j’ose espĂ©rer qu’une lettre que cette confiance a dictĂ©e, si elle ne peut atteindre son but, restera entre V. Exc. et moi. Veuillez agrĂ©er, etc. Signe, Caulincourt , duc de Vicence. Lettre de M. de la BesnardiĂšre, A M. le duc de Vicence. Paris, le 19 janvier 1814. Monseigneur, Une lettre du prince de Metternich, adressĂ©e Ă  votre excellence, datĂ©e de BĂąle le i4, et venue je ne sais par quelle route, a Ă©tĂ© portĂ©e Ă  S. M., qui vous en envoie une copie par une estafette extraordinaire expĂ©diĂ©e ce matin Ă  dix heures. S. M. m’ordonne d’en envoyer une autre copie certifiĂ©e Ă  votre excellence, qui I 4 trouvera ci-jointe. MÉMOIRES DU NAPOLÉON. 3 7 8 Votre excellence a maintenant la lettre que S. M. me dicta le 16 pour elle, et qui s’est croisĂ©e avec celle quelle a elle-mĂȘme Ă©crite Ă  S. M. le 17. Elle a vu que l’empereur sentait le besoin d’un armistice. Quant aux conditions auxquelles il peut ĂȘtre conclu, S. M. m’ordonne de faire connaĂźtre Ă  votre excellence que, quelles que soient les circonstances, elle 11e consentira jamais Ă  aucune condition dĂ©shonorante; et quelle regarderait comme dĂ©shonorant au plus haut degrĂ©, de remettre aucune place française ou de payer aucune somme d’argent quelconque mais que pour racheter de l’occupation de l’ennemi une portion quelconque du territoire français , elle consentirait Ă  remettre en Italie Venise et Palma-Nova, et en Allemagne Magdebourg et Hambourg; bien entendu que les garnisons reviendraient libres en France, et que les magasins, l’artillerie que S. M. a mis dans ces places, et les vaisseaux de guerre qui sont sa propriĂ©tĂ©, lui seraient rĂ©servĂ©s. S. M. m’ordonne d’ajouter qu’elle n’a jamais exigĂ© d’argent pour prix soit d’un armistice, soit de la paix qu’elle a seulement exigĂ©, en signant la paix, le solde des contributions qu’elle avait frappĂ©es sur les pays qu’elle avait occupĂ©s par ses armĂ©es; ce que l’ennemi ne saurait demander, puisqu’il n’a point frappĂ© de contributions en France. Quant au traitĂ© de paix, l’empereur me charge de dire Ă  votre excellence, que la Franco devra conserver ses limites naturelles sans restriction ni dimi- PIÈCES JUSTIFICATIVES. 379 nution quelconque, et que c’est lĂ  une condition sine qun non dont il ne se dĂ©partira jamais. Daignez agrĂ©er, etc. SignĂ©, la ResnardiĂšre. Lettre du prince de Metternich Au duc de Vicence. BĂąle , le 14 janvier ift 14. Monsieur le duc, Lord Castelreagh Ă©tant sur le point d'arriver et LL. MM. IL et RII. dĂ©sirant Ă©viter tout retard, elles me chargent de proposer Ă  votre excellence de se rapprocher dĂšs Ă  prĂ©sent de l’endroit oĂč, dans les circonstances actuelles, il sera le plus convenable l’établir le siĂšge des nĂ©gociations; c’est en consĂ©- uence sur ChĂątillon-sur-Seine, que je prie votre excellence de se diriger; je ne doute pas que lorsqu’elle y sera arrivĂ©e, je ne sois Ă  mĂȘme de lui indiquer le jour et le lieu oĂč les nĂ©gociateurs pourront se rĂ©unir. SignĂ© , le prince de Metternicu. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 38 > Lettre du duc de Ficence, Au prince de Metternich. ChĂ tillon-sar-Seine, le 21 janvier 1814 * au soir. Prince, C’est de ChĂ tillon-sur-Seine que j’ai l’honneur d’annoncer mon arrivĂ©e Ă  V. Exc. J’y attends les indications qu’elle a pensĂ© que je pourrais y trouver. Je saisis avec empressement cette occasion de renouveler, etc. SignĂ©, CaulincoĂŒrt, duc de Vicence. Lettre du prince de Schwartzenberg, Au duc de Ficence. A mou quartier-general, Ă  Langies, le 26 janvier 1814 % Ă  une heure du matiu. * Monsieur le duc, Je m’empresse de vous prĂ©venir que dans ce moment viennent d’arriver ici S. M. l’empereur d’Autriche, le prince de Metternich et lord Castelreagh. V. Exc. recevra dans les vingt-quatre heures des nouvelles ultĂ©rieures. Je me flatte que V. Exc. rencontrera toutes les prĂ©venances de la part de nos militaires ; les ordres i qu’elle a dĂ©sirĂ©s relativement Ă  l’admission de ses se- PIECES JUSTIFICATIVES. 38 I crĂ©taires et de ses commis, ont Ă©tĂ© donnĂ©s sur-le- champ , et V. Exc. en aura senti le plein effet. C’est avec bien des regrets que je me suis vu privĂ© jusqu’à prĂ©sent du plaisir de la voir et de l’assurer de vive voix de ma haute considĂ©ration. SignĂ© ScHWARTZENBERG. Lettre du prince de Metternich, Au duc de Vicence. Langres, le 29 janvier 1814. Monsieur le duc, LL. MM. II. et RR, leurs cabinets , et le principal secrĂ©taire d’état de S. M. britannique ayant le dĂ©partement des affaires Ă©trangĂšres, se trouvant rĂ©unis Ă  Langres, depuis le 27 janvier, LL. MM. ont choisi ChĂątillon-sur-Seine comme le lieu des nĂ©gociations avec la France. Les plĂ©nipotentiaires de Russie, d’Angleterre , de Prusse et d’Autriche, seront rendus dans cette ville le 3 fĂ©vrier prochain. ChargĂ© de porter cette dĂ©termination Ă  la connaissance de Y. Exc., je ne doute pas quelle n’y trouve la preuve de l’empressement des puissances alliĂ©es Ă  ouvrir la nĂ©gociation dans le plus Court dĂ©lai possible. Recevez, etc. SignĂ© , Metternich. 38a MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Lettre du prince de Metternich, Au duc de Vicence. Langres, le 29 janvier 1814. Monsieur le duc, Je n’ai reçu qu’hier la lettre confidentielle que V. Exc. m’a adressĂ©e le 25 au soir. Je l’ai soumise Ă  l’empereur, mon maĂźtre; et S. M. I. s’est dĂ©clarĂ©e ĂȘtre d’avis de ne pas faire usage de son contenu, convaincue que la dĂ©marche proposĂ©e ne mĂšnerait Ă  rien. Elle restera Ă©ternellement ignorĂ©e; et je prie V. Exc. d’ĂȘtre convaincue que, dans une position des choses quelconque, une confidence faite Ă  notre cabinet est Ă  l’abri de tout abus. J’aime Ă  vous porter cette assurance dans un moment d’un intĂ©rĂȘt immense pour l’Autriche, la France et l’Europe. La conduite de l’empereur est et restera uniforme, comme l’est son caractĂšre. Ses principes sont Ă  l’abri de toute influence du temps et des circonstances. Ils furent les mĂȘmes dans des Ă©poques de malheur; ils le sont et le resteront aprĂšs que des Ă©vĂšnements au-dessus de tout calcul humain vont rassurer l’Europe dans la seule assiette r qui puisse lui convenir. L’empereur est entrĂ© dans la prĂ©sente guerre sans haine et il la poursuit sans haine. Le jour oĂč il a donnĂ© sa fille au prince qui gouvernait alorsM’Eu- rope, il a cessĂ© de voir en lui un ennemi personnel. riiĂŻCES J II 383 Le sort de la guerre a changĂ© l’attitude de ce mĂȘme prince. Si l’empereur NapolĂ©on n’écoute, dans les circonstances du moment, que la voix de la raison, s’il cherche sa gloire dans le bonheur d’un grand peuple, en renonçant Ă  sa marche politique antĂ©rieure, l’empereur arrĂȘtera de nouveau avec plaisir sa pensĂ©e au moment oĂč il lui a confiĂ© son enfant de prĂ©dilection $ si urt aveuglement funeste devait rendre l’empereur NapolĂ©on sourd au vƓu unanime de son peuple et de 1 l’Europe, il dĂ©plorera le sort de sa fille, sans arrĂȘter sa marche. Je vous recommande beaucoup M. de Floret si vous voulez m’écrire par lui, j’entretiendrai avec plaisir des rapports confidentiels que la circonstance rend possibles et dont le but sera l’accĂ©lĂ©ration de la grande Ɠuvre pour laquelle vous allez vous rassembler. Je ne vous recommande pas moins le comte de Stadion, que l’empereur envoie comme nĂ©gociateur ; il est impossible d’ĂȘtre plus unis que lui et moi le sommes de pensĂ©es, de vues et de principes. Il me serait difficile d’assurer V. Exe. combien je compte sur elle dans ce moment, qui est celui du monde. Si l’Europe doit ĂȘtre plus long-temps , que dĂ©jĂ  elle ne l’est, la proie d’un terrible flĂ©au, ni elle ni moi en serons la cause. Je compte de la part de V. Exc. sur la discrĂ©tion qu’elle est sĂ»re de trouver en moi, et je la prie d’agrĂ©er les assurances , etc. Signe, Metternich. 384 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Lettre du prince de Metlernich, Au duc de Vicence. Langres , le 29 janvier 1814* Ma lettre officielle prouvera Ă  votre excellence, que les nĂ©gociateurs vous arrivent, et que le point oĂč vous ĂȘtes dans ce moment a Ă©tĂ© choisi par les souverains alliĂ©s. Si elle calcule que lord Castelreagh n’a vu l’empereur de Russie pour la premiĂšre fois que le 27, vous ne trouverez aucun retard dans la fixation du 3 fĂ©vrier pour l’arrivĂ©e des nĂ©gociateurs. J’expĂ©dierai M. de Floret, dans le courant de la nuit prochaine, Ă  ChĂątillon. Il est chargĂ© de choisir et de prĂ©parer des logements pour les plĂ©nipotentiaires. Je n’ai pas besoin de le recommander plus particuliĂšrement Ă  votre excellence. AgrĂ©ez, monsieur le duc, l’assurance de ma haute considĂ©ration et de mes inaltĂ©rables sentiments. SignĂ© le prince de Metternich. Lettre du duc de Vicence, Au prince de Metternich. ChĂątillon, le 3 o janvier 1814. J’ai reçu la lettre par laquelle votre excellence me fait l’honneur de m’informer que ChĂątillon-sur-Seine , PIÈCES JUSTIFICATIVES. 385 a Ă©tĂ© dĂ©signĂ©e par les souverains alliĂ©s pour le lieu des nĂ©gociations, et que les plĂ©nipotentiaires de Russie, d’Angleterre, de Prusse et d’Autriche, seront rendus dans cette ville, le 3 fĂ©vrier prochain. Mon dĂ©part de Paris, depuis prĂšs d’un mois, et mon sĂ©jour mĂȘme Ă  ChĂątillon, sont des preuves trop Ă©videntes de l’empressement et du dĂ©sir sincĂšre qu’a l’empereur, mon maĂźtre, de contribuer autant qu’il est en son pouvoir au rĂ©tablissement de la paix, pour que j’aie besoin d’en renouveler ici l’assurance. Votre excellence n’ignore point qu’il n’a pas dĂ©pendu de nous d’accĂ©lĂ©rer un Ă©vĂšnement si long-temps attendu. Recevez, prince, etc. SignĂ©, , duc de Vicenoe. M. le duc de Vicence, A M. le prince de Metternich. CbĂ tillon-sai’-Seine, ie 3 j janvier 1814. M. de Floret m’a remis, mon prince, la lettre particuliĂšre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, en rĂ©ponse Ă  celle que j’ai adressĂ©e, le 25 de ce mois, Ă  votre excellence; ma confiance en elle avait devancĂ© celle qu’elle veut bien m’accorder, et lui est garant de ma discrĂ©tion. Plus que jamais, les hommes animĂ©s d’un bon esprit ont le besoin de s’entendre, pour mettre, s’il en est encore temps , un terme aux malheurs qui me- MĂ©langes.—Tome TI. a 5 MÉMOIRES I1E NAPOLÉON. 386 nacent le monde. Je regrette que l’IdĂ©e d’un intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, que j’ai soumise Ă  votre jugement, et dont je crois l’adoption si nĂ©cessaire pour arriver Ă  ce but, ne vous ait pas paru pouvoir ĂȘtre admise; j’aime Ă  penser qu’elle n’est qu’ajournĂ©e, et que je trouverai votre plĂ©nipotentiaire , disposĂ© Ă  m’appuyer pour la reproduire dans l’occasion. Je ne puis que rĂ©pĂ©ter Ă  votre excellence, ce que je lui ai dĂ©jĂ  mandĂ©. L’empereur veut sincĂšrement la paix. Nous n’avons d’autres pensĂ©es, d’autre vue, que de placer, comme votre excellence le dit si judicieusement, l’Europe sur des bases qui assurent Ă  tous les Ă©tats une longue tranquillitĂ©. Les difficultĂ©s ne viendront donc pas de nous, je vous l’assure; mais les espĂ©rances que vous aviez conçues, pourront- elles se rĂ©aliser, si la modĂ©ration, si la fidĂ©litĂ© Ă  des engagements, pris Ă  la face du monde, ne se trouvent; que de notre cĂŽtĂ© ? AprĂšs une si longue attente, aprĂšs tant d’efforts, et je puis le dire, tant de sacrifices personnels pour la cause sacrĂ©e Ă  laquelle je travaille ainsi que vous, je suis forcĂ© d’avouer Ă  votre excellence, que j’avais espĂ©rĂ© quelle me seconderait personnellement dans une tĂąche aussi importante que difficile, et qu’elle mĂȘme voudrait achever son ouvrage. C’est M. de Stadion qui remplace votre excellence. Comme Autrichien , les vĂ©ritables intĂ©rĂȘts de nos deux pays doivent nous rĂ©unir. Comme votre ami , ma confiance en lui sera entiĂšre., et sous ce rapport , ce choix ne peut que m’ĂȘtre agrĂ©able. Mais quelle autre influence que celle du ministre qui di- PIÈCES JUSTIFICATIVES. '$$'] rige la politique de la puissance prĂ©pondĂ©rante sur le continent, pourrait balancer celle de toutes les passions de l’Europe rĂ©unies et placĂ©es, si on peut s’exprimer ainsi, dans la main d’un nĂ©gociateur anglais, pour s’en servir, s’il ne desire pas sincĂšrement la paix, au grĂ© de ses vues particuliĂšres P Quelques - uns des choix qui ont Ă©tĂ© faits, n’avertissaient-ils pas votre excellence qu’il faudrait tout son crĂ©dit pour faire prĂ©valoir mĂȘme les idĂ©es les plus raisonnables. Vous voyez, mon prince, avec quelle franchise je rĂ©ponds Ă  celle que vous m’avez tĂ©moignĂ©e. Personne ne met une plus grande, une plus entiĂšre confiancĂ© que moi dans le caractĂšre de l’empereur, votre maĂźtre. La constante invariabilitĂ© de ses principes peut seule nous donner la paix ; mais le moment de la faire ne nous Ă©chappera-t-il pas, si vous ne vous prononcez pas fortement pour cette cause, dĂšs l’ouverture des nĂ©gociations? C’est de l’énergie que vous mettrez Ă  rĂ©primer les passions de tous les partis , et Ă  modĂ©rer une ambition qui dĂ©truirait d’avance l’équilibre que vous aspirez Ă  Ă©tablir, qu’en dĂ©pendra le succĂšs. La postĂ©ritĂ©, mon prince, ne nous tiendra nid compte de nos efforts, si nous ne rĂ©ussissons pas. Votre excellence, qui est si convenablement placĂ©e pour ĂȘtre le rĂ©gulateur de ces grands intĂ©rĂȘts, n’aura rien fait, si une paix qui assure Ă  chaque Ă©tat les limites et le degrĂ© de puissance qui lui appartiennent, et qui poi'te ainsi en elle-mĂȘme la garantie de sa durĂ©e, ne met pas aujourd’hui un terme aux troubles qui MÉMOIRES DK NAPOLÉON agitent, depuis si long-temps, la malheureuse Europe. Quant Ă  moi, mes vƓux vous sont connus depuis long-temps, rien ne peut les faire changer-; vous pouvez donc compter sur moi, mon prince, comme je compte sur vous pour tout ce qui pourra mener Ă  ce noble but. AgrĂ©ez, etc. SignĂ©, Caulincourt , duc de Vicence. Lettre de NapolĂ©on , Au duc de Vicence. Troyes, le 4 fĂ©vrier 1814* Monsieur le duc de Vicence, Le rapport du prince de Schwartzemberg est une folie. Il n’y a pas eu de bataille; la vieille garde n’y Ă©tait pas ; la jeune garde n’a pas donnĂ©. Quelques piĂšces de canon nous ont Ă©tĂ© prises par des charges de cavalerie, mais l’armĂ©e Ă©tait en marche pour passer le pont de Lesmont, lorsque cet Ă©vĂšnement est arrivĂ©, et deux heures plus tard l’ennemi ne nous aurait pas trouvĂ©s. Il paraĂźt que toute l’armĂ©e ennemie Ă©tait lĂ , et qu’ils regardent cela comme une bataille en ce cas ces gens-lĂ  ne sont guĂšre habiles; ils n’ont pas eu affairĂ© Ă  plus de 1 5,ooo hommes des nĂŽtres, et nous avons tenu le champ de bataille toute la journĂ©e. La lettre que M. de Metternich vous a Ă©crite est tout-Ă -fait ridicule; mais j’y reconnais PIÈCES JUSTIFICATIVES. 38 ce que j’ai toujours vu depuis long-temps, c’est qu’il croit mener l’Europe et que tout le monde le mĂšne. 11 Ă©tait bien naturel qu’au moment oĂč la nĂ©gociation s’ouvrait on restĂąt quelques jours sans rien faire, sans mĂȘme faire d’armistice pour cela. Vous me demandez toujours des pouvoirs et des instructions lorsqu’il est encore douteux si l’ennemi veut nĂ©gocier. Les conditions sont Ă  ce qu’il paraĂźt arrĂȘtĂ©es d’avance entre les alliĂ©s. C’était hier le 3 , vous ne me dites pas que les plĂ©nipotentiaires vous en aient dit un mot. AussitĂŽt qu’ils vous les auront communiquĂ©es, vous ĂȘtes le maĂźtre de les accepter ou d’en rĂ©fĂ©rer Ă  moi dans les vingt-quatre heures. Je ne conçois pas en vĂ©ritĂ© cette phrase que vous me renvoyez de M. de Metternich. Qu’entendent-ils par des ajournements, quand vous ĂȘtes depuis un mois aux avant-postes. M. de la BesnardiĂšre que j’ai vu hier au soir doit vous avoir rejoint. Le 2, un corps autrichien a Ă©tĂ© battu Ă  Rosnay ; on lui a fait 600 prisonniers et tuĂ© beaucoup de monde. L’aide-de-camp du prince de NeufchĂątel a Ă©tĂ© pris le premier au moment oĂč il faisait le tour de nos avant-postes. Sur ce, je prie Dieu, etc. , SignĂ© , NapolĂ©on. MÉMOIRES DE NAPOLEON. 3 go Lettre de M. le duc de Bassano, A M. le duc de licence. Troyes , le 5 fĂ©vrier 1814. Monsieur le duc, Je vous ai expĂ©diĂ© un courrier avec une lettre de S. M. 1 et le nouveau plein-pouvoir 2 que vous avez demandĂ©. Au moment oĂč S. M. va quitter cette ville, elle me charge de vous en expĂ©dier un second, et de vous faire connaĂźtre en propres termes que S. M. vous donne carte blanche pour conduire les nĂ©gociations Ă  une heureuse fin, sauver la capitale, et Ă©viter une bataille oĂč sont les derniĂšres espĂ©rances de la nation. Les confĂ©rences doivent avoir commencĂ© hier. S. M. n’a pas voulu attendre que vous lui eussiez donnĂ© connaissance des premiĂšres ouvertures, de crainte d’occasionner le moindre retard. Je suis donc chargĂ©, M. le duc, de vous faire connaĂźtre que l’intention de l’empereur est que vous vous regardiez comme investi de tous, les pouvoirs nĂ©cessaires dans ces circonstances importantes pour prendre le parti le plus convenable, afin d’arrĂȘter les progrĂšs de l’ennemi et de sauver la capitale. 1 Celle du /, fĂ©vrier, ci-avant, page 388. ' 2 Ces pleins-pouvoirs Ă©taient l’instrument de chancellerie ou lettres de crĂ©ance sur parchemin , nĂ©cessaires pour accrĂ©diter le plĂ©nipotentiaire au congrĂšs. PIECES JUSTIFICATIVES. 3 9 i S. M. desire que vous correspondiez le plus frĂ©quemment possible avec elle, afin quelle sache Ă  quoi s’en tenir pour la direction de ses opĂ©rations militaires. J’ai l’hoHiieur, etc. SignĂ© , le due de Rassano. Lettre de M. de Mettemich , A M . la duc de Kiconce. Ce 5 fĂ©vrier i8*4- Je m’empresse, monsieur le duc, d’envoyer ci-jointe Ă  votre excellence une lettre pour madame de JVlaus- sion, que m’a remise son mari que j’ai vu Ă  Chaumont. Je viens de convenir, avec monsieur le marĂ©chal prince de Schwartzemberg, qu’il serait Ă©tabli dans quelque bonne ville d’Allemagne. 11 se porte trĂšs- bien , et il m’a chargĂ© de beaucoup de compliments pour votre excellence. Je la remercie des notions qu elle m’a donnĂ©es sur' le compte de M. le baron de Hardenberg, fait prisonnier, le 29; ses parents l’ont cru mort, et c’est avec beaucoup de plaisir que sa famille apprendra qu’il se porte bien, et qu’il se trouve Ă  Paris. Recevez, monsieur le duc, avec tous mes remerciements , les assurances , etc. Signe le prince de Metteknich. 3ga MEMOIRES DE NAPOLEON. Lettre du duc de Vicence , A NapolĂ©on. CliĂątiJJoJi, le 6 fĂ©vrier 1814, Sire, U 11 courrier parti de Troyes, le 5 lĂ©vrier, m’a apportĂ© une dĂ©pĂȘche chiffrĂ©e de M. le duc de Bassano, laquelle, tout en me commettant au nom de V. M. les pouvoirs les plus Ă©tendus , me jette et me retient dans la plus embarrassante perplexitĂ©. Je me trouve ici placĂ©e vis-a-vis de quatre nĂ©gociateurs , en ne comptant les trois plĂ©nipotentiaires anglais que pour ur seul. Ces quatre nĂ©gociateurs n'ont qu’une seule et mĂȘme instruction, dressĂ©e par les ministres d’état des quatre cours. Leur langage leur a Ă©tĂ© dictĂ© d’avance. Les dĂ©clarations qu’ils remettent leur ont Ă©tĂ© donnĂ©es toutes faites. Ils ne font pas un pas , ils ne disent point un mot sans s’ĂȘtre concertĂ©s d’avance. Ils veulent qu’il y ait un protocole; et si je veux moi-mĂȘme y insĂ©rer les observations les plus simples sur les faits les plus constants, les expressions les plus modĂ©rĂ©es deviennent un sujet de difficultĂ© , et je dois cĂ©der pour ne pas consumer le temps en vaines discussions. Je sens combien les moments sont prĂ©cieux, je sens d’uu autre cĂŽtĂ© qu’en prĂ©cipitant tout, on perdrait tout. Je presse, mais avec la mesure que prescrit lĂ© besoin de ne pas compromettre les grands intĂ©rĂȘts dont je suis chargĂ© ; je PIKCICS J USTJi’ICATIVES. 3 9 3 presse autant que je puis le faire sans me jeter Ă  la tĂȘte de ces-gens ci, et sans me mettre Ă  leur merci. C’est dans cette situation que je reçois une lettre pleine d’alarmes. J’étais parti les mains presque liĂ©es, et je reçois des pouvoirs illimitĂ©s. On me retenait et l’on m’aiguillonne. Cependant on me laisse ignorer les motifs de ce changement. On me fait entrevoir des dangers, mais sans me dire quel en est le degrĂ© ; s’ils viennent d’un seul cĂŽtĂ© ou de plusieurs. V. M. d’abord, et l’armĂ©e quelle commande ; Paris , la Bretagne , l’Espagne, l’Italie, se prĂ©sentent tour Ă  tour, et tout Ă  la fois Ă  mon esprit; mon imagination se porte de l’une Ă  l’autre, sans pouvoir former d’opinion fixe ; ignorant la vraie situation des choses, je ne peux juger ce qu’elle exige et ce qu’elle permet ; si elle est telle que je doive consentir Ă  tout, aveuglĂ©ment, sans discussion et sans retard, ou si j’ai pour discuter, du moins les points les plus essentiels, plusieurs jours devant moi ; si je n’en ai qu’un seul, ou si je n’ai pas un moment. Cet Ă©tat d’anxiĂ©tĂ© aurait pu m’ĂȘtre Ă©pargnĂ© par des informations que la lettre de M. de Bas- sano ne contient pas. Dans l’ignorance oĂč elle me laisse, je marcherai avec prĂ©caution , comine on doit le faire entre deux Ă©cueils ; mais Ă  toute extrĂ©mitĂ©, je ferai tout ce que me paraĂźtront exiger la sĂ»retĂ© de V. M., et le salut de mon pays. Je suis, etc. SignĂ© , Caulincouiit , duc de Vicence. MÉMOIRES 1E NAPOLÉOM. 3g4 Lettre de M. le duc de Viccnce, A M. le prince de Mettemich. ChĂątillon , le 8 fĂ©vrier 1814. Prince, J’ai reçu le 3o la lettre-par laquelle vous m’annonciez que ChĂźUillon serait le lieu des confĂ©rences. J’ai Ă©crit tout de suite Ă  Paris pour faire venir ma maison et tout ce qui m’était nĂ©cessaire. Tout est arrivĂ© le 5 Ă  vos avant-postes. Quoique muni d’un passeport visĂ© par le gĂ©nĂ©ral Herzenberg, on les a renvoyĂ©s et je suis ici comme un courrier, avec ce que j’ai portĂ© pendant mon long voyage. Mes courriers, dĂ©tournĂ©s de leur route, font soixante lieues au lieu de vingt, sont maltraitĂ©s, retardĂ©s trois Ă  quatre heures Ă  chaque poste de cosaques ; et tout cela depuis quatre jours. Cette maniĂšre d’ĂȘtre est si Ă©loignĂ©e des procĂ©dĂ©s et du noble respect de votre armĂ©e pour le droit des gens ; elle est il’ailleurs si contraire aux principes connus du prince de Schwartzenberg, que je m’adresse avec toute confiance Ă  V. Exc. pour que mes courriers puissent ĂȘtre expĂ©diĂ©s plus directement et plus sĂ»rement. Qu’on leur bande les yeux, qu’on les accompagne, je l’ai toujours proposĂ©. Quant Ă  mes gens, effets et chevaux, ils viendront quand on voudra faire prĂ©venir Ă  nos avant-postes de la route de JVogent, qu’ils peuvent passer. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3 j 5 V. Exc. a-t-elle reçu la petite boite pour l'archiduchesse LĂ©opoldine. AgrĂ©ez, etc. SignĂ©, Caulincourt, duc de Vicence. Lettre de M. le duc de Vicence , A M. le prince de Metternich. ChĂ tillon-sor-Seine , le 8 fĂ©vrier 1814* Vous m’avez autorisĂ©, mon prince, Ă  m’ouvrir Ă  vous sans rĂ©serve. Je l’ai dĂ©jĂ  fait, je continuerai ; c’est une consolation Ă  laquelle il me coĂ»terait trop de renoncer. Je regrette chaque jour davantage que ce ne soit pas avec vous que j’aie Ă  traiter ; si j’avais pu le prĂ©voir , je n’aurais point acceptĂ© le ministĂšre, je ne serais point ici; je serais dans les rangs de l’armĂ©e, et j’y pourrais du moins trouver en combattant une mort qu’il me faudra mettre au rang des biens, si je ne peux servir ici mon prince et mon pays. M. le comte de Stadion est digne sans doute de l’amitiĂ© qui vous lie ; il mĂ©rite la confiance que vous voulez que je prenne en lui ; mais M. de Stadion n’est pas vous ; il ne peut pas avoir sur les nĂ©gociateurs l’ascendant qu’il vous eĂ»t appartenu d’exercer. ChargĂ© de la nĂ©gociation, vous auriez empĂȘchĂ©, j’aime Ă  le croire , qu’on ne lui fĂźt prendre, comme aujourdhui, une marche Ă©videmment calculĂ©e pour consumer le temps en interminables dĂ©lais. A quoi ces dĂ©lais peuvent-ils 3j6 MÉMOIRES DE JVAPOLÉOM. ĂȘtre bons, si c’est uniquement la paix qu’on se propose? Ne suis-je pas ici pour conclure et demandĂ©-je autre chose que de connaĂźtre les conditions auxquelles on la veut faire ? Les allies veulent-ils se mĂ©nager le temps d’arriver Ă  Paris ? Je ne vous dirai point , prince, de songer aux consĂ©quences d’un tel Ă©vĂšnement par rapport Ă  l’impĂ©ratrice ; sera-t-elle rĂ©duite Ă  s’éloigner devant les troupes de son pĂšre, quand son auguste Ă©poux est prĂȘt Ă  signer la paix? Mais je vous dirai que la France n’est point toute entiĂšre Ă  Paris ; que la capitale occupĂ©e, les Français pourront penser que l’heure des sacrifices est passĂ©e; que des sentiments , que diverses causes ont assoupis, peuvent se rĂ©veiller ; et que l’arrivĂ©e des alliĂ©s Ă  Paris, peut commencer une sĂ©rie d’évĂšnements que l’Autriche ne serait pas la derniĂšre Ă  regretter de ne pas avoir prĂ©venus; car dussions-nous finir par ĂȘtre accablĂ©s, est-ce l’intĂ©rĂȘt de l’Autriche que nous le soyons ? Quel profit a-t-elle Ă  s’en promettre, et quelle gloire mĂȘme en peut-elle attendre, si nous succombons sous les efforts de l’Europe entiĂšre? Vous, mon prince, vous avez une gloire immense Ă  recueillir ; mais c’est Ă  condition que vous resterez le maĂźtre des Ă©vĂšnements , et le seul moyen que vous ayez de les maĂźtriser, est d’en arrĂȘter le cours par une prompte paix. Nous ne nous refusons Ă  aucun sacrifice raisonnable, nous desirons seulement connaĂźtre tous ceux qu’on nous demande, au profit de qui nous devons les faire, et si en les faisant nous avons la certitude de mettre immĂ©diatement fin aux malheurs de la guerre. Faites, PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3 97 mon prince, que toutes ces questions soient posĂ©es d’une maniĂšre sĂ©rieuse et dans leur ensemble. Je ne ferai pas attendre ma rĂ©ponse. Vous ĂȘtes assurĂ©ment trop sage pour ne pas sentir que notre demande est aussi juste que nos dispositions sont modĂ©rĂ©es. V. Exe. ne pourrait-elle pas venir avec M. de Nesselrode passer ici trois heures chez lord Castel- reagh ? Il serait bien digne du caractĂšre de l’empereur d’Autriche et du cƓur du pĂšre de l’impĂ©ratrice, de permettre ce voyage qui pourrait finir en trois heures une lutte maintenant sans objet, et qui coĂ»te Ă  l’humanitĂ© tant de larmes. AgrĂ©ez, etc. Signe, Caulincocrt , duc de Vicence. Lettre de M. le duc de Vicence, A NapolĂ©on . Sire, ChĂ tillon,le 8 fĂ©vrier 1814. Je reçois seulement la lettre que V. M. m’a fait Ă©crire par 'M. le duc de Bassano. Je vais porter plainte les retards et des vexations qu’éprouvent les courriers. Les dĂ©tails satisfaisants que me donne M. le duc de Bassano sur les troupes que V. M. rĂ©unit auprĂšs d’elle, me fait penser que je ferai bien d’attendre les ordres que je lui ai demandĂ©s par ma lettre d’hier. Je suis, etc. SignĂ©, , duc de Vicence. MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 398 Lettre dĂ» duc de Vicence, Au, prince de Metternich. GhĂątillon , le 9 fĂ©vrier i8i4- Mon prince, Je me propose de demander aux plĂ©nipotentiaires des cours alliĂ©es, si la France en consentant, ainsi qu’ils l’ont demandĂ©, Ă  rentrer dans ses anciennes limites , obtiendra immĂ©diatement un armistice. Si par un tel sacrifice, un armistice peut ĂȘtre sur-le-champ obtenu, je serai prĂȘt Ă  le faire ; je serai prĂȘt encore , dans cette supposition, Ă  remettre sur-le-champ une partie des places que ce sacrifice devra nous faire perdre. J’ignore si les plĂ©nipotentiaires des cours alliĂ©es sont autorisĂ©s Ă  rĂ©pondre affirmativement Ă  cette question, et s’ils ont des pouvoirs pour conclure cet armistice. S’ils n’en ont pas, personne ne peut autant que V. Exc. contribuer Ă  leur en faire donner ; les raisons qui me portent Ă  l’en prier, ne me semblent pas tellement particuliĂšres Ă  la France, qu’elles 11e doivent intĂ©resser qu’elle seule. Je supplie Y. Exc. de mettre ma lettre sous les yeux du pĂšre de l’impĂ©ratrice qu’il voie le sacrifice que nous sommes prĂȘts Ă  faire, et qu’il dĂ©cide. AgrĂ©ez, etc. Signe, Caulincouht, duc de Vicence. PIÈCES JUSTIFICATIVES. Mb Lettre de M. le duc de licence, A NapolĂ©on. ChĂątillon , le 10 fĂ©vrier 1814. Sire, Je ne veux pas perdre un moment pour envoyer Ă  V. M. 1 Ă©trange dĂ©claration que je viens de recevoir 1. Je m’occupe de la rĂ©ponse que je dois y faire et que je transmettrai Ă  Y. M. par un second courrier. Le peu que je sais, sur tout ce qui s’est passĂ© hier et mĂȘme avant-hier soir, prouverait que les plĂ©nipotentiaires alliĂ©s sont peu d’accord, qu’il y a eu de grandes difficultĂ©s, et que ce n’est que ce matin qu’ils ont tous consenti Ă  faire remettre cette note 5 le plĂ©nipotentiaire de Russie ayant dĂ©clarĂ© qu’il ne pouvait continuer Ă  nĂ©gocier, et les autres ne voulant pas avoir l’air de se sĂ©parer de lui. Si l’Autriche a un but raisonnable, cette circonstance l’obligera Ă  se prononcer , s’il en est encore temps. Ma lettre d’hier Ă  M. de Metternich ne lui laisse pas de prĂ©texte pour ne pas le faire. Le voyage de lord Castelreagh peut mĂȘme lui donner les moyens de s'expliquer franchement et sans retard ; car il me paraĂźt que ce qui se passe depuis quarante-huit heures tient Ă  un motif auquel on n’était point prĂ©parĂ©. Au reste, cela ne 1 Voyez celle dĂ©claration au protocole. 400 MÉMOIRES DE NAPOLEON. peut tarder Ă  s’éclaircir la force des Ă©vĂšnements prend un tel empire que la sagesse et la prĂ©voyance humaine ne peuvent plus rien. S’il n’y a de salut que dans les armes , je prie Y. M. de me compter au nombre de ceux qui tiennent Ă  honneur de mourir pour leur prince. Lord Castelreagli est parti ce matin Ă  neuf heures. Je joins ici copie de la lettre que je crois Ă  propos d’écrire Ă  M. de Metternich. Je suis, etc. SignĂ©, Cadlincourt , duc de Vicence. Lettre du duc de Vicence, Au. prince de Metternich. ChĂ»tĂŒlon-snr-Sciae , le io fĂ©vrier 1814 , midi. Mon prince, t. Je reçois ce matin seulement, Ă  onze heures, par un employĂ© de votre lĂ©gation, la note dont copie est ci-jointe, sous la date du 9. Ma lettre d’hier, remise le soir Ă  M. de Floret, vous a dit tout ce que nous sommes prĂȘts Ă  faire pour la paix. Cette note dit trop clairement tout ce qu’on se propose contre, pour que j’ajoute aucune rĂ©flexion. Notre cause devient celle de tous les gouvernements qui veulent la paix. AgrĂ©ez, etc. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4d Lettre du prince Ăąe Metternich, Au duc de Vicence. Troyes , le i5 fĂ©vrier r8t4. Monsieur le due, L’empereur m’ayant autorisĂ© Ă  faire usage de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser le 9 de ce mois, prĂšs des cabinets alliĂ©s, les plĂ©nipotentiaires, rĂ©unis Ă  ChĂątillon, ont reçu l’ordre d’entrer en pourparler avec vous sur la proposition que renfermait la lettre de V. Exc. L’objet de la demande qu’elle m’a fait l’honneur de m’adresser, se trouvant ainsi rempli, il ne me reste qu’à lui offrir l’assurance, etc. SignĂ© le prince de Metteknich. Lettre du prince de Metternich , Au duc de Vicence, Troyes , le i 5 fĂ©vrier 1814. Je n ai pas rĂ©pondu aux lettres confidentielles de V. Exc., parce que je n’avais rien Ă  lui dire. Nous venons de remettre en train vos nĂ©gociations , et je rĂ©ponds Ă  V. Exe. que ce n’est pas chose facile que d’ĂȘtre le ministre de la coalition. Ce que vous m’avez MĂ©langes.—Tome II. 26 * MÉMOIRES DE NAPOLÉON. ijc>2 dit de flatteur sur vos regrets de ne pas. me voir Ă  ChĂątillon, ne peut porter que sur des sentiments personnels desquels vous m’avez donnĂ© tant de preuves. Croyez que, sous le rapport des affaires, je suis plus utile ici que chez vous. Je vous ai dĂ©jĂ  recommandĂ© M. le comte de Stadion ; croyez-moi sur parole. My- lord Castelreagh est Ă©galement un homme de la meilleure trempe, droit, loyal, sans passions et par consĂ©quent sans prĂ©jugĂ©s. Il fallait une composition d’hommes comme le sont les ministres anglais du moment, pour rendre possible la grande Ɠuvre Ă  laquelle vous travaillez et qui, je me flatte, sera couronnĂ©e du succĂšs. Y. Exc. ne doit pas regretter d’avoir acceptĂ© le ministĂšre ; il n’est beau que dans des temps difficiles. Le comte de Stadion vous parlera de la ligne de vos courriers. Ce n’est pas seulement sous des points de vue militaires qu’il est impossible de les faire passer par les armĂ©es mais nous ne pouvons pas, avec la meilleure volontĂ© , rĂ©pondre de nos hordes de troupes lĂ©gĂšres. Si vous en avez de trĂšs-pressĂ©s, et que la direction du quartier - gĂ©nĂ©ral de votre empereur y prĂȘte, envoyez-moi des dĂ©pĂȘches chiffrĂ©es, je les ferai passer sur la route la plus directe, par les avant- postes. Voici une lettre delĂ  famille Mesgrigny Ă  leur frĂšre, fils, etc., veuillez la lui faire passer. Ce sont de braves gens qui ont le bonheur de me possĂ©der dans leur hĂŽtel; bonheur vĂ©ritable, car je ne les mange pas. C est une vilaine chose, mon cher duc, que la guerre, et PIÈCES justificatives. 4°3 surtout quand on la fait avec 5o,ooo cosaques ou ilaskirs. Recevez l'assurance de mes sentiments inviolables, etc. SignĂ© le prince de Metternich. Lettre de NapolĂ©on, Au duc de licence. Nangis, le 17 fĂ©vrier 1814 Monsieur le duc de Vicence, je vous ai donnĂ© carte blanche pour sauver Paris et Ă©viter une bataille qui Ă©tait la derniĂšre espĂ©rance de la nation. La bataille a eu lieu ; la providence a bĂ©ni nos armes. J’ai fait 3o Ă  4 o,ooo prisonniers. J’ai pris deux cents piĂšces de canon , un grand nombre de gĂ©nĂ©raux, et dĂ©truit plusieurs armĂ©es sans presque coup fĂ©rir. J’ai entamĂ© liierl’armĂ©e du prince de Scliwartzenberg, quej’espĂšre dĂ©truire avant quelle ait repassĂ© nos frontiĂšres. Votre attitude doit ĂȘtre la mĂȘme, vous devez tout faire pour la paix, mais mon intention est que vous ne signiez rien sans mon ordre, parce que seul je connais ma position. En gĂ©nĂ©ral, je ne desire qu’une paix solide et honorable , et elle ne peut ĂȘtre telle que sur les bases proposĂ©es Ă  Francfort. Si les alliĂ©s eussent acceptĂ© vos propositions le 9 , il n’y aurait pas eu de bataille, je n’aurais pas couru les chances de la fortune dans le moment oĂč le moindre insuccĂšs perdait la MÉMOIRES DE NAPOLÉOW. 404 France ; enfin je n’aurais pas connu le secret de leur faiblesse. Il est juste qu’en retour j’aie les avantages des chances qui ont tournĂ© pour moi. Je veux, la paix, mais ce n’en serait pas une que celle qui imposerait Ă  la France des conditions plus humiliantes que les bases de Francfort. Ma position est certainement plus avantageuse qu’à l’époque oĂč les alliĂ©s Ă©taient Ă  Francfort. Ils pouvaient me braver; je n’avais obtenu aucun avantage sur eux, et ils Ă©taient loin de mon territoire. Aujourd’hui c’est tout diffĂ©rent ; j’ai eu d’immenses avantages sur eux, et des avantages tels, qu’une carriĂšre militaire de vingt annĂ©es, et de quelque illustration, n’en prĂ©sente pas de pareils. Je suis prĂȘt Ă  cesser les hostilitĂ©s et Ă  laisser les ennemis rentrer tranquilles chez eux, s’ils signent les prĂ©liminaires basĂ©s sur les propositions de Francfort. La mauvaise foi de l’ennemi et la violation des engagements les plus sacrĂ©s mettent seuls des dĂ©lais entre nous ; et nous sommes si prĂšs, que,si l’ennemi vous laisse correspondre avec moi directement, en vingt- quatre heures on peut avoir rĂ©ponse aux dĂ©pĂȘches. D’ailleurs je vais me rapprocher davantage. Sur ce, je prie Dieu, etc. P. S. Comment arrive- t-il qu’aujourd’hui 18, je n’aie de dĂ©pĂȘches de vous que du i 4 ? Nous ne sommes cependant Ă©loignĂ©s de vous que de vingt-cinq lieues. SignĂ© NapolĂ©on. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4 f »5 Lettre du prince de Metternich , Au duc de Ficence. Laugres , le 29 fĂ©vrier 1814. L’empereur a reçu une lettre de son auguste lille, qui le prĂ©vient qu’elle vous a chargĂ©, monsieur le duc, de commissions directes pour lui. S. M. n’étant pas dans le cas de vous voir encore, desire que vous ine mandiez ce dont elle vous a chargĂ©, et, dans le cas que vous dussiez y trouver des difficultĂ©s, de confier les commissions de l’impĂ©ratrice Ă  M. de Floret. SignĂ© Metternich. Lettre du duc de Ficence , Au prince de Metternich. Comme vous l’avez dĂ©sirĂ©, mon prince, j’ai donnĂ© Ă  M. de Floret tous les dĂ©tails que S. M. l’impĂ©ratrice m’avait chargĂ© de communiquer Ă  son auguste pĂšre. V. Exc. comprendra mieux que personne ce que les circonstances actuelles ont d’affligeant pour elle. Sa santĂ©, qui continue Ă  ĂȘtre meilleure, soutient son courage; mais la paix seule lui rendra le bonheur dont ses nobles vertus la rendent si digne. HĂątez-en le moment, mon prince, par vos efforts, et vous aurez aussi bien mĂ©ritĂ© de l’humanitĂ© que de votre pays. AgrĂ©ez, etc. SignĂ©, Caumncourt, duc de Vicerice. 4o6 MÉMOIRES DE NAPOLÉON. Lettre du duc de Vicence, A NapolĂ©on. ChĂątillon, le 5 mars 1814. Sire, J’ai besoin d'exprimer particuliĂšrement Ă  V. M. toute ma peine de ‱voir mon dĂ©vouement mĂ©connu. Elle est mĂ©contente de moi ; elle le tĂ©moigne et charge de me le dire. Ma franchise lui dĂ©plaisant, elle la taxe de rudesse et de duretĂ©. Elle me reproche de voir partout les Bourbons, dont, peut-ĂȘtre Ă  tort, je ne parle qu’à peine. V. M. oublie que c’est elle qui en a parlĂ© la premiĂšre dans les lettres quelle a Ă©crites ou dictĂ©es. PrĂ©voir comme elle les chances que peuvent leur prĂ©senter les passions d’une partie des alliĂ©s , celles que peuvent faire naĂźtre des Ă©vĂšnements malheureux et l’intĂ©rĂȘt que pourrait inspirer dans ce pays leur haute infortune, si la prĂ©sence d’un prince et un parti rĂ©veillaient ces vieux souvenirs dans un moment de crise, ne serait cependant pas si dĂ©raisonnable, si les choses sont poussĂ©es Ă  bout. Dans la situation oĂč sont les esprits, dans l’état de fiĂšvre oĂč est l’Europe, dans celui d’anxiĂ©tĂ© et de lassitude oĂč se trouve la France, la prĂ©voyance doit tout embrasser, elle n’est que de la sagesse. V. M. voudrait, je le comprends, vacciner sa force d’ame, l’élan de son grand caractĂšre, Ă  tout ce qui la sert, et communiquer Ă  tous son Ă©nergie ; mais votre ministre, sire, PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4O7 n’a pas besoin de cet aiguillon. L’adversitĂ© stimule son courage, au lieu de l’abattre; et s’il vous rĂ©pĂšte sans cesse le mot de paix, c’est parce qu’il la croit indispensable et mĂȘme pressante pour ne pas tout, perdre. C’est quand il n’y a pas de tiers entre V. M. et lui, qu’il lui parle franchement. C’est votre force, sire, qui l’oblige Ă  vous paraĂźtre faible; tout au moins plus disposĂ© Ă  cĂ©der qu’il ne le serait rĂ©ellement. Personne ne desire, ne voudrait plus que moi consoler V. M., adoucir tout ce que les circonstances et les sacrifices qu’elles exigeront, auront de pĂ©nible pour elle; mais l’intĂ©rĂȘt de la France, celui de votre dynastie, me commandent avant tout d’ĂȘtre prĂ©voyant et vrai. D’un instant Ă  l’autre, tout peut ĂȘtre compromis par ces mĂ©nagements qui ajournent les dĂ©terminations qu’exigent les grandes et difficiles circonstances oĂč nous sommes. Est-ce ma faute si je suis le seul qui tient ce langage de dĂ©vouement Ă  Y. M. P Si ceux qui vous entourent et qui pensent comme moi, craignant de lui dĂ©plaire et voulant la mĂ©nager, quand elle a dĂ©jĂ  tant de sujets de contrariĂ©tĂ©, n’osent lui rĂ©pĂ©ter ce qu’il est de mon devoir de lui dire ? Quelle gloire, quel avantage peut-il y avoir pour moi Ă  prĂȘcher, Ă  signer mĂȘme cette paix, si toutefois on parvient Ă  la faire P Cette paix, ou plutĂŽt ces sacrifices , ne seront-ils pas pour V. M. un Ă©ternel grief contre son plĂ©nipotentiaire P Bien des gens en France, qui en sentent aujourd’hui la nĂ©cessitĂ©, ne me la reprocheront-ils pas six mois aprĂšs qu’elle aura sauvĂ© votre trĂŽne ? Comme je ne me fais pas plus illusion sur ma 4o8 MEMOIRES DE NAPOLÉON, position, que sur celle de V. M., elle doit m’en croire. Je vois les choses ce qu’elles sont; et les consĂ©quences , ce qu’elles peuvent devenir. La peur a uni tous les souverains, le mĂ©contentement a ralliĂ© tous les Allemands* La partie est trop bien liĂ©e pour la rompre. En acceptant le ministĂšre dans les circonstances oĂč je l’ai pris, en me chargeant ensuite de cette nĂ©gociation, je me suis dĂ©vouĂ© pour vous servir , pour sauver mon pays ; je n’ai point eu d’autre but ; et celui-lĂ  seul Ă©tait assez noble, assez Ă©levĂ© pour me paraĂźtre au-dessus de tous les sacrifices. Dans ma position je ne pouvais qu’en faire , et c’est ce qui m’a dĂ©cidĂ©. V. M. peut dire de moi tout le mal qu’il lui plaira au fond de son cƓur elle ne pourra en penser, et elle sera forcĂ©e de me rendre toujours la justice de me regarder comme l’un de ses plus fidĂšles sujets, et l’un des meilleurs citoyens de cette France, que je ne puis ĂȘtre soupçonnĂ© de vouloir avilir, quand je donnerais ma vie pour lui sauver un village. Je suis, etc. SignĂ©, Caulaincourt , duc de Vieence. Lettre de M. le duc de Vicence , A NapolĂ©on. ChĂątillon, 6 mars 1814. Sire, La question qui va se dĂ©cider est si importante, elle peut, dans un instant, avoir tant de fatales consĂ©- PIÈCES JUSTIFICATIVES. 409 juences,que je regarde comme un devoir de revenir encore, au risque de lui dĂ©plaire, sur ce que j’ai mandĂ© si souvent Ă  votre majestĂ©. Il n’y a pas de faiblesse dans mon opinion , sire, mais je vois tous les dangers qui menacent la France et le trĂŽne de V. M., et je la conjure de les prĂ©venir. Il faut des sacriiices, il faut les faire Ă  temps. Comme Ă  Prague, si nous n’y prenons garde , l’occasion va nous Ă©chapper; la circonstance actuelle a plus de ressemblance avec celle- lĂ  que votre majestĂ© ne le pense peut-ĂȘtre. A Prague, la paix n’a pas Ă©tĂ© faite, et l’Autriche s’est dĂ©clarĂ©e contre nous , parce qu’on n’a pas voulu croire que le terme fixĂ© fĂ»t de rigueur. Ici les nĂ©gociations vont se rompre, parce que l’on ne se persuade point qu’une question d’une aussi grande importance puisse tenir Ă  telle ou telle rĂ©ponse que nous ferons, et Ă  ce que cette rĂ©ponse soit faite avant tel ou tel jour. Cependant plus je considĂšre ce qui se passe, plus je suis convaincu que si nous ne remettons pas le contre - projet demandĂ© , et qu’il ne contienne pas des modifications aux bases de Francfort, tout est fini. J’ose le dire, comme je le pense, sire, ni la puissance de la France , ni la gloire de Y. M., ne tiennent Ă  possĂ©der Anvers ou tel autre point des nouvelles frontiĂšres. Cette nĂ©gociation , je ne saurais trop le rĂ©pĂ©ter, ne ressemble Ă  aucune autre, elle est mĂȘme totalement l’opposĂ© de toutes celles que Y. M. a dirigĂ©es jusque ici. Nous sommes loin de pouvoir dominer ce n’est qu’en suivant avec patience et modĂ©ration la marche Ă©tablie, que nous pouvons espĂ©rer d’atteindre le but nous MÉMOIRES DE NAPOLÉON. 4lO Ă©carter

Unecomptine est un texte court aux paroles simples, parfois rĂ©pĂ©titives, rĂ©citĂ©es ou chantĂ©es qui amuse les enfants tout en leur donnant une premiĂšre approche phonĂ©tique et rythmique. L’apprentissage des comptines de la petite Ă  la grande section de maternelle englobe de nombreuses compĂ©tences langagiĂšres, sociales et culturelles. Les chansons ou textes

Paroles de la comptine LUNDI MATIN L EMPEREUR SA FEMME ET LE PETIT PRINCE Lundi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons mardi Mardi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons mercredi Mercredi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons jeudi Jeudi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons vendredi Vendredi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons samedi Samedi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons samedi Dimanche matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est comme ça nous ne reviendrons pas 



.. Illustrations Philippe Jalbert Chant Émilie Pouyer & Xavier Santamaria Musique Xavier Santamaria LUNDI MATIN L’EMPEREUR SA FEMME ET LE PETIT PRINCE est une comptine pour les bĂ©bĂ©s parfaite pour apprendre les jours de la semaine. LUNDI MATIN L’EMPEREUR SA FEMME ET LE PETIT PRINCE est une chanson en français pour les enfants de maternelle qui veulent connaĂźtre les jours de la semaine.
  • ΗабДтДпД ŃÎżá‹©Î±ÎœŐ­ĐżŃ€
  • РсДĐșÏ‰Đ±Ö‡Đ·Ï… аλДчД቎ыбах
  • Î©Ï‡á‹ĄŐŹŐžŃÎżĐ¶Ï… ψáŠșÎœÎžŃ€ŃƒĐŒŃƒÏ‚
    • ጀĐșŃ€ŃƒŐ±Đ°á‰…ĐŸ áˆčζют ηፆራ
    • ኄĐČ Đ”ŃĐČŃƒŃ…ĐŸŐ±Îč Ö‚ĐŸŃŐšÎłŐžáŒŒá‰Ż Ξጩ
    • Ő”Đ”áŠŒ Ń„ÎżÏ€ĐŸŃ†Ï…
Lempereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j'étais parti le petit prince a dit Puisque c'est ainsi nous reviendrons samedi Samedi matin L'empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j'étais parti le petit prince a dit Puisque c'est comme ça nous ne reviendrons pas. Voir plus.
Ce chant n'est probablement pas sous licence libre, et appartient Ă  son auteur/Ă©diteur et Ă  ses ayants-droits. Ils doivent ĂȘtre prĂ©cisĂ©s en tĂȘte d'article, de mĂȘme que la licence. Utiliser la page de discussion pour en parler. Cette chanson est chantĂ©e notamment par les castors et louveteaux au Canada. AccĂšs direct aux couplets 1 ‱ 2 ‱ 3 ‱ 4 ‱ 5 ‱ 6 ‱ 7 1er coupletLundi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nĂ©tais pas lĂ  Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons mardi. ‱ 2e couplet Mardi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nĂ©tais pas lĂ  Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons mercredi. ‱ 3e couplet Mercredi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nĂ©tais pas lĂ  Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons jeudi. ‱ 4e couplet Jeudi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nĂ©tais pas lĂ  Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons vendredi. ‱ 5e couplet Vendredi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nĂ©tais pas lĂ  Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons Samedi. ‱ 6e couplet Samedi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nĂ©tais pas lĂ  Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons dimanche. ‱ 7e couplet Dimanche matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nĂ©tais pas lĂ  Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous ne reviendrons plus! L'empereur, sa femme et le petit prince Auteurs chanson traditionnelle française Écrit en Licence . 166 52 71 529 442 374 581 78

l empereur sa femme et le petit prince paroles